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c G Jung Essai d exploration de l inconscient Traduit de l allemand par Laure Deutschmeist er lntroduction de aymond e Becker

Essai d'Exploration Inconscient CGJ

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  • c. G. Jung

    Essai d'exploration

    de l'inconscient Traduit de l'allemand

    par Laure Deutschmeister lntroduction de Raymond De Becker

    Denol

  • Dans la mme collection

    DIALECTIQUE DU MOI ET DE L'INCONSCIENT, nO 46. UN MYTHE MODERNE. Des ~ Signes du ciel , nO 291.

    J.G. FergHson Publishing Company, 1964. ditions Robert Laffint, 1964, pOHr la tradHction franaise.

  • C. G. Jung a crit que sa vie tait singulirement pauvre en vnements extrieurs. Il s'est senti incapable de raconter quoi que ce soit sur eux, ces vnements lui ayant toujours paru manquer de substance. Il assure n'avoir jamais pu se com-prendre qu' la lumire des vnements intrieurs. C'est en cela que consiste, selon lui, la singularit de son existence. Ces vnements intrieurs se prtent peu aux notices biographi-ques et le lecteur dsirant les connatre fera bien de se reporter l'autobiographie que Jung a prsente de lui-mme sous le titre Erinnerungen, Trame, Gedanken, dont il n'existe pas encore de traduction franaise mais dont Routledge et Kegan ont publi une traduction anglaise: Memories, Dreams, Reflec-tions (1 %3).

    C'est Kesswil, dans le canton de Thurgovie, en Suisse, qu'est n Carl Gustav Jung, le 26 juillet 1875. Il s'est qualifi cependant relativement suisse , cette nationalit de sa fa-mille n'tant vieille que de cent ans. La lgende veut que, du ct paternel, Jung descende de Goethe, mais, dans ses Mmoi-res, il a pris envers elle une attitude amuse et sceptique. Ses anctres appartenaient tous, depuis des sicles, un milieu intellectuel et libral. Quant son pre, il tait pasteur et ce fait a certainement marqu son esprit et son uvre.

    Citoyen de Ble, il fit dans cette ville de brillantes tudes de mdecine, qu'il orienta vers la psychiatrie et complta

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    l'tranger, notamment Paris, o il fut l'lve de Pierre Janet. En 1900, il devint charg de cours l'Universit de Zurich et, en compagnie de son matre, le professeur Bleuler, initie au BurghOlzli les tudiants aux travaux cliniques. Il voyait s'ouvrir alors un avenir professoral particulirement brillant. Il y re-nona toutefois afin de pouvoir se consacrer sans partage sa clientle toujours plus nombreuse d'analystes, et aux recher-ches psychologiques, mythologiques et linguistiques qui le sollicitaient. Plus tard, il accepta nouveau certaines activits professorales, diverses chaires ayant t cres pour une large part en sa faveur, notamment l'Ecole polytechnique de Zurich, puis la facult de Mdecine de l'universit de Ble O, durant la Deuxime Guerre mondiale, il enseignait la psycho-logie mdicale. En 1948, il cra lui-mme Zurich l'Institut qui porte son nom et habilite l'exercice de l'analyse jungienne. Un Institut analogue fut fond peu aprs Los Angeles, aux Etats-Unis.

    Durant les annes 1904-1905, il monte Zurich un labora-toire de psycho-pathologie exprimentale. Il s'y livre ses expriences clbres sur les associations et le phnomne psychogalvaniques qui tablissent sa rputation mondiale. Entre-temps, il avait pris parti en faveur de Freud, intress surtout par les travaux de ce dernier sur l'hystrie et les rves. L'amiti entre les deux hommes fut telle que Freud envisagea de faire de Jung son successeur. Les doutes de ce dernier sur les thories sexuelles du matre de Vienne, son attitude envers la parapsychologie et la mythologie compare aboutirent la rupture.

    Ds le dbut du sicle, Jung multiplia ses publications, dont la liste de notre bibliographie donne une ide. Il s'y trouve une trentaine d'ouvrages et plus de cent commentaires, prfaces, textes divers, etc. Une grande partie de ses travaux comparatifs furent prcds ou accompagns par des sjours en Afrique du Nord et dans le monde arabe (1920), chez les Indiens Pueblos, au Kenya et en Uganda (1925), en Inde (1938) qui lui permirent de mieux comprendre la psychologie des Primitifs et des civili-sations non europennes.

    Mari et pre de cinq enfants, C. G. Jung s'tait retir dans ses dernires annes sur la partie haute du lac de Zurich,

  • Biographie 9 Bollingen o il avait fait construire une retraite qu'il appela la Tour et qu'il avait conue comme l'expression dans la pierre de sa conception symbolique de l'homme et de la vie. De toutes les parties du monde, on venait l'y visiter ainsi qu'un sage et c'est l qu'il s'teignit, g de quatre-vingt-six ans, en juin 1%1. Dans ses Mmoires, il a laiss ces ultimes propos: On dit que je suis sage, mais je ne puis l'accepter ... Je suis tonn, dsap-point, content de moi; je suis en 'dtresse, dprim et ravi; je suis tout cela la fois et ne peux en additionner la somme ... Il n'y a rien dont je sois sr. Ce que Lao-Tseu disait: Tous ont des certitudes, moi seul reste dans l'obscurit , je le ressens dans mon vieil ge. Le monde dans lequel l'homme est n est un monde brutal et cruel, et en mme temps d'une divine beaut. La vie a-t-elle un sens ou n'a-t-elle pas de sens? Proba-blement - comme pour toute question mtaphysique - l'une et l'autre des deux propositions sont vraies. Mais je chris l'espoir que la vie ait un sens, qu'elle s'impose en face du nant et gagne la bataille.

  • INTRODUCTION

    Le texte propos au lecteur sous le titre Essai d'exploration de l'inconscient est un des plus clairs, des plus simples, des plus synthtiques par lesquels Jung ait exprim sa pense. Il est mou-vant de savoir qu'il fut sans doute le dernier d'une uvre immense, qui s'tend sur prs de soixante ans et dpasse le chiffre de cent cinquante titres d'importance d'ailleurs ingale. Il fut termin dix jours avant le dbut de la maladie qui finit par emporter l'illustre penseur, en juin 1961.

    Dans son dition originale, ce texte faisait partie d'un ensemble intitul L'homme et ses symboles, ensemble supervis par Jung mais constituant un travail dquipe auquel avaient particip quel-ques-uns de ses plus proches collaborateurs: Jo-seph L. Henderson, Marie-Louise von Frant, Anila Jatt et Yolande Jacobi. L'initiative en revenait un journaliste britannique, John Freeman, qui, en 1959, avait t charg par la B.B.C d'interviewer le

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    matre de Zurich. A la suite de l'immense succs obtenu sur les crans de la tlvision d'outre-Man-che par l'humour, le charme et la modestie de son interlocuteur, Freeman avait tent de le convaincre d'crire un texte limit qui pt rendre accessibles au lecteur adulte non spcialis les principes fonda-mentaux de sa pense. Jusque-l, Jung s'tait op-pos toute tentative de vulgarisation e~ apres un refus initia~ il finit par y consentir grce un rve en lequel il ne parlait plus, assis dans son bureau, face aux mdecins ou aux psychiatres venus du monde entier mais le faisait une foule l'coutant avec attention et comprenant ce qu'il disait ..

    Cette histoire, savoureuse et insolite, illustre l'at-titude gnrale de C. G. Jung envers l'inconscient et l'importance qu'il accorde aux rves dans la conduite quotidienne de la vie. Mais n'anticipons pas, sinon pour souligner que pareille anecdote montre quel point cette attitude est moins celle d'un mdecin que d'un sage, ou' d'un philosophe, ainsi qu'on voudra l'appeler et se propose, non de nettoyer ces curies d'Augias N que le freudisme nous apprit voir dans l 'inconscien~ mais en utiliser les contenus pour l'enrichissement de la vie et l'accomplissement de la personnalit. En ce sens, Jung est bien autre chose que ce que trop de gens imaginent: une sorte de disciple plus ou moins hrtique de Freud, un satellite dont l'uvre ne pourrait tre envisage qu'en fonction de celle du matre de Vienne et ne pourrait lui tre compa-

  • Introduction 13

    re ni quant l'ampleur ni quant l'importance historique.

    L'dition franaise est, pour une part, responsa-ble de ce malentendu. Il ne s'est jamais trouv Paris un diteur possdant le courage - ou les moyens - indispensables la publication des uvres compltes d'un auteur dont je suis per-suad qu'on s'apercevra avec le temps qu'il compte parmi les plus profonds et les plus vastes de l'Occi-dent. Encore aujourd'hui, il n'existe pas en France d'entreprise analogue celles qu'ont menes les ditions allemande et anglaise. Malgr l'effort considrable du Dr Roland Cahen, qui dirige la traduction franaise des livres de Jung, il est tou-jours impossible de se faire une ide exacte de la monumentalit de cette uvre. La difficult, d'au-tre part, pour le public franais ne rsulte pas uniquement du fait qu'un tiers peine de l'uvre jungienne a t traduit. Elle n'est pas seulement quantitative. Elle est qualitative, dans la mesure o la plupart des ouvrages traduits - et je fais excep-tion pour des textes tels que Mtamorphoses de l'me et ses symboles ou Types psychologiques -constituent des exposs gnraux qui, en ralit, ne sont que des conclusions de recherches patientes et mticuleuses inconnues du public. De l on en est venu considrer Jung plus comme un philosophe ou un mystique qu' la manire d'un savant ou d'un scientifique. Tout simplement, on ignore la dmarche qui le mena ses conclusions, on

  • 14 Essai d'explorat,ion de l'inconscient

    s'tonne des fleurs et des fruits sans connatre les racines et la tige qui en firent ce qu'ils sont.

    Une autre difficult tient ce que Jung a signal lui-mme comme une particularit de l'esprit fran-ais. Les exposs dont je viens de parler n'ont rien, en effe~ qui rponde l'attente habituelle de ce. esprit. Celui-ci exige gnralement de ses auteurs des thories d'une logique satisfaisante, ainsi que Freud n'a pas manqu d'en prsenter jusque sur le plan psychologique. Mais Jung se qualifie un empi-rique et rien n'est moins frquent chez lui que les extrapolations audacieuses, les exposs systmati-ques ou dogmatiques qu' partir de donnes exp-rimentales souvent fort minces ou de thories an-thropologiques contestes, Freud, et plus encore ses disciples, ne cessrent d'laborer brillamment Jung n'a rien d'un artificier et, si on l'aborde, il faut consentir une certaine lourdeur, germani-que et helvtique, mais qu~ si on ne la refuse pas a priori, finit par communiquer un profond senti-ment d'honntet et de scurit. Je ne crois pas d'ailleurs que cette lourdeur tienne seulement des particularits ethniques. Elle rsulte encore d'une prudence dlibre devant l'extraordinaire' complexit des faits psychologiques, d'un sentiment d'humilit devant les zones d'ombre qui demeurent explorer dans l'me. De l une dmarche d'ap-parence ttonnante, sinon tatillonne, pleine d'aller et retour et qu~ tout au long d'une qute de soixante annes, s'enrichit, s'approfondit, sans tou-

  • Introduction 15

    jours conclure mais toujours en ouvrant des voies nouvelles de rflexion et de discussion. Il faut voir comment Jung reprend dix ans, vingt ans, qua-rante ans aprs l'exprience faite au dbut de sa carrire, le problme qui l'a proccup, le soumet un nouvel clairage, tourne autour, le flaire, le soupse. L'approfondissement d'un cas particulier le passionne davantage que llaboration de tho-ries successives, trop prmatures pour tre dura-bles. Ce n'est pas qu'il n'labore, lui auss~ ses tho-ries explicatives, ses hypothses de travail mais il s'attache n'en utiliser que le moins possible, conserver l'esprit sa nature d'instrument et s'il existe une thorie entranant sa prfrence, cest celle de la conditionna lit psychique de toutes les thories, de toutes les philosophies et de toutes les mtaphysiques. Cette conditionna lit, il en a ex-pos des eispects essentiels dans ses Types psycho-logiques de mme qu'elle lui a permis de rencon-trer les physiciens dont la science, autrefois rpute exacte, a d inclure la personne de l'observateur et substituer au dterminisme des anciennes lois cau-sales des lois statistiques qui ne sont plus que des lois de probabilit.

    Cette attitude de Jung montre quel point il se situe dans un univers diffrent de celui de Freud. Le mrite historique de celui-ci fut de rhabiliter la science des rves dans une tradition qui l'avait toujours mprise, sinon condamne. Il fut encore, grce lei redcouverte de cette voie royale)! vers

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    l'inconscien~ de mettre en valeur les contenus sexuels l'origine de beaucoup de nvroses. Cette tche avait une signification dpassant le cabinet mdical et les malades sy pressant dans la Vienne de 1900. Dans une civilisation dont la dvalorisa-tion de la sexualit avait t le signe mais dont les hritiers se trouvaient toujours plus mal l'aise dans les structures morales d'un Moyen Age qui en avait tent la rpression et la sublimation au nom d'idaux religieux branls depuis par le doute, la nvrose des individus devenait symbole de nvrose collective, leur maladie une maladie de civilisa-tion. En ce sens, la thrapeutique freudienne ac-qurait une valeur collective; en rhabilitant la sexualit, elle permettait l'Occidental de repren-dre contact avec ses profondeurs instinctives, de redcouvrir les voies de la sant et de lquilibre. Jung fut extrmement sensible cette rvolution de Freud et la salua avec enthousiasme. De son ct, Freud fut bloui par ce jeune psychiatre qui lui ouvrait les portes d'un des hauts lieux de la science europenne, le clbre Burghlzli o exerait le pr Bleuler, dont Jung tait alors l'assistant et o affluaient les tudiants de toutes nationalits. Il fut impressionn par l'ampleur et la puissance d'un esprit qui contrastait avec la mdiocrit des pre-miers adhrents du mouvement psychanalytique. n crut trouver en lui le garant scientifique de sa cause, l'appoint de l'exprience de laboratoire qui lui manquait et que l'cole de Bleuler avait fait

  • Introduction 17

    porter surtout sur la mthode des associations et la dtection des complexes. Cependant la brouille ne devait pas tarder entre les deux hommes, Jung reprochant Freud son manque de rigueur scienti-fique et voyant en ses thories de la sexualit df!s extrapolations illgitimes et prmatures d'observa-tions incompltes et insuffisantes.

    Dans les pages qui suivent Jung explique certai-nes des raisons qui l'amenrent se sparer de Freud mais il en existe d'autres dont nous n'aurons sans doute pleine connaissance que le jour o se-ront publies les huit cents pages indites de la Correspondance change entre ces deux matres de la psychologie. Quoi qu'il en soit on peut tre assur que Jung fut impressionn par la tragdie dont les premiers disciples de Freud - et prcis-ment les plus intelligents - furent victimes. On sait en effet que plusieurs des amis ou lves du pre de la psychanalyse se suicidrent tels que Honegger, Otto Gross, Victor Tausk, Ernst von Fleishl tandis que d'autres comme Otto Rank ou Ferenczi sombraient dans la folie. Jung dut tablir un rapport entre ces issues dramatiques et une doctrine qu~ par ses tendances purement analyti-ques et rductrices, tait de nature dsesprer les esprits qui la prenaient le plus au srieux. En vou-lant au nom d'un conditionnement sexuel gnra-lis, dnoncer l'illusion de toutes les crations de l'esprit et particulirement de toute dmarche re-ligieuse, le freudisme l?.ut lui sembler entreprendre

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    un travail de dsintgration culturelle que ne justi-fiaient pas les dcouvertes relles de la psychana-lyse. Pour Jung, le contenu sexuel des rves et de l'inconscient n'tait que la composante d'un contenu beaucoup plus vaste; l'intention et des ncessits thrapeutiques momentanes l'avaient amen la lumire sans qu'il soit permis pour autant de l'identifier la totalit des contenus in-conscients. De plus, Jung devait constater chez Freud (qui ne fut jamais psychanalys) une liquida-tion incomplte de son complexe paternel et une ignorance troublante des prsupposs philosophi-ques de sa doctrine. Il fut le premier rclamer (et obtenir) la psychanalyse des psychanalystes afin que ceux-c~ tant dans leur activit thrapeutique que dans leurs activits thoriques, pussent tre suffisamment avertis de leurs propres condition-nements inconscients.

    A ce point, et avant de revenir sur l'originalit et la signification de l'uvre jungienne, il import de faire cho aux accusations de certains qU4 incapa-bles de rpondre la critique du matre de Zurich prfrrent diminuer sa personne en le taxant d'antismitisme. Il est vrai que Freud lui-mme, ds 1913, et aprs avoir vu dans l'adhsion de Jung la psychanalyse une victoire sur l'antismitisme refoul des Suisses et la possibilit d'empcher que cette science ne devnt ({ une affaire nationale juive ~ prtendit sloigner de ce qu'il appela d-sormais ({ la psychologie des Aryens . C'est un Is-

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    ralite, le Dr Roland Cahen, qui fit justice de ces . calomnies. Dans Aspects du drame contemporain, il exposa en dtail l'attitude de Jung lgard des Juifs, pour quelles raisons celui-ci accepta en 1934 la prsidence de, la Socit mdicale internatio-nale de Psychothrapie dont le sige se trouvait en Allemagne, comment il sauva ainsi dans ce pays la psychothrapie et ses organisations qu~ sinon, eussent t supprimes comme expressions d'une science juive. Jung parvint ainsi main-tenir la psychothrapie allemande en rapport avec ltranger et permettre aux mdecins isralites, destitus dans le Reich, dtre accueillis dans la Socit internationale qu'il prsidait. En mai 1934, Bad Nauheim, il put rendre la tribune du Congrs de cette socit un hommage public Freud tandis que la mme anne il publiait dans Ralit de l'me une longue tude d'un de ses lves isralites, Hugo Rosenthal, consacre la psychologie de l'Ancien Testament. L uvre jun-gienne finit d'ailleurs par tre interdite en Allema gne, brle et mise au pilon dans les pays occups et, Paris, par figurer, ct de celle de Freud, sur la fameuse liste Guo .

    Allons au fond de ces rumeurs qu~ pour un psychologue, ne peuvent tre dpourvues de sens. Si Jung fut de quelque faon fascin par le natio-nal-socialisme, ce dut tre en partie en raison de son attitude doctrinale et de ses dcouvertes. Car celles-ci avaient mis l'accent sur l'existence d'un

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    inconscient collectif distinct de l'inconscient indi-viduel l'exploration duquel Freud s'tait principa-lement consacr. Or, le national-socialisme consti-tuait une sorte d'explosion de cet inconscient col-lectif, tel qu'il existe dans l'me germanique. Jung ne croit pas que les forces souterraines qui sy manifestent soient par elles-mmes bonnes ou mauvaises. Elles constituent des puissances ambi-valentes en lesquelles le meilleur et le pire sont galement contenus. De sorte que lorsque se pro-duit dans un peuple une de ces pidmies psychi-ques attestant de pareilles explosions, le devoir th-rapeutique est de renforcer la conscience et les composantes normales de la personnalit, afin que demeure une instance capable d'attraper au bond les contenus de l'inconscient et d'empcher qu'ils ne submergent tout ce que la conscience a labor. En 'jai~ l'pidmie nationale-socialiste finit par submerger toute l'Allemagne et la faire sombrer dans le dlire criminel que l'on sait. Mais, de mme que sur le plan individuel le mdecin connat des checs sans pour autant que ceux-ci le dshonoren~ il est naturel que la psychothrapie en connaisse davantage sur le plan collectif, o elle est moins encore outille pour agir. Mais il faut lire des tudes comme Wotan, publie en 1936, pour voir quel point les investigations de Jung dans l'inconscient collectif allemand furent prophtiques. Il faut lire Un mythe moderne, consacr curieusement aux soucoupes volantes

  • Introduction 21

    comme expression de l'inconscient collectif chez l'Occidental d'aujourd'hu~ pour pressentir les transformations rvolutionnaires dont elles lui pa-raissent le symptme et dont les deux dernires guerres mondiales n'auront t que les sanglants prludes. Bref, l'existence de l'inconscient collectif devait sans cesse placer Jung dans la ncessit d'tre attentif ses productions les plus aberrantes, afin d'indiquer la voie thrapeutique capable de les utiliser des fins de progrs et de libert plutt que de les abandonner aux prils d'une personnalit dissocie.

    Qu'en pareilles perspectives, on se trouve dans l'obligation de reconnatre l'existence d'une psych aryenne distincte de la psych juive , ou de la psych chinoise, la chose est d'un bon sens si l-mentaire qu'on s'tonne qu'elle ait pu donner ma-tire polmiques. L'important est ailleurs: Freud ne parut jamais raisonner en dehors de sa propre tradition, lors mme qu'il la contredisait ou s'en dsolait ainsi qu'on le voit dans l'ouvrage dramati-que qu'il publia la fin de sa vie sous le titre Mose et le monothisme; son seul effort pour sortir de cette tradition et qu'il exprima dans To-tem et Tabou se fonda sur des hypothses anthro-pologiques offrant des peuples dit primitifs une image fausse et aujourd'hui abandonne. Par contre, Jung entreprit d'immenses recherches, non seulement l'intrieur de la tradition judo-chr-tienne qu'il se garda bien de croire universelle,

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    mais dans l'inconscient germanique et aryen Il qui la prcda, dans la tradition grco-latine, chez les peuples primitifs, dont il tenta de revaloriser le mode de penser archaque Il ainsi que dans les traditions orientales, spcialement hindoue, chi-noise et tibtaine. Ses grandes tudes sur l'alchimie mdivale ainsi que ses commentaires sur des ou-vrages aussi loigns de nos modes de penser que le Yi-King (Livre chinois des Mutations) ou le Livre des Morts tibtain tmoignent de l'immense mat-riel comparatif qu'il a brass et qui font de sa psychologie la premire dmarche authentique de la pense occidentale vers une universalit non illusoire et rsultant de la considration fraternelle de modes d'approche distincts du rel.

    Ces investigations, entreprises paralllement ltude du matriel inconscient fourni par ses pa-tients, permirent Jung de dcouvrir dans l'in-conscient collectif des diverses' traditions des sym-boles universels, qu'il dsigna du nom darchtypes et dont la fonction peut tre dite transcendante dans la mesure o on la trouve sans cesse l'ori-gine des grandes transformations religieuses et culturelles. Une des voies ,de recherche les plus fcondes ce propos est la correspondance entre les archtypes et les intuitions fondamentales de la science, dans les domaines physique et mathma-tique. Les premiers travaux entrepris par lui en collaboration avec le clbre physicien Pauli ten-dent lier psychologie et physique comme dew:

  • introduction 23

    modes d'approche, l'un quantitatif, l'autre qualita-tif, d'une ralit unique dont matire et psych ne sont plus qu'aspects complmentaires. L'action cratrice continue des archtypes autant que leurs modes de manifestations qui chappent souvent nos explications causales amenrent Jung labo-rer une thorie de la synchronicit. De nombreux vnements significatifs - concidences senses, perceptions extra-sensorielles, etc. - mais irreceva-bles dans nos catgories espace-temps-causalit trouvent par cette thorie, sinon un principe d'ex-plication, du moins une classification permettant de mieux apprhender. la nature du Rel et de nous convaincre de la porte strictement utilitaire de l'univers spatio-temporel dans lequel nous croyons tre enferms.

    On imagine les consquences dcisives qu'eurent de telles observations et de telles voies de recher" ches sur l'attitude de Jung envers la religion. Il suffit de comparer son livre Psychologie et religion (ou encore sa Rponse Job) celui de Freud L'avenir d'une illusion pour mesurer la distance sparant les deux hommes. Tandis que Freud considre la religion comme un phnomne nvro-tique appel disparatre avec la connaissance de ses causes qui, bien entendu, sont sexuelles, Jung va jusqu' dire que nous avons besoin de ces sortes d' illusions, car ce que Freud appelle ainsi n'est qu'une ralit psychique aussi indispensable l'me que le pain l'est au corps. Pour lui, la fonc-

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    tion religieuse est aussi naturelle, aussi inne, aussi fondamentale que l'instinct sexuel. Elle n'en constitue ni un refoulement ni une sublimation. Mais Jung se garde d'identifier cette fonction quelque croyance confessionnelle. Il la trouve plu-tt l'origine de toutes les croyances, qui n'en sont qu'expressions historiques momentanes. S~ comme praticien, il est dispos croire tous les dieux, pourvu qu'ils soient vivants et efficaces dans lame de ses patients, comme penseur il constate quel point toutes les religions, orientales ou occi-dentales, se trouvent en mauvaise posture pour rsoudre les problmes de l'homme moderne. Mais comme il dfinit la religion telle la considration srieuse de ce qui nous relie (re-ligere) l'universel et l'image de Dieu comme la valeur psychique dominante dans l'inconscient (bonne ou mau-vaise), il croit que l'exprience originelle ayant donn naissance aux diverses religions historiques peut se rveiller dans l'me de l'homme moderne afin de lui faire dcouvrir ce Sens en quoi elle consiste essentiellement. Ce Sens, qui est celui de l'intrication universelle (au point que, pour lu~ la nvrose rsulte avant tout de sa perte), se dvoile chez quiconque entreprend un essai de relation consciente avec l'inconscient en une sorte d'itin-raire qu'il a appel le processus d'individuation. Il a dcrit les tapes de cet itinraire dans les rves et dans la vie, tapes qui aboutissent lmergence du So~ c'est--dire de ce lieu o les contraires se

  • Introduction 25

    confrontent et se soudent en un ensemble qui cons-titue la personnalit totale.

    Pareilles perspectives font non seulement sortir de manire dfinitive la psychologie du cabinet mdical o elle tait demeure confine dans la premire moiti du sicle mais elles font de l'in-conscient l'interlocuteur d'ombre dont peuples et individus doivent prendre conscience s'ils ne veu-lent pas en devenir alins, la matrice universelle o lvolution biologique et culturelle a trouv et trouve toujours sa germination et son dynamisme. La libido y devient une sorte de grandeur nergti-que dont la sexualit, mme entendue au sens de l'Eros platonicien ou de l'Amour paulinien, n est plus qu'une expression parmi d'autres. Ce nest pas que religion ou culture y puissent remplacer la vie instinctive qu~ au contraire, doit tre pleinement vcue pour quelles puissent en dgager le sens. La sexualit libre et accomplie se rvle seulement impuissante dvoiler ce sens par elle-mme. Le sentiment de plnitude ne parvient tre atteint qu'au travers d'une croissance en laquelle l'indi-vidu actualise toutes ses potentialits, sexuelles, sociales, culturelles et religieuses. .

    S~ au dclin du XIXe sicle, Freud contribua pour une part dcisive la dsintgration d'idaux mo-ribonds constituant autant d'obstacles la nais-sance d'un monde nouveau, Jung, en cette seconde moiti du )(Xe sicle, se trouve dj au seuil de ce monde et l'artisan d'une reconstruction. Certes, sa

  • 26' Essai d'exploration de l'inconscient

    position, encore inconnue de beaucoup, rencon-trera autant de rsistances qu'en rencontra celle de Freud. Elle risque surtout d'apparatre trangre ceux qui s'imaginent trouver en des rformes institutionnelles, sociales ou conomiques la pana-ce nos maux. La mfiance de Jung l'gard de l'Etat, des masses, de l'homme moyen ou statisti-que est totale. Ce n'est pas que cet individualiste nous invite fuir nos responsabilits sociales. Il veut plutt que celles-ci soient assumes par des tres conscients des forces qui les conditionnent. A l'coute de ce qui s'annonce dans les profondeurs individuelles et collectives, ceux-l peuvent mieux que tous autres trouver envers elles un juste rap-port et ne pas se laisser absorber par la cohue des vnements. Que ce soit dans Prsent et avenir, dans Problmes de l'me moderne ou dans Un mythe moderne, Jung n'a cess de nous avertir de proches transformations dont l'ampleur ne pourra tre compare qu a celle des vnements des d-buts de notre re. Pour ceux qui demeurent fixs l'homme extrieur et ses institutions, la proche dissolution des traditions les plus vulnrables ris-que de produire le plus terrifiant des dsespoirs. Ce que Jung suggre l'Occident d'aujourd'hu~ c'est dtre prt se dtacher des formes agonisantes de sa tradition et d'accder l'universalit en gesta-tion; plus encore, c'est d'accueillir ce dtachement en demeurant en contact avec les profondeurs in-conscientes qui font et dfont les traditions,

  • Introduction 27

    c'est--dire avec ces ralits archtypiques qui sont les schmas constitutifs de l'espce. Sa vie et son uvre sont un tmoignage de la solitude appa-rente et du recueillement que requirent la matu-ration de tels individus autonomes et le tranquille accueil d'un avenir indicible.

    Raymond DE BECKER.

  • 1

    L'importance des rves

    L'homme utilise le mot parl ou crit pour transmettre autrui ce qu'il a l'esprit. Son lan-gage est rempli de symboles, mais il emploie sou-vent aussi des signes ou des images qui ne sont pas strictement descriptifs, comme les abrviations, les successions d'initiales telles que O.N.U, UN.I.C.E.F., UN.E.S.C.O. D'autres sont des marques commer-ciales ou des noms de mdicaments. On peut y ajouter les dcorations et les insignes. Bien que toutes ces choses n'aient pas de signification par elles-mmes, elles en ont acquis une ( nos yeux) par leur usage gnralis, ou parce que nous la leur avons dlibrment attribue. Mais ce ne sont pas des symboles. Ce sont des signes, qui renvoient seulement aux objets auxquels ils sont associs.

    Ce que nous appelons symbole est un terme, un nom ou une image qui, mme lorsqu'ils nous sont familiers dans la vie quotidienne, possdent nan-moins des implications, qui s'ajoutent leur signi-

  • 30 Essai d'exploration de l'inconscient

    fication conventionnelle et vidente. Le symbole implique quelque chose de vague, d'inconnu, ou de cach pour nous. Beaucoup de monuments crtois, par. exemple, portent le dessin d'une double her-minette. L'objet nous est connu, mais nous igno-rons ses implications symboliques. Prenons un autre exemple, le cas de cet Indien, qui, aprs un sjour en Angleterre, est rentr chez lui en racon-tant ses amis que les Anglais adorent des ani-maux, parce qu'il avait vu des aigles, des lions, et des bufs dans les vieilles glises. Il ne s'est pas rendu compte, non plus que beaucoup de chr-tiens, que ces animaux sont les symboles des van-glistes, symboles drivs d'une vision d'zchiel, qui a elle-mme une analogie avec le dieu gyptien du soleil, Horus, et ses quatre fils. Il y a en outre d'autres objets, tels que la roue et la croix, qui sont connus dans le monde entier, mais qui ont cepen-dant une fonction symbolique dans certaines conditions. Justement, la nature exacte de ce qu'ils symbolisent demeure cependant matire spcu-lations et controverses.

    Donc, un mot ou une image sont symboliques lorsqu'ils impliquent quelque chose de plus que leur sens vident et immdiat. Ce mot, ou cette image, ont un aspect inconscient plus vaste, qui n'est jamais dfini avec prcision, ni pleinement expliqu. Personne d'ailleurs, ne peut esprer le faire. Lorsque l'esprit entreprend l'exploration d'un symbole, il est amen des ides qui se

  • L'importance des rves 31

    situent au-del de ce que notre raison peut saisir. L'image de la roue peut, par exemple, nous sugg-rer le concept d'un soleil divin , mais ce point notre raison est oblige de se dclarer incomp-tente, car l'homme est incapable de dfinir un tre divin . Quand, avec les limites de notre intelli-gence, nous qualifions une chose de divine , il n'y a l qu'un mot, qui peut tre fond sur une croyance, mais jamais sur une donne de fait.

    C'est parce que d'innombrables choses se situent au-del des limites de l'entendement humain que nous utilisons. constamment des termes symboli-ques pour reprsenter des concepts que nous ne pouvons ni dfinir, ni comprendre pleinement. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles les religions utilisent un langage symbolique et s'ex-priment par images. Mais cet usage conscient que nous faisons des symboles n'est qu'un aspect d'un fait psychologique de grande importance: car l'homme cre aussi des symboles de faon incons-ciente et spontane.

    Ceci n'est pas facile saisir. Il faut pourtant le comprendre si nous voulons en savoir davantage sur la faon dont fonctionne l'esprit humain. L'homme, comme nous pouvons nous en rendre compte sitt que nous rflchissons, ne peroit jamais rien pleinement. Il peut voir, entendre, tou-cher, goter. Mais les informations qui lui sont ainsi transmises par sa vue, son oue, son toucher, son got, dpendent du nombre et de la qualit de

  • 32 Essai d'exploration de l'inconscient

    ses sens. Les sens de l'homme limitent la percep-tion qu'il a du monde qui l'entoure. En utilisant des instruments scientifiques, il peut, dans une certaine mesure, pallier leur dficience. Par exem-ple, il peut tendre son rayon visuel en faisant usage de jumelles, et la finesse de son oue par un amplificateur lectrique. Mais l'appareil le plus perfectionn ne peut pas faire plus que mettre porte de son regard des objets loigns ou trs petits, et rendre audibles des sons trs faibles. Quel que soit l'instrument qu'il utilise, l'homme arrive toujours, un moment ou un autre, la limite de la certitude que la connaissance consciente ne peut franchir.

    De plus, notre perception de la ralit comporte des aspects inconscients. D'abord, mme lorsque nos sens ragissent des phnomnes rels, des sensations visuelles ou auditives, ils ont t trans-poss du domaine de la ralit dans celui de l'es-prit. Et dans notre esprit, ils deviennent des ralits psychiques, dont la nature ultime n'est pas connaissable (car la psych ne peut pas connatre sa propre substance). C'est pourquoi il y a dans chaque exprience un nombre indfini de facteurs inconnus, sans parler du fait que chaque ralit concrte demeure toujours inconnue certains gards, car nous ne connaissons pas la nature ultime de la matire.

    A ces aspects inconscients de nos perceptions conscientes, il faut ajouter les vnements dont

  • L'importance des rves 33 nous n'avons pas pris note consciemment. Ils sont rests, en quelque sorte, en dessous du seuil de conscience. Ils se sont produits, mais nous les avons enregistrs subliminalement, notre insu. Ces vnements, nous pouvons en prendre cons-cience dans un moment d'intuition, ou par' un processus de rflexion approfondie, qui nous amne nous rendre compte aprs coup qu'ils ont d se produire. Et bien qu' l'origine, nous n'ayons pas apprci leur importance motionnelle et vi-tale, elle sourd plus tard de notre inconscient comme une pense seconde.

    Cette pense peut se manifester pat exemple sous la forme d'un rve. C'est ce qui se produit gnralement: l'aspect inconscient des vne-ments nous est rvl par le rve, o il se manifeste non pas sous forme d'une pense rationnelle, mais par une image symbolique. D'un point de vue historique, c'est l'tude des rves qui a d'abord mis les psychologues en mesure d'entreprendre une exploration des aspects inconscients d'vnements psychiques conscients.

    Ce sont des observations qui ont amen les psychologues supposer l'existence d'une psych inconsciente, bien que beaucoup de philosophes et de savants se refusent y croire. Ils objectent navement qu'une telle supposition impliquerait l'existence de deux sujets, ou pour exprimer les choses en langage ordinaire, de deux personnalits, dans le mme individu. Mais c'est prcisment ce

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    qu'elle implique, et juste titre. Et c'est un mal heur pour l'homme moderne que beaucoup de personnes souffrent aujourd'hui de cette dualit, car en principe, il ne s'agit nullement d'un symp-tme pathologique. C'est un fait normal, que l'on peut observer partout, toutes poques. Le n-vros dont la main droite ne sait pas ce que fait la gauche n'est pas un cas unique. Cette situation n'est que la manifestation d'une inconscience qui est l'hritage commune de l'humanit.

    L'homme, en effet, n'est devenu conscient que graduellement, laborieusement, au cours d'un pro-cessus qui s'est prolong pendant des sicles in-nombrables, avant d'arriver au stade de la civilisa-tion (que l'on fait arbitrairement commencer avec l'invention de l'criture, aux environs de l'an 4000 avant J.-c.). Et cette volution est loin d'tre ache-ve car de vastes rgions de l'esprit humain sont encore entoures de tnbres. Ce que nous appe-lons la psych ne peut en aucun cas tre identifi avec notre conscience et son contenu.

    Celui qui nie l'existence de l'inconscient suppose en fait que nous connaissons aujourd'hui totale-ment la psych. Et cette supposition est d'une fausset aussi vidente que la supposition que nous connaissons tout ce qu'il y a connatre de l'univers physique. Notre psych fait partie de la nature et son nigme est aussi dpourvue de limi-tes. Il en rsulte que nous ne pouvons dfinir ni la psych, ni .la nature. Nous pouvons seulement

  • L'importance des rves 35

    affirmer la conviction que nous avons de leur existence, et dcrire, de notre mieux, leur fonc-tionnement. Tout fait en dehors, donc, des obser-vations accumules au cours de recherches mdi-cales, des arguments logiques de poids nous inci-tent rejeter des affirmations telles que: l'in-conscient n'existe pas. De telles affirmations ne font qu'exprimer un trs ancien misonisme, c'est--dire la peur de ce qui est nouveau et in-connu.

    Il y a des raisons historiques cette rsistance que l'on oppose l'ide d'une partie inconnue de la psych. La conscience est une acquisition trs r-cente de la nature, et elle en est encore au stade exprimental . Elle est fragile, menace par des dangers spcifiques, et aisment blesse. Comme l'ont remarqu les anthropologues, un des troubles mentaux les plus frquents chez les primitifs est la perte d'une me , c'est--dire une scission, ou plutt une dissociation de la conscience.

    Chez les peuples dont la conscience n'a pas encore atteint le degr de dveloppement de la ntre l'me (ou psych) n'est pas sentie comme unit. Beaucoup de primitifs 1 croient que l'homme, en plus de son me propre, possde une

    1. Nous utilisons - soulignonsle - l'ide de primitif. au sens d'. originel. sans faire allusion au moindre jugement de valeur., crit Jung dans L'homme la dcouverte de son me. (Payot, 6" d. 1%2, p. 192.) (N.T.)

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    bush souf ou me de la brousse, et que cette me de la brousse s'incarne dans un animal sauvage ou dans un arbre, qui ont alors avec l'individu humain une sorte d'identit psychique. C'est ce que l'mi-nent ethnologue franais Lvy-Bruhl appelait une participation mystique. Il s'est rtract plus tard sous la pression des critiques qu'on a opposes sa thorie, mais je crois que ce sont ses adversaires qui avaient tort. C'est un phnomne bien connu en psychologie qu'un individu peut s'identifier in-consciemment avec une autre personne ou un objet.

    Cette identit peut prendre les formes les plus diverses chez les primitifs. Si l'me de la brousse est celle d'un animal, l'animal est consi-dr comme une sorte de frre de l'homme. Par exemple, un homme qui aurait pour frre un cro-codile peut, en toute scurit, nager, dans une rivire infeste de ces animaux. Si l'me de la brousse est un arbre, on suppose l'existence d'une sorte de lien filial, tout mal fait l'me de la brousse atteint galement l'homme.

    Certaines tribus croient que l'homme a une pluralit d'mes. Cette croyance exprime le senti-ment qu'ont les primitifs que chaque homme est constitu par plusieurs units distinctes, bien que relies. Cela sigJ;lifie que la psych de l'individu est trs loin d'tre dfinitivement unifie. Au contraire, elle menace tout instant de se frag-menter sous le choc d'motions incontrles.

  • L'impurtance des rves 37

    Ces faits, avec lesquels nous ont familiariss les tudes des anthropologues, ne sont pas aussi trangers notre stade plus avanc de civilisation qu'il y parat au premier abord. Nous aussi, nous pouvons tre atteints de dissociation psychique, et perdre notre personnalit. Nous pouvons devenir la proie d'humeurs et tre profondment altrs par elles, nous pouvons devenir draisonnables, et incapables de nous souvenir de choses importantes nous concernant nous ou les autres, en sorte qu'on nous demande mais qu'est-ce qui vous prend? . Nous prtendons tre capables de nous contr-ler , mais le contrle de soi est une qualit remar-quable par sa raret. Nous avons l'illusion que nous nous contrlons. Mais un ami peut aisment nous dire sur nous-mme des choses dont nous n'avons pas conscience.

    Il ne fait pas de doute que mme dans ce que nous appelons un haut niveau de civilisation, la conscience humaine n'est pas encore parvenue un degr satisfaisant de continuit. Elle est encore vulnrable et susceptible de se fragmenter. Cette facult que nous avons d'isoler une partie de notre esprit, est, en fait, une caractristique d'une grande valeur. Elle nous permet de concentrer notre at-tention sur une chose la fois, l'exclure de ce qui la sollicite par ailleurs. Mais il y a une diffrence radicale entre la dcision que nous pouvons pren-dre de mettre part et de supprimer momentan-ment une partie de notre psych, et un tat dans

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    lequel ce phnomne se produit spontanment, l'insu et sans le consentement du sujet, et mme contre sa volont. Le premier processus est une conqute de l'tre civilis, le second correspond ce que les primitifs appellent la perte d'une me, et plus prs de nous, il peut tre la cause pathologi-que d'une nvrose.

    Ainsi, mme de nos jours, l'unit de la cons-cience reste quelque chose de prcaire. Elle peut tre trop facilement'rompue. Et la facult de do-miner nos motions, qui peut nous paratre dsira-ble d'un certain point de vue, serait par ailleurs une qualit d'une valeur contestable, car elle enl-verait aux relations humaines toute varit, toute couleur, toute chaleur et tout charme.

    C'est dans cette perspective que nous devons examiner l'importance des rves, de ces fantaisies immatrielles, insaisissables, trompeuses, vagues, incertaines, que produit notre inconscient. Pour mieux faire comprendre mon point de vue, je voudrais raconter comment il s'est peu peu constitu au cours des annes, et comment j'ai t amen conclure que les rves sont le champ d'exploration le plus aisment et le plus frquem-ment accessible pour qui veut tudier la facult de symbolisation de l'homme.

    C'est Sigmund Freud qui, le premier, a essay d'explorer empiriquement l'arrire-plan incons-cient de la conscience. Il a pris pour hypothse que les rves ne sont pas le produit du hasard, mais

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    sont en relation avec nos penses et nos problmes conscients. Une telle- hypothse n'avait rien d'arbi-traire. Elle s'appuyait sur la conclusion, laquelle taient parvenus des neurologues minents, (par exemple Pierre Janet), que les symptmes nvroti-ques sont lis une exprience consciente. Il sem-ble mme que ces symptmes ~oient la manifesta-tion de zones dissocies de notre conscience, qui, un autre moment et dans d'autres conditions, peuvent redevenir conscientes. A la fin du sicle dernier, Freud et Josef Breuer avaient constat que les symptmes nvrotiques, l'hystrie, certains ty-pes de souffrance physique, les comportements anormaux, ont en ralit un sens symbolique. C'est un mode d'expression de notre esprit inconscient tout comme dans les rves. Un malade, par exem-ple, confront avec une situation intolrable peut tre pris de spasmes chaque fois qu'il essaie d'avaler: il ne peut pas avaler la situation . Dans ces conditions analogues, un autre sujet aura une attaque d'asthme: l'atmosphre de son foyer est pour lui irrespirable. Un troisime souffre d'une paralysie des jambes: il ne peut plus marcher, autrement dit, il ne peut pas continuer vivre ainsi. Un quatrime, qui rejette tout ce qu'il mange, ne peut pas digrer quelque fait dsagrable. Je pourrais citer beaucoup d'exemples de cette sorte. Mais ces ractions physiques ne sont qu'une des formes sous lesquelles se manifestent les probl-mes qui nous tourmentent inconsciemment. Ils

  • 40 Essai d'exploration de l'inconscient

    s'expriment encore beaucoup plus frquemment dans les rves.

    Tout psychologue qui a cout les gens lui d-crire leurs rves sait que les symboles qui y appa-raissent sont beaucoup plus varis que les symp-tmes physiques de la nvrose. Ils se prsentent souvent sous forme de fantasmes complexes et pittoresques. Mais si l'analyste, confront avec cet univers onirique, utilise la technique de la libre association cre par Freud, il s'aperoit que les rves peuvent, la fin, tre rduits certains schmes fondamentaux. Cette technique a jou un rle important dans le dveloppement de la psy-chanalyse, car elle a mis Freud en mesure de prendre les rves comme point de dpart, pOur l'investigation du problme inconscient dont souf-fraient ses malades.

    Freud a fait cette remarque simple mais pn-trante, que si l'on encourage le rveur commen ter les images de ces rves, et exprimer les penses qu'elles lui suggrent, il se trahira et rv-lera l'arrire-plan inconscient des troubles dont il se plaint, la fois parce qu'il dit, et par ce qu'il omet de dire. Les ides qu'il exprime peuvent paratre au premier abord illogiques, trangres au sujet, mais au bout d'un moment, il devient relati-vement facile de dcouvrir ce qu'il s'efforce d'vi-ter, la pense ou l'exprience dsagrable qu'il veut supprimer. Quelque ruse qu'il mette la dissimu-ler, chacun des mots qu'il utilise pointe droit au

  • L'importance des rves 41

    cur de la situation. Le mdecin voit si frquem-ment l'envers des choses, qu'il est rarement loin de la vrit quand il interprte ce mlange de droba-des et d'allusions comme l'indice d'une mauvaise conscience. Et ce qu'il finit par dcouvrir, malheu-reusement, confirme son attente. Jusqu'ici, on ne peut rien objecter Freud contre sa thorie du refoulement et de la satisfaction imaginaire des dsirs, comme origine apparente des symboles de nos rves. Freud a attach une importance particu-lire aux rves comme point de dpart pour la technique de la libre association . Mais au bout d'un certain temps, j'ai commenc penser que cette fj.on d'utiliser les richesses des fantasmes que produit notre inconscient pendant notre sommeil tait la fois trompeuse et insuffisante. Mes doutes ont vritablement commenc se faire Jour quand un de mes collgues m'a racont une exprience qu'il avait faite lors d'un long voyage en train en Russie. Bien qu'il ne st pas le russe et ft incapable de dchiffrer les caractres de l'alphabet cyrillique, il s'aperut que les lettres tranges qu'il voyait sur les panonceaux et les affiches l'avaient jet dans un tat de rverie dans laquelle il leur attribuait toutes sortes de sens possibles.

    Une ide mena l'autre, et dans cet tat de dtente o il se trouvait, il se rendit compte que cette libre association avait rveill en lui beau-coup de vieux souvenirs. Parmi eux, il fut dsa-grablement surpris de dcouvrir des sujets d-

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    plaisants, depuis longtemps enterrs dans sa m-moire, des choses qu'il avait souhait oublier, et que sa conscience avait oublies effectivement. Il tait arriv dcouvrir ce que les psychologues auraient appel ses complexes , c'est--dire, des thmes affectifs refouls, susceptibles de provo-quer des troubles permanents dans notre vie psy-chique, ou mme les symptmes d'une nvrose.

    Cette histoire me rvla qu'il n'tait pas nces-saire d'utiliser le rve comme point de dpart pour une libre association lorsque l'on veut dcouvrir les complexes d'un malade. Je me rendis compte que l'on pouvait atteindre le centre de n'importe quel point de la circonfrence. On pouvait partir de l'alphabet cyrillique, d'une mditation sur une boule de cristal, un moulin prire, un tableau abstrait, ou mme d'une conversation fortuite propos d'un vnement tout fait banal: le rve cet gard, n'avait ni plus ni moins d'utilit que tout autre point de dpart. Et pourtant, les rves ont une importance qui leur est propre, mme s'ils sont souvent suscits par un bouleversement affec-tif dans lequel les complexes habituels de l'indi-vidu sont aussi impliqus. (Les complexes habi-tuels de l'individu sont les points sensibles de la psych qui ragissent le plus rapidement une stimulation, une perturbation exognes.) Ainsi donc, on pouvait, par la libre association, remonter de n'importe quel rve aux penses secrtes qui tourmentent l'individu.

  • L'importance des rves 43

    Mais ce point toutefois, je m'avisai que, si j'avais eu raison jusque-l, on pouvait raisonna-blement en infrer que les rves ont une fonction propre, plus significative. Trs souvent les rves ont une structure bien dfinie, qui a visiblement un sens, et manifeste quelque ide ou intention sous-jacente, bien qu'en rgle gnrale ces derni-res ne soient pas immdiatement intelligibles. Je commenai donc considrer s'il ne fallait pas accorder plus d'attention la forme et au contenu du rve, au lieu de se laisser entraner par la li-bre association et l'enchanement des ides vers des complexes que l'on pouvait aussi aisment atteindre par d'autres moyens.

    Cette ide nouvelle marqua un tournant dans l'volution de ma psychologie. A partir de ce moment, je cessai graduellement de suivre les associations qui s'cartaient par trop du texte du rve. Je dcidai de me concentrer plutt sur les associations se rapportant directement au rve lui-mme, convaincu que celui-ci exprimait quel-que chose de spcifique que l'inconscient essayait de nous communiquer.

    Ce changement d'attitude l'gard des rves entrana un changement de mthode. Ma nouvelle technique devait tenir compte de tous les aspects plus vastes et plus varis du rve. Une histoire raconte par notre esprit conscient a un dbut, un dveloppement et une conclusion. Il n'en va pas de mme du rve. Ses dimensions dans le temps et

  • 44 Essai d'exploration de l'inconscient

    l'espace sont tout fait diffrentes. Pour le com-prendre, il faut en examiner chaque aspect, comme on le ferait d'un objet inconnu qu'on tourne et retourne dans ses mains jusqu' ce que chaque dtail de sa forme soit devenu familier.

    Peut-tre en ai-je dit assez maintenant pour faire comprendre comment j'ai t amen m'opposer toujours davantage la libre association, telle que Freud l'a d'abord employe. Je voulais serrer d'aussi prs que possible le rve lui-mme et ex-clure toutes les ides et les associations hors de propos qu'il pouvait voquer. Sans doute, elles pouvaient mener la dcouverte des complexes qui provoquaient les troubles nvrotiques d'un malade, mais j'avais l'esprit un but bien plus vaste. Il y a beaucoup d'autres moyens qui permet-tent l'identification de tels complexes: le psycholo-gue par exemple, peut obtenir toutes les clefs qui lui sont ncessaires en utilisant les tests d'associa-tion verbale (en demandant au malade ce qu'il associe un nombre de mots donns et en tu-diant ses ractions). Mais si l'on veut connatre et comprendre l'organisation psychique de la per-sonnalit totale d'un individu, il est essentiel de se rendre compte que les rves ont un rle beaucoup plus important jouer.

    Presque tout le monde sait aujourd'hui, par exemple, que l'acte sexuel peut tre symbolis (ou si l'on veut, reprsent sous une forme allgorique) par un trs grand nombre d'images diffrentes.

  • L'importance des rves 45

    Chacune de ces images peut, par un processus d'association, nous conduire l'ide de rapports sexuels, et aux complexes spcifiques qui influent sur le comportement sexuel d'un individu. Mais on peut aussi bien mettre jour de tels complexes grce une rverie propos d'un alphabet russe indchiffrable. J'ai donc t amen supposer que le rve peut contenir un message autre que le symbole sexuel (et ceci pour des raisons dfinies). Je donne un exemple:

    Un homme rve qu'il introduit une clef dans une serrure, qu'il manie un lourd bton, ou qu'il en-fonce une porte avec un blier. Chacun de ces instruments peut tre regard comme un symbole sexuel. Mais le fait que l'inconscient ait choisi l'une de ces trois images plutt que les deux autres a aussi une trs grande importance, et implique une intention. Le problme rel est de comprendre pourquoi la clef a t prfre au bton et le bton au blier. Et quelquefois, on est aussi amen dcouvrir que ce n'tait pas du tout l'acte sexuel qui tait ainsi dsign, mais une autre situation psychologique.

    Ce raisonnement m'amena conclure que seu-les les images et les ides qui font manifestement partie du rve doivent tre utilises pour son inter-prtation. Le rve porte en lui2Jnme ses limites. Il a une forme bien lui, qui nous indique ce qui s'y rapporte et ce qui s'en loigne. Alors que l'associa-tion libre nous entrane toujours plus loin des

  • 46 Essai d'exploration de l'inconscient

    matriaux originels du rve par une dmarche en . zigzag, la mthode que .rai conue nous amne plutt effectuer une sorte de promenade circu-laire qui aurait l'image du rve pour centre. Je tourne tout autour de l'image du rve, et je refuse de tenir compte des tentatives que fait le rveur pour s'en carter. J'ai t maintes fois, au cours de ma pratique professionnelle, amen rpter la phrase: Revenons notre rve. Que dit le rve? )}

    Par exemple, un de mes malades avait rv d'une femme ivre, chevele et vulgaire. Dans le rve, il semblait que ce ft sa femme, alors que dans la ralit, elle tait toute diffrente. Au pre-mier abord, donc, le rve tait d'une fausset cho-quante, et le malade l'avait immdiatement rejet comme une de ces absurdits qui se prsentent l'esprit pendant le sommeil. Si, en tant que mde-cin, je l'avais laiss s'engager dans un processus d'associations d'ides, il aurait invitablement es-say de s'carter le plus possible de la suggestion dplaisante de son rve. En ce cas, il aurait fini par aboutir un de ses complexes habituels, qui n'au-raient peut-tre eu aucun rapport avec sa femme, et nous n'aurions jamais rien su du sens spcial de ce rve particulier.

    Qu'tait-ce donc que son inconscient essayait de lui communiquer par cette affirmation si manifes-tement fausse? Le rve exprimait clairement l'ide d'une femme dgnre qui avait un lien troit avec la vie du dormeur. Mais puisque la projection

  • , L'importance des rves 47

    de cette image sur son pouse tait injustifie et contredite par les faits, il me fallait chercher ail-leurs ce que cette image repoussante reprsentait.

    Au Moyen Age, bien avant que les physiologistes aient dmontr que notre structure glandulaire confre chacun de nous des lments la fois mles et femelles, un dicton voulait que chaque homme porte en lui une femme . Et c'est cet lment fminin dans chaque homme que j'ai appel l'anima. Cet aspect fminin est essentielle-ment une certaine faon, intrieure, qu'a l'homme de se rapporter son entourage, qu'il cache aux autres tout autant qu' lui-mme. Mme lorsque la personnalit visible d'un individu parat normale, il se peut qu'il dissimule aux autres et lui-mme cette femme qu'il porte en lui et dont l'tat est quelquefois dplorable.

    C'tait le cas pour le malade dont je parle. Son aspect fminin tait loin d'tre beau. Son rve lui disait en fait: Vous vous comportez certains gards comme une femme dgnre , en lui donnant le choc correspondant. (Il ne faudrait pas conclure de cet exemple que l'inconscient s'oc-cupe de donner des commandemants moraux . Le rve ne disait pas au malade de se mieux com-porter. Il s'efforait simplement de contrebalancer l'influence d'une conscience fausse qui s'obstinait affirmer au malade qu'il tait un parfait gentle-man.)

    Il est facile de comprendre pourquoi les rveurs

  • 48 Essai d'exploration de l'inconscient

    tendent ignorer ou mme rejeter le message qui leur est ainsi communiqu. La conscience r-siste naturellement tout ce qui est inconscient et inconnu. J'ai dj signal l'existence, chez les peu-ples primitifs, de ce que les anthropologues appel-lent le misonisme , c'est--dire une peur pro-fonde, superstitieuse, de la nouveaut. Les primi-

    . tifs ont les mmes ractions que l'animal sau-vage devant des vnements dsagrables. Mais l'homme civilis ragit de la mme faon devant des ides nouvelles, en levant des barrires psy-chologiques pour se protger contre le choc d'af-fronter une nouveaut. On le voit aismment aux ractions de l'individu devant ses propres rves, quand ils l'obligent admettre une pense qui le surprend. Beaucoup de prcurseurs dans le do-maine de la philosophie, des sciences ou de la littrature, se sont heurts ce conservatisme inn chez leurs contemporains. La psychologie est une science des plus jeunes et parce qu'elle s'efforce d'lucider ce qui se passe dans l'inconscient, elle se heurte une forme extrme de misonisme.

  • II

    Le pass et l'avenir dans l'inconscient

    Jusqu' prsent, j'ai esquiss quelques-uns des principes sur lesquels je me suis fond pour abor-der le problme des rves, car lorsque nous vou-lons explorer cette facult qu'a l'homme de pro-duire des symboles, les rves constituent le mat-riau le plus fondamental et le plus accessible notre examen. Il faut ici tenir compte de deux points absolument essentiels: d'une part, le rve doit tre trait comme un fait, propos duquel on ne doit pas avoir d'ide prconue, sinon qu'il a d'une manire ou d'une autre un sens, une expres-sion spcifique de l'inconscient.

    Il serait difficile de donner ces principes une expression plus modeste. En quelque mpris qu'on tienne l'inconscient, chacun doit accorder qu'il mrite d'tre explor. L'inconscient se situe au moins au niveau du pou, qui, aprs tout,.jouit de l'honnte intrt que lui porte l'entomologiste. Si quelqu'un qui a peu de connaissance etd'exp-

  • 50 Essai d'exploration de l'inconscient

    rience des rves pense qu'ils ne sont que des ph-nomnes chaotiques dnus de sens, il est parfai-tement libre de le faire. Mais si on les tient pour des vnements normaux (et ils le sont), il faut bien supposer qu'ils ont une cause rationnelle, ou, d'une certaine faon, un but, ou les deux la fois.

    Considrons d'un peu plus prs la faon dont sont relis les contenus conscient et inconscient de notre esprit. Prenons un exemple familier tous. Vous vous apercevez subitement que vous ne vous souvenez plus de ce que vous alliez dire, bien que l'ide ait t parfaitement claire un instant aupa-ravant. Ou encore, vous vous apprtez prsenter un de vos amis, et son nom vous chappe au moment mme o vous alliez le prononcer., Vous dites que vous ne vous en souvenez pas. En ralit, l'ide est devenue inconsciente, ou du moins se trouve temporairement spare de la conscience. Le mme phnomne se produit au niveau des sens. Si nous coutons une note continue se situant la limite de l'audible, il nous semble que le son s'interrompt intervalles rguliers, pour repren-dre. Ces oscillations sont dues une croissance et une dcroissance priodiques de notre attention, et non pas un changement de la note.

    Mais lorsque quelque chose chappe notre conscience, cette chose ne cesse pas pour autant d'exister, pas plus que la voiture qui disparat au coin de la rue ne se dissout dans le nant. Nous l'avons seulement perdue de vue. Et de mme que

  • Le pass et l'avenir 51

    nous pouvons revoir cette voiture plus tard, nous ! pouvons aussi retrouver les penses que nous avions momentanment perdues.

    Une partie de l'inconscient consiste donc en une multitude de penses, d'impressions, d'images temporairement oblitres qui, bien qu'elles soient perdues pour notre esprit conscient, continuent l'influencer. Un homme qui est distrait, ou dont l'esprit est ailleurs , traverse une pice pour aller chercher quelque chose. Vous le voyez s'arrter, perplexe. Il a oubli ce qu'il tait venu faire. Ses mains ttonnent parmi les objets qui se trouvent sur la table comme s'il tait en proie un accs de somnambulisme. Il a oubli son intention initiale, mais reste inconsciemment guid par elle. Puis il se rend compte de ce qu'il voulait. C'est son incons-cient qui l'y a fait aboutir.

    Si vous observez le comportement d'une per-sonne nvrose, vous la verrez faire beaucoup de choses d'une faon apparemment consciente ou dlibre. Pourtant, si vous lui posez des questions, vous vous apercevrez qu'elle n'en a pas conscience, ou qu'elle a tout autre chose l'esprit. Elle entend sans entendre. Elle voit sans voir. Elle sait, sans savoir. De tels exemples sont si rpandus que le spcialiste se rend compte rapidement que la te-neur inconsciente de l'esprit provoque le mme comportement que la consciente, et qu'on ne peut jamais dterminer avec certitude, dans ces cas-l,

  • 52 Essai d'exploration de l'inconscient

    si une pense, une parole ou une action, est consciente ou non.

    Ce sont des comportements de ce genre qui incitent beaucoup de mdecins rejeter les affir-mations des hystriques comme autant de men-songes. Des individus de ce genre font certaine-ment plus de dclarations fausses que la moyenne des hommes, mais mensonges n'est gure le terme appropri. En fait, leur tat mental provo-que une incertitude du comportement, parce que leur conscience subit d'imprvisibles clipses par suite d'une interfrence de l'inconscient. Mme leurs sensations tactiles peuvent tre marques de ces fluctuations. A un moment donn, une per-sonne hystrique sentira l'aiguille avec laquelle on lui pique le bras. L'instant d'aprs, elle ne sent plus rien. Si l'on russit concentrer son attention sur un point donn, il en rsultera une anesthsie complte de tout le corps jusqu' ce que la tension qui provoque cette suppre~sion momentane de toute sensation se soit relche. La perception sensorielle est alors immdiatement rtablie. Mais pendant tout ce temps le malade a enregistr in-consciemment ce qui lui arrivait.

    Le mdecin peut observer trs clairement ce processus quand il hypnotise un tel malade. Il est facile de dmontrer que le malade a bien enregis-tr chaque dtail. La piqre d'aiguille, ou la remar-que faite pendant l'clipse de la conscience, peu-vent tre remmores aussi exactement que s'il n'y

  • Le pass et l'avenir 53

    avait pas eu d'anesthsie ou d'oubli . Je me sou-viens d'une femme qu'on a amene la clinique dans un tat d'hbtude totale. Quand elle a repris conscience le jour suivant, elle savait qui elle tait, mais elle ne savait pas o elle se trouvait, comment ou pourquoi elle tait venue l, ni mme la date. Pourtant, une fois hypnotise, elle me raconta comment elle tait tombe malade, comment elle tait venue la clinique, et qui l'y avait admise. Tous ces dtails purent tre vrifis. Elle put mme me dire l'heure de son admission, car il y avait une montre dans l'entre. Sous hypnose, sa mmoire tait aussi claire que si elle avait t consciente tout le temps.

    Quand nous discutons de ces problmes, il nous faut en gnral nous reporter des preuves tires des observations cliniques. C'est la raison pour laquelle beaucoup de critiques croient que l'incons-cient, avec toutes ses subtiles manifestations, ap-partient uniquement au domaine de la psycho-pathologie. Ils considrent toute manifestation de l'inconscient comme un symptme de nvrose ou de psychose, sans rapport avec l'tat mental nor-mal. Mais les phnomnes nvrotiques ne sont en aucune faon le produit exclusif de la maladie. Ils ne sont en fait que des exagrations pathologiques de phnomnes normaux, plus faciles observer en raison de cette exagration mme. Des symp-tmes hystriques peuvent tre observs chez toute personne normale, mais ils sont si lgers

  • 54 Essai d'exploration de l'inconscient

    qu'on ne les remarque ordinairement pas. Oublier, par exemple, est un processus parfaitement nor-mal, dans lequel certaines de nos ides conscientes perdent leur nergie spcifique parce que notre attention est tourne vers autre chose. Quand l'in-trt se dplace ainsi, il laisse dans l'ombre les choses dont nous nous tions jusque-l occups, comme un projecteur claire une nouvelle partie du paysage en laissant l'autre retomber dans les tnbres. C'est invitable, car la conscience ne peut conserver qu'un petit nombre d'images en pleine clart en mme temps, et mme dans ce cas, il y a des fluctuations dans la clart. Mais les ides ou-blies n'ont pas cess d'exister. Bien qu'il ne soit pas en notre pouvoir de les reproduire volontaire-ment, elles sont prsentes dans un tat subliminal, juste au-dessous du seuil de remmoration, d'o elles peuvent resurgir dans notre conscience n'importe quel moment, souvent aprs des annes d'un oubli apparemment total.

    Je parle ici de choses que nous avons vues ou entendes consciemment, et oublies par la suite. Mais il nous arrive tous de voir, d'entendre, de sentir, de goter des choses sans le remarquer, soit parce que notre attention est occupe ailleurs, soit parce que l'excitation transmise par nos sens est trop faible pour laisser en nous une impression consciente. L'inconscient, toutefois, les a notes, et ces perceptions sensorielles subliminales jouent un rle important dans notre vie quotidienne. Sans

  • Le pass et l'avenir 55

    que nous nous en rendions compte, elles ont une influence sur la faon dont nous ragissons devant les vnements et les hommes.

    Un exemple particulirement rvlateur m'a t fourni par un professeur qui se promenait dans la campagne avec un de ses lves, et qui se trouvait absorb par une conversation srieuse. Il remar-qua soudain que le fil de ses penses avait t interrompu par un flot imprvisible de souvenirs datant de sa premire enfance. Rien, dans ce qu'il venait de dire, ne paraissait avoir de rapports avec ces souvenirs. En regardant derrire lui, il s'aper-ut qu'il venait de longer une ferme, quand le premier de ces souvenirs d'enfance avait surgi dans son esprit. Il proposa son lve de revenir jusqu' l'endroit o avaient dbut ces fantasmes. Une fois arriv, il remarqua une odeur d'oies, et se rendit compte aussitt que c'tait cette odeur qui avait dclench le flot de souvenirs.

    Dans sa jeunesse il avait vcu dans une ferme o l'on levait des oies, et leur odeur caractristique avait laiss en lui une impression durable, mais oublie. En passant devant la ferme, au cours de sa promenade, il avait subliminalement enregistr cette odeur, et cette perception inconsciente lui avait rappel les expriences, depuis longtemps oublies, de son enfance. La perception avait t subliminale, parce que son attention tait engage ailleurs, et que l'excitation n'avait pas t assez forte pour le dtourner, et atteindre la conscience

  • 56 Essai d'exploration de l'inconscient

    directement. Pourtant, elle avait fait surgir ces souvenirs oublis .

    Cet effet qu'ont les perceptions inconscientes de dclencher une succession de phnomnes psychi-ques peut expliquer l'apparition de symptmes nvrotiques aussi bien que de souvenirs plus b-nins lorsqu'une image, une odeur, un son, nous rappellent des circonstances passes. Une jeune fille, par exemple, pourra travailler dans son bu-' reau, apparemment en bonne sant et d'excellente humeur. L'instant d'aprs, elle a une migraine aigu, et manifeste d'autres signes de dtresse. Sans l'avoir consciemment remarqu, elle a en-tendu la sirne de brume d'un bateau, au loin, et cela lui a inconsciemment rappel le chagrin que lui a caus le dpart de l'homme qu'elle aime, et qu'elle s'est efforce d'oublier. A ct du processus nor:nal d'oubli, Freud a dcrit plusieurs cas impli-quant l'oubli de souvenirs dsagrables, des sou-venirs que nous ne sommes que trop prts per-dre. Comme l'a fait remarquer Nietzsche, lorsque notre fiert est en cause, la mmoire prfre sou-vent cder. Et c'est pourquoi nous trouvons, parmi les souvenirs oublis, beaucoup de faits restant

    , l'tat subliminal (et que nous ne pouvons pas re-produire volontairement) parce que dsagrables et incompatibles 1. Les psychologues appellent cela le refoulement. Un exemple pourrait tre celui de

    l, Avec notre univers mental, (N.T.)

  • Le pass et l'avenir 57

    la secrtaire qui est jalouse d'une des associes de son patron. Elle oublie toujours d'inviter cette personne aux confrences, bien que son nom fi-gure sur la liste qu'ell utilise. Mais si l'on attire son attention sur le fait, elle rpond qu'elle a ou-bli , ou qu'on l'a drange . Elle n'admet ja-mais, pas mme en son for intrieur, la raison vritable de cette omission.

    Beaucoup de gens commettent l'erreur de sures-timer le rle de la volont, et croient que rien ne peut arriver leur esprit sans qu'ils l'aient dcid ou prmdit. Mais il faut apprendre faire une distinction minutieuse entre les contenus inten-tionnels et non intentionnels de l'esprit. Les pre-miers drivent de la personnalit du Moi. Les se-conds, en revanche, jaillissent d'une source qui n'est pas identique au Moi mais est son envers. e' est cet envers qui a incit la secrtaire oublier l'invitation.

    Il y a beaucoup de raisons qui nous font oublier ce que nous avons remarqu ou ressenti. Il y a autant de manires de les rappeler. Un exemple intressant nous est fourni par la cryptomnsie, le souvenir cach. Un auteur dveloppe une srie d'arguments ou la trame d'une histoire, en suivant continment un plan prconu, quand soudain il s'engage dans une direction divergente. Peut-tre parce qu'une ide nouvelle s'est prsente lui, ou une image diffrente, ou une intrigue secondaire entirement nouvelle. Si vous lui demandez ce qui

  • 58 Essai d'exploration de l'inconscient

    a provoqu cette digression, il ne sera pas capable de vous le dire. Il n'a peut-tre mme pas remar-qu le changement de direction de sa pense bien qu'il ait crit quelque chose de totalement nou-veau, dont il n'avait apparemment aucune con-naissance pralable. Mais on peut quelquefois montrer que ce qu'il vient d'crire a une ressem-blance frappante avec l'uvre de quelque autre auteur, uvre qu'il croit n'avoir jamais vue.

    J'en ai trouv un exemple fascinant dans le livre de Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra, o l'auteur reproduit presque mot pour mot, un incident consign dans le livre de bord d'un bateau de 1686. Par hasard, j'avais lu le compte rendu de cet inci-dent dans un ouvrage publi en 1835, (un demi-sicle avant que Nietzsche n'crivt son livre). Et quand j'ai trouv le mme passage dans Ainsi parlait Zarathoustra, j'ai t frapp par son style particulier, trs diffrent du style habituel de Nietz-sche. Je fus convaincu que Nietzsche devait avoir lu aussi l'autre livre, bien qu'il n'y ft aucune allu-sion. J'crivis sa sur, qui tait encore en vie, et elle me confirma qu'elle et son frre avaient effec-tivement lu ce livre ensemble quand elle avait onze ans. Je pense, d'aprs le contexte, qu'il est impen-sable que Nietzsche se soit rendu compte qu'il commettait un plagiat. Je crois que cinquante ans aprs, l'histoire avait inopinment resurgi dans son esprit conscient.

    Dans des cas de ce genre, il y a bien rappel de

  • Le pass etl'avenir 59

    souvenirs, mme si l'on ne s'en rend pas compte. La mme chose peut arriver au musicien qui a entendu un chant folklorique ou une chanson populaire dans son enfance et les voit, arriv l'ge adulte, se prsenter comme thme d'un mouvement symphonique. Une ide ou une image est repasse de l'inconscient dans le conscient.

    Ce que j'ai dit jusqu' prsent de l'inconscient n'est gure qu'une esquisse superficielle de la nature et du fonctionnement de cette partie com-plexe de la psych humaine. Mais elle a peut-tre fait comprendre l'allure du matriel subliminal partir duquel les symboles de nos rves peuvent tre spontanment produits. Ce matriel sublimi-nal peut consister en toutes sortes de besoins, d'impulsions, d'intentions; de perceptions et d'in-tuitions; de penses rationnelles ou irrationnelles, de conclusions, d'inductions, de dductions et de prmisses; et en toute une gamme de sentiments N'importe lequel de ces phnomnes psychiques peut devenir partiellement, temporairement, ou dfinitivement, inconscient.

    Ce matriel, dans sa plus grande part, est devenu inconscient tout simplement parce qu'il n'y avait pour ainsi dire pas de place pour lui dans l'esprit conscient. Certaines de nos penses perdent leur nergie affective et deviennent subliminales Cc' est--dire ne reoivent plus la mme quantit d'atten-tion consciente) parce qu'elles n'ont plus pour nous le mme intrt, qu'elles n'ont pas de rapport

  • 60 Essai d'exploration de l'inconscient

    avec ce qui nous proccupe, ou parce que, pour une raison quelconque, nous souhaitons les chas-ser hors de notre vue.

    Oublier, en fait, est normal et ncessaire en ce sens, afin de faire de la place dans notre cons-cience de nouvelles impressions, de nouvelles ides. Si cet oubli ne se produisait pas, toute notre exprience resterait au-dessus du seuil de cons-cience, et notre esprit s'en trouverait encombr jusqu' ne plus le supporter. Ce fait est aujourd'hui reconnu si largement que tous ceux qui savent un peu de psychologie en sont convaincus.

    Cependant de mme que les contenus cons-cients de notre esprit peuvent disparatre dans l'inconscient, de nouveaux contenus qui n'ont ja-mais encore t conscients, peuvent en merger. On peut avoir l'impression, par exemple, que quel-que chose est sur le point de faire irruption dans la conscience, qu' il y a quelque chose dans l'air , ou anguille sous roche . La dcouverte que l'incons-cient n'est pas seulement le simple dpositaire de notre pass, mais aussi rempli de germes de situa-tions psychiques et d'ides venir, a dtermin la nouveat,lt de ma propre attitude l'gard de la psychologie. Il y a un grand nombre de controver-ses ce propos. Mais il est de fait que, outre les souvenirs d'un pass lointain qui fut conscient, des ides neuves et cratrices peuvent aussi surgir de

    , l'inconscient, ides qui n'ont jamais t conscientes prcdemment. Elles naissent des profondeurs

  • Le pass et l'avenir 61

    obscures de notre esprit comme un lotus et consti- : tuent une partie trs importante de la psych sub- ' liminale.

    Nous en trouvons des exemples dans la vif. quotidienne, o des dilemmes sont quelquefois rsolus par un aperu nouvau, tout fait inat-tendu, du problme. Beaucoup de philosophes, d'artistes et mme de savants, doivent quelques-unes de leurs meilleures ides des inspirations soudaines provenant de l'inconscient. La facult d'atteindre un filon particulirement riche de ce matriau et de le transformer efficacement en philosophie, en littrature, en musique ou en d-couverte scientifique, est ce qu'on appelle commu-nment le gnie. Nous en trouvons des preuves videntes dans l'histoire des sciences elles-mmes. Par exemple, le mathmaticien Poincar et le chi-miste Kkul durent, de leur propre aveu, d'impor-tantes dcouvertes de soudaines images rvla-trices surgies de l'inconscient. La prtendue exp-rience mystique d'un Descartes, qui lui rvla en un clair l'ordre des sciences l, relve d'un phno-mne analogue. Le romancier Robert Louis Ste-venson ayant cherch pendant des annes une histoire qui exprimerait le sentiment profond qu'il avait d'une double personnalit de l'tre humain,

    1. Allusion au rve de 1619, o Descartes entrevit

  • 62 Essai d'exploration de l'inconscient

    Le Docteur Jekyll et Mr Hyde, lui fut soudain rvl en rve.

    Je dcrirai plus tard, d'une faon plus dtaille, la manire dont ces matriaux mergent de notre inconscient et j'examinerai alors la forme dans laquelle ils s'expriment. Pour le moment je me contenterai de faire remarquer que la facult qu'a notre psych d'en produire de. si nouveaux est particulirement significative lorsque l'on veut expliquer le symbolisme des rves, car mon exp-rience professionnelle m'a fait constater maintes reprises que les images et les ides contenues dans les rves ne peuvent pas tre attribues unique-ment un phnomne de mmoire. Elles expri-ment de nouvelles penses qu n'ont jamais encore franchi le seuil de la conscience.

  • III

    La fonction des rves

    l'ai insist sur les origines de notre vie onirique parce qu'elle est le sol o la plupart des symboles trouvent l'origine de leur croissance. Malheureu-sement, il est difficile de comprendre les rves. Comme je l'ai dj fait remarquer, un rve ne ressemble en rien une histoire raconte par l'es-prit conscient. Dans la vie quotidienne, on rflchit ce que l'on veut exprimer, et on choisit la faon la plus frappante de le dire, en s'efforant de donner ses remarques une cohrence logique. Par exemple, une personne cultive s'efforcera d'viter une mtaphore htrogne parce qu'elle peut brouiller l'effet de son propos. Mais les rves ont une texture diffrente. Le rveur est assailli d'images qui semblent contradictoires et ridicules, le sens du temps est aboli, et les choses les plus banales peuvent revtir un aspect enchanteur ou effrayant.

    Il peut sembler trange que 1'esprit inconscient

  • 64 Essai d'exploration de l'inconscient

    agence ses matriaux d'une faon si diffrente des schmes apparemment disciplins que nous pou-vons imposer nos penses dans l'tat de veille. Pourtant, si l'on prend le temps de se souvenir d'un rve, le contraste est frappant, t c'est l'une des principales raisons qui rendent au profane les rves si difficiles comprendre.

    Selon la logique de l'exprience diurne normale, ils n'ont pas de sens et c'est pourquoi on a ten-dance, soit n'en pas tenir compte, soit s'avouer drout par eux.

    Peut-tre ce point deviendra-t-il plus clair si nous commenons par prendre conscience du fait que les ides qui nous occupent pendant notre vie diurne et apparemment discipline sont beaucoup moins prcises qu'il nous plat de le croire. Au contraire, leur sens (et leur importance affective pour nous) deviennent de plus en plus imprcis lorsque nous les examinons de prs. La raison en est que tout ce que nous avons entendu ou ressenti peut devenir subliminal, c'est--dire passer dans l'inconscient. Et mme ce que nous retenons dans notre esprit conscient et pouvons reproduire volont, a acquis un accompagnement inconscient qui colore l'ide chaque fois qu'elle est rappele. Nos impressions conscientes, en fait, s'accroissent trs rapidement d'un lment de sens inconscient qui a une signification psychique pour nous, bien que nous n'ayons pas conscience de l'existence de

  • La fonction des rves 65 ce sens subliminal, ni de la faon dont il amplifie et dforme la fois le sens conventionnel.

    Bien entendu, ces accompagnements incons-cients varient d'une personne l'autre. Chacun de nous reoit toute notion gnrale ou abstraite dans le contexte de son esprit propre, et par consquent la comprend et l'applique d'une faon qui lui est particulire. Quand, dans une conversation, j'utilise des mots comme '~tat , argent , sant ou socit , je pars de la supposition qu'ils signifient plus ou moins la mme chose pour ceux qui m'coutent. Mais c'est la restriction plus ou moins , qui importe ici. Chaque mot a un sens lgrement diffrent pour chaque personne, mme lorsqu'il s'agit de personnes ayant le mme ar-rire-plan culturel. La raison de ces variations est qu'une notion gnrale s'intgre chaque fois un contexte singulier, et qu'elle est donc comprise et applique d'une manire un peu singulire. Et les variations de sens sont bien entendu d'autant plus marques que l'exprience sociale, religieuse, poli-tique et psychologique des personnes concernes diffre davantage.

    A chaque fois que les concepts sont identiques aux mots, la variation est imperceptible et ne joue aucun rle pratique. Mais sitt qu'une dfinition exacte ou une explication prcise deviennent n-cessaires, on dcouvre parfois les variations les plus surprenantes, non seulement dans la compr-hension purement intellectuelle du terme, mais

  • 66 Essai d'exploration de l'inconscient

    plus particulirement dans la valeur affective qui lui est attribue, et dans son application. En gn-ral, ces variations sont subliminales, et les gens n'en prennent pas conscience.

    On peut videmment rejeter ces diffrences, en les considrant comme superflues, ou comme des nuances dont on peut se passer parce qu'elles ont peu de rapport avec les besoins de la vie quoti-dienne. Mais le fait qu'elles existent montre que mme les contenus de conscience les plus positifs s'entourent d'une frange d'ombre et d'incertitude. Mme le concept philosophique ou mathmatique le plus rigoureusement dfini, dont nous avons la conviction qu'il ne contient que ce que nous y avons mis, est nanmoins plus que nous ne suppo-sons. C'est un vnement psychique, et en tant que tel, partiellement inconnaissable. Les nombres mme que nous utilisons pour compter sont plus qu'on ne croit. Ils sont en mme temps des l-ments mythologiques. (Les Pythagoriciens les considraient comme divins.) Mais nous n'en avons pas conscience quand nous les utilisons dans un but purement pratique.

    En bref, chaque concept de notre conscience possde ses propres associations psychiques. Si de telles associations varient en intensit (selon l'im-portance relative de ce concept dans le cadre de notre personnalit totale, ou selon la nature des autres ides et mme des complexes qui lui sont associs dans n~tre inconSCient), il peut arriver

  • La fonction des rves 67 qu'elles aillent jusqu' modifier le caractre nor-mal du concept. Il peut mme se transformer en quelque chose de tout fait diffrent au fur et mesure qu'il s'enfonce en dessous du seuil de la conscience. Les aspects subliminaux de tout ce qui nous arrive jouent apparemment un trs petit rle dans notre vie quotidienne. Mais dans l'analyse des rves 01) le psychologue a affaire des expressions de l'inconscient, ils deviennent trs importants, car ils sont les racines, presque invisibles, de nos pen-ses conscientes. C'est pourquoi des objets ou des ides courantes peuvent acqurir dans le rve une signification psychologique si forte que nous nous veillons profondment troubls, alors que nous avons rv de quelque chose de trs ordinaire: d'une chambre ferme clef, ou d'un train man-qu .

    . Les images de nos rves sont beaucoup plus pittoresques et frappantes que les concepts ou les expriences qui sont leur contrepartie dans la vie diurne. Une des raisons en est que dans le rve, ces concepts peuvent exprimer leur sens inconscient. Dans nos penses conscientes nous nous en tenons alors aux limites des affirmations rationnelles, qui ont beaucoup moins de couleur, car nous les avons dpouilles de la majorit de leurs associations psychiques.

    Je me souviens d'un rve que j'ai fait, et que j'ai trouv difficile interprter. Dans ce rve, un certain homme essayait d'approcher de moi

  • 68 Essai d'exploration de l'inconscient

    par-derrire, et de sauter sur mon dos. Je ne savais rien de cet homme sinon qu'il s'tait empar d'une remarque que j'avais faite et en avait dform le sens jusqu' le rendre grotesque. Mais je ne pou-vais pas voir de rapport entre ce fait, et la tentative de me sauter sur le dos. Toutefois, il m'est souvent arriv dans ma vie professionnelle, que quelqu'un dnature mes paroles, si souvent que je n'ai gure pris la peine de me demander si cela me mettait en colre ou non. De fait, nous avons intrt garder un contrle conscient de nos ractions motionnel-les. Et c'tait l, je m'en rendis bientt compte, le sens de mon rve. Un dicton autrichien y tait apparu sous forme d'image visuelle. L'expression, banale en Autriche, Du kannst mir auf den Buckel steigen (tu peux me monter sur le dos), signifie en effet: Peu m'importe ce que tu dis de moi.

    On pourrait dire qu'un tel rve est symbolique, car il ne reprsentait pas la situation d'une faon directe, mais indirecte, au moyen d'une mtaphore dont le sens d'abord m'avait chapp. Quand ceci se produit, ce qui arrive frquemment, il ne s'agit pas d'un travestissement dlibrment emprunt par le rve. Cela rsulte simplement de la difficult que nous prouvons en gnral saisir le contenu affectif du langage imag. Dans la vie quotidienne, en effet, nous avons besoin d'exposer les choses aussi exactement que possible, et nous avons ap-pris rejeter les ornements de la fantaisie la fois dans notre langage et notre pense, en perdant du

  • La fonction des rves 69 mme coup une qualit toujours caractristique de la mentalit primitive. La plupart d'entre nous ont repouss dans l'inconscient toutes les associations psychiques bizarres attaches chaque ide ou chaque chose. Le primitif, lui, a encore conscience de ces proprits psychiques; il attribue aux ani-maux, aux plantes, aux pierres des pouvoirs qui nous paraissent tranges et inacceptables.

    Un habitant de la jungle africaine, par exemple, voit le jour un animal nocturne, et le reconnat comme une incarnation temporaire du gurisseur, du sorcier. Ou il peut le considrer comme l'me de la brousse, la bush soul, ou l'esprit d'un des anctres de sa tribu. Un arbre peut jouer un rle dcisif dans la vie d'un primitif, comme s'il conte-nait en dpt son me et sa voix, et l'homme aura l'impression que leurs sorts sont lis. Des Indiens de l'Amrique du Sud affirment qu'ils sont des Aras rouges, des perroquets, bien qu'ils se rendent parfaitement compte qu'ils n'ont ni plumes, ni ailes, ni bec. Car dans l'univers du primitif les choses ne sont pas spares par des frontires aussi rigoureuses que celles de nos socits ra-tionnelles .

    Nous vivons dans un monde objectif , et nous l'avons dpouill de ce que les psychologues appel-lent l'identit psychique, ou la participation mys-tique . Mais c'est prcisment ce halo d'associa-tions inconscientes qui donne son aspect color et fantastique l'univers du primitif. Nous en avons

  • 70 Essai d'exploration de l'inconscient

    perdu conscience au point que nous ne le recon-' naissons pas lorsque nous le dcouvrons chez les autres. Chez nous, ces phnomnes restent au-des-sous du seuil de conscience, et lorsque par hasard ils se manifestent, nous allons jusqu' vouloir qu'il se passe quelque chose d'anormal.

    Il m'est arriv plus d'une fois que des personnes cultives, intelligentes, viennent me consulter propos de rves trangers, d'imaginations, ou' mme de visions, qui les avaient profondment choques. Elles ont suppos que de telles choses ne pouvaient pas arriver un homme sain d'esprit, et que si l'on a rellement des visions, il faut que l'on souffre d'un trouble pathologique. Un thologien m'a dit une fois que les visions d'zchiel n'taient que des symptmes morbides, et que, lorsque Mose et les autres prophtes entendaient des voix leur parler, ils souffraient d'hallucinations. Vous imaginez quelle fut la panique de cet homme quand un phnomne de ce genre lui arriva spontanment )), lui. Nous sommes si accoutu-ms la nature apparemment rationnelle de notre monde que nous pouvons peine imaginer qu'il s'y produise quelque chose que le bon sens ne suffise pas expliquer. L'homme primitif, expos un choc de ce genre, ne douterait pas de sa sant mentale: il songerait des ftiches, des esprits, des dieux.

    Et pourtant, les motIOns qui nous affectent sont tout la fois les mmes. En fait, les angoisses

  • La fonction des rves 71 qui naissent de l'difice de notre civilisation peu-vent tre bien plus terrifiantes que celles que les primitifs attribuent aux dmons. L'attitude de l'homme civilis moderne me rappelle parfois un sujet psychotique, lui-mme mdecin, que j'ai eu dans ma clinique. Un matin o je lui demandais comment il allait, il me rpondit qu'il avait pass une nuit merveilleuse dsinfecter les cieux au chlorure de mercure, mais qu'au cours de ce net-toyage radical, il n'avait rencontr aucune trace de Dieu. Ceci est une nvrose, et peut-tre quelque chose de pire. Au lieu de Dieu, ou de la crainte de Dieu , nous trouvons une nvrose d'angoisse ou une sorte de phobie. L'motion est reste la mme, mais son objet a chang la fois de nom et de nature, et cela pour le pire. Je me rappelle un professeur de philosophie qui est venu un jour me consulter propos d'une phobie qu'il avait du cancer. Il souffrait de la conviction obsdante qu'il avait une tumeur maligne, bien que rien de cette sorte n'et jamais t dcouvert au cours de dou-zaines de radiographies. Oh, je sais bien qu'il n'y a rien , me disait -il. Mais il pourrait y avoir quelque chose. Qu'est -ce qui lui avait mis cette ide en tte? Elle provenait manifestement d'une peur qui ne devait rien la volont consciente. La pense morbide le submergeait soudain et poss-dait un pouvoir propre qu'il ne parvenait pas contrler. Il tait beaucoup plus difficile pour cet homme cultiv de faire un aveu de cette sorte qu'il

  • 72 Essai d'exploration de l'inconscient

    ~ n'et t pour le primitif de se dclarer hant par ; un fantme. L'influence maligne de mauvais es-i prits est du moins une hypothse admissible dans .le cas d'une mentalit primitive, mais c'est un choc .. considrable pour une personne civilise que de i, devoir reconnatre que les maux dont elle souffre sont dus une force stupide de l'imagination. Le phnomne primitif d'obsession n'a nullement dis-paru; il est rest le mme. Mais il est interprt d'une faon diffrente, plus nuisible pour l'esprit. J'ai fait plusieurs comparaisons de