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Sujet 1 : Comment définir l’entreprise dans l’approche de Frank Knight, des économistes autrichiens et de Joseph Schumpeter ? Document 1 : La firme se crée comme réponse à l’incertitude (Franck Knight) Selon Knight, c’est la capacité d’évaluer le danger qui différencie risque et incertitude. Une situation est risquée dès lors qu’un individu peut estimer le danger auquel il est confronté, en se servant de ses connaissances, de son intuition, des informations disponibles. Dans certains cas, il peut mesurer ce danger, à l’aide d’un calcul de probabilité. Il peut se tromper : par exemple, juger une situation peu risquée alors qu’elle est objectivement très risquée. Mais à partir du moment où il est en capacité d’évaluer le danger, c’est bien une situation de risque. En situation d’incertitude, c’est l’inverse qui se produit. Notre individu aura beau mobiliser toutes les informations disponibles et son bon sens, il sera dans l’incapacité d’évaluer le danger, ou de le mesurer à l’aide de probabilités. Prenons par exemple un individu désirant essayer le saut à l’élastique du haut d’un pont. Intuitivement, il sait que la corde le retiendra quand il sautera dans le vide. Il voit que les personnes ayant sauté avant lui sont encore en vie. Il sait que le nombre d’accidents en France est très faible. Il peut éventuellement, s’il est particulièrement doué, calculer la probabilité que la corde lâche au moment de sauter. C’est donc une situation de risque. En revanche, même en regardant attentivement au-dessus et en dessous de lui avant de sauter, il ne peut pas prévoir qu’un oiseau le percute en plein saut. Il ne peut pas calculer la probabilité d’occurrence du passage d’un oiseau sur sa trajectoire. C’est donc une situation d’incertitude. Une entreprise capitaliste évolue dans un environnement incertain : elle ne peut prévoir les aléas de la conjoncture, les évènements politiques, les changements de goûts des consommateurs. Dans une situation d’incertitude, l’entité productive ne peut pas se reposer sur un protocole préétabli pour réagir. Elle va devoir réagir au jugé, s’adapter aux circonstances et aux fluctuations économiques. Pour Knight, la prise de décision dans le milieu des affaires n’a rien de scientifique : elle repose plutôt sur le jugement, sur l’intuition, le bon sens des acteurs économiques. Certains individus sont plus doués que d’autres dans cette tâche : ils anticipent mieux les évènements, les attentes des consommateurs et les nécessaires changements de l’entreprise pour atteindre ses objectifs. Une situation d’incertitude conduit précisément l’entreprise à faire émerger ces individus « spécialisés » disposant d’une meilleure capacité de jugement (…). On leur confie alors naturellement la prise en charge des décisions stratégiques pour l’entreprise, plaçant tous les autres salariés sous leur contrôle. Knight nomme ce processus la « céphalisation », c’est-à- dire la centralisation de la fonction de décision de l’entreprise dans les mains d’une seule personne. Ces salariés qui se distinguent des autres par leurs compétences (capacités d’anticipation, de gestion des Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 1

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Sujet 1 : Comment définir l’entreprise dans l’approche de Frank Knight, des économistes autrichiens et de Joseph Schumpeter ?

Document 1 : La firme se crée comme réponse à l’incertitude (Franck Knight)Selon Knight, c’est la capacité d’évaluer le danger qui différencie risque et incertitude. Une

situation est risquée dès lors qu’un individu peut estimer le danger auquel il est confronté, en se servant de ses connaissances, de son intuition, des informations disponibles. Dans certains cas, il peut mesurer ce danger, à l’aide d’un calcul de probabilité. Il peut se tromper : par exemple, juger une situation peu risquée alors qu’elle est objectivement très risquée. Mais à partir du moment où il est en capacité d’évaluer le danger, c’est bien une situation de risque.

En situation d’incertitude, c’est l’inverse qui se produit. Notre individu aura beau mobiliser toutes les informations disponibles et son bon sens, il sera dans l’incapacité d’évaluer le danger, ou de le mesurer à l’aide de probabilités. Prenons par exemple un individu désirant essayer le saut à l’élastique du haut d’un pont. Intuitivement, il sait que la corde le retiendra quand il sautera dans le vide. Il voit que les personnes ayant sauté avant lui sont encore en vie. Il sait que le nombre d’accidents en France est très faible. Il peut éventuellement, s’il est particulièrement doué, calculer la probabilité que la corde lâche au moment de sauter. C’est donc une situation de risque. En revanche, même en regardant attentivement au-dessus et en dessous de lui avant de sauter, il ne peut pas prévoir qu’un oiseau le percute en plein saut. Il ne peut pas calculer la probabilité d’occurrence du passage d’un oiseau sur sa trajectoire. C’est donc une situation d’incertitude.

Une entreprise capitaliste évolue dans un environnement incertain : elle ne peut prévoir les aléas de la conjoncture, les évènements politiques, les changements de goûts des consommateurs. Dans une situation d’incertitude, l’entité productive ne peut pas se reposer sur un protocole préétabli pour réagir. Elle va devoir réagir au jugé, s’adapter aux circonstances et aux fluctuations économiques. Pour Knight, la prise de décision dans le milieu des affaires n’a rien de scientifique : elle repose plutôt sur le jugement, sur l’intuition, le bon sens des acteurs économiques. Certains individus sont plus doués que d’autres dans cette tâche : ils anticipent mieux les évènements, les attentes des consommateurs et les nécessaires changements de l’entreprise pour atteindre ses objectifs. Une situation d’incertitude conduit précisément l’entreprise à faire émerger ces individus « spécialisés » disposant d’une meilleure capacité de jugement (…). On leur confie alors naturellement la prise en charge des décisions stratégiques pour l’entreprise, plaçant tous les autres salariés sous leur contrôle. Knight nomme ce processus la « céphalisation », c’est-à-dire la centralisation de la fonction de décision de l’entreprise dans les mains d’une seule personne. Ces salariés qui se distinguent des autres par leurs compétences (capacités d’anticipation, de gestion des hommes et de l’entreprise) s’appellent les entrepreneurs. Grâce à leur capacité de jugement, les entrepreneurs sont en mesure de faire passer l’entreprise d’une situation d’incertitude à une situation de risque probabilisable. Le jugement sûr des entrepreneurs permet également d’accroître le chiffre d’affaires et le profit, auxquels sont conditionnés tous les autres revenus distribués par l’entreprise (paiement des salaires, des actionnaires, des créanciers).

Se pose alors la question de la séparation des fonctions d’entrepreneur et de propriétaire de l’entreprise. Dans l’idéal type de la firme imaginée par Knight, la fonction d’entrepreneur est nécessairement confondue avec la propriété de l’entreprise : la responsabilité et le contrôle financier de l’entreprise vont de pair. Toutefois, lorsque le capital est divisé entre des actionnaires, comme c’est le cas pour les sociétés cotées, l’entrepreneuriat peut prendre une forme différente. Il est en effet impossible, dans ce cas, de cumuler contrôle total de l’entreprise et fonction de manager. Pour Knight, cela signifie que le type « pur » de l’entrepreneur disparaît au profit « d’entrepreneurs spécialisés », responsables de sous-entités de la firme.

D’après Pierre-André Corpron et alii, Economie, sociologie et histoire du monde contemporain, Bréal, 2013

Document 2 : La firme dans l’approche de Franck KnightLes agents économiques prennent leurs décisions à partir d’un « jugement intuitif » relatif à

des évènements incertains. (…) L’exercice du jugement s’apparente à une forme de coordination qualitative. Dans un monde fait d’incertitude radicale, « la fonction majeure consiste à décider que faire et comment le faire » (F. Knight, 1921). Lorsque l’incertitude apparaît, cette fonction de coordination dirigée prend le dessus sur la fonction d’exécution. (…) Les agents qui vont assurer ce rôle de coordination dirigée sont les entrepreneurs. « L’essence de la firme est la spécialisation de la

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fonction de direction responsable de la vie économique, la caractéristique négligée à partir de laquelle naît l’inséparabilité entre deux éléments : la responsabilité et le contrôle » (F. Knight, 1921). Les entrepreneurs doivent être responsables, assumer l’incertitude et rassurer les travailleurs en leur garantissant un revenu fixe en contrepartie des efforts qu’ils consentent dans le travail d’exécution. En échange de salaires fixes qui les protègent des aléas, l’entrepreneur acquiert le droit de surveiller les activités des travailleurs de la firme. La théorie knightienne légitime le rapport salarial et la hiérarchisation naturelle dans la firme. Cette vision de l’entrepreneur sera largement reprise par les théories autrichiennes de l’entrepreneuriat (Hayek et Kirzner).

Bernard Baudry, Virgile Chassagnon, Les théories économiques de l’entreprise, collection Repères, La Découverte, 2014

Document 3 : L’entrepreneur autrichien saisit les opportunités de l’allocation marchande L’un des exemples les plus symptomatiques de l’application de la logique du processus de marché est sans doute la théorie de la firme. La firme s’oppose en effet au marché en tant que logique de coordination et il paraît ici intéressant d’examiner la manière dont les auteurs autrichiens réussissent à se réapproprier une analyse qui semblait destinée à demeurer hors de leur sphère d’investigation. (…)

La tradition autrichienne se heurte à des difficultés comparables à celles de la théorie néoclassique lorsqu’il s’agit d’expliquer l’existence de la firme : si les marchés sont un mode d’organisation si efficient, pourquoi recourir à la hiérarchie pour organiser la production alors que l’on pourrait très bien imaginer une décentralisation marchande de tous les stades productifs ? (…)

L’une des caractéristiques de l’entrepreneur kirznérien (de l’économiste Kirzner) est que la qualité de vigilance, à l’origine du profit, n’est pas reliée à la possession du capital. Kirzner insiste en effet sur le fait que la pure activité de découverte d’opportunités de profit est sans coût et ne nécessite aucun investissement. Cependant, de plus en plus d’auteurs distinguent entre la découverte de l’opportunité et son exploitation qui, elle, peut nécessiter le contrôle d’un ensemble d’actifs. La découverte d’une opportunité de profit reflète le jugement d’un individu sur l’usage possible d’une ressource en relation avec les besoins futurs imaginés. L’exploitation de ce jugement peut prendre trois formes : (i) l’entrepreneur peut vendre son jugement sur un marché spécifique, (ii) il peut mettre en œuvre une activité simple d’arbitrage consistant à acheter un bien sur un marché et à le revendre sur un autre, ou bien, (iii) il peut, si la mise en œuvre de son jugement est plus complexe et nécessite la coordination de plusieurs actifs complémentaires, créer une firme. Ainsi, la firme n’est autre que la manifestation concrète de l’action entrepreneuriale.

Le jugement de l’entrepreneur ne se limite pas à identifier une opportunité de profit mais, afin de pouvoir l’exploiter, consiste à choisir judicieusement quelle combinaison d’actifs mettre en œuvre au sein d’une organisation appelée firme. Dans ce cas de figure, il ne suffit pas à l’entrepreneur d’accumuler une certaine quantité générique de capital ; l’exploitation de l’opportunité de profit passe par l’agencement d’actifs hétérogènes, et le choix de cet agencement résulte de l’interprétation – forcément subjective – que fait l’entrepreneur des usages possibles et des potentialités des divers biens capitaux sous son contrôle. Ainsi, la firme est la manifestation de l’action entrepreneuriale, et son organisation résulte de l’agencement subjectivement choisi de la structure hétérogène du capital.

Sandye Gloria-Palermo, L’école économique autrichienne, Collection Repères, La Découverte, 2013

Document 4 : L’approche autrichienne de l’entreprise (Pour Kirzner) l’action entrepreneuriale se manifeste à travers l’exercice de la vigilance de

l’individu face aux possibilités de profit existantes dans l’économie, mais non encore exploitées. L’homo agens misésien (dans l’approche de l’économiste autrichien von Mises) est potentiellement vigilant, c’est-à-dire qu’il est capable (…) d’interpréter la réalité économique afin de percevoir des opportunités de profit et d’agir en conséquence. Ces opportunités de profit consistent plus précisément en des écarts de prix entre offre et demande qui résultent de l’imparfaite communication entre les marchés.

L’action entrepreneuriale est possible non en raison d’un type particulier de connaissance que détiendrait un agent, mais en raison de sa capacité à chercher de nouvelles connaissances. L’activité entrepreneuriale ne requiert aucun autre investissement que la vigilance et constitue la force motrice de l’évolution des prix.

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L’individu misésien évolue dans un monde d’informations fragmentées, où, de ce fait, existent des déséquilibres d’un marché sur l’autre et où les activités des agents ne sont pas pleinement coordonnées. Il existe dans un tel contexte, en raison des imperfections, des opportunités de profits non encore découvertes. Les individus vigilants, c’est-à-dire ceux qui perçoivent l’existence de ces différences de prix, cherchent à en tirer parti. Un tel comportement d’arbitrage est décrit comme une action entrepreneuriale. L’action prend fin lorsque la différence de prix disparaît, c’est-à-dire lorsque acheteurs et vendeurs se retrouvent coordonnés sur les différents marchés.

L’action entrepreneuriale dévoile au reste de la communauté l’existence de désajustements ponctuels et, ce faisant, contribue à la diffusion de nouvelles informations à travers les participants. L’acquisition de nouvelles informations permet aux individus, qu’ils soient ou non dotés de la qualité de vigilance, de reformuler leurs plans. Cette reformulation permet selon Kirzner un ajustement des variables économiques et des prix en particulier, permettant une meilleure coordination entre les agents économiques. Faute de le démontrer, Kirzner affirme que les changements qu’engendre l’entrepreneur sont toujours orientés vers un hypothétique état d’équilibre.

Sandye Gloria-Palermo, L’école économique autrichienne, Collection Repères, La Découverte, 2013

Document 5 : l’entrepreneur innovateur renouvelle le capitalisme chez Schumpeter (1911)Produire, c'est combiner les choses et les forces présentes dans notre domaine (cf. plus haut). Produire autre chose ou autrement, c'est combiner autrement ces forces et ces choses. Dans la mesure où l'on peut arriver à cette nouvelle combinaison en partant de l'ancienne avec le temps, par de petites démarches et une adaptation continue, (…) il y a bien une modification, éventuellement une croissance. Ce concept englobe les cinq cas suivants :1° Fabrication d'un bien nouveau, c'est-à-dire encore non familier au cercle des consommateurs, ou d'une qualité nouvelle d'un bien.2° Introduction d'une méthode de production nouvelle, c'est-à-dire pratiquement inconnue de la branche intéressée de l'industrie; il n'est nullement nécessaire qu'elle repose sur une découverte scientifiquement nouvelle et elle peut aussi résider dans de nouveaux procédés commerciaux pour une marchandise.3° Ouverture d'un débouché nouveau, c'est-à-dire d'un marché où jusqu'à présent la branche intéressée de l'industrie du pays intéressé n'a pas encore été introduite, que ce marché ait existé avant ou non.4° Conquête d'une source nouvelle de matières premières ou de produits semi-ouvrés; à nouveau, peu importe qu'il faille créer cette source ou qu'elle ait existé antérieurement, qu'on ne l'ait pas prise en considération ou qu'elle ait été tenue pour inaccessible.5° Réalisation d'une nouvelle organisation, comme la création d'une situation de monopole (par exemple la trustification) ou l'apparition brusque d'un monopole.Les nouvelles combinaisons ou les firmes, les centres de production qui leur donnent corps - théoriquement et aussi généralement en fait - ne remplacent pas brusquement les anciennes, mais s'y juxtaposent. (…)L'exécution de nouvelles combinaisons est une fonction particulière, un privilège de personnes bien moins nombreuses que celles qui extérieurement en auraient la possibilité, et souvent de personnes à qui paraît manquer cette possibilité. (…)Il est objectivement plus difficile de faire du nouveau que de faire ce qui est accoutumé et éprouvé et ce sont là deux choses différentes ; mais l'agent économique oppose encore une résistance à une nouveauté, il lui opposerait même une résistance, si les difficultés objectives n'étaient pas là. L'histoire de la science confirme grandement le fait qu'il nous est extrêmement difficile de nous assimiler, par exemple, une nouvelle conception scientifique. Toujours la pensée revient dans la voit accoutumée, même si celle-ci est devenue impropre au but recherché et si la nouveauté, plus convenable au but poursuivi, n'offre pas en elle-même de difficultés particulières. L'essence et la fonction d'habitudes de pensées fixes, fonction qui accélère la vie et épargne des forces, reposent précisément sur ce qu'elles sont devenues subconscientes, donnent automatiquement leurs résultats, et sont à l'abri de la critique, voire de la contradiction, de faits individuels. Mais cette fonction, quand son heure a sonné, devient un sabot d'enrayage. Il en va de même dans le monde de l'activité économique. Dans le tréfonds de celui qui veut faire du nouveau, se dressent les données de l'habitude ; elles témoignent contre le plan en gestation. Une dépense de volonté nouvelle et d'une autre espèce devient par là nécessaire ; elle s'ajoute à celle qui réside dans le fait qu'au milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut

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conquérir de haute lutte de l'espace et du temps pour la conception et l'élaboration des nouvelles combinaisons, et qu'il faut arriver à voir en elles une possibilité réelle et non pas seulement un rêve et un jeu. Cette liberté d'esprit suppose une force qui dépasse de beaucoup les exigences de la vie quotidienne, elle est par nature quelque chose de spécifique et de rare. Le troisième point est la réaction que le milieu social oppose à toute personne qui veut faire du nouveau en général ou spécialement en matière économique. Cette réaction s'exprime d'abord dans les obstacles juridiques ou politiques. Même abstraction faite de cela, chaque attitude non conforme d'un membre de la communauté sociale est l'objet d'une réprobation dont la mesure varie suivant que la communauté sociale y est adaptée ou non. Déjà quand on tranche par sa conduite, ses vêtements, ses habitudes de vie sur les personnes du même milieu social, et à plus forte raison dans des cas plus graves, celles-ci réagissent. Cette réaction est plus aiguë aux degrés primitifs de la culture qu'à d'autres, mais elle n'est jamais absente. Déjà le simple étonnement au sujet de l'écart dont on se rend coupable, sa simple constatation exerce une influence sur l'individu. La simple expression d'une désapprobation peut avoir des conséquences sensibles. Cela peut mener plus loin : au rejet de l'intéressé par la société, à une interdiction physique du dessein qu'il avait formé, à une attaque directe contre lui. Ni le fait qu'une différenciation progressive affaiblit cette réaction (d'autant plus que la raison principale qu'a cette réaction de s'affaiblir est l'évolution même que nos développements veulent expliquer) ni le fait que la réaction sociale agit comme une impulsion suivant les circonstances et sur certains individus ne changent rien en principe à l'importance de cette réaction. Surmonter cette résistance est toujours une tâche particulière sans équivalent dans le cours accoutumé de la vie ; cette tâche exige une conduite d'une nature particulière. Dans les matières économiques cette résistance se manifeste d'abord chez les groupes menacés par la nouveauté, puis dans la difficulté à trouver la coopération nécessaire de la part des gens dont on a besoin, enfin dans la difficulté à amener les consommateurs à suivre. Ces facteurs sont encore influents aujourd'hui, quoiqu'une évolution tumultueuse nous ait habitués à l'apparition et à l'exécution de nouveautés ; c'est dans les stades initiaux du capitalisme qu'on peut le mieux les étudier.

Source : Joseph Schumpeter Théorie de l’évolution économique, 1911

Document 6 : le recul de l’entrepreneur et l’avenir du capitalisme chez Schumpeter (1942) Pour agir avec confiance au-delà de la zone délimitée par les balises familières et pour

surmonter ces résistances du milieu, des aptitudes sont nécessaires qui n’existent que chez une faible fraction de la population et qui caractérisent à la fois le type et la fonction de l’entrepreneur. Cette fonction ne consiste pas essentiellement à inventer un objet ou à créer des conditions exploitées par l’entreprise, mais bien à aboutir à des réalisations. Or, cette fonction sociale est, dès à présent, en voie de perdre son importance, et elle est destinée à en perdre de plus en plus et à une vitesse accélérée dans l’avenir, et ce même si le régime économique lui-même, dont l’initiative des entrepreneurs a été le moteur initial, continuerait à fonctionner sans perturbations. En effet, d’une part, il est beaucoup plus facile désormais que ce n’était le cas dans le passé d’accomplir des tâches étrangères à la routine familière – car l’innovation est en voie d’être ramenée à une routine. Le progrès technique devient toujours davantage l’affaire d’équipes de spécialistes entraînés qui travaillent sur commande et dont les méthodes leur permettent de prévoir les résultats pratiques de leurs recherches. Au romantisme des aventures commerciales d’antan succède rapidement le prosaïsme, en notre temps où il est devenu possible de soumettre à un calcul strict tant de choses qui naguère devaient être entrevues dans un éclair d’intuition géniale. D’autre part, la personnalité et la force de volonté doivent nécessairement peser moins lourd dans des milieux qui se sont habitués au changement économique – spécialement caractérisé par un flux incessant de nouveaux biens de consommation et de production – et qui loin d’y résister, l’accueillent tout naturellement. (…) ainsi, le progrès technique tend à se dépersonnaliser et à s’automatiser. Le travail des bureaux et des commissions tend à se substituer à l’action individuelle. Une comparaison militaire va nous aider une fois de plus à préciser ce point essentiel. Naguère (en gros jusque, et y compris, les guerres napoléoniennes), « Général » était synonyme d’entraîneur d’hommes et par « succès » l’on entendait le succès personnel du chef qui récoltait des « profits » correspondants sous forme de prestige social. (…) La présence de Napoléon était et devait être effectivement sentie sur les champs de bataille. Or, il n’en va plus ainsi désormais. Le travail d’état-major, spécialisé et rationalisé, est en voie d’effacer la personnalité ; le calcul des résultats se substitue à l’intuition. Le grand chef n’a plus l’occasion de se ruer dans la mêlée. Il est en passe de devenir un employé de bureau comme les autres – un employé qui n’est pas toujours difficile à remplacer.

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Joseph Schumpeter, Le capitalisme peut-il survivre ? (Payot, 2011) ; ce livre reprend la deuxième partie de « Capitalisme, Socialisme et Démocratie » (1942)

Document 7: le futur du capitalisme, le socialisme ? (1942) Si l’évolution capitaliste – le progrès (…) devient complètement automatique, le support

économique de la bourgeoisie industrielle (classe sociale où on trouve les entrepreneurs) sera finalement réduit à des salaires analogues à ceux qui rémunèrent la besogne administrative courante (…). Comme l’initiative capitaliste, de par ses réussites mêmes, tend à automatiser les progrès, nous conclurons qu’elle tend à se rendre elle-même superflue – à éclater en morceaux sous la pression même de son propre succès. L’unité industrielle géante parfaitement bureaucratisée n’élimine pas seulement (…) les firmes de taille petite ou moyenne, mais en fin de compte, elle élimine également l’entrepreneur et exproprie la bourgeoisie en tant que classe appelée perdre, de par ce processus, non seulement son revenu, mais encore, ce qui est infiniment plus grave, sa raison d’être. Les véritables pionniers du socialisme n’ont pas été les intellectuels ou les agitateurs qui ont prêché cette doctrine mais bien les Vanderbilt, les Carnegie, les Rockefeller. (…) Le succès même de l’initiative capitaliste tend paradoxalement à compromettre le prestige ou à affaiblir le poids social de la classe qui en a été le principal artisan et que l’unité géante de contrôle tend à enlever à la bourgeoisie la fonction à laquelle elle devait son importance sociale.

Joseph Schumpeter, Le capitalisme peut-il survivre ? (Payot, 2011) ; ce livre reprend la deuxième partie de « Capitalisme, Socialisme et Démocratie » (1942)

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Sujet 2 : Comment l’entreprise est-elle définie dans la théorie des coûts de transaction développée par R.Coase ?

Document 1 : Pourquoi existe-t-il des firmes selon Ronald Coase ?Coase part d’une constatation empirique : le système des prix, dont l’analyse est au cœur de la

théorie microéconomique traditionnelle, n’est qu’un des mécanismes de coordination rencontré dans la réalité, et il est même plutôt l’exception que la règle. Coase propose alors de s’interroger sur les raisons de l’existence de l’arrangement institutionnel alternatif au marché qu’est la firme.

Sa réponse tient en deux étapes. Si le marché n’est pas l’unique moyen de coordonner l’activité économique, c’est qu’il existe des coûts à recourir au système de prix, des coûts de transaction. En effet, si ce mode de coordination n’était pas coûteux, comme le suppose la théorie microéconomique lorsqu’elle analyse des marchés de concurrence pure et parfaite, aucune alternative crédible ne pourrait exister. Les coûts de transaction sur le marché s’expliquent par l’absence d’un commissaire-priseur collectant l’information et déterminant le vecteur de prix d’équilibre bénévolement. Ils correspondent aux coûts de découverte du prix, c’est-à-dire aux coûts de négociation des contrats, de recherche d’un partenaire, de contractualisation à répétition dès lors que les contrats sont des arrangements de court terme répétés.

Supposer, comme le fait Coase, que les coûts de transaction sur le marché sont positifs fournit une explication théorique de l’existence d’un mode de coordination alternatif et oblige les économistes à se poser de nouvelles questions, qu’ils n’entrevoyaient pas sous l’hypothèse de coûts de transaction nuls.

Stéphane Saussier, Anne Yvrande-Billon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007

Document 2 : la coordination dans l’entreprise se fait par l’autorité Coase remarque ensuite que le mode de coordination au sein de la firme se distingue de celui

qui prévaut sur le marché. Il n’est pas fondé sur l’évolution des prix relatif mais plutôt sur l’autorité  : « Dans le monde réel, il ne le fait pas en raison d’un changement des prix relatifs, mais parce qu’on lui a ordonné de le faire » (Coase, 1937). Aux relations de marché où la coordination se fait par les prix, Coase oppose les relations internes à la firme dans laquelle la coordination se fait par un entrepreneur coordinateur, ayant autorité de décision au cours de la réalisation du contrat de travail.

Cette différence de mode de coordination entre la firme et le marché explique l’avantage potentiel de la firme dans certaines situations qui restent à déterminer. En effet, l’on ne signe pas le même type de contrat dans la firme que sur le marché, ce qui explique que le mode de coordination soit différencié. La coordination ne s’effectue pas par la signature de contrats commerciaux mais par la signature de contrat de travail généralement de long terme (ce qui évite les coûts de renégociations répétées) et très incomplets (ce qui limite les coûts de renégociation des contrats. De ce fait, l’entrepreneur n’a pas besoin de spécifier à l’avance les actions de l’employé. Il peut attendre de voir et de décider ex post une fois les incertitudes levées. Ce type de contrat et de mode de coordination est donc particulièrement utile quand l’entrepreneur évolue dans un contexte de fortes incertitudes. Néanmoins, il ne permet pas une flexibilité totale. Comme le note Coase, l’employeur choisit parmi un « ensemble des possibles » ce que l’employeur doit faire, en accord avec la réglementation du travail qui délimite le pouvoir de l’employeur sur son employé.

Stéphane Saussier, Anne Yvrande-Billon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007

Document 3 : Les différents types de coûts de transactionQuelle que soit l’efficacité des marchés, le recours aux prix pour organiser les transactions a un

coût. Lorsque celui-ci devient significatif, il peut être avantageux d’utiliser d’autres arrangements comme vecteurs de transaction. (…) Prenons le cas de transactions sur le marché, par exemple l’achat d’une voiture, donnant lieu à un contrat de vente. Cette transaction a des coûts directs et des coûts indirects.

Les coûts directs sont liés à la transaction spécifique (…) : le coût de recherche d’un partenaire (quel est le concessionnaire qui me propose le meilleur prix ?) ; le coût d’élaboration du contrat, c’est-à-dire ce qu’il en coûte de négocier et d’écrire un contrat tenant compte d’évènements difficiles à anticiper (faut-il prévoir une pénalité dans le cas d’un délai de livraison dû à une grève du

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transporteur ?) ; le coût des garanties accompagnant la transaction (par exemple, les arrhes que j’immobilise auprès du vendeur jusqu’à la livraison) ; le coût de suivi du contrat ; les coûts potentiels d’exécution (par exemple, le recours à une tierce personne pour contraindre le vendeur à payer une pénalité qui était prévue en cas de retard de livraison ; les coûts d’adaptation ou de renégociation du contrat (par exemple, lorsque des clauses prévoyaient cette possibilité en cas de force majeure).

A côté de ces coûts directs existent des coûts indirects, qui ne sont pas propres à une transaction particulière mais résultent des conditions institutionnelles requises pour que les transactions puissent avoir lieu : ces coûts tiennent d’abord à la taille du marché (dans une économie où le volume de transaction et le nombre d’intervenants sont importants, la mise en relation des parties exige des dispositifs techniques complexes – qu’on pense à l’exemple du marché de gros d’électricité) ; une deuxième source de coûts, qui là aussi tendent à croître avec la taille du marché, vient de la production d’information sur les caractéristiques des biens et services (qu’on pense aux dispositifs requis pour signaler et garantir les normes de qualités) ; une troisième source de coût provient des institutions nécessaires à la réalisation efficace des transactions (par exemple la création d’un système de mesure unifié ou d’une monnaie commune) et à la dissuasion des tricheurs (mise en place de lois, de tribunaux et de forces de police).

Claude Ménard, L’économie des organisations, collection Repères, La Découverte, 2004

Document 4

Document 5 : Les frontières de la firme dans l’analyse de Ronald CoaseAfin de proposer une véritable théorie de la firme, il reste à comparer les faiblesses de cet

arrangement organisationnel avec celles du marché de manière à comprendre pourquoi les deux subsistent. En effet, si la firme a tant d’avantages, on peut se demander pourquoi il n’existe pas une seule et même grande firme pour toutes les transactions d’une société. Autrement dit, quelle est la limite à l’intégration ?

Afin de répondre à cette question, Coase avance l’idée qu’organiser une transaction en interne, c’est-à-dire dans la firme, entraîne aussi des coûts de coordination propres à celle-ci, notamment parce que les rendements de l’activité de management sont décroissants. Les connaissances nécessaires pour coordonner les transactions en interne deviennent de plus en plus importantes à mesure que le nombre de transactions organisées au sein de la firme augmente. Par conséquent, la firme intègre des activités jusqu’à ce que la dernière activité coûte, en termes de coûts de coordination, aussi cher à produire en interne qu’en externe. Coase applique donc un raisonnement marginaliste et introduit la notion de rationalité limitée (ou plus exactement de limites cognitives) des entrepreneurs dans son analyse : à mesure que le nombre de transactions organisées en interne augmente, il est de plus en plus difficile pour l’entrepreneur de coordonner l’activité de production. Coase définit donc la firme comme le lieu où l’on substitue à une relation coordonnée par le mécanisme du prix une relation où la coordination se fait par l’autorité.

S.Saussier, A. Yvrande-Billon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007

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Sujet 3 : Comment l’entreprise est-elle définir dans l’approche des coûts de transaction développée par O.Williamson ?

Document 1 : le choix de l’intégration plutôt que celui du marché selon WilliamsonLa théorie de Williamson se situe directement dans le prolongement de Coase. Elle développe

l’analyse des coûts de transaction pour expliquer, en particulier, dans quels cas la firme s’impose comme un mode de coordination, c’est-à-dire dans quel cas l’intégration d’une activité dans la firme sera préférée au recours au marché, par l’extériorisation. Williamson se distingue des approches néoclassiques par ses hypothèses sur le comportement des agents économiques et sur les caractéristiques des contrats. Il reprend la théorie de la rationalité limitée d’Herbert Simon : les agents ont des capacités cognitives limitées, ils ne peuvent pas, dans des environnements complexes, envisager tous les évènements possibles et calculer parfaitement les conséquences de leurs actes. En conséquence, les contrats seront, le plus souvent, des contrats incomplets, qui n’envisagent pas tous les évènements possibles. Le problème est alors de savoir ce qui va se passer, après signature d’un contrat, en cas d’événement imprévu. L’incomplétude des contrats laisse une marge de manœuvre aux parties, ce qui va permettre les comportements opportunistes, la manipulation de l’information par les agents. C’est là que se situe, pour Williamson, le problème essentiel  : l’opportunisme, et la manière de s’en protéger, est au centre des choix organisationnels. Ce problème se pose tout particulièrement quand, pour une transaction, les agents doivent réaliser des investissements spécifiques, non réutilisables en dehors de la transaction, qui les rendent dépendants l’un de l’autre. Chaque partie peut alors craindre que l’autre s’approprie le bénéfice de la transaction, qu’il y ait « hold-up ». C’est essentiellement dans ce cas où une transaction implique des investissements fortement spécifiques que (…) la coordination dans la firme sera préférée à la coordination par le marché. (…) La firme, pour Williamson est ainsi un système contractuel particulier, un « arrangement  institutionnel » caractérisé par un principe hiérarchique selon lequel c’est la direction de l’entreprise qui a le pouvoir de prendre les décisions en cas d’événements non prévus dans les contrats, et qui permet de limiter les risques liés à l’opportunisme.

Olivier Weinstein, « L’entreprise dans la théorie économique » in Cahiers Français N°345, 2008

Document 2 : comportements opportunistes et spécificités des capitauxWilliamson va insister sur l’imperfection des relations industrielles en montrant les avantages

que peut avoir l’intégration dans une organisation de taille plus importante par rapport à l’existence et au maintien de contrats, par exemple de sous-traitance, entre deux entreprises.

L’imperfection repose sur le fait que les agents économiques sont supposés avoir une rationalité limitée car l’information n’est pas parfaite. Ils sont aussi opportunistes, c’est-à-dire qu’ils recherchent leur intérêt personnel, mais dans un cadre qui n’est pas parfaitement transparent, en agissant par des tromperies. Williamson va intégrer dans l’analyse le degré de spécificité des actifs  : un actif sera d’autant plus spécifique qu’il ne pourra être utilisé que dans un type particulier de production. Il en sera ainsi si une entreprise sous-traitante réalise des investissements qui ne peuvent correspondre qu’à une seule activité productive. (…) Il faut entendre par « actif » à la fois le facteur capital mais aussi le facteur travail. Certaines activités nécessitent des salariés formés pour un travail particulier.

L’actif sera considéré comme spécifique s’il n’est pas réutilisable, ni réemployable pour une autre activité.

Prenons le cas d’un investissement en capital fixe puis d’un investissement en capital humain, chacun entraînant la constitution d’actifs très spécifiques. Ils peuvent provoquer l’un et l’autre des comportements opportunistes :

- cas 1) si une entreprise investit pour fabriquer un des composants du produit d’une autre entreprise, elle ne le fera que si elle est assurée d’une demande pérenne et importante. Or, deux types de comportements opportunistes peuvent intervenir. Le premier émane de l’entreprise cliente qui peut faire jouer la concurrence et utiliser rapidement, avant que le capital ne soit rentable, un autre fournisseur. Le second est le fait du fournisseur qui peut faire profiter de l’équipement (…) un autre client produisant le même produit. Dans ce cas, l’intégration du fournisseur dans l’entreprise cliente sous la forme, au minimum d’un contrat de sous-traitance ou d’une opération de concentration verticale paraît raisonnable ;

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- cas 2) si une entreprise à besoin de l’apport d’une ressource humaine très spécialisée, elle aura des difficultés à la trouver déjà formée sur le marché du travail. elle sera donc obligée de contribuer à sa formation (…). L’intégrer dans l’entreprise par un contrat de travail à durée indéterminée semble la solution la plus envisageable pour éviter un comportement opportuniste de la main d’œuvre qui peut, une fois formée, répondre à l’offre d’emploi d’une entreprise plus offrante.

Jean-Marc Huart, Stratégie des entreprises et efficacité économique, Collection Thèmes et Débats, Bréal, 2014

Document 3 : Différents types de spécificité des actifsLa spécificité des actifs peut prendre au moins six formes différentes. Le caractère non-

redéployable des investissements peut provenir : - de leur localisation : on parle alors de spécificité de site. L’exemple typique est celui d’un

fournisseur qui accepte d’implanter son usine à côté de celle de son client, comme c’est le cas par exemple des aciéries et des hauts fourneaux dans l’industrie sidérurgique. Ce faisant, il économise sur les coûts de transport et de stockage mais il limite dans le même temps les possibilités de redéployer son investissement vers d’autres clients ;

- de leurs caractéristiques physiques : on parle alors de spécificité physique. Le transport de certaines marchandises comme le produits chimiques par exemple nécessite de recourir à des wagons spécialement conçus à cet effet. Aussi observe-t-on que les fabricants de produits chimiques préfèrent souvent posséder de tels actifs plutôt que d’en négocier la location auprès de compagnies ferroviaires ;

- de la taille du marché : on parle alors d’actifs dédiés. De tels actifs sont développés lorsqu’un fournisseur accepte, pour répondre à la demande d’un client d’investir dans des équipements à caractère général, qui pourraient intrinsèquement intéresser d’autres clients ou être facilement redéployés vers d’autres activités. Leur non-redéployabilité ne provient pas des caractéristiques physiques des actifs, mais de la taille du marché qui ne peut pas autoriser ce redéploiement au moment où le fournisseur développe ces actifs. Des actifs dédiés sont généralement d’autant plus développés pour la réalisation d’une transaction que celle-ci concerne des quantités importantes par rapport au marché global ;

- de connaissances spécialisées nécessaires à la transaction : on parle alors d’actifs spécifiques humains. Cette notion comprend les dépenses faites en formation par le fournisseur afin de répondre à la demande d’un client. Pour peu que la demande soit particulière, les connaissances développées par le fournisseur ne lui seront d’aucune utilité pour d’autres clients ou d’autres usages ;

- de leur identification à une marque : on parle alors de spécificité de marque. On regroupe dans ce type d’actif tout ce qui a trait à la marque, notamment les efforts effectués par les contractants pour améliorer leur réputation ;

Stéphanie Saussier, Anne Yvrande-Bilon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007 p.19

Document 4 : Ce qu’il faut retenir de la théorie des coûts de transactionPour nous résumer, la théorie des coûts de transaction s’interroge sur les motifs qui poussent

les agents à écrire des contrats. Le premier motif, le plus souvent mis en avant, est le désir de protection des investissements

spécifiques (recherche de sécurité) avancés par l’une des parties ou les deux. Parce que les investissements spécifiques ne sont pas redéployables sans coûts vers d’autres usages ou d’autres utilisateurs, les parties ont intérêt à chercher à influencer la distribution de la quasi-rente ainsi créée au travers de comportements opportunistes. Les contrats sont donc le moyen de promouvoir l’efficacité en spécifiant ex ante la distribution de la quasi-rente ex post, évitant ainsi des marchandages répétitifs et des risques d’opportunisme ex post.

Du fait des hypothèses que retient la théorie des coûts de transaction, les choses sont un peu plus complexes notamment parce que les contrats ne sont pas des mécanismes parfaits exécutés de manière mécanique et respectés à la lettre. Ils ne sont que des outils de contrôle très imparfaits des comportements opportunistes. Les parties peuvent mettre au point toutes sortes de tactiques pour ne pas avoir à respecter le contrat ou l’esprit du contrat. Un élément important dans le choix de la forme du contrat devient alors la recherche d’économie des coûts associés à la résolution des conflits et au contrôle de l’échange.

Les contrats, dès lors qu’ils sont de long terme, sont incomplets et ne cherchent pas forcément à réduire cette incomplétude. Ils sont plutôt caractérisés par un processus de négociation continuelle.

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Les contrats, de ce point de vue, deviennent simplement un moyen de structurer ces négociations afin d’éviter, dans l mesure du possible, des comportements opportunistes. Le problème qui se pose alors aux parties contractantes est de choisir une structure qui encourage le développement de la quasi-rente (à travers des investissements spécifiques) et les ajustements nécessaires à son maintien (recherche de flexibilité), mais qui décourage les efforts réduisant la quasi-rente, ne cherchant qu’à influencer sa redistribution au travers de comportements opportunistes. Si des contrats recherchant la complétude rendent plus difficile les comportements opportunistes, ils peuvent aussi limiter la capacité d’adaptation des partenaires et sacrifier des gains (coûts d’opportunité) ou entraîner de fortes dépenses improductives afin de conduire les parties à une renégociation.

L’avantage de contrats moins précis, plus relationnels, qui laissent certains aspects pour une négociation future, est qu’ils sont plus simples à écrire et permettent l’adaptation aux évènements non prévus. Plutôt qu’un contrat contingent complet, on cherche à mettre en place une sorte de constitution gouvernant la transaction. L’inconvénient de telles structures est qu’elles laissent une grande latitude pour de possibles comportements opportunistes. Dans la réalité, les parties effectuent donc un arbitrage entre flexibilité et sécurité. Le degré de détail dans les contrats reflète la nature de la transaction : « ce qui est nécessaire est un moyen pour rendre certaines dimensions du contrat flexibles avec des termes dans lesquels les deux parties aient confiance. Cela peut être accompli en ; 1) reconnaissant que les risques d’opportunisme varient avec le type d’adaptation proposé et 2) en restreignant les ajustements à ceux où les risques sont les plus faibles. Lorsque le contrat ne permet pas d’obtenir un niveau adéquat de flexibilité et de sécurité dans la relation, alors la solution ultime est l’intégration et le remplacement d’une relation hybride par une relation de subordination (mode D), permettant d’atteindre ces deux objectifs au prix d’une chute des incitations.

Stéphanie Saussier, Anne Yvrande-Bilon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007 p.37-39

Document 5 : L’incidence de la spécificité des actifs sur la relation entre les coéchangistesLes transactions différent sur un points essentiel : la nature des investissements que les parties

prenantes à une transaction doivent réaliser et plus particulièrement leur degré de spécificité. La spécificité des actifs est l’ingrédient principal de la théorie des coûts de transaction. (…)

Des investissements spécifiques correspondent à des investissements durables, effectués pour réaliser la transaction, et qui ne sont pas redéployables sans coût vers d’autres usages ou d’autres clients.

Des partenaires sont amenés à réaliser des investissements spécifiques car cela valorise leur relation. Le développement d’actifs spécifiques permet par exemple de réaliser des économies de coûts de production ou de différencier les produits. Cependant, de tels investissements parce qu’ils sont difficilement redéployables, enferment les parties dans une situation de dépendance bilatérale qui accroît les risques d’opportunisme et peut donc affecter le bon déroulement des transactions. Une fois qu’un investissement spécifique durable est effectué, acheteurs et vendeurs se retrouvent dans une situation de lock-in à cause des coûts qu’entraînerait la rupture de la relation. Aucune des deux parties n’a intérêt à ce que la relation soit interrompue car cela reviendrait à sacrifier la valeur économique induite par les investissements spécifiques. Mais chacune peut chercher à exploiter la dépendance de l’autre et à s’accaparer la quasi-rente générée par de tels investissements. En somme, la présence d’actifs spécifiques, parce qu’elle crée une quasi-rente pouvant faire l’objet de convoitises et de renégociations nuisibles, peut-être à l’origine de graves difficultés contractuelles et donc d’importants coûts de transaction.

Stéphanie Saussier, Anne Yvrande-Bilon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007 p18-20

Document 6 : Le cas Fisher-Body/General MotorLe cas désormais célèbre des relations entre le constructeur automobile américain General

Motors (GM) et l’un de ses fournisseurs, Fisher Body (FB), illustre les aléas contractuels auxquels peuvent se heurter des partenaires lorsque des investissements spécifiques sont en jeu et que l’environnement des transaction est incertain. Ce cas peut se résumer de la manière suivante :

Dans les années 1920, avec l’essor du marché automobile et l’évolution des technologies dans cette industrie (notamment le passage de la carrosserie en bois à la carrosserie métallique), GM, désireux de se différencier de ses concurrents, demanda à l’un de ses fournisseurs, FB, d’investir dans des moules spécifiques au design des voitures de GM. Afin d’inciter FB à réaliser de tels

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investissements, GM s’engagea, dans le contrat signé, avec son fournisseur, à acheter pendant dix ans toutes les carrosseries produites par FB à un prix couvrant ses coûts variables et lui assurant une marge de 17,6 %. Ce contrat fut donc conçu de manière à protéger le contractant réalisant les investissements, FB, contre d’éventuels comportements opportunistes de la part de son client, GM. Mais, il ne prévoyait pas que le fournisseur lui-même puisse être opportuniste… Or, une fois le contrat signé et les investissements réalisés, la demande d’automobiles augmenta dans des proportions imprévues. GM pressa alors FB d’implanter son usine de carrosserie à proximité de l’usine d’assemblage afin de réduire les coûts de transport. Il demanda aussi à son fournisseur de réaliser des investissements en capital de manière à exploiter des économies d’échelle rendues possibles par l’accroissement du volume de production. Mais FB refusa d’agir de la sorte, préférant rester à distance de son client et embaucher du personnel (plutôt que d’investir dans du capital) afin d’appliquer le taux de marge à des coûts variables (coûts de transports et coûts de la main d’oeuvre) importants. Comme le contrat n’obligeait pas FB à faire autrement, GM du subir l’opportunisme de son fournisseur pendant toute la durée du contrat mais décida, au terme de l’arrangement d’intégrer son fournisseur.

Stéphanie Saussier, Anne Yvrande-Bilon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007 p23

Document 7 : déterminer la taille de l’entrepriseLe modèle de Williamson permet d’expliquer la taille et l’organisation des entreprises par des

facteurs liées aux techniques de production mais aussi par des analyses liées aux coûts de transaction. Quand le degré de spécificité des actifs devient faible, et que les coûts de transaction sont

également assez faibles, il est possible que la taille de l’entreprise diminue ou que l’organisation évolue.

Dans la période la plus récente, l’évolution technologique a rendu moins spécifiques certains actifs, notamment tous ceux utilisant de près ou de loin l’outil informatique. Ceci a eu pour conséquence de diminuer les coûts de transaction grâce à l’utilisation des nouvelles technologies. Dans le même temps, les entreprises ont poursuivi un mouvement d’intégration, surtout horizontal, avec recentrage sur leur activité principale (activité placée au cœur de la production de richesses) (et) elles ont externalisées leurs activités secondaires. Ces dernières étaient surtout celles qui étaient « consommatrices de moyens » selon l’expression d’Henry Fayol. Les firmes arrivent à économiser sur les coûts d’organisation et à réaliser des économies d’échelle sur leur production principale. La fusion entre Rhône Poulenc et Hoechst, qui a abouti à la création d’Aventis, s’est déroulée après un recentrage des deux entreprises sur la production de produits pharmaceutiques et la séparation d’activités annexes. Cette stratégie a abouti à la réduction des effectifs ce qui contribue à la réalisation d’économie d’échelle.

Une des conséquences de ces opérations est la mutation des formes organisationnelles des entreprises.

Jean-Marc Huart, Stratégie des entreprises et efficacité économique, Collection Thèmes et Débats, Bréal, 2014

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Document 9 : expliquer la concentration des entreprisesL’idée centrale de la théorie (ndlr : des coûts de transaction élaborée par Williamson) est que le

choix d’une structure de gouvernance (ndlr : pour l’instant firme ou marché) repose sur le principe de minimisation des coûts de production (ndlr : organisation) et des coûts de transaction associés à la fourniture d’un bien ou d’un service. L’arrangement contractuel qui permet de minimiser les coûts de transaction est celui qui est le mieux adapté aux caractéristiques des transactions à gérer. Ceci implique que la diversité des transactions explique la diversité des formes contractuelles et donc des structures de gouvernance, contrairement à l’analyse dominante qui voyait l’intégration verticale comme un moyen de distordre la concurrence et d’extraire une rente de monopole par la prise de contrôle des marchés des inputs ou des canaux de distribution. C’est cette analyse qui a conduit au démantèlement aux Etats-Unis de la Standard Oil de Rockfeller en 1911, au nom du Sherman Antitrust Act (1890), car l’entreprise avait le contrôle des réseaux de distribution du pétrole (commercialisant un produit standardisé, le « standard oil »). L’approche de Williamson remet en cause cette lecture de l’intégration en montrant que ces pratiques devaient être analysées en comparant les coûts liés à la monopolisation potentielle aux gains réalisés grâce à cette opération.

Jean-Pierre Biasutti, Laurent Braquet, Comprendre l’entreprise, ellipses, 2013

Document 10 : Des formes hybrides entre firme et marchéLes modes de gouvernance hybrides incluent des arrangements aussi variés que les contrats de

sous-traitance, les franchises commerciales, les marques collectives, les réseaux de firmes, qu’il s’agisse de réseaux d’approvisionnement ou de distribution, les partenariats entre firmes et universités dans le secteurs des biotechnologies ou entre avocats créant des cabinets, les coopératives ou encore les alliances d’entreprises comme celles développées par les compagnies aériennes.

Bien qu’apparemment hétérogènes, ces formes intermédiaires de pilotage des transactions possèdent des caractéristiques communes.

En premier lieu, toutes supposent la mise en commun de ressources par des partenaires qui demeurent néanmoins juridiquement distincts. Le recours à des arrangements hybrides s’accompagne en effet d’une perte d’autonomie sur certaines décisions d’investissement ou de planification, sans pour autant mener à l’intégration des parties.

La deuxième caractéristique commune à toutes les formes hybrides est le recours à la contractualisation. Pour assurer coordination et continuité de la relation sans passer par une structure hiérarchique qui nuirait aux incitations, les partenaires s’appuient sur des accords contractuels plus ou moins formels. En outre, ces arrangements intermédiaires garantissent le maintien de pressions concurrentielles entre les participants. Les accords peuvent en effet être conçus de telle sorte que les participants soient mis en concurrence régulièrement, comme dans le cas des relations de sous-traitance. Ils peuvent aussi prévoir que les participants coopèrent sur certaines activités comme les projets de recherche et développement, mais soient rivaux sur d’autres.

Enfin, la dernière caractéristique fondamentale des formes hybrides est qu’elles reposent sur des mécanismes internes de coordination et de résolution des conflits qui leurs sont propres. Les partenaires adoptent en effet des clauses contractuelles restrictives dans le but de faciliter la coordination entre amont et aval par exemple (…). Ils choisissent en outre ensemble les intervenants qui auront autorité en cas de litige.

Stéphanie Saussier, Anne Yvrande-Bilon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007 p30

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Document 11 : Les propriétés des différentes structures de gouvernance

Document 12 : Un premier exemple de forme hybride : les contrats de sous-traitanceUne analyse comparative des relations contractuelles entre les constructeurs d’automobiles et

leurs fournisseurs aux Japons et aux Etats-Unis permettent d’illustrer les avantages des formes hybrides. (…) Cette étude (…) constate que les firmes américaines s’appuient essentiellement sur des arrangements marchands ou sur l’intégration verticale pour encadrer les transactions avec leurs fournisseurs. Au contraire, les constructeurs japonais préfèrent recourir à des formes hybrides de gouvernance, en l’occurrence à des contrats de sous-traitance. Ces différences dans les choix organisationnels des constructeurs est présentée comme le principal facteur explicatif des différences de performance entre les firmes américaines et japonaises. En effet, compte tenu des transactions à réaliser dans le secteur étudié, le mode hybride d’organisation choisi par les firmes japonaises serait le plus efficace car il permettrait d’obtenir les avantages de la décentralisation et de la concurrence sans pour autant sacrifier les économies d’échelle et la coordination.

Stéphanie Saussier, Anne Yvrande-Bilon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007 p.30

Document 13 : Un deuxième exemple de forme hybride, la relation de franchiseLe contrat de franchise est un accord par lequel une entreprise, le franchiseur, accorde à une

autre, le franchisé, en échange d’une compensation financière directe ou indirecte, le droit d’exploiter une franchise dans le but de commercialiser des types de produits et/ou de services déterminés. Généralement, la compensation financière prend la forme d’un droit d’entrée et d’une redevance ou de plusieurs redevances qui dépendent du chiffre d’affaires réalisé par le franchisé. C’est la présence simultanée de ces éléments, l’utilisation par le franchisé de la marque du franchiseur, la transmission d’un savoir-faire et l’assistance continue du franchiseur, qui définit le contrat de franchise et qui le distingue des autres types de contrats de distribution. La relation de franchise (…) peut être utilement analysée comme une forme d’organisation hybride soutenue par un contrat néoclassique. (…) Les accords de franchise occupent une position intermédiaire. Par rapport à l’intégration verticale, le franchisé a des incitations beaucoup plus fortes dans la mesure où : 1) il possède son unité ; 2) il est créancier résiduel du fruit de ses décisions une fois payées les différentes redevances au franchiseur. L’intensité des incitations est toutefois moins forte que dans le cas du distributeur indépendant (c’est-à-dire la solution de marché pour le franchiseur) car il doit partager une partie de son revenu avec le franchiseur. L’intensité du contrôle est aussi différente avec les structures de gouvernance. Les franchisés sont périodiquement contrôlés par le franchiseur ou un de ses représentants, en particulier la qualité des produits vendus, la propreté du magasin, plus généralement différents éléments qui font partie du concept commercial dont le franchisé a reçu délégation. Une étude dans le secteur de la restauration rapide aux Etats-Unis montre cependant que les unités qui sont possédées par le

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franchiseur sont beaucoup plus couvent contrôlées que les unités franchisées. Une fois encore, les unités franchisées sont à mi-chemin entre la solution du marché et celle de l’intégration verticale. La relation de franchise n’en demeure pas moins une relation contractuelle caractérisée par des tensions et des risques de conflits. En effet, si l’on considère la propriété des actifs, le contrat de franchise est très proche de la solution de marché (c’est-à-dire le contrat d’achat vente) car le franchisé est un manager indépendant qui possède la totalité des actifs nécessaires à son activité. Si maintenant on considère la question du contrôle de ces actifs, la relation de franchise est très proche de la relation de subordination, propre à la firme, car le franchiseur impose en grande partie ses vues au franchisé. En effet, afin de limiter les comportements opportunistes qui nuiraient à l’image de marque du réseau, le franchiseur impose bien souvent des clauses contractuelles qui limitent l’autonomie du franchisé quant aux décisions qu’il peut prendre sur son activité. Il perd, par exemple, des opportunités de profit si le contrat l’oblige à recourir à des fournisseurs qualifiés par le franchiseur alors même que d’autres fournisseurs lui proposent des prix plus avantageux. De plus, il est parfois contraint par le franchiseur lors de la revente de son unité. Ce dernier peut en effet avoir un droit de regard sur le repreneur potentiel. On est dès lors clairement dans une relation hybride, où les contractants sont indépendants sans être autonomes.

Stéphanie Saussier, Anne Yvrande-Bilon, Economie des coûts de transaction, collection Repères, La Découverte, 2007 p.32-33

Document 14 : un troisième exemple de forme hybride, la concessionLa concession est un contrat par lequel une entreprise appelée concédant s’engage à

approvisionner son concessionnaire en produits de sa marque et à lui apporter une assistance technique (formation, fourniture de logiciels...) en contrepartie des obligations souscrites par le concessionnaire (respecter des quotas de vente, assurer le service après-vente, participer aux actions promotionnelles, se conformer au cahier des charges). Généralement, la concession confère un monopole géographique au concessionnaire qui est le seul représentant de l’entreprise dans une zone délimitée par le concédant. La concession est un procédé très employé pour constituer un réseau de distribution homogène, pratiquant une politique commune, bien que les divers distributeurs soient juridiquement indépendants.

http://www.oeconomia.net/private/cours/concurrence/seance10.pdf

Document 15 : Un quatrième exemple de forme hybride, la coopétitionLa coopétition traduit une relation de collaboration entre concurrents. Cette situation

paradoxale conduit à se poser certaines questions : Pourquoi des concurrents, qu’a priori tout oppose, décident-ils de collaborer ? Comment parviennent-ils à dépasser un risque de perte de ressources lié à l’opportunisme présumé du partenaire ? Dans quel but d’engagent-ils dans des relations aussi complexes. (…) Les entreprises s’engagent dans des stratégies de coopétition pour survivre ou bénéficier de performances économiques hors normes et qu’il existe des manières efficaces de gérer durablement ces relations complexes. (…) La coopétition (…) est un concept 100 % « made in pratique ». Officiellement, la paternité du terme dans le business revient à Raymond Noorda, alors PDG de Novelle, l’entreprise d’Utah fabricante de logiciels. (…) Le terme coopétition lui permet de qualifier les alliances gagnantes menées avec ses concurrents dans le but de développer des standards communs. Une philosophie qui lui a permis d’atteindre 70 % de parts de marché dans les années 1990. Le néologisme coopétition permet ainsi de qualifier des relations mêlant concurrence et coopération. (…) C’est dans le corpus théorique de la nouvelle économie institutionnelle que naissent les fondements théoriques de la notion (…). Williamson établit l’existence d’une troisième forme de gouvernance, entre le marché et l’entreprise, qu’il nomme forme hybride. La forme hybride admet un mélange de concurrence et de coopération qui permet d’acquérir des ressources en s’émancipant du recours exclusif au marché ou à la hiérarchie.

Julien Granata et Pierre Marquès, Coopétition S’allier à ses concurrents pour gagner, Pearson, 2014

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Sujet 4 : Comment l’entreprise est-elle définie dans la théorie des contrats d’Alchian et Demsetz et la théorie de l’agence ?

Document 1 : La production en équipe et la firme capitaliste classiqueDans leur article de 1972 ; Armen Alchian et Harold Demsetz prennent position – dès

l’introduction – dans le débat académique ambiant sur la nature de la firme : « les contrats de long terme entre un employeur et un employé ne sont pas l’essence de l’organisation que nous nommons firme » (1972). En d’autres termes, dans une firme, le pouvoir, l’autorité ou même la subordination ne seraient que des illusions. Le principal fondement de cette conclusion repose sur un argument controversé selon lequel dans la firme, tout comme dans le marché, il n’y a pas de contrat qui oblige l’agent économique à renouveler et à pérenniser une relation. La liberté économique est une caractéristique commune au marché et à la firme. D’où la métaphore de l’épicier. Il n’y aurait pas de différence entre une relation d’emploi et une relation commerciale, car, de la même manière qu’un consommateur peut rompre à tout instant une relation avec son épicier, l’employeur n’a pas d’autre prérogative que celle de pouvoir licencier un employé.

L’une des principales caractéristiques du marché est de révéler le niveau de productivité des agents économiques et, ainsi, de permettre l’égalisation entre le niveau d’effort consenti et la rémunération de ceux-ci. L’une des principales caractéristiques de la firme est de favoriser la coopération entre les agents économiques de telle manière que le niveau agrégé de production de l’équipe – l’output – soit plus élevé que la somme des contributions individuelles. Néanmoins dans une équipe de production, il est impossible de mesurer les produits marginaux des membres de manière directe et séparée. En raison des effets dits de synergie, le produit marginal du team diffère de la somme du produit marginal des membres de l’équipe de production. Dès lors, les individus bénéficieront des efforts collectifs sans nécessairement y contribuer. La firme est fatalement sujette à l’aléa moral et au phénomène du « passager clandestin ».

Bernard Baudry, Virgile Chassagnon, Les théories économiques de l’entreprise, Collection Repères, La Découverte, 2014

Document 2 : l’incitation procurée par les contrats limite les situations de passager clandestinComment éviter les comportements de tire-au-flanc de manière à asseoir l’efficience d’une

firme ? C’est principalement en répondant à cette question que la supériorité de la firme capitaliste vis-à-vis du marché dans l’organisation de la production apparaît. Pour Alchian et Demsetz, l’un des possibilités consiste à recourir à un contrôleur – un moniteur – spécialisé dans le contrôle des performances productives de chaque membre de l’équipe. Bien entendu, le risque de « double aléa moral » demeure ; l’opportunisme du moniteur reste une possibilité à ne pas négliger : quis custodiet ipsos custodiet ?1 C’est pourquoi Alchian et Demsetz attribuent au contrôleur un statut particulier, celui de créancier résiduel2 (propriétaire de la firme). L’objectif avoué de ce statut est clair : en devenant le bénéficiaire du revenu net – c’est-à-dire le résidu restant après rétribution de tous les autres facteurs de production –, le contrôleur a intérêt à limiter autant que faire se peut les coûts d’agence. Le contrôleur tire sa rémunération résiduelle de la réduction des comportements de « tire-au-flanc » de la part des employés.

Toute relation entre un membre de l’équipe et le contrôleur se réduit à un contrat – ou plutôt à un quid pro quo – qui peut être rompu à tout moment par l’une des deux parties. Dès lors, l’autorité ne saurait être un trait ontologique de la firme. La firme ne diffère pas du marché par nature mais simplement par degré d’incitation. Elle est même plus que cela. La firme s’apprécie comme une collection d’information sur les inputs, ce qui fait de celle-ci un véritable marché « efficient ». La firme est réduite à une structure contractuelle sujette à des renégociations récurrentes avec l’agent central, tout à la fois contrôleur, employeur et propriétaire de la firme. Autrement dit, les inséparabilités technologiques nécessitent une production jointe qui est censée délimiter un nœuds de contrats spécifiques, c’est-à-dire une firme. 1 Locution latine attribuée au poète romain Juvénal qui signifie « Mais qui gardera ces gardiens ». 2 (ndr) le créancier résiduel est celui qui dans l’entreprise est rémunéré en dernier  : un fois les salaires, consommations intermédiaires, les investissements, les dettes réglées ; ce créancier payé en dernier est celui qui perçoit les dividendes, il s’agit donc des actionnaires.

Bernard Baudry, Virgile Chassagnon, Les théories économiques de l’entreprise, Collection Repères, La Découverte, 2014

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Document 3Selon Alchian et Demsetz (1972), pour être gérée efficacement, l’entreprise doit être contrôlée in fine par les actionnaires. Leur raisonnement est le suivant : dans une production commune, on ne sait pas quelle est la part exacte de la contribution de chacun au résultat. Comment éviter que chacun ne minimise son effort de manière opportuniste ? On peut certes mandater un « contrôleur » pour tenter de mesurer les contributions individuelles et ajuster au mieux les rétributions individuelles, mais qui contrôlera le contrôleur ? Et comment s’assurer qu’il s’efforcera effectivement de bien conduire l’entreprise ? Pour Alchian et Demsetz, c’est là que se révélerait la supériorité de la société anonyme confie aux actionnaires le pouvoir ultime de nommer les dirigeants, de contrôler leur action et de les sanctionner le cas échéant. Or ce sont les actionnaires qui auraient le plus intérêt à ce que l’entreprise soit gérée de manière efficace, puisqu’ils ne peuvent être rémunérées que si l’entreprise dégage un surplus : les dividendes ne peuvent être versés que s’il reste un solde résiduel positif, une fois toutes les charges (y compris les salaires) réglés. En tant que residual claimants, les actionnaires seraient les mieux placés pour surveiller efficacement les managers. D’où la garantie offerte par la société anonyme quant à la qualité de sa gestion. (…) Dans cette représentation, la firme se résume à une cascade de relations contractuelles où chacun « fait faire » quelque chose à un autre : les actionnaires recrutent des managers pour faire fructifier leur capital ; les dirigeants emploient à leur tour des salariés pour exécuter certaines tâches, et ainsi de suite tout au long de la chaîne hiérarchique et jusqu’aux fournisseurs. In fine donc, la fonction de l’entreprise serait de maximiser la rentabilité des capitaux, avec des dirigeants censés représenter les intérêts des actionnaires.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, la République des idées, 2012, p.56

Document 4 : un prolongement, la théorie de l’agence par Michael Jensen et William MecklingEn mettant l’accent sur les divergences d’intérêt potentiels entre les parties prenantes de

l’entreprise (dirigeants, actionnaires et créanciers), l’article (…) de Michael Jensen et William Meckling, en 1976, marque une étape importante dans la construction d’une approche réaliste de l’entreprise par l’analyse économique. Partant d’un constat déjà établi par Adam Smith (…) sur le conflit d’intérêt entre les propriétaires du capital et les dirigeants, il apparaît aux économistes que, dans l’entreprise, certains acteurs (« le principal ») sont amenés à déléguer une partie de leur pouvoir décisionnel à d’autres (« l’agent ») ayant des intérêts qui ne coïncident pas forcément avec les leurs. La théorie de l’agence, fondée sur une approche microéconomique et sur l’hypothèse de maximisation des individus, repose sur l’idée que les divergences d’intérêt dans les organisations s’accompagnent de conflits, induisant à leur tour des coûts. Ces « coûts d’agence » réduisent les gains issus de la coopération, dans un contexte ou les contrats sont incomplets et laissent aux individus une latitude pour profiter des asymétries d’information. Ces conflits porter sur les choix stratégiques de l’entreprise, sur les modalités de la création de valeur, ou sur l’appropriation de la valeur créée. Ils ne sont pas fatalement agressifs et ne supposent pas l’exploitation d’une partie par une autre au sein de l’entreprise. La théorie de l’agence est plus une théorie de la coopération efficace qui cherche à la fois à expliquer les formes organisationnelles comme mode de réduction des couts induits par la relation d’agence et à proposer des mécanismes permettant de réduire ces coûts.

Jensen et Meckling y introduisent le concept fondamental de relation d’agence. Cette relation se présente d’abord comme une relation de délégation dans laquelle un agent (ou un groupe d’agents) engage un autre agent (ou un autre groupe d’agents) pour réaliser à sa place une mission qui implique de lui déléguer une partie du pouvoir. Cette délégation suppose une asymétrie d’information car le principal n’a qu’une information limité sur les caractéristiques de l’agent (ce qui l’expose à un risque de sélection adverse c’est-à-dire de choisir le mauvais agent) et ne peut observer qu’imparfaitement l’action de l’agent (ce qui l’expose à un risque d’aléa moral c’est-à-dire de voir l’agent ne pas exécuter la mission comme prévu). Cette imperfection de l’information est constitutive de toute relation d’agence et la relation d’agence est elle-même une grille de lecture qui peut convenir à de nombreuses situations : relation employeur/salarié, relation actionnaires/managers salariés (…). Ces problèmes d’agence engendreront plusieurs types de coûts : des dépenses de contrôle et d’incitation pour le « principal », des dépenses de garantie pour l’« agent » afin de convaincre le principal qu’il ne sera pas trompé, une perte « résiduelle » inévitable qui vient du décalage entre le résultat de l’action de l’agent et les attentes du principal.

Jean-Pierre Biasutti, Laurent Braquet, Comprendre l’entreprise, ellipses, 2013

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Document 5 : La firme comme système d’incitationSi l’on devait résumer en un mot les conclusions théoriques de la théorie du nœud de contrats

explicites, nous choisirions « réduction », car le contrat est supposé être le mécanisme d’incitation et de coordination le plus efficient. Il oriente les actions des individus dans leurs propres intérêts  ; il régule les comportements humains dans l’intérêt collectif ; il garantit une rétribution des efforts consentis. Les individus et les relations sociales qui les soutiennent n’existent pas ou n’existent qu’à travers des contrats. La firme n’a d’autre fonction que de créer les incitations nécessaires à l’activité de production. Cette vision de la firme comme système d’incitation sera utilisée dans différents champs de recherche en économie.

Bernard Baudry, Virgile Chassagnon, Les théories économiques de l’entreprise, Collection Repères, La Découverte, 2014

Document 6 : la firme « disparaît » dans les relations contractuellesSi Jensen et Meckling (1976) empruntent à Alchian et Demsetz l’idée que les contrat sont des

« véhicules d’échanges volontaires » et approuvent le rôle central que ces auteurs accordent aux activités de monitoring dans la firme, ils se distinguent très explicitement en faisant savoir que la focalisation sur le cas de la production jointe n’est pas une condition nécessaire pour aboutir à leur conclusion. Au contraire, elle mène à une théorisation de la firme beaucoup trop étroite. Pour eux, « les relations contractuelles sont l’essence de la firme, mais elle concernent tant les employés que les fournisseurs, les clients, les créanciers et ainsi de suite » (Jensen et Meckling 1976). Et les relations d’agence se manifestent dans chacune des relations bilatérales entre la firme et un contractant individuel. La firme n’est qu’une fiction contractuelle instituée par le droit pour constituer un nœud capable de cristalliser un ensemble de relations contractuelles conclues entre les individus. En somme, la firme se réduit à la représentation schématique présentée (ci-dessous) :

La firme centralise un ensemble de contrats bilatéraux, là où le marché décentralisé nécessiterait d’établir plus de contrats, de multiplier les relations d’agence et donc engendrerait des coûts de transaction plus élevés. En effet, sur le marché, chaque individu doit négocier des contrats avec l’ensemble des autres individus. Dans la firme, un agent central, commun à toutes les autres parties, contracte avec chacune d’elles (voir encadré ci-dessous). Dans le cadre de la firme, il y a un nombre indéfini de relations contractuelles complexes entre elle – la fiction légale – et, par exemple, les employés, les fournisseurs et les clients. Distinguer un nœud de contrat d’un autre n’est donc plus une tâche aisée ; « Il est peu sensé, voire dénué de sens, de tenter de distinguer les choses qui sont à l’intérieur de la firme (ou de toute autre organisation) des choses qui sont en dehors de celle-ci  » (Jensen et Meckling 1976).

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Bernard Baudry, Virgile Chassagnon, Les théories économiques de l’entreprise, Collection Repères, La Découverte, 2014

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Sujet 5 : Comment le conflit actionnaire / manager est-il résolu dans la théorie de l’agence ?

Document 1 : inciter les managersQue faire pour s’assurer que les dirigeants ne se comportent pas de manière égoiste, mais qu’ils usent de leur pouvoir dans l’intérêt de leurs mandataires ? de très nombreux chercheurs se sont penchés sur sur les relations dites « d’agence » qui caractérisent le lien par lequel un acteur (le principal) engage un autre individu (l’agent) pour réaliser une tâche. Une telle relation est propice aux comportements opportunistes du fait des asymétries d’information. Comment contrôler un dirigeant quand on ne peut ni programmer à l’avance les tâches qu’il doit effectuer, ni même évaluer a posteriori l’effort qu’il a effectivement fourni ? pour résoudre ce problème, la théorie de l’agence formule deux séries de préconisations :

- la première consiste à créer des mécanismes de surveillance ou d’information. (…) Il faut faire en sorte que les dirigeants rendent plus systématiquement des comptes aux administrateurs et devant l’assemblée générale des actionnaires. (…) La surveillance peut enfin être complétée par d’autres moyens, par exemple, avec des professionnels de l’audit, dont l’indépendance est avérée.

- La seconde série de préconisations pour discipliner les dirigeants porte sur des mesures incitatives. Les rémunérations variables en fonction de la performance doivent permettre d’aligner les intérêts des managers sur ceux des actionnaires et donc de limiter les divergences d’intérêt. Les stock-options (…) sont des titres distribués au sein d’une entreprise, qui donnent le droit d’acquérir une action pour un prix fixé d’avance (…). Elles permettent aux start-up de recruter les experts des grandes entreprises, malgré leur difficulté à verser des salaires au début et malgré les risques encourus.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, la République des idées, 2012, p.58

Document 2 : Les mécanismes de résolution du conflit actionnaires-managersIl n’existe pas de définition unique de la gouvernance de la firme. La définition proposée par

Andrei Shleifer et Robert Vishny (1997), et largement reprise dans le monde académique, nous servira de point de départ. Pour ces deux auteurs, la corporate governance porte sur les moyens par lesquels les fournisseurs de capitaux de la firme peuvent s’assurer de la rentabilité de leurs investissements. A s’en tenir à cette définition, fort restrictive, le principal débat sur la gouvernance renvoie donc aux dispositifs qui vont contraindre les managers à agir dans l’intérêt des actionnaires.

Les analyses en terme de relation d’agence montrent qu’un certain nombre de dispositifs permettent en principe de résoudre les conflits d’objectifs que nous avons mis en évidence : il s’agit de l’Etat, de trois mécanismes de nature externe, le marché des biens et des services, le marché financier et le marché du travail des dirigeants, et des mécanismes de nature interne, mis en œuvre par les actionnaires eux-mêmes.

1) L’Etat. Il intervient par les réglementations qu’il impose en matière de protection des documents comptables et financiers, et en mettant en place des organismes de surveillance des marchés financiers, comme la Commission des opération de Bourse en France (COB), organismes qui sont chargés, entre autres, de veiller à la bonne information des actionnaires des sociétés cotées.

2) Le marché des biens et des services. Ce deuxième mécanisme renvoie au fonctionnement « spontané » des marchés sur lesquels la firme opère. Sur un marché concurrentiel, une firme mal gérée doit normalement disparaître, et la seule crainte de cette disparition constitue une incitation pour les managers à bien gérer la firme.

3) Le marché financier. Il intervient dans la gestion des managers par l’intermédiaire du mécanisme des offres publiques d’achat (OPA). Cette technique permet à une société de prendre le contrôle d’une société cotée en proposant à son actionnariat dispersé l’acquisition simultanée des titres en circulation. La menace permanente d’une OPA constitue pour le management une incitation à la bonne gestion. En effet, en cas de changement de propriétaire de la société, la situation du dirigeant risque d’être remise en cause. L’économie de marché dispose ici d’un véritable « pouvoir de police » vis-à-vis des dirigeants des sociétés cotées.

4) Le marché du travail des dirigeants. Les dirigeants sont évalués par le marché en fonction des performances qu’ils obtiennent, performances mesurables par la valeur de la firme. Cette évaluation constitue une incitation à ne pas agir de manière opportuniste et à satisfaire les intérêts des actionnaires. En effet, de cette évaluation dépendent leur maintien à la direction de la firme et leur

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réputation. Or, cette réputation conditionne les possibilités pour les managers soit de rejoindre une firme qui leur propose de meilleures conditions, soit, en cas de difficultés financières de leur firme, de retrouver une autre place. Le marché du travail exerce donc également une fonction disciplinaire sur les dirigeants, pour qu’ils alignent leurs comportements sur les objectifs des propriétaires.

5) Le conseil d’administration (CA). Lors de l’assemblée générale annuelle, les actionnaires élisent les administrateurs de la société pour qu’ils agissent dans leur intérêt, et le conseil, à son tour, contrôle les dirigeants. Le conseil est composé d’administrateurs internes et d’administrateurs externes qui, comme personnes physiques, peuvent représenter des personnes morale, c’est-à-dire d’autres sociétés. Le CA joue donc un rôle central par rapport au conflit actionnaires-managers, et ses attributions principales, en France, sont les suivantes : il est chargé de nommer et révoquer le président du conseil et les directeurs généraux, il décide des formes et du montant des rémunérations, il choisit le lieu du siège social, il autorise les avals et garanties, il convoque les assemblées générales et fixe l’ordre du jour.

6) La rémunération des dirigeants. Pour réduire les conflits d’objectifs entre actionnaires et managers, une solution consiste à indexer la rémunération des dirigeants sur leur performances.

7) La surveillance exercée par les actionnaires. L’efficacité du CA pour contrôler les dirigeants n’est en aucun cas garantie. De ce fait, on peut supposer que si les performances du CA sont mauvaises, les actionnaires peuvent décider de remplacer les dirigeants. Il est cependant évident que les petits actionnaires ont très peu d’intérêt à se lancer dans ce type d’opération longue et coûteuse. En effet, on retrouve le problème, évoqué plus haut, du passager clandestin, dans la mesure où «  l’actionnaire dissident » supportera l’ensemble des coûts, alors que l’ensemble des actionnaires disposera d’une hausse du cours de l’action grâce à une meilleure gestion de la firme. Dans ces conditions, on peut penser qu’un des moyens pour mieux contrôler le management se trouve dans la présence d’un « gros » actionnaire, appelé également actionnaire de référence. Si cet actionnaire a effectivement tout intérêt à contrôler fortement les dirigeants, ce mode de contrôle n’élimine pas totalement les problèmes d’agence, pour deux raisons. Le contrôle ne sera pas total puisque cet actionnaire ne recevra pas 100 % des gains liés aux bénéfices issus du contrôle, ces gains étant répartis entre l’ensemble des actionnaires. Par ailleurs, dans la mesure où cet actionnaire support un risque lié à la non-diversification de son portefeuille, il pourra décider d’orienter la gestion de la firme des projets peu risqués, ce qui engendrera des conflits avec les actionnaires minoritaires, qui eux souhaiteront éventuellement des projets plus risqués.

Bernard Baudry, Economie de la firme, collection Repères, La Découverte, 2003

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Sujet 6 : Comment l’entreprise est-elle définie dans l’approche évolutionniste ?

Document 1 : La firme comme système de compétencesLa firme a pour fonction de produire des marchandises, elle repose sur la constitution d’une

capacité collective à produire, à gérer, à innover. Depuis une trentaine d’années se sont multipliées des analyses dites « fondées sur les ressources » ou « fondées sur les compétences » qui se focalisent sur cette deuxième question. Elles se présentent comme alternatives ou complémentaires des approches contractuelles. La théorie évolutionniste de la firme peut être rattachée à ce courant. Les travaux qui se situent dans cette perspective sont très divers et ne constituent pas une théorie unifiée. Ils se distinguent cependant tous des approches contractuelles par les questions qu’ils traitent et par leurs fondements théoriques.

L’objet premier de ces analyses est d’expliquer pourquoi certaines firmes ont durablement des performances supérieures, ou plus généralement chez les évolutionnistes, « pourquoi les firmes diffèrent durablement dans leurs caractéristiques, comportements et performances ». Une réalité essentielle, que les approches contractuelles peuvent difficilement expliquer. La réponse à cette question va être recherchée dans l’analyse des dynamiques d’accumulation des connaissances et compétences spécifiques par les firmes. Chaque firme détient des compétences qui lui sont propres, que les autres firmes ne peuvent acquérir rapidement, parce qu’elles sont difficiles à imiter et qu’elles ne peuvent être acquises sur le marché. Et cela en particulier parce que les compétences reposent en partie sur des connaissances tacites, non formalisées et donc difficilement transférables entre individus ou entre organisations. Ainsi, l’activité et la compétitivité de chaque firme reposent sur un ensemble de compétences « foncières ». On pourrait dire que l’on a une vision de la firme comme « nœud de compétences » plutôt que comme «nœud de contrats ». (…)

Ce type d’approche de la firme peut donner une réponse à la question de Coase sur le choix entre firme et marché totalement différente des réponses contractuelles. Une firme serait conduite à choisir entre l’internalisation d’une activité et le recours au marché, essentiellement en fonction des compétences qu’elle détient. Ce qui signifie que deux firmes pourront rationnellement faire des choix différents. (…) Plus généralement, il faut admettre que les firmes pourront, y compris dans un même secteur, avoir des formes d’organisation et de gouvernance différentes. Ce qui va à l’encontre de l’idée dominante selon laquelle il y aurait toujours, dans un contexte donné, un mode d’organisation efficient unique qui devrait s’imposer à tous.

Olivier Weinstein, « L’entreprise dans la théorie économique » in Cahiers Français N°345, 2008

Document 2 : Evolution de la firme et contrainte du sentier (path dependency)Au cours du temps la firme évolue. (…) Cette évolution n’est pas nécessairement lente et

graduelle. Elle n’exclut nullement les ruptures et les catastrophes. Cependant, et à l’inverse, cette évolution n’est pas pour autant « libre » et aléatoire. Tout au contraire, la firme évolue suivant un « sentier » déterminé. La thèse évolutionniste affirme ici que c’est la nature même des compétences accumulées au sein de la firme, comme sa capacité à développer en son sein les apprentissages nécessaires pour continuer d’évoluer dans une environnement changeant, qui détermine les trajectoires où elle va s’engager. Ainsi, au plus court, la thèse est que le sentier d’évolution de la firme est prédéterminé par la nature même de ses actifs spécifiques. Cette notion d’évolution suivant un sentier dépendant (« path dependancy » disent les évolutionnistes) est essentielle à toute l’approche, en ce qu’elle est au cœur de la dynamique évolutionniste : elle fournit un outil clé de la transformation endogène de la firme au cours du temps.

C’est en effet à partir de ce concept de « sentier dépendant » que les évolutionnistes proposent une théorie de la transformation de la firme, qui consiste en une explication largement endogène du changement d’activité principale. En effet, la théorie de la dépendance du sentier reste parfaitement compatible avec l’existence de bifurcations majeures dans l’évolution de la firme. Suivant la théorie, c’est alors par le biais de ses « actifs secondaires » que la firme peut être conduite à changer de trajectoire. Le processus décrit par la firme est alors le suivant :

Au départ, toute firme d’une certaine importance dispose, en même temps que de son actif spécifique et de sa compétence principale (savoir concevoir des circuits électroniques pour microprocesseurs, si l’on prend l’exemple de Motorola), d’un ensemble plus ou moins étendu d’actifs spécifiques secondaires, conçus comme complémentaire des actifs principaux. Il peut s’agir d’une compétence amont (le pôle des chercheurs scientifiques Motorola, capable de dessiner les circuits

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pour microprocesseurs possède aussi nécessairement des compétences dans le domaine des nouveaux matériaux, des logiciels, de la supra ou de la super-conductivité…), d’une compétence aval (des méthodes de marketing et des circuits de distribution), ou d’une compétence jointe à l’activité principale, en partie requise par elle (en balistique ou en télécommunication, s’il s’agit de concevoir des microprocesseurs destinés à l’armée ou à des centraux numériques de télécommunications). D’une manière générale, on peut soutenir que des actifs complémentaires sont présents à côté des actifs spécifiques le long de la chaîne des valeurs ajoutées de l’actif principal.

Dans certaines circonstances : par exemple, d’importants marchés gagnés par elle aux limites de ses compétences de base, la firme peut être conduite à développer spécialement certaines de ses compétences secondaires, et à les développer de telle manière qu’elles prennent une place de plus en plus importante. Finalement, le processus peut évoluer de façon telle que certaines de ses compétences au départ secondaire deviennent principales. Ces compétences spécifiques ont alors servi de « tenseur » pour l’évolution de la firme, l’engageant dans un sentier différent de son sentier originel.

Pour illustrer le raisonnement, nous avons donné dans l’exemple précédent le cas d’une firme qui remporte un marché dont l’exécution la conduit finalement à changer de compétence(s) principale(s). Pour les évolutionnistes cependant, ces changements de trajectoire sont, pour l’essentiel, déterminés par les « opportunités technologiques »1 qui caractérisent l’environnement immédiat de la firme. Si des évolutions technologiques se produisent, qui ouvrent à la firme certaines opportunités de bifurquer vers une nouvelle activité principale, elle peut être conduite à se saisir de cette opportunité.

(…) Si au départ, l’activité d’une firme est enfermée dans une trajectoire déterminée, elle peut cependant être conduite à changer de trajectoire lorsque, au cours du temps, des opportunités technologiques permettent que certains de ses actifs secondaires se développent, au point de justifier son changement d’activité principale.

Ces considérations sur le développement des firmes ont ainsi conduit les évolutionnistes à affirmer « que l’histoire compte », puisqu’aussi bien la firme n’accumule que sur ses savoirs antérieurs, qu’elle ne peut sortir de son sentier initial que dans la conjoncture ou des opportunités technologiques le permettent. 1La notion d’opportunité technologique ne doit pas être ici définie de manière trop restrictive. Ainsi, elle peut parfaitement consister dans le fait qu’une firme quelconque, disposant d’un réseau de distribution innovant (qui constitue alors un actif secondaire) pour son propre produit, puisse être amenée à distribuer les produits d’une autre firme. Le savoir-faire alors accumulé peut la conduire à se transformer en distributeur professionnel et ainsi changer d’activité principale.

Benjamin Coriat et Olivier Weinstein, Les nouvelles théories de l’entreprise, Le Livre de Poche, 1995

Document 3 : Sélection et environnementsLe concept de sélection est chez les évolutionnistes spécialement chargé. (…) Il occupe une

position critique dans leur construction, les évolutionnistes s’opposant avec force à l’idée que les marchés sont dotés d’une capacité à éliminer efficacement et sans appel toute firme qui ne se comporterait pas suivant une hypothèse de maximisation du profit. Contre ce type de vision, correspondant à la représentation néoclassique standard (…), les évolutionnistes font valoir l’existence d’une pluralité d’environnements de sélection.

Le principe de la pluralité des environnements de sélection est en effet essentiel à l’approche évolutionniste. Par certains côtés il est même constitutif de l’approche. Seul, en effet, ce principe de pluralité et de diversité peut expliquer l’existence de trajectoire technologiques différentes et différenciées suivant la structure des marchés ou les caractéristiques institutionnelles des environnements dans lesquels les firmes évoluent. Il est en effet crucial de bien saisir la diversité «  des voies par lesquelles les innovations sont tamisées, certaines essayées et rejetées, d’autres acceptées et propagées » (Nelson et Winter 1982). Sans une claire appréciation de ces diversités et de leurs déterminants, il est impossible de comprendre la diversité des performances technologiques et économiques des firmes ou des nations.

En pratique, sous le concept d’environnement(s) de sélection(s), les évolutionnistes ont pour ambition de proposer un ensemble de représentations alternatives aux représentations classiques de la concurrence. Il s’agit alors, aussi bien de la caractérisation de la nature du marché des produits et du capital, que des effets des politiques publiques (en matière de réglementation notamment), ou encore de la fréquence des discontinuités technologiques.

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Suivant la configuration particulière qui résulte de l’addition de ces différents éléments : structures de marché (degré d’oligopolisation ou au contraire de compétition entre unités de taille restreinte…), degré d’ouverture des marchés aux nouveaux entrants (en fonction de la nature et de l’importance des barrières à l’entrée), nature des réglementations, possibilités d’accès aux ressources financières…, les évolutionnistes distinguent aussi des environnements de sélection « lâche » et des environnements « étroits », qui vont peser de manière très différente sur l’évolution des firmes et la sélection qui s’opère entre elles au cours du temps. En dynamique, une importance particulière est abordée au critère de la disponibilité en liquidité (ou, ce qui revient au même, d’accès aux liquidités du système financier) comme clé de l’évolution des firmes et donc de la sélection.

Benjamin Coriat et Olivier Weinstein, Les nouvelles théories de l’entreprise, Le Livre de Poche, 1995

Document 4 : Made in monde de S. Berger : une illustration du caractère heuristique de l’approche de la firme par les compétences

Dans ce livre, je propose une autre manière de comprendre la mondialisation, à partir de que notre équipe a découvert sur le terrain. Notre approche se fonde sur les « héritages dynamiques » parce que cette notion prend comme point de départ l’entreprise et les ressources façonnées par son passé (approche qui s’inspire de celle d’Edith Penrose, The theory of the growth of the firm, 1959). Par « ressources, je ne désigne pas seulement les ressources matérielles, mais un ensemble de compétences, de talents, de facultés organisationnelles et de mémoire institutionnelle. Après tout, l’expérience d’une entreprise n’est pas seulement le résultat des institutions et des valeurs du pays où elle est née, mais aussi le fruit des leçons apprises avec le temps grâce aux clients, aux fournisseurs ou aux concurrents, le fruit des compétences acquises, de la résolution des défis liés à la survie, au renouvellement et à la croissance. L’histoire d’une entreprise s’inscrit dans la manière dont ses directeurs et ses cadres structurent l’organisation. Les stratégies choisies et la manière de les mettre en oeuvre reflètent leurs origines, leurs succès et leurs échecs passés. Certains héritages sont propres à une entreprise et s’enracinent dans les accidents de l’histoire. La personnalité et les convictions d’Henry Ford peuvent laisser une empreinte durable. Notre groupe a étudié ces héritages à la fois comme des ressources qui peuvent être combinées de manière inédite pour former de nouvelles stratégies, et comme des grilles d’analyse permettant de mettre en évidence ce qui est bien connu et ce qui est nouveau dans une situation donnée. C’est l’art avec lequel une entreprise se mobilise et réorganise son héritage à l’intérieur d’une économie ouverte qui, selon nous, distingue les perdants des gagnants.

L’expérience d’une entreprise avec ses premiers clients et ses premiers produits peut ainsi s’avérer décisive. Les entreprises de prêt à porter de Hongkong ont pris leur essor dans les années 1960 en vendant aux marques et aux distributeurs américains ou européens. Les acheteurs américains voulaient des volumes plus importants, des prix plus bas et s’intéressaient moins au tissu et aux formes que les Européens qui vendaient sur des marchés plus petits et plus exigeants, qui étaient prêts à payer plus pour une meilleure qualité et qui avaient moins d’employés pour superviser les fabricants de Hongkong. Les exigences étaient tellement différentes que les entreprises de Hongkong se sont senties obligées de choisir entre la clientèle européenne ou américaine. Le choix fut d’abord le fruit du hasard mais, avec le temps, chaque firme développa des compétences spécifiques pour satisfaire les exigences d’acheteurs différents. Les entreprises travaillant pour le marché américain devinrent particulièrement aptes à respecter les calendriers et les recommandations ; celles qui travaillaient pour les marchés européens se mirent à proposer à leurs clients des services de design et évoluèrent vers des vêtements plus haut de gamme. Cette expérience finit par créer un héritage différent, sous la forme de ressources organisationnelles qui influencèrent les choix stratégiques.

Les héritages se composent d’éléments disparates et les ressources qu’ils contiennent se prêtent à différents scénarios. Pour revenir aux fabricants de prêt à porter de Hong-Kong, si le seul élément de leur répertoire avait été l’expérience avec les marques et les détaillants d’Europe ou des Etats-Unis, les entreprises auraient sans doute continué à travailler exclusivement avec les Européens ou les Américains, et seul l’effondrement d’un de ces marchés aurait pu modifier la situation. En fait, chacune de ces firmes avait aussi des relations avec la firme. Comme certains patrons y conservaient un réseau familial et professionnel, ils purent aisément lancer des opérations en Chine pour y fabriquer des produits destinés à la clientèle européenne ou américaine, et utiliser le marché chinois pour échapper à la domination des acheteurs occidentaux. Mais d’autres hommes d’affaires de Hongkong avaient eu une expérience personnelle très négative en Chine communiste et hésitaient

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donc à y installer leur production. Ceux-ci maintinrent la fabrication à Hong-Kong en se concentrant sur les produits haut de gamme ou délocalisèrent vers l’Asie du Sud-Est, ce qui les maintenait sous la coupe des acheteurs américains ou européens. Autrement dit, les différents éléments de l’héritage (par exemple une relation avec les acheteurs étrangers conjuguées à une aversion pour la Chine) ont des relations dynamiques entre eux et avec les changements de l’environnement extérieur (comme l’ouverture de la Chine). Les héritages sont également dynamiques au sens où des éléments nouveaux ne cesse de s’y accumuler avec le temps.

Suzanne Berger, Made in Monde Les nouvelles frontières de l’économie mondiale, édition Points, 2013 (2005) p.64-67

Document 5 : Force et faiblesse de l’approche évolutionnisteL’analyse (évolutionniste) de la firme renvoie ainsi, comme dans les approches contractuelles,

aux modes de coordination entre les individus et les groupes, mais il s’agit d’une coordination « cognitive » visant à combiner les connaissances et les compétences individuelles et à favoriser les apprentissages, par opposition à une coordination « politique » qui vise à rendre compatibles les intérêts entre individus.

L’accent placé par ces approches sur les problèmes de connaissances et d’apprentissage, sur la dimension cognitive des organisations constitue à la fois leur force et leur faiblesse. Leur force car elles touchent ainsi à une question essentielle pour comprendre ce que sont les firmes et comment elles fonctionnent, et cela particulièrement quand la capacité d’innovation est la condition de leur survie. Leur faiblesse, dans la mesure ou cela conduit à ignorer, le plus souvent, les dimensions conflictuelles des rapports économiques, et le fait que les firmes capitalistes sont des organisations particulières, dont la finalité n’est pas tant la production pour elle-même que la recherche du profit.

Olivier Weinstein, « L’entreprise dans la théorie économique » in Cahiers Français N°345, 2008

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Sujet 7 : Comment l’entreprise est-elle définie dans l’approche développée par Segrestin et Hatchuel ?

Document 1 : l’entreprise apparaît avec la modernité Il faut se rappeler qu’un entrepreneur qui paie des employés ou des ouvriers ne constitue pas nécessairement une entreprise. De même, il ne faut pas confondre l’entreprise avec la société anonyme qui la fait exister juridiquement. Une société anonyme est un contrat entre plusieurs personnes qui mettent en commun leurs capitaux pour les faire fructifier. Elle fait partie des sociétés de capitaux qui étaient déjà bien développées au début du XIXième siècle. Et dans la mesure où elles représentaient les coalitions des « patrons », c’était déjà contre elles que s’étaient formées les luttes sociales : hommes politiques et syndicats progressistes cherchaient à fédérer des « collectifs de travail » qui puissent mieux se défendre face aux « collectifs des capitaux ». Mais c’était bien avant que ne se forme l’entreprise moderne que nous connaissons aujourd’hui. Celle-ci n’a émergé qu’à la toute fin du 19 ième

siècle et elle n’a été pensée et systématisée qu’au début du 20 ième siècle. Elle allait devenir un puissant régulateur du capitalisme que n’avaient anticipé ni les économistes libéraux ni les penseurs socialistes. Dans les années 1890-1920, une forme d’action collectif originale apparaît en effet qui ne ressemble plus à l’activité menée par l’entrepreneur de l’ancienne économie politique, ni à celle d’une simple manufacture ou à la confrontation marchande (et souvent conflictuelle) entre ouvriers et patrons. A côté des luttes sociales, plusieurs décennies de développement sans précédent des sciences et des techniques transforment aussi le monde occidental. On passe de l’image sombre de la première Révolution industrielle aux « merveilles de l’industrie » que symbolisent la tour Eiffel (1889) et la « fée électricité », le télégraphe et les automobiles. L’idée se répand que la production collective des richesses n’est plus dissociable de la capacité à innover et à renouveler techniques et méthode de travail. l’objectif d’innovation mêlé à la recherche de l’efficacité technique, au souci d’organisations plus performantes et à la nécessité de bâtir de nouvelles ressources, notamment humaines, conduit à inventer de nouvelles ressources, notamment humaines, conduit à inventer un nouvel «  être collectif », l’entreprise. Celle-ci constitue un collectif inédit : elle implique dans un projet commun non seulement ceux qui apportent un capital initial, mais aussi ceux qui pourront développer dans l’action collective de nouveaux potentiels. Sa cohésion renvoie à un projet d’innovation collective qui s’inscrit dans la durée et qui exige compétence, autorité de gestion et organisation. L’entreprise popularise alors une manière tout à fait novatrice de penser le progrès technique. Durant la première moitié du XXième siècle, elle se développe en transformant profondément la nature du travail, sa rémunération, ses règles ou son commandement. Elle impose sa puissance créatrice et part les progrès collectifs qu’elle suscite et promet. Les pouvoirs publics l’appuient et les luttes syndicales favorisent (… ) l’amélioration des conditions de travail.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, 2012, p. 16

Document 2 : l’entreprise n’est pas uniquement une organisation cherchant à maximiser son profit

Qu’est-ce qu’une entreprise ? Quelles sont ses missions et ses responsabilités dans la société ? A quoi s’engagent ceux qui participent à une entreprise ou qui reçoivent pour mandat de la diriger ? (…) Pour le citoyen ordinaire, l’entreprises est (…) un objet omniprésent et souvent incontournable de la vie quotidienne. Comme consommateur, il en attend des progrès, des inventions et des plaisirs conformes à ses valeurs. Comme salarié ou candidat au recrutement, il espère que l’entreprise lui permettra d’acquérir des compétences et de participer à une activité collective ordonnée et efficace. L’entreprise devrait aussi être une communauté d’investissement des énergies et des rêves, dont on attend en retour un statut social et des promesses d’avenir. Dans les théories les plus courantes, l’entreprise chercherait à maximiser son profit et combinerait différents facteurs de production dans ce seul but. Cette réduction de l’entreprise à une fonction unique, et de surcroît « maximisatrice » manque évidemment de réalisme : si le profit est une ressource nécessaire de l’action collective, sa quête ne doit pas se faire au détriment des différents objectifs qui expriment la véritable stratégie de l’entreprise. Surtout, la thèse de la maximisation du profit fait disparaître l’originalité de l’entreprise moderne en mettant toutes les activités économiques sur le même plan. Il n’y aurait plus de distinction possible entre les marchands italiens de la Renaissance, les grandes compagnies commerciales du 17ième siècle, les manufactures du 18ième siècle et les « entreprises » qui émergent à la fin du 19ième siècle.

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Au fond, cette thèse fait comme si « l’entreprise » avait toujours existé, sous les formes intemporelles du marchand ou du producteur, et qu’il s’agissait d’une activité aussi vieille que le commerce. Or il faut souligner ce fait historique majeur : l’entreprise, dans sa conception moderne, est une invention collective qui date de seulement un siècle. en 1850, il y a bien sûr des compagnies, des usines, des patrons et des ouvriers. Mais on ne trouve pas de trace de l’entreprise au sens moderne, ni dans les discours politiques, ni dans ceux des savants, des patrons ou des ouvriers.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, 2012, p. 23-34

Document 3 : les conséquences du progrès technique sur l’entreprise Contrairement à une thèse courante, ce n’est pas la production de masse qui a suscité l’entreprise moderne. De même, l’entreprise n’est réductible ni à la manufacture concentrée ni à la société de capitaux. La production de masse existait déjà la Renaissance, par exemple dans la construction de bateaux à Venise. Au 19ième siècle avec l’essor des technologies et la croissance industrielle, les effectifs ouvriers augmentent fortement. (…) Cependant, cette concentration d’ouvriers dans de grandes usines ne signifie pas encore de nouvelles organisations du travail. Durant tout le 19 ième siècle, les ouvriers maintiennent des relations de fournisseurs ou de prestataires de service avec leurs employeurs. Ils sont généralement payés à la pièce, selon la technique du « prix fait ». Que ce soit à domicile ou à l’intérieur des usines, les ouvriers se considèrent alors comme des entrepreneurs d’ouvrage : ils « louent » leurs services au moyen de contrats de louage. Quand aux sociétés de capitaux, elles sont connues depuis longtemps et permettent déjà de financer la concentration des activités industrielles par les recours massifs à des capitaux extérieurs. Dès 1807, le code du commerce reconnaît l’existence des sociétés par actions (…). Dans ces sociétés, les détenteurs d’actions ne s’engagent pas sur la durée et ne prennent pas de risque au-delà du montant de leur apport. L’Etat a longtemps freiné l’usage de la société anonyme, par crainte de voir des sociétés déposer le bilan et escroquer les apporteurs de capital sans avoir à les rembourser : il ne la libéralise qu’en 1867. Toutefois, dès le début du 19 ième

siècle, il s’en est servi pour financer ses grands travaux en faisant appel à l’épargne publique : les canaux en bénéficient, et surtout les chemins de fer, qui nécessitent des investissements colossaux. (…) Ainsi, au cours du 19ième siècle, l’essor des technologies entraîne de nouvelles organisations de la production et l’usage des sociétés anonymes est libéralisé. Mais l’entreprise n’existe pas encore. Et plutôt que la production de masse, c’est davantage le machinisme qui préparerait à cette époque l’arrivée de l’entreprise. (…) Bien plus qu’un changement d’échelles dans la production, il change la nature même de la production : d’un côté, les nouvelles sources d’énergie (par exemple la machine à vapeur) augmentent considérablement les possibilités e, termes de biens à produire ; de l’autre, les équipements qui sont pensés à partir de cette énergie (locomotive, machines de transformation des métaux) demandent des schémas de production intégrés entièrement nouveaux. La vague du machinisme force ainsi à renouveler les dimensions de gestion, la liste des métiers et les méthodes de production. (…) Malgré la concentration des machines et de la main d’œuvre ou des capitaux, les cadres de pensée et les représentations de l’action collective n’ont pas encore changé au milieu du 19ième siècle. Les analystes s’efforcent de penser les transformations au prisme des catégories usuelles de l’économie politique. Ils pensent la division du travail comme le fait d’un entrepreneur solitaire. (…) C’est ainsi qu’en 1874 Walras peut encore décrire l’activité de l’entrepreneur comme un simple assemblage marchand : « l’entrepreneur est le personnage (individu ou société) qui achète des matières à d’autres entrepreneurs, puis loue (…) la terre du propriétaire foncier, (…) moyennant un salaire les facultés personnelles du travailleur, moyennant un intérêt le capital du capitaliste, et finalement, ayant appliqué des services producteurs aux matières premières, vend à son propre compte les produits obtenus ». (…) Mais le prisme de l’échange marchand se révèle incapable d’expliquer le nouveau régime de création de richesse qui a pris forme après la révolution industrielle anglaise. Contrairement aux compagnies commerciales ou aux manufacturiers classiques, les entrepreneurs anglais qui ont fait la Révolution industrielle au 18 ième ont développé des biens ou des machines qui n’existaient pas auparavant. Ce faisant, ils ont introduit un régime d’innovation qui a, par la suite, bouleversé la manufacture et la vente. La maison Watt & Boulton, par exemple, ne s’est pas contentée d’agréger des gestes artisanaux quand elle a mis au point sa nouvelle génération de machines à vapeur ; elle a repensé toute l’organisation du travail et elle s’est appuyée pour cela sur une activité intense de création de savoirs, en lien notamment avec la Lunar Society, qui fut l’une des sociétés savantes les plus originales du 18ième siècle. (…) Les pionniers de la Lunar Society ont donné le ton d’un nouveau rapport à l’action collective et à la richesse. Quelques années plus tard, Charles

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Babbage est l’un des premiers et des rares à penser ces bouleversements. Inventeur mais aussi économiste, il observe que la richesse ne tient pas seulement à la puissance commerciale du marchand ou aux acquis d’un métier artisanal : il découvre que la valeur est continuellement érodée par le renouvellement inventif des biens et des techniques avec lequel il est indispensable de compter. Mais comment susciter l’invention technique dans une manufacture traditionnelle ? Comment continuer à penser le travail quand il faut l’adapter à un flux constant d’idées nouvelles ? Tant que l’invention restait le fait d’individus isolés et que toute compagnie pouvait acheter leur invention, alors l’activité économique pouvait être assimilée à celle d’un marchand. Mais progressivement, une nouvelle génération d’ingénieurs et de techniciens va devenir nécessaire aux compagnies. Celles-ci prennent conscience que l’invention est une activité qui peut (et qui doit) être à la fois collective et gouvernée.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, 2012, p. 23-34

Document 4 : l’entreprise, projet collectif de création et d’innovationL’entreprise telle que nous la concevons aujourd’hui correspond à une nouvelle représentation de l’action collective qui n’émerge qu’à la toute fin du 19 ième siècle. Elle ne résulte ni de l’avancement du savoir économique, ni même des révolutions politiques. Elle prend d’abord sa source dans la diffusion du machinisme et d’un esprit scientifique inédit. Et si elle se démarque d’emblée des formes d’organisation classiques, ce n’est pas par un renforcement de la division du travail ou par sa production de masse, mais par un objectif aussi surprenant qu’inattendu : celui qui consiste à organiser collectivement l’activité inventive, en mobilisant une démarche scientifique. A la fin du 19 ième

siècle, plusieurs facteurs se conjuguent pour appeler un nouveau régime de création collective. On peut constater dans tous les domaines les effets de plus de 50 ans d’avancées scientifiques et technologiques. La science est au cœur d’une vague exceptionnelle d’innovations. Tandis que des perspectives infinies s’ouvrent pour valoriser l’électricité ou les nouveaux systèmes de transport et de télécommunications, l’entreprise moderne naît de ce souci d’organiser l’activité inventive et de « domestiquer l’innovation ». (…) Les travaux des inventeurs isolés font place à des organisations structurées, dédiées à l’amélioration des techniques et à la création de nouveaux produits. Après les premiers bureaux d’études, les premiers laboratoires de recherche industrielle sont créés dans la seconde moitié du 19ième siècle. (…) Désormais, les progrès technique sont organisés, gérés au sein d’un collectif. Et l’entreprise apparaît comme le premier collectif qui prend en charge à la fois l’activité innovante, son organisation et sa valorisation marchande. (…) Les vieilles notions de l’économie politique, tells que la « production », le « travail », le « patron », l’ « entrepreneur », apparaissent de plus en plus surannées dans la part la plus active et la plus créative du tissu économique. L’entreprise se forme comme un collectif original, dédié à l’activité inventive. Son objectif n’est pas seulement d’accumuler du profit par les moyens marchands ; elle se veut créatrice de nouveaux potentiels de valeur. Elle ne cherche pas seulement à exploiter le progrès technique, mais à l’accélérer. Et pour cela, elle ne compte pas seulement sur l’exploitation des ressources déjà là, mais sur le renouvellement de son infrastructure technique et la maîtrise de dynamique de l’innovation. A cet égard, ce qui compte, ce n’est pas seulement le capital qu’elle accumule, mais les brevets qu’elle détient, les savoir-faire qu’elle suscite, les techniciens qu’elle forme, les méthodes de travail qu’elle déploie. Chacune de ces capacités constitue autant de « potentiels d’action » pour le futur. (…) Cette conception est fondamentalement nouvelle. L’entreprise n’est plus une société chargée de gérer le patrimoine des associés. (…) Elle se décrit comme une capacité de développement, sans limite quant à la nature des biens qu’elle produira, aux techniques qu’elle mobilisera ou aux personnes qui participeront à son aventure. C’est une puissance de création sans équivalent dans la mesure où ni ses formes ni ses résultats ne sont prédéterminés.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, 2012, p. 23-34

Document 5 : la naissance de l’entreprise modifie les relations de travailEncore inconnue en 1880, l’expression « contrat de travail » fait son entrée dans la jurisprudence générale Dalloz que dans la table de 1897-1907. (…) L’invention du contrat de travail est une réponse logique aux enjeux d’innovation et de création collective. Tant que les ouvriers réalisaient des tâches bien répertoriées ou relevant de métiers bien connus, le travail pouvait être laissé à leur appréciation ; organisait le travail signifiait le plus souvent établir des salaires suffisamment incitatifs pour amener les ouvriers à intensifier le travail et à augmenter leur rendement. Avec l’entreprise et sa mission de création collective, tout change. Il n’est plus possible de considérer que toutes les compétences pré-

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Page 28: Documents MC Entreprise Web viewquis custodiet ipsos ... répand que la production collective des richesses n’est plus dissociable de la capacité à innover et à renouveler techniques

existent. (…) A chaque rupture technologique, il est nécessaire de reconstruire le savoir-faire  ; à chaque nouvelle machine, de repenser le mode d’emploi. L’entreprise est mise au défi d’assurer, au moins partiellement, le renouvellement régulier de ses métiers. On ne peut plus faire l’hypothèse que les ouvriers se débrouilleront seuls (…). Il faut en outre régler la production de manière coordonnée avec l’ensemble de la chaîne des opérateurs. Pour fonctionner, l’atelier a besoin de méthodes collectives auxquelles sont désormais formés les salariés. C’est d’ailleurs à cette époque que s’ouvrent des écoles d’entreprise. (…) Surtout, les personnels d’encadrement se multiplient. (…)Pas d’entreprise, donc, sans un « gouvernement du travail ». a cet égard, malgré les critiques qu’il a suscitées, le taylorisme joue un rôle majeur dans cette nouvelle conception du travail et donc de l’entreprise. F.Taylor est le premier à penser que l’encadrement technique met fin aux relations marchandes dans les ateliers. Au lieu de contremaîtres chargés d’allouer le travail et d’en négocier le prix, il prône l’intervention de nouveaux experts (techniciens, ingénieurs) capables de développer de nouveaux procédés de fabrication et de nouvelles techniques de travail. (…) C’est dans ces conditions que l’on peut comprendre l’introduction du contrat de travail et la relation de subordination qu’il instaure. Parce qu’ils n’ont plus affaire à une société qui leur « achète » du travail, mais bien à une entreprise qui développe leurs compétences et ses propres méthodes, les ouvriers renoncent à leur autonomie et s’engagent à adopter les méthodes prescrites par les experts et par la direction. Cette approche bouleverse les conceptions économiques du travail car l’ouvrier n’est plus seul responsable de la productivité et donc du surplus dégagé. Les performances sont collectives. (…) Dans le système classique d’incitations, le problème concerne essentiellement l’ouvrier, tandis qu’avec une organisation scientifique, il concerne avant tout le management. Au management de développer les méthodes. A lui, en d’autres termes, d’assurer la productivité.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, 2012, p. 35-36

Document 6 : la naissance de l’entreprise et du « chef d’entreprise »A côté du contrat de travail, la naissance du « chef d’entreprise » est aussi une manifestation caractéristique de l’entreprise. (…) La mission du chef d’entreprise se démarque de celle des patrons traditionnels parce qu’elle est avant tout créatrice. Les dirigeants doivent inventer un nouvel usage des ressources disponibles. Ils ne sont pas appelés pour exécuter un plan déterminé, mais pour proposer des stratégies jusqu’alors inconnues de leurs mandants. (…) Le développement créatif d’une entreprise requiert des salariés un engagement autrement plus fort : ils doivent accepter d’être formé, et leur participation, comme celle des actionnaires doit s’inscrire dans la durée. Le projet collectif étant par nature incertain, l’entreprise n’est donc viable que si les dirigeants sont en mesure de construire un projet fédérateur et de remporter l’adhésion des salariés comme des actionnaires.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, 2012, p. 42

Document 7L’entreprise s’est construite en rupture avec les doctrines économiques de son temps, pour donner corps à des projets collectifs innovants. On peut en retenir trois traits principaux, qui sont autant d’énigmes pour l’économie :

- une dynamique de création collective : (…) l’entreprise vise le développement de nouvelles capacités d’innovation et de ressources qui ne s’acquiert pas sur le marché, simplement parce qu’elles ne préexistent pas ;

- un espace de travail organisé : l’innovation implique des apprentissages collectifs sur le long terme. (…) L’espace de travail est donc à la fois un espace de coopération, d’organisation rationnelle et de « transformation » des individus ;

- une nouvelle forme d’autorité de gestion : contrairement à l’autorité des capitalistes qui était fondée sur la propriété, l’autorité des nouveaux managers repose sur une légitimité technique et professionnelle. Les dirigeants sont choisis pour leurs capacités à générer et à mettre en œuvre des stratégies collectives innovantes et créatrices de richesses.

(…) L’entreprise est une entité collective qui échappe aux notions traditionnelles du savoir économique. (…) Surtout, il n’y a d’entreprise que si les rapports de travail ne sont pas des échanges marchands.

Source : Blanche Segrestin et Armand Hatchuel Refonder l’entreprise, 2012, p. 45

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Sujet 8 : comment l’entreprise est-elle définir dans l’approche dite « stakeholder » ?

Document 1 : Une approche partenariale de la gouvernanceIl faut alors se tourner vers une approche « partenariale » ou « coopérative » de la firme.

Comme l’indique Antoine Rebérioux (2002), la divergence des intérêts entre et parmi les différents constituants (actionnaires, salariés, managers) ne doit pas empêcher l’édification d’un espace commun d’interactions où se rejoignent ces différents intérêts.

Dans la littérature économique, le modèle de M. Aoki (1984) constitue un modèle de référence de cette conception de la firme. Il présente deux propriétés qui respectent la nature partenariale de la firme : d’une part, les différentes parties, limitées aux actionnaires, managers et salariés, son dans une position « symétrique », ce qui reflète l’orientation coopérative donnée à la firme ; d’autre part, les managers ont un rôle central. Aoki s’attache aux mécanismes de maximisation et de partage de ce qu’il nomme la « quasi-rente organisationnelle », qui en réalité constitue le surplus issu de la coopération des différentes parties. L’accumulation de ressources financières et humaines spécifiques, à l’origine de la quasi-rente, n’est possible que s’il y a un engagement réciproque des deux catégories de ressources. Cet engagement suppose que les actionnaires soient assurés d’un taux de rendement satisfaisant de leur investissement, et que les salariés bénéficient d’un certain niveau de revenu et de possibilités de carrière. La position du management est dans ces conditions centrale ; en utilisant un cadre formalisé de la théorie des jeux et intitulé « jeu de la négociation », Aoki montre qu’une maximisation et un partage de la quasi-rente sont possibles car il est dans l’intérêt mutuel des parties d’éviter les situations de conflit, et donc de coopérer. (…) Toute firme est une hiérarchie fondée sur une répartition asymétrique des droits de propriété, mais en même temps c’est un lieu de coopération tourné vers un objectif commun, la pérennité de la firme.

Bernard Baudry, Economie de la firme, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 2 : La « stakeholder theory » : une conception élargie de la responsabilité de la firmeA l’opposé de la « shareholder theory », qui place la relation actionnaires-managers au centre de

la gouvernance, une autre théorie, la « stakeholder theory » (théorie des parties prenantes), a émergé au cours des années 1990. Son objectif est de proposer une problématique différente quant à la définition de la « bonne » gouvernance des firmes. Située dans la continuité de notre développement précédent sur la nature coopérative de la firme, cette théorie élargit la problématique de la gouvernance en incluant tous les individus ou groupes d’individus qui possèdent des droits ou « créances » (« stakes ») sur la firme et qui sont affectée par ses décisions. Outre les actionnaires, les managers et les salariés, ces parties prenantes sont les clients, les fournisseurs, les banques, les assurances, les syndicats, les administrations, et finalement la société dans son ensemble. La firme doit selon cette théorie s’efforcer de concilier les intérêts de tous ces groupes, au-delà du seul intérêt financier des actionnaires.

La théorie des parties prenantes est importante, car contrairement à la représentation de la firme comme un ensemble de relations contractuelles interindividuelles, elle souligne la responsabilité de la firme comme entité collective, entité productrice d’externalités aussi bien positives – création d’emplois – que négatives – pollution, encombrement lié au transport de marchandises. Elle considère que la firme ne saurait s’exonérer de certains comportements : « exploiter » les fournisseurs et les sous-traitants, ne pas informer le consommateur sur la qualité des produits, dégrader l’environnement, pénaliser certaines collectivités territoriales en licenciant et/ou en délocalisant des unités de production, etc.

On constate d’ailleurs que, concrètement, certaines firmes, allant au-delà des règles juridiques encadrant la relation employeur/employé, se sont engagées, par l’intermédiaire de « codes de bonne conduite », à tenir compte de l’ensemble des parties prenantes. Par le biais de ces codes, la firme s’engage à respecter un certain nombre de principes et de valeurs, au rang desquels l’éthique tient une place importante. Il s’agit pour ces firmes de démontrer qu’elles concilient l’impératif de compétitivité avec un comportement respectueux des intérêts de l’ensemble des parties qui concourent à la réalisation de la production. Ces codes concernent les relations de la firme avec ses salariés, ses fournisseurs mais aussi ses consommateurs, et la société toute entière, par exemple lorsque la firme s’engage à respecter l’environnement.

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Au-delà de la seule rationalité économique, c’est ainsi un principe de responsabilité sociale de la firme qui s’introduit, et on conçoit alors que la seule théorie de l’actionnaire ne rend pas compte de cette nouvelle tendance des firmes à concilier économie et éthique. Au total, la « stakeholder theory » traduit la reconnaissance de la pluralité des objectifs de la firme bien au-delà de la seule maximisation de la richesse des actionnaires.

Bernard Baudry, Economie de la firme, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 3 : le rôle de contrepoids de l’opinion public dans le gouvernement public d’entreprise

En tant que contrepoids au pouvoir des propriétaires capitalistes, l’opinion publique représente les avis et les intérêts des acteurs non pas en tant que propriétaires des entreprises, mais en tant que citoyens des sociétés dans lesquelles opèrent ces entreprises. Elle témoigne d’un ensemble de règles, d’usage ou de sentiments généraux sur ce qui est convenable, acceptable, juste ou scandaleux. Par exemple, le travail des enfants dans les multinationales, les questions liées à l’environnement ou les rémunération des dirigeants sont des objets de discussions publiques qui dépassent le cercle (…) des détenteurs du capital. La nouveauté, ici, est que l’opinion publique n’est pas une simple contrainte d’environnement pour les entreprises, mais un contrepoids qui exerce une influence sur leur gouvernement et peut pousser, par exemple, à des démissions de dirigeants, à la défense d’orientations stratégiques plus ou moins nationalistes ou à la protection d’intérêts environnementaux qui n’auraient pas été pris en compte, y compris par les propriétaires capitalistes de l’entreprise.

La mécanique de ce contrepoids est une conséquence directe de la massification de l’actionnariat. Elle conduit à des interactions multiples entre la masse des consommateurs, celle des actionnaires et celle des citoyens d’une société. L’économie des grandes entreprises n’est plus fragmentée en populations séparées : celles des producteurs, des consommateurs, des propriétaires capitalistes, etc. Ce sont les mêmes acteurs, qui de plus en plus, assurent indifféremment ces fonctions. Avec la massification de l’actionnariat, on peut être à présent salarié d’une entreprise, consommateur de ses produits et propriétaire de son capital. Cela bien entendu, de manière corpusculaire et dans des proportions relatives qui ne sont pas sans importance. Reste que la dilution du capital dans le public a eu pour effet d’élargir le discours sur l’entreprise à l’ensemble de la société dont un nombre non négligeable de citoyens sont, désormais, aussi ses propriétaires capitalistes.

Le poids de l’opinion publique n’est pas consécutif à une prise de conscience collective des citoyens propriétaires (…). Aujourd’hui, l’immense majorité des citoyens occidentaux ne savent pas qu’ils sont eux-mêmes les propriétaires des plus grandes entreprises, par leur épargne interposée, et que ce sont eux qui imposent, volens nolens, des exigences de rendement parfois démesurées. Aussi, les effets de l’opinion publique sur les propriétaires capitalistes se manifestent-ils plus indirectement dans les risques systémiques complexes que l’opinion du public peut faire courir à la performance future de l’entreprise. Le sentiment d’une injustice en termes de rémunération des dirigeants, de conduite immorale ou de comportement peu respectueux envers les droits de l’homme peut cristalliser négativement l’opinion contre une entreprise, une marque ou un produit. Les questions de gouvernement de l’entreprise participent ainsi, parmi d’autres, à la cohérence de son image et elles entrent dans la détermination de sa valeur. C’est un état de fait que les investisseurs, aussi bien que les actionnaires, ne peuvent pas ignorer. Ils intègrent cette dimensions dans leur évaluation de l’entreprise et doivent compter avec elle, anticiper les effets négatifs qu’une opinion publique défavorable (fût-ce de manière absurde ou injuste) peut avoir sur les affaires de l’entreprise, ses ventes, ses achats, ses embauches ou sur l’instabilité managériale qui peut suivre un scandale. C’est alors comme un billard à trois bandes : le mécanisme financier reflète l’influence de l’opinion publique sur les propriétaires capitalistes qui sont pour une bonne part… les membres de la société. (…) Le cours de l’action est un thermomètre universel qui traduit même la fièvre du public. Et ainsi, le contrepoids de l’opinion, qui nous est familier dans d’autres espaces des sociétés occidentales, comme le politique ou le social, commence aussi à influer sur l’équilibre du gouvernement d’entreprise postmanagérial.

(…) Jadis, la faillite traduisait la rupture entre le pouvoir du dirigeant fondateur et son contrepoids familial dans le régime de gouvernement familial, en montrant publiquement l’incapacité du dirigeant à assurer la survie du patrimoine de la famille. Puis, la grève apparut comme une rupture entre le management et son contrepoids syndical, dans le régime managérial, car elle traduisait une

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crise, théâtralisée par l’affrontement, de l’équilibre entre la sphère économique et la sphère sociale. De la même façon, la rupture de l’équilibre entre l’entrepreneur et l’opinion publique est aujourd’hui consommée lorsqu’un scandale vient témoigner de la mise en cause d’une pratique de gouvernement. Le scandale est l’indicateur symbolique du contrepoids qu’exerce désormais l’opinion publique sur les propriétaires capitalistes.

(…) La massification de l’actionnariat et la diffusion de la propriété des grandes entreprises vers des millions de ménages ont eu pour effet de socialiser l’entreprise et la rendre davantage sensible aux mouvements du public. La multiplication des intérêts, des attentes et des actions des innombrables investisseurs et actionnaires font entrer les préoccupations de la société dans les entreprises soumises à ce nouveau régime de gouvernement. L’opinion publique, avec ses capacités de jugement et ses errements, vient contrebalancer la force entrepreneuriale. Ce n’est pas un hasard si les thèmes de la responsabilité sociale de l’entreprise ou du développement durable apparaissent au moment où l’actionnariat se massifie, dans les années 1980. Ils font écho aux préoccupations élargies d’un actionnariat élargi et, au-delà, d’une opinion publique qui considère que ces problèmes de société concernent, en premier chef, les entreprises capitalistes. De plus en plus, les grandes entreprises capitalistes semblent loin d’être des propriétés privées et méritent le nom d’entreprises ouvertes au public (public companies).

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.196-201

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Sujet 9 : Comment l’entreprise est-elle définie dans l’approche développée par Gomez et Korine ?

Document 1 : Le pouvoir de l’entrepreneur et la nécessité d’un contre-pouvoirDepuis l’origine de la société moderne, deux forces s’opposent et agissent sur le gouvernement

des entreprises. La première est la force entrepreneuriale dont la fonction est d’orienter les efforts de production individuels dans un sens collectif, celui que définit « l’entreprise ». Nous décrirons comment la société libérale a fait de l’entrepreneur un personnage politique central, individu idéalement libre et légitimement autorisé à s’approprier des moyens de production suffisants pour orienter les autres individus. (…) Mais en orientant l’activité collective, l’entrepreneur remet inévitablement en cause la liberté des individus qui le suivent et il peut interdire la liberté des autres, principe fondateur de la société libérale. Pour circonscrire cette puissance, le libéralisme a généré une seconde force constitutive du gouvernement acceptable dans les sociétés modernes : la fragmentation systématique du pouvoir. En particulier, les institutions, les règles ou les pratiques de gouvernement légitimes, n’ont cessé de fractionner le pouvoir d’entreprendre pour éviter le risque d’oppression qu’il contient intrinsèquement.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.15

Document 2 : La répartition des droits de propriété dans la société féodaleDans la distinction classique depuis le droit romain entre l’usus (droit d’exploiter la propriété),

le fructus (droit d’en tirer profit) et l’abusus (droit de vendre la propriété), la propriété traditionnelle sépare généralement l’usus détenu par le métayer de l’abusus détenu par le noble. L’un et l’autre se partage le fructus. Dans l’ordre féodal (…) aucun individu, y compris le roi, ne possède la totalité de l’usus, du fructus et de l’abusus d’une propriété : celui qui possède le titre ne peut pas travailler, celui qui travaille ne peut pas détenir le titre de propriété. Cette partition des droits sur la propriété limite les excès du pouvoir et constitue une société d’ordre dans un idéal d’harmonie né de la complémentarité des parties prenantes. L’ensemble forme une société très hiérarchique qui se régule à partir de statuts sociaux, précis et étanches et se fonde sur la répartition juridique des droits d’usage. Cette hiérarchie entretient entre ses membres une dépendance réciproque et donc une solidarité nécessitée par l’incapacité d’un individu à détenir seul toutes les dimensions d’un droit de propriété. (…) Société traditionnelle unifiée par l’interdépendance sociale résultants de droits de propriété partitionnés : c’est cette conception de la propriété médiévale, rappelée ici à grands traits, qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre en quoi la société libérale a constitué, sur ce plan, une révolution radicale.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.73-74

Document 3 : La triple révolution (sociale, idéologique et juridique) à l’origine de la figure de l’entrepreneur

La grande révolution juridique qui préfigure puis accompagne la révolution industrielle du 18ème siècle s’inscrit souvent (…) dans une révolution politique : révolutions anglaises (1650-1689), révolution américaine (1776) et française (1789). Dans chaque pays, la révolution juridique reformule la notion de propriété privée dans le sens libéral. Elle autorise juridiquement et encourage idéologiquement un même individu à concentrer les trois dimensions d’un droit de propriété, usus, fructus et abusus. Au nom de la liberté et de l’égalité modernes, elle permet à un même individu de travailler sa propriété, d’en tirer des fruits et de la céder comme bon lui semble. (…)

Pour légitimer sa révolution idéologique et sociale, le libéralisme affirme que celui qui travaille a, en conséquence, le droit de tirer les fruits de son travail et de vendre les biens à sa convenance. Or, comme toutes les propriétés, la propriété capitaliste est suspectée de tirer son origine, d’une violence, d’un accaparement ou d’un vol. Pour écarter le doute, il faut apporter la (…) preuve (…) d’une origine juste de la propriété accumulée. (…) Pour que l’accumulation de propriété individuelle ne soit pas suspecte, elle doit être considérée comme le fruit du travail individuel accompli par son propriétaire. (…) Le travail fait preuve (…). (…)

L’interdit sur le travail des propriétaires, qui les rendaient dépendants des tenanciers, doit donc être supprimé. Le bourgeois, qui se lève tôt, qui économise, qui fait fructifier son bien, devient le juste propriétaire, puisqu’il gagne ce qu’il possède. (…) C’est pourquoi les aristocrates qui bénéficiaient du fructus (le profit) et exerçaient l’abusus (le droit de vendre), mais pas l’usus (le travail), sont

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stigmatisés comme des improductifs illégitimes par le nouveau pouvoir. Cette classe oisive sera politiquement éliminée (…). (…) Entre les années 1650 et 185à, la plupart des grands pays occidentaux font leur révolution juridique et adoptent un nouveau statut de la propriété qui abolit la partition sociale des droits de propriété et permet leur détention par un seul individu. A partir de cette rupture juridique et politique, ce n’est plus le statut social qui fait la propriété, mais la propriété qui fait le statut social : l’entrepreneur moderne peut prendre le pouvoir.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.75-78

Document 4 : L’émancipation de l’entrepreneurSelon la définition de la liberté moderne, chacun doit pouvoir contribuer à assurer librement sa

subsistance grâce à son travail. Le travail est donc valorisé comme moyen essentiel d’acquisition d’un nouveau statut social. Le mouvement libéral permet alors l’émancipation en en mettant tous les citoyens à égalité devant la propriété ; l’entrepreneur fondateur est, en tant que nouvel acteur politique, le principal bénéficiaire de ce mouvement historique. (…) L’entrepreneur n’hérite pas du passé, mais transcende les anciens ordres sociaux du fait de la recomposition de la propriété qui découle de la révolution libérale. Dans les faits, la modification des lois sur la propriété permet à des individus de se tailler de vastes propriétés privées et de constituer une nouvelle classe bourgeoise. Ils deviennent les nouveaux conquistadores du 19ème siècle. (…) Les entrepreneurs créent et font prospérer une propriété privée, sur la quelle ils sont les maîtres. Ils peuvent exercer souverainement cette nouvelle force économique et politique qu’est la force entrepreneuriale. (…)

Soulignons combien l’émancipation économique de l’entrepreneur est une conséquence du projet politique libéral. Elle traduit l’application du premier des grands principes établissant la technique démocratique du gouvernement : l’égalité des individus. En renversant la société d’ordre, cette égalité s’affirme tout d’abord comme une liberté d’entreprendre accordée à tous et sans laquelle l’individu libre n’existe pas. Comme le montrent les études historiques, les entrepreneurs sont issus de toutes les classes sociales et de tous les pays. (…) L’entrepreneur est un enfant de la société libérale moderne et de l’émergence de la démocratie politique : sans égalité civique, pas de liberté d’entreprendre ; mais sans liberté d’entreprendre, pas d’égalité concrète possible.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.79-80

Document 5 : L’entrepreneur, la figure du progrès collectifDans une société libérale sans ordre et donc sans bien commun a priori, il faut supposer que les

entrepreneurs n’agissent pas de manière à maximiser leur richesse et leur autonomie au détriment de celles des autres, conduisant alors à établir une société injuste. L’enjeu politique est considérable. (…) Les penseurs libéraux comme A. Smith, vont s’attacher à montrer que l’entrepreneur est mû par l’intérêt général du fait même de sa nature d’entrepreneur. (…) Il n’y a pas d’opposition entre richesse privée et richesse commune. (…) La figure de l’entrepreneur devient essentielle pour établir la dynamique de la société libérale, car elle établit un lien « naturel » entre la force entrepreneuriale et le progrès de la société. Dans l’idéologie libérale, l’entrepreneur n’est pas un industriel égoiste et isolé cherchant son profit, il est le moteur même du progrès économique.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.15

Document 6 : La naissance de l’entreprise moderneAvec la révolution juridique libérale, l’entreprise apparaît comme une nouvelle institution,

indépendante des autres institutions et de ceux qui y travaillent. Ce qui est radicalement nouveau, c’est que cette institution est privée et qu’elle permet donc une organisation privée de la production collective. L’idée paradoxale de communauté privée est alors introduite : l’entreprise est une communauté, dans le sens où elle fait travailler ensemble des individus, mais une communauté privée, car les travailleurs ne possèdent désormais plus leur outil de production (les machines, les véhicules, les matières premières, etc.) devenu patrimoine des propriétaires de l’entreprise. L’institution de l’entreprise a supposé une révolution des esprits et du droit permettant de considérer qu’une association d’humains travaillant ensemble pouvait être un objet de propriété, gouverné par un propriétaire exploitant, à l’exclusion des autres participants à la production. Certes, dans la philosophie du libéralisme, chaque personne qui participe à la production demeure libre. Mais, l’ensemble de ces individus libres constitue une collectivité de travail qui est un tout en soi, distinct des individus, et qui est possédé et donc gouverné par un autre individu (ou un groupe d’individus). Les entreprises en tant qu’institutions privées nous sont si familières que nous avons bien du mal à

Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 33

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concevoir que leur apparition ait pu passer aux yeux de nos ancêtres, pour une nouveauté révolutionnaire et parfois monstrueuse.

Si la propriété individuelle est au cœur du capitalisme, l’entreprise comme concentration de travailleurs sans moyens de production n’est cependant pas facilement admissible (…). En effet, la liberté d’entreprendre est une chose, l’autonomie de direction de l’entrepreneur sur l’entreprise en est une autre. Pour que l’entreprise, c’est-à-dire l’accumulation privée, par un entrepreneur, des moyens de production, reste compatible avec le projet libéral, il faut qu’elle soit considérée comme un individu, car c’est la seule manière de la mettre au dessus du contrôle politique et donc de maintenir cette communauté dans l’espace privé. Pour que naissent les entreprises modernes, il ne faut donc pas seulement émanciper la possibilité d’entreprendre librement, il faut aussi que l’entreprise puisse apparaître comme une organisation acceptable dans le cadre libéral. C’est pour cela que s’est imposée l’idée que l’entreprise était un sujet juridique autonome, à la fois séparé de l’entrepreneur, et lié à lui par un lien génétique. (…)

Au final, on a donc assisté à une double émancipation : celle de l’entrepreneur-fondateur en tant qu’individu bénéficiant de la liberté d’entreprendre et celle de l’entreprise qui devient une fiction collective dont l’entrepreneur est fondateur est le tuteur. (…) Sans entreprise, l’entrepreneur ne peut assembler, physiquement, les forces productives et exercer une force entrepreneuriale. (…) Au tournant du 20ème siècle, une partie du monde vivait dans un régime de propriété totalement nouveau et original, permettant à des individus libres de constituer des communautés de travail privées considérées comme des quais-individus. A ces communautés participent d’autres individus libres, mais qui acceptent d’être gouvernés au nom de la propriété privée des moyens de production.

Ainsi, dans l’esprit moderne, s’impose petit à petit l’idée qu’une partie de l’espace social obéit à des règles de gouvernement privées et donc éventuellement différentes de celles qui prévalent dans l’espace public. Par étape s’affirme alors l’autonomie de l’économie en tant que portion privatisée de la société organisée par et pour la production et dirigée par des individus selon leurs intérêts et leurs raisons propres. La séparation juridique fondamentales des sphères publiques et privées conduit à une séparation entre le politique et l’économique (…). Cela impliquera que l’on pense les règles du gouvernement privé dans un régime acceptable de gouvernement des entreprises : ce sera le régime familial.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.80-84

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Sujet 10 : Variétés du capitalisme et variétés des firmes

Document 1 : Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme (1991)L’idée des variétés nationales du capitalisme fut lancée par Michel Albert dans son best-seller

Capitalisme contre capitalisme (Seuil, 1991). Selon Michel Albert, il existe deux variantes fondamentales : le modèle germano-japonais et le modèle anglo-américain. A l’époque, les entreprises allemandes et japonaises semblaient mieux réussir que celles des Etats-Unis, et le livre proposait plusieurs explications : la vision à long terme des chefs d’entreprise et des investisseurs allemands et japonais, contrairement aux investissements britanniques et américains qui se concentrent sur les résultats trimestriels et les bénéfices à court terme ; l’existence dans ces pays d’une main d’oeuvre volontaire et très qualifiée et d’une coopération entre travailleurs et détenteurs du capital ; leur capacité à produire des biens diversifiés et de grande qualité, à l’inverse de la standardisation et de la production de masse américaines. Le ciment qui fait tenir un système économique de type germano-japonais, c’est la solidarité sociale qui permet des relations de confiance et à long terme. Les licenciements sont rares, du fait de la force des syndicats allemands et de l’embauche à vie dans les grandes entreprises japonaises. Dans ces pays, les employés passent toute leur carrière dans la même entreprise, ce qui crée un vif sentiment d’appartenance et de loyauté envers la firme.

Aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, Michel Albert perçoit au contraire les marchés et les relations contractuelles comme les institutions centrales de l’économie. Dans ce modèle anglo-américain, les investisseurs et les chefs d’entreprise ont une vision à court terme ; le marché du travail est flexible, on change souvent d’emploi ; le système éducatif est mal relié au monde de l’entreprise ; le système de production, assez rigide, fonctionne mieux pour les séries longues que pour une production de niche ; le marché des actions ordinaires et le capital-risque orientent les ressources vers les activités nouvelles ; les inégalités sociales sont fortes. Ce sont des pays qui excellent dans l’innovation et qui excellent dans l’innovation et où les ruptures sont bien acceptées par le public.

Entre les pays, il existe bien sûr d’innombrables différences liées à la culture, aux traditions historiques, au système juridique et aux choix politiques. Nombre de ces différences on sans doute une influence sur les activités économiques. Mais comme celle de Michel Albert, la plupart des théories fondées sur les variétés nationales du capitalisme débouchent sur un nombre réduit de catégories fondamentales. Il existe une quantité limitée de problèmes de coordination liés à la gestion d’une économie capitaliste et une quantité plus limitée encore de solutions institutionnelles efficaces. Toutes les économies avancées ont besoin de répartir les ressources entre ouvriers, patrons et investisseurs, d’organiser la production, la R&D, de former la main d’oeuvre, d’encourager l’innovation, de financer l’investissement.

Suzanne Berger, Made in Monde Les nouvelles frontières de l’économie mondiale, édition Points, 2013 (2005) p.58-60

Document 2 : Peter Hall et David Soskice, Varieties of capitalism (2001)Dans la même veine que Michel Albert, les professeurs d’économie politique Peter Hall

(Harvard) et David Soskice (Duke) décrivent deux approches fondamentales : les économies de marché libéral, comme la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, où l’attribution et la coordination des ressources se font surtout par les marchés, et les économies de marché coordonné, où la négociation, les relations à long terme et d’autres mécanismes non liés au marché permettent de résoudre les principaux problèmes. Hall et Soskice montrent que, dans ces économies, les entreprises sont dotées de forces et de faiblesses très différentes. Les firmes allemandes comme Siemens ou BMW sont nées dans un environnement déterminé : des institutions qui donnent à la main d’oeuvre un rôle important dans la gestion des entreprises ; de bonnes relations entre travailleurs et détenteurs du capital qui sont considérées comme essentielles pour les stratégies et les opérations de la firme ; des institutions financières qui fournissent des fonds par l’intermédiaire des banques plutôt que par l’intermédiaire de la Bourse et sont donc moins soucieuses de retours rapides sur investissement ; une formation professionnelle solide qui unit écoles et entreprises pour créer une main d’oeuvre très qualifiée.

Les entreprises américaines voient le jour dans un monde où le capital vient du capital-risque, puis de la Bourse ; où les ouvriers sont formés par l’école et non par l’entreprise ; où les nouvelles compétences viennent du recrutement de nouveaux employés et non de la reconversion des anciens employés ; où les relations entre le personnel et la direction sont souvent tendues. Parce que des institutions différentes induisent des comportements différents, une firme allemande et une firme

Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 35

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américaine ont de grandes chances de s’organiser différemment, même lorsqu’elles opèrent au sein du même secteur, avec les mêmes technologies pour fabriquer les mêmes produits.

Hall et Soskice prévoient que les entreprises ne réagiront pas de la même façon à la mondialisation selon qu’elles appartiennent à une économie de marché libéral ou une économie de marché coordonné. Les institutions de chaque pays suscitent des comportements différents au niveau microéconomique de la firme, parce que les ressources et le degré de compétitivité diffèrent. Selon ce modèle, quand les entreprises de plusieurs pays entrent en concurrence au sein d’une économie internationale ouverte, elles tentent d’exploiter leurs forces spécifiques. Si elles ont besoin d’acquérir des compétences qu’elles ne peuvent créer à l’intérieur de leur propre système, elles peuvent les acheter à l’étranger, par la sous-traitance ou l’investissement direct. Par exemple, si les entreprises pharmaceutiques allemandes excellent en matière d’innovations dans les processus de fabrication, mais pas dans la recherche fondamentale, ou si la législation allemande limite la recherche biotech sur les modifications génétiques, les Allemands installeront leurs laboratoires aux Etats-Unis et auront ainsi accès aux ressources qu’ils peuvent créer dans leur pays. Selon le modèle des variétés nationales, la mondialisation provoque une concurrence dont les différences nationales sortent préservées, voire renforcées. Loin de forcer l’entreprise allemande à évoluer selon la même trajectoire que son homologue américaine, comme le voudraient les tenants de la convergence, le modèle des variétés nationales prévoit que la mondialisation incitera les entreprises allemandes à se spécialiser dans les technologies et les activités de production où elles se distinguent. La mondialisation devrait donc maintenir et même accroître la divergence, chaque société voulant tirer profit de ses forces propres.

Originaires de nations dotées d’un capitalisme de marché coordonné, les entreprises allemandes et japonaises tirent la plupart de leurs ressources de leurs relations avec la main d’oeuvre, le gouvernement et les banques de leur pays. La formation, la R&D, la négociation sociale avec les travailleurs et le financement par les banques sont autant de fruits de leur implantation géographique. Puisque ces ressources nationales ne se trouvent pas à l’étranger, ces entreprises sont réticentes à délocaliser. Quand elles le font, elles se substituent parfois aux institutions manquantes en créant à l’étranger une organisation tout à fait différente. Au Japon, Toyota à l’habitude de n’accorder de promotions qu’aux cadres qui ont gravi toute la hiérarchie, mais aux Etats-Unis, l’entreprise a appris à recruter des responsables recrutés sur le marché du travail. Par contraste, les firmes américaines et britanniques sont depuis toujours habituées à acheter leurs ressources sur le marché : elles engagent du personnel doté de nouvelles compétences plutôt que de former leurs anciens employés ; elles cherchent de nouveaux financements sur le marché plutôt que par l’intermédiaire de relations anciennes avec les banques ; elles ont recours au marché du capital-risque pour soutenir l’innovation dans les start-up plutôt que de développer en leur propre sein de nouveaux produits et de nouveaux processus. Moins dépendantes de leurs relations avec les institutions nationales pour leurs actifs vitaux, plus assurées dans leur utilisation du marché pour se procurer les ressources nécessaires, les entreprises des économies de marché libéral sont parées pour le monde de la fragmentation et de la sous-traitance.

Suzanne Berger, Made in Monde Les nouvelles frontières de l’économie mondiale, édition Points, 2013 (2005) p.60-63

Document 3 : Bruno Amable, Les cinq capitalismes, 2005On peut distinguer cinq types idéaux de capitalisme différant par les institutions présentes

dans les domaines de la concurrence sur le marché de produits, du marché du travail et la relation d’emploi, de la protection sociale, du système éducatif et du système financier (…).

La concurrence joue un rôle central dans le modèle néolibéral. Sur les marchés de produits, elle rend les firmes plus sensibles aux chocs macroéconomiques, qui ne peuvent être entièrement absorbés par des ajustements de prix et impliquent donc des ajustements en quantité. Ce type d’ajustement va concerner notamment l’emploi. Le maintien de la profitabilité implique donc de pouvoir licencier facilement une main d’oeuvre devenue excédentaire. La flexibilité de l’emploi permet des réactions rapides aux conditions changeantes du marché. Le développement des marchés financiers, c’est-à-dire un mode de financement plus « liquide » que la finance intermédiée (les banques), contribue aussi à cette exigence des firmes de s’adapter à un environnement compétitif changeant.

On retrouve des complémentarités d’un autre ordre dans le(s) modèle(s) européen(s). Dans le modèle social démocrate, les exigences de flexibilité sont satisfaites à l’aide de mécanismes qui ne

Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 36

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reposent pas, ou pas entièrement, sur la régulation marchande. Une forte pression de la concurrence extérieure exige une certaine flexibilité de la main d’oeuvre, mais celle-ci n’est pas obtenue par des licenciements. La protection des salariés est assurée par un mélange de protection légale de l’emploi, modérée mais réelle, et par un haut niveau de protection sociale. Cette protection des travailleurs agit comme une incitation à investir dans la formation et plus généralement dans tous les éléments qui valorisent la relation d’emploi. La compétitivité des firmes repose alors en partie sur cette relation stable. Par ailleurs, un système de négociations salariales coordonnées conduit à un faible écart de salaires et donc de faibles inégalités de revenu, ce qui baisse le coût relatif du travail qualifié et favorise l’innovation et la recherche de la productivité.

Le modèle européen continental est par certains points proches de ce modèle, mais se caractérise par une protection de l’emploi plus forte et une protection sociale moins développée. Un système financier centralisé facilite l’élaboration des stratégies à long terme pour les entreprises. Les négociations salariales sont coordonnées et une politique de salaire fondée sur la solidarité est développée, mais à un degré moindre que dans les pays nordiques.

Le modèle méditerranéen est, pour sa part, caractérisé par une protection sociale sensiblement plus faible mais un plus haut niveau de réglementation des marchés du travail et des biens et services produits.

Enfin, le modèle asiatique repose sur une complémentarité entre des marchés relativement réglementés, une faible protection sociale et un système financier orienté vers les relations de long terme entre banques et entreprises. Ce modèle donne un rôle central à la grande firme, à la fois pour la formation de la main d’oeuvre et pour la progression dans leur carrière des individus.

Bruno Amable, « Les spécificités nationales du capitalisme » in Cahiers Français n°349 Mars Avril 2009 p.58-59

Capitalisme fondé sur le

marché

Capitalisme social-

démocrate

Capitalisme asiatique

Capitalisme européen

continental

Capitalisme méditerranéen

Concurrence sur les

marchés des produits

Importance de la concurrence par les prix ; Etat neutre ;

ouverture internationale à la

concurrence

Importance de la concurrence par la

qualité ; engagement fort

de l’Etat ; ouverture

internationale à la concurrence

Importance de la concurrence par

les prix et la qualité ;

engagement fort de l’Etat ; forte protection par

rapport à la concurrence

internationale ; importances des

grandes entreprises

Concurrence plus sur la qualité que les prix ;

engagement des autorités publiques ; protection faible par

rapport à la concurrence

internationale

Concurrence plus sur les prix que la

qualité ; engagement de

l’Etat ; protection modérée par rapport à la concurrence

internationale ; importance des

petites entreprises

Rapport salarial

Protection de l’emploi faible ;

flexibilité externe ; négociation salariale

décentralisée

Protection de l’emploi modérée ;

négociation salariale

centralisée ou coordonnée

Forte protection de l’emploi dans la

grande firme flexibilité externe

limitée ; négociation

salariale décentralisée

Forte protection de l’emploi ; flexibilité

externe limitée, négociation salariale

coordonnée

Haute protection de l’emploi

(grandes firmes) ; une frange

flexible d’emploi ; négociation

salariale centralisée

Secteur financier

Forte protection des actionnaires

minoritaires ; faible concentration de la

propriété ; importance des investisseurs

institutionnels ; marchés financiers

très développés

Forte concentration de la

propriété ; importance des banques ; faible développement

des marchés financiers

Protection faible des actionnaires extérieurs ; forte

concentration de la propriété ;

concentration des banques ; très

faible développement

des marchés financiers

Protection faible des actionnaires

extérieurs ; forte concentration de la

propriété ; importance des banques ; faible développement des marchés financiers

Protection faible des actionnaires extérieurs ; forte concentration de

la propriété ; forte concentration des

banques ; très faibles

développement des marchés financiers

Protection sociale

Protection sociale faible ; participation

faible de l’Etat ; dépenses dirigées

vers le soulagement de la pauvreté ;

Haut niveau de protection sociale ; forte participation de l’Etat ; grande importance de la protection sociale

Faible niveau de protection sociale ; dépenses dirigées

vers le soulagement de la

pauvreté

Haut niveau de protection sociale

fondée sur l’emploi ; engagement de l’Etat ;

système de retraites par répartition

Niveau modéré de protection

sociale ; dépenses dirigées vers le

soulagement de la pauvreté et vers

Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 37

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retraite par capitalisation pour la société

les retraites ; fort engagement de

l’Etat

Education

Dépenses publiques faibles ; système d’enseignement supérieur très compétitif ;

enseignement secondaire

hétérogène ; accent sur les compétences

générales

Haut niveau de dépenses

publiques ; accent sur la qualité de l’enseignement

pré-universitaire ; importance de la

formation professionnelle ;

accent sur les compétences spécifiques

Faible niveau de dépenses

publiques ; accent sur la qualité de l’enseignement

secondaire ; formation interne à la firme ; accent

sur les compétences spécifiques

Haut niveau de dépenses publiques,

enseignement secondaire homogène ;

importance de la formation

professionnelle ; accent sur les compétences spécifiques

Dépenses publiques faibles ;

faiblesse de l’enseignement universitaire ;

formation professionnelle

faible ; accent sur les compétences

générales

Exemples de pays

Australie, Canada, Royaume-Uni, Etats-

Unis

Danemark, Finlande, Suède Japon, Corée du Sud

Suisse, Pays-Bas, Irlande, Belgique, Norvège, Allemagne, France,

Autriche

Portugal, Italie, Grèce, Espagne

Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 38

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Sujet 11 : La gouvernance de l’entreprise et le pouvoir familial

Document 1 : L’apparition de l’entrepreneur fondateur et du gouvernement familial de l’entreprise

Le monde occidental a connu, avec le libéralisme politique, une redéfinition radicale de la nature et de la signification de la propriété. La propriété privée est devenue le lieu commun de la relation entre les humains formant une société parce qu’elle supporte l’échange entre eux. Pour que chacun puisse se constituer un libre patrimoine, il a fallu assurer la libéralisation de la capacité d’entreprendre, juridiquement accordée à tous les citoyens. (…) L’entrepreneur fondateur « père de famille » est la figure centrale de ce moment historique. Il exerce la force entrepreneuriale du fait de son implication personnelle dans la fondation ou, par héritage, dans le développement de l’entreprise. Son pouvoir étendu est lié au lien génétique qu’il entretient avec l’entreprise. Mais ce pouvoir est limité par un contrepoids, qui est lui-même privé et génétique : celui de la « famille bourgeoise », que la société libérale moderne définit, durant le 19ième siècle, comme l’institution de référence pour assurer la stabilité de la nouvelle société.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.72

Document 2 : L’entrepreneur fondateur et son contrepoids (la famille)Les entreprises du 19ème siècle sont très majoritairement des sociétés de personne, c’est-à-dire

des sociétés dans lesquelles le patrimoine de l’entreprise se confond avec celui de son (ou de ses) propriétaire(s). La forme la plus répandue est la société commerciale : société en commandite en France, Kommanditgesellschaft en Allemagne, Corporation in Commendam ou limited partnership en Angleterre. Dans l’immense majorité des cas, l’entrepreneur est un commerçant et, à ce titre, il porte toujours la responsabilité illimitée des dettes de l’entreprise et il en répond par ses biens personnels. Dans l’esprit du libéralisme, il paraissait normal que les biens de l’entrepreneur et ceux de l’entreprise ne soient pas distincts et que l’entrepreneur-individu et l’entreprise-individu, génétiquement et financièrement confondus forment un seul corps. L’entreprise reste la créature de l’entrepreneur, comme un enfant celle de son géniteur. L’économique est considéré comme une affaire privée, personnelle, inextricablement liée au fondateur et à sa famille. C’est pour cela que nous appellerons « fondateur-entrepreneur » l’idéal-type du dirigeant, dont légitimité est personnellement liée à l’acte de création initiale de l’entreprise et qui transmet cette dernière à ses héritiers. Le risque économique, mais aussi social et politique, pris par l’entrepreneur est réel. Par son capital et son travail, il exerce une activité déterminante qui permet à l’entreprise d’exister. La plupart des grandes dynasties des capitaines d’industries du 19ème siècle (les Wendel, les Krupp ou les Gillet) sont associées à des innovations technologiques majeures. Celles-ci ont établi un lien direct, et politiquement acceptable dans l’esprit de l’époque, entre l’autorité exercée par l’entrepreneur, le travail qu’il accomplissait et la responsabilité financière personnelle qu’il prenait.

A la tête de l’entreprise, le patron (…) est en devoir d’agir non pour son intérêt personnel, mais pour assurer la continuité de la famille, la pérennité de l’entreprise et l’emploi des salariés dont il est responsable. (…) Enfants, neveux et cousins tiennent des postes clés. Les entreprises ont un nom de famille et s’appelle Krupp, Wendel, Rockfeller ou Cadbury. (…)

Le dirigeant doit maintenir l’indépendance, mot clé du gouvernement familial. La famille entend demeurer « maîtresse chez elle », ce qui suppose qu’elle gère la croissance avec un actionnariat fermé ou contrôlé, et qu’elle organise des jeux d’alliances (souvent matrimoniales) avec des familles amies. Les marges de manœuvre stratégiques sont diminuées d’autant et le sentier de croissance de l’entreprise est fortement contraint par cet impératif. Il faut donc trouver les marchés et conduire les investissements qui ne remettent pas en cause une croissance essentiellement autofinancée ou compatible avec un endettement tolérable. L’exercice de la force entrepreneuriale est clairement contenu par le cadre familial qui impose à l’entrepreneur des ressources limitées. (…) La famille apporte la respectabilité et canalise la force entrepreneuriale. Elle constitue une barrière disciplinaire compatible avec l’autorité de l’entrepreneur. (…) L’économique et le privé se confondent totalement dans l’entreprise, à la fois lieu de production et famille. En second lieu, la famille modère le pouvoir de l’entrepreneur : d’une part, socialement, en lui fixant des devoirs contraignants de bon père de famille et de fidélité à une logique de l’honneur familial ; d’autre part, économiquement, en imposant des contraintes à ses décisions pour garantir l’indépendance du capital et la pérennité du projet familial dans un réseau social étroit.

Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 39

Page 40: Documents MC Entreprise Web viewquis custodiet ipsos ... répand que la production collective des richesses n’est plus dissociable de la capacité à innover et à renouveler techniques

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.84-85&99

Document 3 : La contrainte disciplinaire que l’appartenance familiale fait peser sur l’entrepreneur fondateur

L’entrepreneur fondateur n’est jamais un individu isolé. Il appartient à une famille, il en est le chef, il se réfère à elle et il est socialisé à travers elle. Il en est donc solidaire. La référence à la famille, à son histoire, à ses valeurs borne et modère l’autorité de l’entrepreneur. (…)

D’abord, il doit assurer la pérennité du projet économique associé au nom de la famille et à son existence en tant que groupe familial étendu. La famille ne se contente pas de la posséder, elle se développe avec l’entreprise, elle l’accompagne et se confond avec elle. Elle s’en nourrit. Elle s’en sent socialement responsable de manière identitaire, parce qu’elle est associée à son nom. Le dirigeant assume en son nom cette responsabilité, qui n’est pas seulement celle de son patrimoine, mais aussi celle du patrimoine ou de la survie de tout un groupe, employés compris. Il détermine donc ses actions dans le respect du long terme et de la poursuite du projet entrepreneurial, au delà de son destin personnel.

En deuxième lieu, le dirigeant doit afficher des valeurs morales. Celles-ci sont indispensables pour que l’autorité du chef d’entreprise soit celle d’un chef de famille, impliquée, de manière explicite, par des engagements éthiques qui le dépassent et le contraignent publiquement : l’honneur dans les affaires, la parole donnée, la fidélité, etc., tout ce qui est lié à la respectabilité du nom de famille.  (…) L’entrepreneur est socialement considéré comme un bon père de famille parce qu’il manifeste une exemplarité. Aussi, les valeurs auxquelles il souscrit affirment-elles son pouvoir et, en même temps, elles le limitent concrètement.

En troisième lieu, l’entrepreneur père de famille doit gérer les successions : la préparation souvent rigoureuse des successeurs familiaux, les jeux de pouvoir qui en résultent, mais aussi la permanence nécessaire de la puissance dynastique, permettent de comparer les familles d’entrepreneurs aux monarchies et, de manière plus générale, à la logique de l’honneur clanique, parce qu’on y trouve le même souci de permanence et de respectabilité dans la durée. La légitimité génétique implique que le pouvoir entrepreneurial issu du fondateur ne sorte pas de la famille et suppose, en conséquence, des manœuvres pour que des successeurs dignes soient repérés. L’exigence de transmission exerce une fonction régulatrice considérable sur le capitalisme de cette première période, en assurant au dirigeant à la fois la longue durée, et le devoir d’organiser une succession viable.

Enfin, le dirigeant doit maintenir l’indépendance, mot clé du gouvernement familial. La famille entend demeurer maîtresse chez elle, ce qui suppose qu’elle gère la croissance avec un actionnariat fermé ou contrôlé, et qu’elle organise des jeux d’alliances (souvent matrimoniales) avec des familles amies. Les marges de manœuvre stratégiques sont diminuées d’autant et le sentier de croissance de l’entreprise est fortement contraint par cet impératif. Il faut donc trouver les marchés et conduire les investissements qui ne remettent pas en cause une croissance essentiellement autofinancée ou compatible avec un endettement tolérable. L’exercice de la force entrepreneuriale est ainsi clairement contenu par le cadre familial qui impose à l’entrepreneur des ressources limitées.

Finalement, le large pouvoir discrétionnaire de l’entrepreneur est respectable parce qu’il reflète l’esprit de responsabilité et de bien commun attaché au père de famille (…). L’entrepreneur ne peut agir selon son seul intérêt, car il a charge de famille, et parce qu’il est lui même inscrit dans une structure sociale qui régule ses éventuels excès.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.96-97

Document 4 : Des financeurs plutôt que des actionnairesLa société de capital cotée reste extrêmement rare dans la première moitiée de l’histoire du

capitalisme : moins de 5% des entreprises européennes à la fin du 19ième siècle adoptent cette forme juridique. Pour répondre au besoin croissant de capitaux, c’est la société en commandite par actions, qui dès les années 1820, est la forme classique de la grande entreprise. Ce type de société distingue les entrepreneurs propriétaires (actionnaires commandités) des apporteurs de capitaux (actionnaires commanditaires) qui ont droit aux dividendes mais pas à la direction. Cette séparation permet le financement de l’entreprise sans les financeurs n’interviennent dans sa gestion. (…) Ainsi le pouvoir des propriétaires fondateurs apparaît relativement tôt dans l’histoire du capitalisme, alors que celui des simples financeurs n’est pas déterminant pour comprendre la logique de l’entreprise capitaliste. Par exemple, en France, les sociétés anonymes, bien que définies par le Code de commerce dès 1807,

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sont strictement contrôlées et leur création nécessite une permission du gouvernement jusqu’en 1867. Entre 1850 et 1870, moins de 20 autorisations sont attribuées alors que les sociétés en commandite sont plus de 3000.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.85

Document 5 : Un régime familial qui devient de plus en plus contradictoire dans une société libérale

Des contradictions ont émergé assez vite. Nous avons vu que la famille nucléaire bourgeoise était soutenue en tant qu’institution moderne par le libéralisme parce qu’elle permettait l’exercice de l’autonomie individuelle face, notamment à la collectivité et à l’Etat. Or, pareille institution suppose que les membres de la famille soient inégaux, pour que le chef de famille puisse exercer sa fonction propre. Ce principe est contradictoire avec l’exigence égalitaire du libéralisme qui implique leur interchangeabilité, et donc, en particulier l’homogénéisation des rôles entre les hommes et les femmes. L’émancipation des individus composant la famille porte, en germe, la crise de l’institution familiale bourgeoise, telle qu’elle fut initialement pensée.

Plus encore, la famille bourgeoise, qui suppose l’héritage et la continuité générationnelle, entre en contradiction avec les valeurs de liberté moderne, parce qu’elle privilégie les droits du sang (abusus par héritage) plutôt que les droits du travail (usus par les compétences). Or c’est dans le travail que s’enracine la légitimité de la propriété moderne telle que la pensée libérale l’affirme. Tant que les descendants des fondateurs travaillent dans l’entreprise et sont considérés comme compétents, la situation est ambiguë mais acceptable. Il en va autrement lorsque la famille s’élargit, que les héritiers sont de moins en moins dirigeants et qu’ils ne finissent par ne participer que marginalement aux activités de l’entreprise. Ils deviennent alors rentiers. On se retrouve alors dans une situation pré-libérale, où le droit de propriété est disjoint entre ceux qui possèdent l’abusus (les héritiers devenus oisifs) et ceux qui exercent l’usus (les dirigeants effectifs qui ne sont pas propriétaires). La compatibilité de la propriété héritée du capital avec les principes fondateurs du libéralisme devient alors hautement discutable. Et le régime de gouvernement familial perd de sa cohérence initiale.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.99-100

Document 6 : Critique sociale et mise en cause de l’image du pèreFace à l’énorme misère humaine et sociale due aux révolutions industrielles, à l’exode rural et

aux émigrations massives, ce sont les travailleurs privés de propriété (agricoles), obligés de vendre leur force de travail aux entrepreneurs, qui attirent évidemment, l’attention de la critique. Comment peut-on sérieusement considérer que s’est ouvert une ère de liberté et de prospérité quand tant d’êtres humains souffrent des transformations économiques et sont, en pratique, exclus de toute acquisition de propriété ? L’asymétrie des rapports de force en faveur de l’entrepreneur apparaît comme une trahison flagrante des principes du libéralisme politique sur lesquels repose la légitimité des nouveaux dirigeants. Deux courants critiques radicaux (le courant conservateur réactionnaire et le courant socialiste) (…) procurent à toutes les parties prenantes opposées au pouvoir de l’entrepreneur des idées, des contre-modèles, des argument pour étayer leurs critiques.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.101-102

Document 7 : L’accroissement de la taille des entreprises au tournant du 20ème siècleA partir de la fin du 19ème siècle, la taille des entreprises s’accroît rapidement. Les causes en

son bien connues. Le développement des grands travaux industriels, comme la construction des chemins de fer transcontinentaux aux Etats-Unis, en Russie et dans les colonies européennes d’Afrique et d’Asie, multiplie par 10 les lignes ferroviaires en Europe et par 20 aux Etats-Unis entre 1850 et 1900. Le percement des canaux transocéaniques (Suez 1869, Panama 1881-1914) puis, plus généralement, le développement, dans les nouveaux Etats-nations, d’infrastructures publiques standardisées (les gares, les routes, les écoles, les hôpitaux, les équipements militaires) supposent des entreprises produisant de plus en plus rapidement, à prix faibles, des produits normalisés pour des commandes publiques. Parallèlement, la concentration de la population dans les villes impose des systèmes de transport et de distribution concentrés : aux Etats-Unis, 30 % de la population est urbanisée en 1890 contre 4,5 % en 1830 ; en France, 44,7 % en 1900 contre 18 % en 1800. Ces pressions économiques sont de puissants facteurs pour accroître la taille des entreprises et rationaliser la production. (…) Aux Etats-Unis, la vague de concentration intervient dès les années 1890 et conduit à la constitution de grands trusts des communications et des transports (Western

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Union, Bell Telephon, Standard Oil Company, Vanderbilt, etc.) ; en Europe, plus tardive, elle sera accélérée par la première guerre mondiale et la nécessité de normaliser la production industrielle pour servir la demande militaire. L’automobile est l’industrie emblématique de ce mouvement : s’il existe 600 marques d’automobiles aux Etats-Unis en 1890, 80 % font faillite entre 1900 et 1911. Au même moment, Ford, créée en 1903, emploie déjà 13 000 salariés en 1914. En France, Renault, créée en 1899, compte 1660 ouvriers en 1906, 4 220 en en 1914 et 22 800 en 1918. Parallèlement, le nombre de voitures produites passe 4 000 à 10 000. En Italie, Fiat, créée en 1879 avec 150 salariés produisant 24 voitures par an, passe en 1918 à 40 000 salariés produisant plus de 15 000 véhicules. Ces chiffres, qui ne nous étonnent plus désormais, témoignent de l’extraordinaire et brutale concentration économique au tournant du 20ème siècle et du bouleversement qui en résulta sur la gestion, mais aussi sur la nature des entreprises.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.105

Document 8 : Accroissement de la taille des entreprises et mise à distance des famillesLa grande entreprise pose un problème de cohérence au gouvernement (d’entreprise) de type

familial. Au 19ème siècle, une entreprise européenne considérée comme importante emploie, en moyenne, 15 à 20 personnes. Les immenses ateliers de groupes sidérurgistes comme les Wendel en France ou les Krupp en Allemagne font figure d’exception en employant plusieurs centaines de salariés. Même quand l’entreprise exporte, l’essentiel de sa production et donc de l’organisation se situe dans un bassin d’affaires étroit. Dans la plupart des cas, l’entreprise sert des besoins et un marché locaux. « C’est en répondant au marché domestique – moins volatile et hasardeux que les marchés internationaux – que les nouveaux entrants parmi les entrepreneurs peuvent leur perspicacité et leur habileté dans les affaires ». La référence à la famille a donc du sens parce qu’elle permet d’associer l’enracinement sociologique et l’enracinement géographique des parties prenantes.

A partir des années 1920, avec la massification de la production, les salariés se comptent en milliers et l’extension des marchés oblige souvent à intégrer des sites de production de plus en plus éloignés du lieu d’enracinement de l’entreprise, dans lequel la famille des entrepreneurs est originellement connue. Qu’ils proviennent de nouveaux actionnaires (essentiellement bancaires en Allemagne, et essentiellement publics aux Etats-Unis) ou d’emprunts obligataires (en France), ils impliquent le recours à des financeurs extérieurs à la famille. Sauf exception, notamment dans le cas allemand, ils n’ont plus de lien historique personnel avec l’entreprise, mais un simple lien professionnel et financier. Ainsi, plusieurs faits économiques convergent pour affaiblir le gouvernement familial : d’une part, l’élargissement de l’espace de l’action de l’entreprise s’oppose à la taille limitée d’une famille ; d’autre part, la distance accrue entre les financeurs et les entrepreneurs rend de moins en moins crédible l’idée d’un destin familial pérenne assurant le contrepoids à l’économie entrepreneuriale du dirigeant. La remise en cause de l’entreprise familiale est donc associée, de manière quasi-mécanique, à l’accroissement de l’entreprise.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.106

Document 9 : Question sociale et critique du gouvernement familial de l’entrepriseSi des raisons économiques peuvent expliquer pourquoi la forme familiale de gouvernance n’a

pas résisté à l’accroissement de la taille de l’entreprise, on comprend moins pourquoi elle n’a pas résisté même lorsque l’entreprise est restée petite. On doit donc chercher les raisons de l’évolution au delà des causes économiques et repérer les fragilités internes de ce régime de gouvernement pour comprendre pourquoi il a décliné. (…) En occident, l’effervescence intellectuelle et sociale s’est accompagnée d’une interrogation systématique sur l’étendue du pouvoir des gouvernants sur les gouvernés, sa limitation et son contrôle. (…) Le libéralisme doit répondre aux critiques de fond sur l’injustice et la misère générée par le capitalisme, critiques d’autant plus puissantes que, profitant de la logique démocratique, les forces anticapitalistes se regroupent politiquement. (…) Le libéralisme n’a pas créé la société bourgeoise harmonieuse rêvée par les philosophes des Lumières. La poussée revendicative qui agite l’espace public interpelle évidemment les entreprises. (…) Même lorsqu’elle ne portait pas directement sur le gouvernement des entreprises, la critique sociale eut pour ambition d’introduire le droit commun public dans l’entreprise privée, de manière à réduire l’étendue du pouvoir de l’entrepreneur père de famille : interdiction du travail des enfants, limitation du travail des femmes, durée légale du travail, jour de repos hebdomadaire obligatoire, responsabilité des entreprises en cas d’accident du travail, reconnaissance du droit syndical … au début du 20ème siècle,

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l’entreprise naguère considérée comme propriété privée familiale autonome est politiquement affaiblie.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.110

Document 10 : La fragmentation de la familleL’ultime cause de l’érosion du gouvernement familial est à chercher dans le déclin général de la

famille comme institution sociale de référence. Avec le temps, même sans pressions externes, les membres d’une famille propriétaire ont tendance à croître et la cohésion familiale à décliner. Il s’agit d’un problème démographique naturel très connu, qui implique la dispersion et l’affaiblissement de la cohésion clanique. C’est le fameux syndrome de la troisième génération immortalisé dans le grand roman de Thomas Mann, Les Buddenbrook : aux fondateurs succèdent les développeurs d’empires et à ceux-ci, ceux qui aspirent principalement, et très humainement, à jouir paisiblement du fruit du travail des autres. Ainsi, en Angleterre, au début du 20ème siècle, la troisième génération de propriétaires, celle des enfants de l’abondance, etait fatiguée par le manque d’intérêt des affaires et, saisis par des aspirations bucoliques du gentleman farmer, beaucoup d’entre eux se retirèrent et forcèrent leurs entreprises à se transformer en sociétés anonymes. Il s’en suivit un relâchement naturel de la pression disciplinaire que la famille était supposée exercer sur l’entrepreneur et qui était, pourtant, essentielle à l’équilibre du gouvernement familial. Qui plus est, le nombre d’actionnaires d’une même famille, croissant avec le temps, rendit de plus en plus difficile l’implication effective de ces actionnaires dans la vie de l’entreprise. Les actionnaires familiaux se banalisèrent et devinrent de plus en plus des rentiers, ce qui affaiblit encore la légitimité en même temps que l’effectivité de leur contrepoids. Cette transformation sociologique est essentielle pour comprendre la remise en cause politique du régime familial. En effet, nous avons vu que, dans l’esprit du libéralisme qui associe le travail à l’exercice de la puissance par la propriété privée, le travail de l’entrepreneur fondateur (et ses successeurs) était une composante de sa légitimité. Tel n’est plus le cas si la famille devient rentière.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.112-113

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Sujet 12 : La gouvernance de l’entreprise et le pouvoir des managers

Document 1 : les managers et les actionnairesDans les grandes entreprises qui s’imposent dans les années 1900-1920, le propriétaire n’est

plus toujours le dirigeant et le dirigeant n’est plus toujours un propriétaire. Une nouvelle catégorie sociale apparaît, composée de spécialistes de la gestion : les managers. Ceux-ci ne se confondent ni avec les propriétaires capitalistes, car ils ne sont pas actionnaires, ni avec les employés proprement dits, puisqu’ils les dirigent. Dans le même temps, on assiste à l’accroissement du nombre de financeurs non-familiaux et donc du nombre d’actionnaires anonymes. Aussi, le personnage moribond de l’entrepreneur père de famille suscite les ambitions de deux héritiers présomptifs : d’un côté, les actionnaires, qui détiennent le capital et donc contrôlent à la fois le fructus (le droit aux dividendes) et l’abusus (le droit de vendre l’entreprise), de l’autre les nouveaux managers qui assurent la direction, et donc contrôlent l’usus (le droit de gérer l’entreprise). Le pouvoir entrepreneurial ne peut donc plus être exclusivement fondé sur la détention de tous les droits constituant la propriété privée, puisque ceux-ci sont de plus en plus partagés entre ces deux acteurs. La séparation des pouvoirs entre le contrôle (supposé revenir aux actionnaires) et la direction (récupérée par les managers) st donc inscrite dans le gouvernement de l’entreprise (…). Reste à établir qui, du manager ou de l’actionnaire, va l’emporter pour exercer, finalement, la direction entrepreneuriale. (…) Dès lors que les actionnaires sont de moins en moins concernés par la gestion, la question se pose de savoir qui est désormais l’entrepreneur, c’est-à-dire qui a le droit légitime d’orienter le destin de l’entreprise : les dirigeants qui travaillent, mais ne possèdent pas ou les actionnaires qui possède mais ne travaillent pas ? En d’autres termes, l’unité entre travail et propriété étant rompue, qu’est-ce qui, du travail ou du capital, doit l’emporter ?

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.114

Document 2 : L’affirmation des managers et la source de leur légitimité (1920-1970)Pour la plupart des auteurs de l’époque (…), la légitimité appartient aux managers-dirigeants

(qui travaillent même s’ils ne possèdent pas) et non aux actionnaires (qui possèdent mais ne travaillent pas). Dans l’esprit libéral moderne, le travail, en effet, est une source de légitimité préférable parce qu’il confirme la liberté et l’égalité des individus alors que le droit de propriété, parce qu’héréditaire, est potentiellement source de privilèges inégalitaires. Dans l’ordre de la légitimité qu’il confère, l’usus doit primer l’abusus. Selon cette interprétation, le management salarié est donc plus légitime pour exercer la force entrepreneuriale. Certes, les dirigeants ont perdu la propriété, mais ils travaillent pour l’entreprise, ils sont habiles et talentueux et peuvent mettre leurs talents au service de l’intérêt général. Ils sont donc les véritables continuateurs de l’esprit de l’entrepreneur fondateur (…)

La montée en puissance des dirigeants non capitalistes dans la direction des entreprises est repérable dès le début du 20ème siècle, avec notamment la mise en place de l’organisation scientifique du travail et les nouveaux gestionnaires qui interprètent l’entreprise de manière ingénieriste et mécaniste (Henri Fayol en France et l’organisation scientifique du travail, Frederik Taylor aux Etats-Unis et le scientific management). Aux Etats-Unis, le nombre d’ingénieurs passe de 7 000 à 135 000 entre 1880 et 1920. L’ascension des managers devient alors inexorable parce que la généralisation du mode de production fordien dans les grandes sociétés nécessite des compétences techniques et organisationnelles spécifiques : il faut désormais fabriquer de grandes quantités de produits, parfaitement identiques. La gestion de la production devient une compétence en soi. Aussi, les entreprises qui produisent en masse sont de plus en plus confiées à des professionnels de la gestion. Cela est une conséquence évidente de la complexification de la grande entreprise et de la division du travail qu’elle implique.

Néanmoins, là encore, un regard politique est nécessaire pour comprendre la montée en puissance des managers. Car pour que les spécialistes de la gestion affirment leur autorité de manière incontestable au yeux des gouvernés, il faut que leur travail particulier soit valorisé par un savoir distinctif, un savoir qu’eux-seuls possèdent, mais qui est nécessaire à tous. (…) En faisant émerger un nouveau savoir managérial, les managers s’assurèrent une possibilité de repérer et d’évaluer leur capacité à organiser l’entreprise. Et, en maîtrisant ce savoir, ils purent fonder leur prétention à être les seuls acteurs légitimes pour exercer sa force entrepreneuriale au nom de la rationalité managériale. C’est par ce détour que leur travail pouvait être considéré comme plus légitime que la propriété des actionnaires.

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A partir des années 1900, (…) la simple habileté à diriger fit place à une démarche d’intention scientifique, le management, qui établit des principes rationnels de la gestion. (…) Joseph Wharton fonda, en 1881, la première business school à l’université de Pennsylvanie (…), les disciplines de la gestion se construisent (…) : le marketing d’abord, la gestion des ressources humaines, la finance, enfin la stratégie. A la fin des années 1970, l’ensemble du corpus est constitué, supporté par des écoles spécialisées, les business schools.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 3 : Le management entrepreneurUn gouvernement bureaucratique s’organise de manière hiérarchique et grandit avec la taille

de l’entreprise. Que celle-ci soit centralisée ou multidivisionnelle, son contrôle est assuré par un système fragmenté d’experts reliés par la structure managériale à laquelle ils appartiennent et dont ils sont solidaires. Les mécanismes de gestion développés avec la grande entreprise ne sont pas seulement des moyens de spécifier un savoir. Ce sont aussi des outils de contrôle et d’autorité permettant au management d’exercer la force entrepreneuriale, de la relayer dans les routines organisationnelles, et, ainsi, d’exerce collectivement le pouvoir dans l’entreprise. Les outils de gestion qui se développent entre 1930 et 1970, comme le reporting, la comptabilité, le contrôle de gestion et surtout la planification, sont des outils disciplinaires qui transforment l’entreprise en un complexe de chiffres et de ratios destinés à assurer finalement, le pouvoir des experts qui les déchiffrent et les mettent en cohérence. C’est ainsi que le savoir managérial se conforte par les instruments de contrôle qu’il met en place. « Alfred Sloan, dirigeant salarié de Général Motors de 1923 à 1956, est la figure emblématique de la nouvelle gestion technocratique des sociétés et de l’entrepreneur-manager, la grande entreprise sloaniste : la Super Factory System, qui « fonctionne toute seule, comme une mécanique, articulant des divisions assez autonomes pour réagir directement aux évolutions du marché, mais surveillées et commandées par un système centralisé rigide et un contrôle par des techniciens du management ». Au sommet de cette hiérarchie se trouve l’organe suprême de direction, le comité de direction, qui peut planifier rationnellement la production et contrôler l’atteinte des objectifs du plan. C’est là que se fait la stratégie, qu’est stimulée et orientée l’innovation et que se prennent les grandes décisions de gestion. Ce n’est donc pas un seul individu, mais un corps d’individus, le management, qui hérite de l’esprit de l’entrepreneur.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 4 : L’exclusion des actionnaires dans la firme managérialeLa séparation du pouvoir entre manager et actionnaires et l’appropriation de la force

entrepreneuriale par les managers sont institutionnalisés dans la société anonyme qui devient la forme principale d’entreprise à partir des années 1930. (…) Phénomène nouveau, le capital devient donc anonyme et la séparation de l’entrepreneur-fondateur et de l’entreprise est consommée. Cette dernière se développe désormais sans que son destin soit associé à celui d’un individu particulier ou de ses descendants. C’est la fin d’un régime. L’entreprise devient véritablement un individu à part entière, elle s’émancipe de son fondateur et de ses propriétaires.

Cependant la société par actions permet aussi une révolution politique en accomplissant juridiquement la séparation du pouvoir entre actionnaires et managers, au bénéfice de ces derniers. Dans les nouvelles entreprises technocratiques exaltant les vertus du savoir managérial, les familles de propriétaires ou les petits porteurs sont inexorablement relégués à un rôle secondaire et leur fonction de contrôle n’est plus que théorique. Cela ne va pas sans un certain consentement des actionnaires. « Un manque d’intérêt croissant de la part des actionnaires qui diversifiaient lentement leur portefeuilles et étaient géographiquement dispersés fut rapporté lors de la consultation sur les lois de 1862 et 1867. La pratique croissante de la procuration encouragea aussi la perte du contrôle par les actionnaires ».

A partir des années 1920, et plus nettement après la seconde guerre mondiale, les actionnaires ne pèsent politiquement plus rien dans le gouvernement des entreprises. (…) « Lewis Gilbert (un des actionnaires activistes les plus célèbres de l’histoire américaine) raconte souvent comment l’idée lui est venue d’affirmer les droits des actionnaires tandis qu’il assistait à une assemblée d’actionnaires en 1933 dans l’intention de discuter des problèmes de l’entreprise. Or lorsqu’il se leva pour poser une question, le Président, au lieu de répondre à sa question, invita les actionnaires à rejoindre le buffet. Comme l’a dit Gilbert, « j’avais été humilié en public par mes propres employés. J’étais un associé de la

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société, mais j’ai été traité comme un clochard dont on pouvait se débarrasser en lui donnant une friandise ». »

(…) Contrairement à une idée tenace, il n’y a pas de tradition du « pouvoir des actionnaires » dans le système capitaliste. Jusqu’alors, l’entreprise sous régime familial ne reconnaissait pas l’assemblée générale ou le conseil comme le lieu où s’exerce véritablement un contrepoids au dirigeant. Malgré l’effort de quelques activistes, elle ne le sera pas plus en régime managérial.

Comment comprendre une telle exclusion ? En tant que tels, les actionnaires ne tenaient pas de la propriété privée une légitimité suffisante pour contrôler véritablement la direction des entreprises, comme la séparation des pouvoirs les invitaient désormais à le faire.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 5 : La firme managériale, une structure de gouvernance sous-efficientePour tenter de donner quelque réalisme à une représentation qui n’en possédait aucun (ndlr  :

la firme point néoclassique), une première ligne de réflexion a consisté à faire des hypothèses différentes sur les objectifs de la firme et donc de l’entrepreneur.

Cette voie fut tout spécialement parcourue par Baumol. Dans un ouvrage de 1959 (…), l’auteur tire les conséquences d’une percée effectuée bien plus tôt dans la théorie de la firme, en poussant certaines de ses implications dans des domaines jusque là laissés encore largement en friche. Dès 1933, en effet, Berle et Means avaient indiqué qu’une des caractéristiques centrales de la firme moderne tenait au fait d’une séparation prononcée entre les propriétaires (ou actionnaires détenant le capital de la compagnie) et les dirigeants (managers) salariés de l’entreprise, mais en charge de la conduite réelle des affaires et des décisions. Dès cette époque, différentes voies sont explorées pour suggérer que, de cette séparation, peut naître un conflit d’objectifs entre les deux séries de partenaires, car si l’on peut admettre que l’objectif des actionnaires est bien la maximisation du profit, celui des managers peut être tout autre. C’est leur propre fonction d’utilité qu’ils s’efforceront de maximiser. Est ainsi suggéré que sous l’influence et la direction des managers, la maximisation recherchée sera celle des intérêts de l’équipe de direction, ceci pouvant signifier des arbitrages différents entre objectifs de profit, de croissance de l’entreprise ou de nombre de subordonnés !...

Poursuivant dans la voie ouverte entre intérêts des propriétaires et intérêts des dirigeants, Baumol formule l’hypothèse que, dans de nombreuses situations, l’objectif de la firme est avant tout de maximiser non le profit mais les ventes globales de l’entreprise. Cet objectif sera privilégié par les dirigeants s’ils considèrent que leurs propres revenus, ou leur prestige, sont davantage dépendants du montant des ventes que du profit réalisé. C’est en tout cas l’argument invoqué par Baumol quand il écrit : « les salaires des hauts dirigeants apparaissent comme bien plus étroitement liés à l’échelle des opérations de la firme qu’à sa profitabilité (Baumol 1959). Plus exactement, l’hypothèse de Baumol est que, un niveau de profit étant posé et considéré comme suffisant pour assurer le niveau de rémunération minimum exigé par les actionnaires, l’objectif pratique de la firme sera de maximiser ses ventes, ce qui correspond aussi à l’objectif de maintenir et d’accroître ses parts de marché. Au-delà de l’intérêt immédiat des managers à choisir un tel objectif, la nécessité de maximiser les ventes se présente souvent comme une condition de simple survie pour les firmes, tout spécialement lorsqu’elles se trouvent situées dans des marchés fortement concurrentiels et donc soumises à des politiques agressives (baisse des prix, innovations rapides de produits…) des firmes concurrentes (…)

La brèche est ouverte : la maximisation du profit n’est plus l’hypothèse unique et obligée. Des voies nouvelles vont être parcourues et de nombreuses hypothèses différentes vont être faites pour rendre compte de la diversité des contraintes qui pèsent sur les gestionnaires et l’expression de leur rationalité de comportement. Ainsi Marris (1964) suggèrera que, une contrainte de profit étant fixé, l’objectif véritable de la firme sera celui de la maximisation de son taux annuel de croissance, celui-ci étant évalué à partir de différents critères tels que le chiffre d’affaires, le nombre de personnes employées, ou le montant de la capitalisation boursière lorsqu’il s’agit d’une firme côtée en Bourse. Cette hypothèse est avancée pour expliquer et justifier l’importance du mouvement de concentration qui a traversé les Etats-Unis. Selon Marris, un tel mouvement ne peut être expliqué à partir de la seule recherche de la maximisation du profit, car dans de nombreux cas, après concentration, on constate que le taux de profit n’a pas augmenté mais au contraire a baissé.

Après une première phase relativement longue et nourrie, au cours de laquelle la discussion se concentre autour de la définition et l’identification de l’objectif de maximisation qu’il fallait substituer à celui du profit, la discussion change de contenu. En effet, après les contributions fondamentales de Simon (1959), et l'apport d’un groupe de théoriciens dit « behaviouristes », la représentation de la

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firme subit une mutation essentielle. Ces auteurs font exploser la vision de la firme comme simple firme point, pour lui substituer la représentation d’une firme bien plus réaliste composée de différents groupes, qui certes sont dans l’obligation de coopérer, mais qui le font en s’efforçant aussi de défendre chacun leur intérêt propre. Au-delà de la simple opposition entre actionnaires et managers, la firme est alors pensée comme une organisation complexe composée de groupes différents dont les objectifs ne sont pas identiques. Les hypothèses formulées consistent alors à substituer à l’objectif de maximisation du profit, non un objectif unique (les ventes comme chez Baumol, la croissance comme chez Marris…), mais un ensemble hiérarchisé d’objectifs. C’est ainsi qu’une groupe d’économistes (ndlr : Alchian, Kessel, Radner dans les années 1960) soutiendront l’idée que l’objectif de la firme sera de rechercher la « satisfaction » (satisficing) des membres et des groupes qui la composent. La firme poursuit ainsi des objectifs pécuniaires (profit, cash flow…) et non pécuniaires (carrières et statut des salariés, pouvoir et prestige des dirigeants…) et effectue pour ce faire des arbitrages visant à « satisfaire » une partie au moins des intérêts de chacun des groupes qui la composent. La représentation de la firme et de ses objectifs gagne encore en réalisme.

Olivier Weinstein et Benjamin Coriat, Les nouvelles théories de l’entreprise, Le Livre de Poche, 1995

Document 6 : Le gouvernement managérial, le paradoxe de Berle et MeansLa popularité de l’ouvrage de Berle et Means (ndlr : The modern corporation and private

Property, 1932) tient à un certain nombre de qualités intrinsèques que l’on ne retrouve pas chez les auteurs de l’époque. D’abord l’affirmation d’une thèse rigoureuse : avec l’accroissement de la taille des entreprises, depuis les années 1890, non seulement le capital des sociétés a augmenté, mais il s’est fractionné et diffusé au sein du public. La dilution de la propriété privée du capital des grandes entreprises a ainsi contribué à modifier la nature de leur propriété. Les détenteurs du capital, de plus en plus nombreux, sont aussi devenus de plus en plus petits. En conséquence, ils sont moins incités à exercer la fonction fondamentale associée à la propriété du capital, qui consiste soit à assurer la direction de l’entreprise, soit à l’orienter pour défendre la pérennité de leur patrimoine. On assiste – et c’est la thèse principale de Berle et Means – à la séparation de la propriété de l’entreprise et de la direction effective de son activité. La propriété tend à devenir passive, c’est-à-dire sans action réelle sur le management de l’entreprise, sinon par le biais de son financement. Le management, lui, exerce le rôle de direction et il naît une véritable « classe » de managers. La grande force de Berle et Means est d’associer de manière irrésistible le développement économique de l’entreprise, qui accroît sa taille, avec la modification de son contrôle et donc de son gouvernement. (…)

Berle et Means font un constat : la grande entreprise moderne met en cause l’exercice ancien des droits liés à la propriété privée. Lorsque le propriétaire était aussi le dirigeant, il exerçait nécessairement la force entrepreneuriale de manière à maximiser le profit. Par définition, en effet, le profit de l’entreprise et de l’entrepreneur étaient alors confondu. C’est le principe fondateur de la légitimité de l’entrepreneur dans le système capitaliste (…) : la confusion des intérêts du dirigeant et ceux de son entreprise assure la maximisation de la création de richesse au niveau global de la société. Fondé sur l’intérêt économique privé, le gouvernement de l’entreprise est créateur de richesse collective. Donc, il est socialement légitime.

Or, lorsque, avec le développement de la grande société anonyme, le propriétaire ne détient plus qu’une faible partie du capital, non seulement il n’est plus dirigeant, mais il n’a plus la possibilité d’exercer sa souveraineté sur l’entreprise, compte tenu de la petite portion de capital qu’il possède. Dans ces conditions, le profit du propriétaire et celui de l’entreprise ne coïncident plus et il n’est plus certain que ce profit soit maximisé. Dans le contexte anticapitaliste de l’époque (ndlr : du fait des excès de la finance depuis 1925, de la crise de 1929, de la déflation des années 1930), le travail de Berle et Means marque un tournant en posant la question du gouvernement des entreprises modernes en termes de performance, et non en termes de droit et de justice sociale (…). C’est l’apport majeur de The Modern Corporation : le gouvernement de la grande entreprise au capital dilué se pose d’abord comme un problème économique, un problème de sous-performance.

Pour Berle et Means, la séparation de la propriété et du contrôle menace l’efficacité économique par l’absence de contrôle effectif sur les dirigeants. Dans la logique des auteurs, les managers pourraient chercher à maximiser leur utilité propre au détriment de la maximisation du profit économique des propriétaires. (…) Ce n’est pas, pour Berle et Means, la cupidité des propriétaires qui explique la sous-performance dont pourrait pâtir l’ensemble de l’économie, c’est, au contraire, leur passivité. La poursuite des intérêts privés des managers n’est pas contrebalancée par le pouvoir des propriétaires – ni par aucun autre pouvoir d’ailleurs. Si l’économie sous-performe (ce qui

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est le cas au moment où ils écrivent dans les années 1930), il est erroné de chercher la raison dans un excès de capitalisme. Au contraire, comme l’actionnariat n’exerce aucune pression sur la maximisation du profit, c’est le manque de capitalisme qui constitue la raison principale de la crise. En d’autres termes, Berle et Means ne rejettent pas le mythe de l’entrepreneur fondateur du projet libéral. Au contraire, ils s’appuient sur lui pour mettre en évidence les problèmes posés par le managérialisme qui apparaît alors. Renversement de perspective donc, par rapport aux critiques radicales anticapitalistes, dominantes dans les années 1930 (…)

La taille qui rend les entreprises plus efficaces économiquement, les rend aussi potentiellement moins efficaces par manque de contrôle de la part de ses propriétaires. Les managers livrés à eux-mêmes peuvent prendre des décisions qui ne servent pas l’intérêt collectif ? Faute d’entrepreneurs-propriétaires, l’entreprise capitaliste est-elle condamnée à être sous-optimale, et donc politiquement illégitime ?

(…) Ce n’est pas l’avis de Berle et Means : à leurs yeux, l’évolution qu’ils décrivent est irréversible et il n’y a aucune chance pour que l’on revienne au temps de la petite entreprise et de l’entrepreneur-fondateur du 19ème siècle. Cela est impossible non seulement parce que l’Histoire ne revient pas en arrière, mais surtout parce que la grande entreprise est un facteur de performance économique, grâce à la production de masse. Elle produit davantage, donc moins cher, et doit apporter à la société un enrichissement appréciable qu’on appellera plus tard la société de consommation. Ce que l’on croirait gagner d’un côté par un retour à la forme de gouvernement d’entreprise précédente serait perdu à cause de la limitation des effets positifs des économies d’échelle.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 7 : Les syndicats comme contrepoids au pouvoir des managersLe pouvoir n’est légitime pour les gouvernés que dans la mesure où un contrepoids vient en

limiter l’étendue et le rendre tolérable parce que contrainte. (…) On constatera que, comme sous le régime familial un contrepoids existe, et qu’il est de taille, exercé par une institution typique du régime managérial : ce sont les syndicats. (…) Seuls es acteurs se réclamant eux-mêmes d’une expertise pouvaient borner leur pouvoir : c’est ce que firent les syndicats en devenant les « experts du social ». (…) Ce n’est donc pas l’actionnariat, mais le syndicat qui apparaît comme le contrepoids principal et légitime au pouvoir des managers. (…) ayant pris le dessus sur l’actionnaire, le dirigeant expert n’est finalement pas tout-puissant parce qu’il doit composer avec les syndicats et le mouvement social qu’ils représentent. Ceux-ci participent de manière informelle à orienter la force entrepreneuriale en leur faveur. (…) Le modèle allemand est celui qui traduit le mieux le rôle syndical dans les institutions suprêmes de l’entreprise managérialiste. (…)

Le managérialisme ne fut pas seulement un régime de gouvernement d’entreprise. Associé au fordisme et à la production de masse, il s’est intégré dans un mode de régulation, c’est-à-dire dans un ensemble de relations de pouvoirs et de contrepoids qui, en se confrontant, ont permis à la société capitaliste libérale d’assurer sa pérennité dans un moment de critique intense. Il faut donc replacer l’entreprise managérialiste dans le contexte plus large de la société des années 1940-1970. (…) entre l’économique qui est du ressort des managers, le social qui est du domaine des syndicats, l’Etat intervient comme arbitre, tantôt dans le sens de la croissance économique, tantôt dans celui du progrès social. Le triangle d’or du managérialisme est ainsi établi : entreprise en charge du bien être économique, syndicats en charge du bien être social et Etat providence comme arbitre de l’intérêt général.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.132

Document 8 : La crise de l’expertise technocratiqueDeux facteurs remettent en cause la légitimité entrepreneuriale du management à partir des

années 1970. Le premier vient de la critique antibureaucratique qui sape le savoir comme fondement principal de l’autorité des managers. Le second vient de la banalisation du savoir managérial qui est de moins en moins réservé à une élite.

La globalisation des économies introduit de nouvelles compétences managériales : gestion interculturelle, gestion de la production délocalisée, compétences en droit indispensables lorsque l’entreprise intervient dans les espaces juridiques multiples, mais aussi internationalisation des savoirs, usage de l’anglais comme langue courante des affaires et de l’informatique comme outil de transfert transnational de données, mobilité accrue des managers, etc. La complexité de la gestion de l’entreprise globale rend problématique la cohérence du système de management qui doit être à la fois

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mondial et local et articuler des savoirs partiels très divers. Elle met en cause les hiérarchies managériales qui apparaissent trop bureaucratiques, sclérosées et finalement inefficaces. Le savoir se retourne contre les experts en place. La bureaucratie organisationnelle qui était supposée exprimer l’efficacité de l’intelligence planificatrice technocratique est dénoncée, à partir des années 1970, comme le facteur principal d’inefficacité. (…) Cette critique antibureaucratique prend la technocratie publique comme l’exemple caricatural et caricaturé des experts incompétents et des pratiques obsolètes. Les lourdeurs bureaucratiques sont incriminées comme la cause essentielle de la sous-performance des entreprises. Retournement, donc, par rapport à la période précédente, l’expertise des managers est devenue la cible de ceux qui se veulent les garants de la bonne gestion.

La diffusion de l’expertise managériale dans le public et sa banalisation constitue le deuxième facteur d’érosion de la légitimité du management. Du fait de l’élévation du niveau général d’étude, le contrôle de l’expertise n’est plus réservé à une élite. Selon l’OCDE, dans les grands pays occidentaux, un actif sur cinq dispose d’un diplôme d’étude supérieur à la licence, dont un jeune sur trois. (…) Ces « experts » socialement consacrés se retrouvent dans les entreprises, mais aussi dans les banques, les fonds d’investissements, auprès des intermédiaires financiers, voire dans les organisations publiques ou dans les associations représentant les intérêts des actionnaires. Il en résulte un éclatement des sources de connaissance managériale et une prolifération des acteurs prétendant s’y référer. L’expertises est naturellement contradictoire et donc critique lorsqu’elle est diffusée. Les décisions des experts deviennent objet de discussion : au nom de quoi, en effet, tel dirigeant saurait-il davantage ce qui est bon pour l’entreprise que les analystes extérieurs ou les investisseurs qui ont bénéficié de formations et d’expériences comparables ? Au total, le savoir managérial exclusif, qui a assuré la domination des managers pendant les décennies précédentes, non seulement se transforme et se parcellise, mais il se banalise. La possibilité d’une expertise distinctive comme source de la légitimité pour gouverner l’entreprise devient non pas impossible mais de plus en plus problématique.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.144-145

Document 9 : Une suspicion systématique à l’égard des managersOn a assisté à un fort regain de la pensée économique libérale à partir des années 1970. Le

courant économique du gouvernement des entreprises (la fameuse corporate governance) a popularisé une doctrine de la suspicion systématique à l’encontre des détenteurs du pouvoir dans l’entreprise. Pour elle, l’intérêt privé est le moteur de l’action des dirigeants puisqu’il est le moteur de toute action humaine. Affirmer cela, c’est considérer que les dirigeants cherchent aussi leurs intérêts personnels et gouvernent les entreprises en conséquence, ce qui peut être dommageable pour l’intérêt général qu’ils sont supposés défendre. En période de crise et donc de faible performance économique, cet angle d’attaque critique est particulièrement efficace. Littéralement, on désacralise leur pouvoir, on en fait des acteurs économiques comme les autres : la médiocrité des motivations dégrade la distinction des fonctions. Parce qu’il revient aux bases du projet politique libéral, ce courant critique est, en ce sens, justement baptisé de néolibéral. Il défend la liberté individuelle radicale fondée sur le marché et réclame le confinement du pouvoir technocratique susceptible d’entraver cette liberté.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.146-147

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Sujet 13 : Gouvernance de l’entreprise et pouvoir des actionnaires

Document 1 : Le développement d’un actionnariat de masseDepuis le milieu des années 1960, les secteurs traditionnels accusent une rentabilité

déclinante. Cette tendance conduit à un besoin d’investissements massifs pour moderniser les anciennes industries (charbon, acier, sidérurgie, automobile, etc.) afin de les rendre plus profitables en compensant le renchérissement du coût de la main d’oeuvre par l’automatisation des processus. Mais les entreprises doivent aussi se redéployer vers de nouvelles sources de création de valeur portées par les secteurs liés à l’exploitation de l’information : l’électronique, l’informatique, mais surtout les industries des services. Il y a alors une contradiction entre la faiblesse des capacités d’autofinancement des entreprises et le fort besoin général en financement. Les solutions à cette difficulté financière sont de deux types : l’emprunt bancaire massif ou le financement externe par augmentation de capital et donc l’accroissement du nombre d’actionnaires.

Les Etats-Unis sont les premiers touchés par cette mutation du fait de leur position économique dominante. Or, leur système de financement fait, plus largement qu’ailleurs, une place importante aux marchés financiers. (…) Parallèlement, (…) les autorités américaines desserrent les limites encadrant les placements auxquelles étaient soumises les caisses de retraite. (…) La demande d’investissement nécessaire pour assurer le redéploiement industriel trouve ainsi une énorme offre d’épargne nouvelle et massive : celle des futurs retraités. (…) Le financement des entreprises par le recours au marché financier, et donc par l’augmentation de capital, devient massif entre 1970 et 2000. Un marché transnational se crée, c’est-à-dire un marché qui n’associe plus nécessairement un capital national à une entreprise nationale. (…) D’un ancrage national supposant un petit nombre d’actionnaires et des banques nationales, l’entreprise mondiale qui s’impose dans les années 1980 se réfère désormais à un espace capitaliste hors frontières et sans référence exclusivement nationale. (…) A la grande entreprise fordiste, dont la production est internationale, mais le capital national, succède ainsi la grande entreprise globale dont la production et le capital sont tous deux mondialisés. (…) A mesure que le financement des entreprises se mondialise, le nombre de détenteurs d’actions s’accroît mécaniquement dans des proportions, là encore, jamais vues dans l’histoire. En 2000, 65 millions d’américains, 6,2 millions de français et 12 millions d’allemands sont directement actionnaires des plus grandes entreprises de leurs pays. (…) La massification de l’actionnariat est une nouvelle donne du capitalisme comparable à celle de la consommation dans les années 1930-1950.

(…) Les grandes entreprises globales dans le monde ont vu leur capital se diluer largement dans le public. (…) Un ménage sur deux en Europe et deux sur trois aux Etats-Unis ont un intérêt fort dans les entreprises cotées en bourse. Cela concerne le plus souvent leur retraite (…). Parallèlement, compte tenu des facilités spéculatives que permettent désormais les techniques financières, l’épargne classique des ménages s’est transformée. Lentement bancarisée entre 1930 et 1980, elle est désormais orientée vers des produits financiers adossés sur le capital des entreprises. Pour une partie croissante de la population occidentale, non seulement les résultats, mais aussi la valeur des titres de propriété sur les entreprises ont un impact direct sur leur revenus et donc sur leur consommation. On n’a plus une séparation nette entre les salariés d’une part et les mythiques « 200 familles » de propriétaires capitalistes d’autre part, mais une confusion grandissante entre les détenteurs de la force de travail et les détenteurs du capital sous forme d’épargne investie en actions. On ne peut donc plus opposer, sans de sérieuses précautions, ceux qui travaillent et ceux qui bénéficient des fruits de la propriété capitaliste, selon la logique marxiste distinguant le prolétariat du capital. De plus en plus, les propriétaires des entreprises sont aussi des salariés, ce qui brouille les représentations traditionnelles et réclame que l’on reconstruise jusqu’aux discours critiques. Cela est encore plus vrai en période de baisse des cours boursiers. Il y a désormais une solidarité systémique entre les rendements des entreprises et les revenus de certains ménages (…).

Bien entendu, ce phénomène ne touche pas l’ensemble de la population mais essentiellement les catégories supérieures et moyennes, soit entre 10 et 25 % des citoyens occidentaux, mais cela est déjà considérable au regard des périodes précédentes du capitalisme. D’une part, (…) nous nous garderons d’interpréter les évolutions du capitalisme comme une généralisation de l’actionnariat et encore moins comme l’émergence d’une nation d’actionnaires. Mais d’autre part, nous devons prendre en considération la modification profonde de la structure du système économique qu’implique l’actionnariat de masse. On assiste d’un côté à la dilution et au fractionnement du capital des plus grandes sociétés, et, de l’autre, à l’articulation plus complexe entre l’espace social – celui des syndicats

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– et l’espace économique – celui des propriétaires capitalistes et des managers -  ; puisqu’une masse d’individus appartient désormais aux deux. En ce sens, c’est un phénomène politique nouveau qui remet en question la séparation entre la sphère économique et la sphère sociale, séparation qui structurait le régime managérialiste.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.137-142

Document 2 : Une distance accrue des actionnaires vis-à-vis de l’entrepriseUne industrie du placement financier se constitue dans les années 1980 pour assurer

l’orientation de l’épargne des ménages vers les marchés financiers. La relation entre les épargnants-actionnaires et les entreprises est désormais assurée par l’intermédiation de professionnels chargés de collecter l’épargne auprès de ménages d’un côté, et d’effectuer les meilleurs placements auprès des entreprises de l’autre. Quasi inexistants sur ce marché dans les années 1970, les caisses de retraite (pension funds), les fonds d’investissement (mutual funds), les fonds de placement (investissement funds ou private equity), les fonds d’arbitrage (hedge funds) se sont multipliés. (…) L’intermédiation par l’industrie financière a été exponentielle dans la période 1990-2000.

Entre actionnaires de base, épargnants pas toujours clairement conscients d’être des propriétaires capitalistes, et les entreprises, des centaines de fonds spécialisés font les intermédiaires pour organiser la relation, dans une libre concurrence. Ils sont globaux, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas tenus d’investir dans un pays particulier, mais ils prospectent les placements les plus rentables où qu’ils soient. Du fait de cette gestion par une cascade d’intermédiaires, la distance affective et effective entre les propriétaires capitalistes et les firmes s’accroît inévitablement. (…) Le détenteur de titres peut être un investisseur qui diversifie suffisamment son portefeuille d’actions pour minimiser son risque et qui cherche le profit, et plus généralement l’accroissement du prix des titres pour valoriser son épargne, quelle que soit l’entreprise réelle dont il détient les parts. Le titre support devient alors une pure marchandise dont l’évaluation et l’échange obéissent à des règles financières.

Fondamentalement, l’intermédiation de la propriété du capital et sa gestion par une industrie financière au niveau mondial modifient donc la manière dont l’abusus des titres est géré : acheter ou vendre devient un acte marchand obéissant à sa propre logique économique, qui n’est pas entièrement dépendante de l’évolution à terme de l’entreprise sous-jacente, mais qui est aussi influencée par les appréciations des opérateurs financiers, les besoins de liquidités ou la spéculation sur d’autres titres. L’enracinement d’une entreprise particulière et ses perspectives de long terme deviennent secondaires devant les possibilités de gain que permet l’arbitrage entre les milliers de titres cotés au niveau mondial.

En deux décennies, la massification de l’actionnariat a donc profondément transformé le capital de la grande entreprise globale. Elle l’a comme pulvérisée. Innombrables et détenant des parts de plus en plus faibles du capital, les propriétaires capitalistes ont des motivations d’autant plus différentes qu’ils se réfèrent à des espaces propres, qu’ils ont plus ou moins d’intérêt pour la valeur de l’action plutôt que pour l’entreprise elle-même et qu’ils gèrent des portefeuilles dans des perspectives qui ne sont pas nécessairement celles des entreprises sous-jacentes – payer des retraites, valoriser une épargne mobilière adossée à un crédit immobilier, faire mieux que leurs concurrents en matière de rendement de l’épargne, etc. L’industrie financière et l’intermédiation par des professionnels spécialisés ont transformé la notion d’actionnariat traditionnel. Telle est la nouvelle donne que les bouleversements économiques imposent au gouvernement des entreprises. Le régime managérialiste n’y survivra pas.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009 p.142-144

Document 3 : La divergence d’objectifs entre les actionnaires et les managersLes analyses en termes de relation d’agence mettent clairement en évidence les difficultés

engendrées par la séparation entre les actionnaires, appelés également les mandants, et les managers, appelés les mandataires, autrement dit entre la fonction d’assomption du risque et la fonction de gestion des activités de la firme. En effet, comme les managers sont mieux informés que les actionnaires et qu’il est difficile de contrôler leur action, ils sont en mesure de maximiser leur propre fonction d’utilité, au détriment de l’utilité des actionnaires. Concrètement, cette relation asymétrique bilatérale renferme les conflits d’objectifs suivants : 1) les managers peuvent s’octroyer des rémunérations trop importantes et/ou des avantages en nature non justifiés (voiture de fonction, logement) ; 2) financement de dépenses somptuaires (sièges sociaux) ; 3) politique d’investissement non conforme au principe de maximisation du profit (politique visant à accroître le chiffre d’affaires).

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Ces trois décisions aboutissent à réduire la part du profit qui doit revenir aux actionnaires, c’est-à-dire les dividendes ; 4) une attitude vis-à-vis du risque différente. En effet, la totalité du capital humain des managers est investie dans une même firme, celle dont ils ont la direction. En revanche, les actionnaires, principalement dans les grandes firmes, investissent seulement une fraction de leur richesse. Dès lors, les managers vont être tentés de privilégier les investissements dont la rentabilité est certaine, au détriment d’autres qui, bien que présentant un taux de rentabilité supérieur, sont néanmoins plus risqués. La encore, les actionnaires risquent d’être lésés par cette politique d’investissement ; 5) enfin, un dernier conflit d’objectif provient du fait que les mangers peuvent être tentés de conserver dans la firme des sureffectifs, par crainte de conflits sociaux par exemple. Une telle politique est également contraire à l’objectif de maximisation de la valeur de la firme.

Cette séparation actionnaires-managers entraîne, selon Jensen et Meckling (1976), des coûts d’agence, coûts comprenant principalement des coûts de surveillance supportés par les actionnaires, et des coûts résiduels, qui sont en fait des coûts d’opportunité. Ces coûts représentent pour les actionnaires la différence entre la richesse dont ils disposeraient s’ils géraient directement leur firme et celles qu’ils obtiennent en confiant la gestion à des managers.

L’intensité du conflit est bien évidemment fonction du type de firmes (sociétés), un paramètre crucial étant la répartition du capital. Dans les sociétés qui comportent un actionnaire principal dominant (une famille ou une autre firme), le conflit d’objectif entre actionnaire et managers sera moins aigu puisque l’actionnaire principal aura tout intérêt à contrôler et à surveiller les managers, ses coûts d’agence étant contrebalancés par les gains issus de ce même contrôle. En revanche, dans les grandes firmes cotées dont aucun actionnaire ne détient une part importante du capital, les coûts d’agence seront importants. C’est en effet dans ce cas de figure que les managers disposent d’une latitude et d’une autonomie de gestion très fortes, car les actionnaires qui ne disposent que d’une petite fraction du capital n’ont aucune incitation à contrôler le management. Le contrôle est en effet ce que les économistes appellent un bien public : si le contrôle effectué par un actionnaire conduit à améliorer les performances de la firme, tous les actionnaires vont en bénéficier. Or, comme le contrôle est une activité coûteuse, chaque actionnaire, pris isolément, adoptera un comportement de passager clandestin, dans l’espoir que les autres actionnaires effectueront cette activité de contrôle. Bien évidemment, comme tous les actionnaires font le même raisonnement, le résultat est que très peu de contrôle seront effectués.

Bernard Baudry, Economie de la firme, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 4 : Les mécanismes de résolution du conflit actionnaires-managersIl n’existe pas de définition unique de la gouvernance de la firme. La définition proposée par

Andrei Shleifer et Robert Vishny (1997), et largement reprise dans le monde académique, nous servira de point de départ. Pour ces deux auteurs, la corporate governance porte sur les moyens par lesquels les fournisseurs de capitaux de la firme peuvent s’assurer de la rentabilité de leurs investissements. A s’en tenir à cette définition, fort restrictive, le principal débat sur la gouvernance renvoie donc aux dispositifs qui vont contraindre les managers à agir dans l’intérêt des actionnaires.

Les analyses en terme de relation d’agence montrent qu’un certain nombre de dispositifs permettent en principe de résoudre les conflits d’objectifs que nous avons mis en évidence : il s’agit de l’Etat, de trois mécanismes de nature externe, le marché des biens et des services, le marché financier et le marché du travail des dirigeants, et des mécanismes de nature interne, mis en œuvre par les actionnaires eux-mêmes.

1) L’Etat. Il intervient par les réglementations qu’il impose en matière de protection des documents comptables et financiers, et en mettant en place des organismes de surveillance des marchés financiers, comme la Commission des opération de Bourse en France (COB), organismes qui sont chargés, entre autres, de veiller à la bonne information des actionnaires des sociétés cotées.

2) Le marché des biens et des services. Ce deuxième mécanisme renvoie au fonctionnement « spontané » des marchés sur lesquels la firme opère. Sur un marché concurrentiel, une firme mal gérée doit normalement disparaître, et la seule crainte de cette disparition constitue une incitation pour les managers à bien gérer la firme.

3) Le marché financier. Il intervient dans la gestion des managers par l’intermédiaire du mécanisme des offres publiques d’achat (OPA). Cette technique permet à une société de prendre le contrôle d’une société cotée en proposant à son actionnariat dispersé l’acquisition simultanée des titres en circulation. La menace permanente d’une OPA constitue pour le management une incitation à la bonne gestion. En effet, en cas de changement de propriétaire de la société, la situation du dirigeant

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risque d’être remise en cause. L’économie de marché dispose ici d’un véritable « pouvoir de police » vis-à-vis des dirigeants des sociétés cotées.

4) Le marché du travail des dirigeants. Les dirigeants sont évalués par le marché en fonction des performances qu’ils obtiennent, performances mesurables par la valeur de la firme. Cette évaluation constitue une incitation à ne pas agir de manière opportuniste et à satisfaire les intérêts des actionnaires. En effet, de cette évaluation dépendent leur maintien à la direction de la firme et leur réputation. Or, cette réputation conditionne les possibilités pour les managers soit de rejoindre une firme qui leur propose de meilleures conditions, soit, en cas de difficultés financières de leur firme, de retrouver une autre place. Le marché du travail exerce donc également une fonction disciplinaire sur les dirigeants, pour qu’ils alignent leurs comportements sur les objectifs des propriétaires.

5) Le conseil d’administration (CA). Lors de l’assemblée générale annuelle, les actionnaires élisent les administrateurs de la société pour qu’ils agissent dans leur intérêt, et le conseil, à son tour, contrôle les dirigeants. Le conseil est composé d’administrateurs internes et d’administrateurs externes qui, comme personnes physiques, peuvent représenter des personnes morale, c’est-à-dire d’autres sociétés. Le CA joue donc un rôle central par rapport au conflit actionnaires-managers, et ses attributions principales, en France, sont les suivantes : il est chargé de nommer et révoquer le président du conseil et les directeurs généraux, il décide des formes et du montant des rémunérations, il choisit le lieu du siège social, il autorise les avals et garanties, il convoque les assemblées générales et fixe l’ordre du jour.

6) La rémunération des dirigeants. Pour réduire les conflits d’objectifs entre actionnaires et managers, une solution consiste à indexer la rémunération des dirigeants sur leur performances.

7) La surveillance exercée par les actionnaires. L’efficacité du CA pour contrôler les dirigeants n’est en aucun cas garantie. De ce fait, on peut supposer que si les performances du CA sont mauvaises, les actionnaires peuvent décider de remplacer les dirigeants. Il est cependant évident que les petits actionnaires ont très peu d’intérêt à se lancer dans ce type d’opération longue et coûteuse. En effet, on retrouve le problème, évoqué plus haut, du passager clandestin, dans la mesure où «  l’actionnaire dissident » supportera l’ensemble des coûts, alors que l’ensemble des actionnaires disposera d’une hausse du cours de l’action grâce à une meilleure gestion de la firme. Dans ces conditions, on peut penser qu’un des moyens pour mieux contrôler le management se trouve dans la présence d’un « gros » actionnaire, appelé également actionnaire de référence. Si cet actionnaire a effectivement tout intérêt à contrôler fortement les dirigeants, ce mode de contrôle n’élimine pas totalement les problèmes d’agence, pour deux raisons. Le contrôle ne sera pas total puisque cet actionnaire ne recevra pas 100 % des gains liés aux bénéfices issus du contrôle, ces gains étant répartis entre l’ensemble des actionnaires. Par ailleurs, dans la mesure où cet actionnaire support un risque lié à la non-diversification de son portefeuille, il pourra décider d’orienter la gestion de la firme des projets peu risqués, ce qui engendrera des conflits avec les actionnaires minoritaires, qui eux souhaiteront éventuellement des projets plus risqués.

Bernard Baudry, Economie de la firme, collection Repères, La Découverte, 2003

Document 5 : La corporate governance n’est pas un retour à la normale !C’est à ce moment de crise de régime, dans les années 1980-1990, qu’est apparu un terme

apparemment novateur, la « gouvernance d’entreprise », ou corporate governance. (…) Pour beaucoup d’observateurs, la caractéristique du gouvernement d’entreprise actuel est d’opposer au pouvoir des managers le contrepoids des actionnaires, ce qui constituerait un retour à la situation « normale » en système capitaliste. Or c’est là, justement une projection du passé qui masque la réalité des évolutions réelles. L’analyse oblige, en effet, à deux nuances. D’une part, comme nous l’avons montré, les actionnaires n’ont jamais exercé, au cours de l’histoire, un contrepoids réel à la force entrepreneuriale. Sous le régime familial, parce qu’il y avait confusion entre management et capital, (…). Sous le régime managérial, (…) les actionnaires n’exerçaient quasiment aucune influence sur l’entreprise (…). S’il existe, l’exercice d’un éventuel pouvoir actionnarial doit donc être pensé comme un phénomène nouveau dans le gouvernement d’entreprise.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 6 : Deux types de propriétaires capitalistes : l’investisseur et l’actionnaireLa différence essentielle entre investisseurs et actionnaires s’établit comme suit : un

investisseur a pour projet la pérennité du portefeuille qui lui est confié et qu’il fait prospérer par le moyen d’achats diversifiés d’actions de différentes entreprises. Un actionnaire a pour projet en

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revanche, la pérennité d’une entreprise particulière dont il détient des titres de propriété, parce qu’il la considère comme un élément durable de son patrimoine.

Pour l’investisseur, le titre de propriété sur l’entreprise est un moyen, parmi d’autres, de générer de la richesse. Pour l’actionnaire, il est le seul moyen d’exercer son influence sur l’entreprise particulière dont il possède une partie du capital. La philosophie des deux acteurs et, donc, leurs comportements prévisibles sont sensiblement différents. Tandis que l’entreprise porte peu d’intérêt à l’entreprise dont il détient des titres, comme objet d’attention pour lui-même, l’actionnaire est lié à elle soit par une relation de long terme (dans le cas, par exemple, des familles ou de grands fonds de pension) soit par une relation d’associé privilégié (dans le cas par exemple des actionnaires salariés, des actionnaires stratégiques ou de certains fonds d’investissement).

L’investisseur et l’actionnaire ont le même statut légal dans l’entreprise, celui de « propriétaire ». Cependant, ils diffèrent fondamentalement dans la manière d’utiliser leurs droits. Nous avons vu (…) que la propriété donne, classiquement, le droit d’utiliser un bien (usus), d’en tirer des profits (fructus), de le vendre ou de le détruire (abusus). L’investisseur qui possède temporairement une fraction du capitale de l’entreprise compare les gains de son investissement avec ceux qu’il obtiendrait de tout autre investissement et calcule ce que les économistes appelle un «  coût d’opportunité ». En fonction de ce coût, il prend la décision d’acheter ou vendre ses actions. Il utilise donc essentiellement son droit de fructus (droit au profit qu’il peut tirer de l’entreprise pour évaluer son intérêt) et d’abusus (droit d’acheter ou de vendre l’action selon le prix).

En revanche l’actionnaire, qui intervient dans l’intention que soit assurée la pérennité de l’entreprise, utilise aussi son droit d’usus, en cherchant à orienter l’entreprise et les décisions qui y sont prises, et il obtient une rémunération (le profit) grâce à son droit au fructus. Il n’utilise le droit d’abusus que très exceptionnellement, soit parce que son engagement dans l’entreprise prend fin (par exemple un fond d’investissement qui s’est engagé à participer au capital de l’entreprise pour une durée déterminée), soit parce qu’il ne semble plus pouvoir lui apporter une valeur ajoutée (par exemple, un investisseur stratégique qui se désengage).

Investisseurs et actionnaires ont un point commun : ils bénéficient tous deux du fructus (profit). (…) C’est sans doute pour cela que la confusion entre ces deux acteurs est si souvent entretenue. Car, bien que les investisseurs comme les actionnaires soient intéressés par la maximisation du profit, en tant que propriétaires, ils ne le sont pas avec les mêmes intentions et donc ne portent pas le même regard sur l’entreprise. L’investisseur espère du profit pour maximiser le prix de l’action et donc accroître le rendement de son portefeuille de placement global, alors que l’actionnaire considère le profit comme un moyen de maximiser les chances de l’entreprise de prospérer et donc de préserver la valeur de son propre patrimoine.

Ainsi, la pulvérisation du capital des grandes entreprises, consécutive de sa massification, ne signifie pas seulement une dispersion de ce capital en un nombre élevé de propriétaires. Elle signifie aussi une fragmentation des droits de propriété, en droits minuscules, qui peuvent être utilisés complètement ou partiellement, ce qui génère finalement deux types de propriétaires capitalistes que nous désignons par la figure l’investisseur d’une part, et celle de l’actionnaire de l’autre. Les entreprises n’ont donc pas un, mais deux types de propriétaires possibles. Ce qui pourra, en toute cohérence, conduire à des régimes de gouvernement différents.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 7 : Une différence essentielle entre actionnaires et investisseurs : l’implication dans la gestion

Il n’est pas exagéré de dire que les investisseurs ne veulent pas être des actionnaires. Ils se contenteraient volontiers de spéculer sur la valeur des titres sans s’encombrer des responsabilités actionnariales liées à la détention de titres de propriété. C’est pour cela que le législateur a été contraint d’obliger les investisseurs à participer au gouvernement d’entreprise, par exemple aux assemblées ou tout du moins à transmettre leurs droits de vote, et à rendre publiques leurs intentions vis-à-vis des résolutions présentées à l’assemblée générale. Aux Etats-Unis, depuis la loi ERISA de 1974, les fonds de pension privés ont obligation de rendre publiques leurs politiques de vote. L’obligation a été étendue à tous les fonds de placement depuis 2003. En France, la loi de 2003 oblige les fonds à rendre publiques les raisons de non-participation aux votes en assemblées. C’est dire à quel point cet exercice de participation à la vie de l’entreprise, n’est pas naturel à celui qui se pense comme investisseur.

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Les intérêts des propriétaires capitalistes peuvent diverger parce que l’intérêt qu’ils portent à la gestion les oppose : les actionnaires la revendiquent, les investisseurs la fuient. Cette opposition à l’intérieur du groupe des propriétaires capitalistes constitue (…) la marque propre du régime postmanagérial, comme la distinction entre la propriété et le contrôle constituait la marque du régime managérial. L’opposition des intérêts s’installe entre propriétaires. Nous proposons de la prendre comme point de départ de l’analyse de ce nouveau régime.

Nous pouvons reformuler la question de l’héritage à partir de cette distinction entre propriétaires. Le management discrédité, les propriétaires capitalistes prennent une place décisive dans le gouvernement des entreprises, à défaut d’autres acteurs disponibles. Qui, des investisseurs ou des actionnaires, va exercer la force entrepreneuriale et finalement orienter l’activité des entreprises dans le nouveau régime de gouvernement des entreprises contemporaines ?

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 8 : L’investisseur-entrepreneur ou le marché-entrepreneurPour un certain nombre d’observateurs et de théoriciens, la fonction d’entrepreneur du

capitalisme global est désormais confiée aux investisseurs, au moins dans les grandes entreprises cotées et dans de plus en plus de grandes sociétés non cotées faisant appel au private equity. Comment fonder leur prétention à orienter l’entreprise ? pour certains théoriciens, les investisseurs sont des acteurs économiques rationnels, qui connaissent bien les opportunités d’affaires et qui placent donc l’épargne qui leur est confiée dans les entreprises nécessairement les plus performantes. En cherchant les placements les plus profitables dans les entreprises, ils orientent ainsi le financement de l’économie vers les meilleures opportunités, les innovations, les choix stratégiques efficaces et finalement la croissance de l’activité économique. Ce raisonnement, qui repose sur une anthropologie des comportements humains inspirée de la théorie microéconomique, c’est-à-dire d’un libéralisme épuré, est devenu la base de la légitimation sociale et politique du rôle des investisseurs.

L’approche apparemment financière du phénomène et la publication des principales analyses dans des revues financières ne doivent pas faire illusion. Au-delà de la technique, c’est le rôle politique des investisseurs formant une oligarchie financière et une force collective orientant l’activité économique qu’il s’agit de définir. Or la légitimation de la fonction des investisseurs s’inscrit parfaitement dans la logique de la philosophie libérale moderne. Elle procure, en effet, à de multiples individus la possibilité d’orienter l’action collective en ne misant que sur leur autonomie individuelle.

De fait, les théoriciens de l’investisseur-entrepreneur n’affirment pas que l’investisseur serait devenu un entrepreneur en tant qu’individu, mais que c’est le marché financier, comme corps collectif, qui exerce désormais cette fonction. Tant que le nombre des investisseurs est élevé, les investisseurs peuvent s’acheter et se vendre facilement leurs titres. Ils constituent un marché. Le cours de la Bourse traduit une espèce de référendum permanent de l’accord ou du désaccord des investisseurs avec les propositions des managers ; c’est donc collectivement que les investisseurs orientent les choix de l’entreprise. Le prix de l’action signale la transformation de l’intérêt particulier en des propriétaires en intérêt général pour la société. Dans la tradition d’Adam Smith, les milliers d’investisseurs individuels sur le marché financier constituent une « main invisible » qui indique et impose finalement aux entreprises les meilleurs choix. Le sceptre de l’entrepreneur est bien dans la main des marchés, mais personne ne semble le tenir…

C’est donc précisément parce que les entrepreneurs n’ont pas de plan d’ensemble sur l’activité économique, pas de savoir technocratique planificateur, que leurs choix individuels autonomes guidés par l’intérêt sont considérés comme politiquement acceptables. Du point de vue de chaque investisseur, l’optimisation des portefeuilles qu’il gère sert, en amont, les attentes des épargnants. En aval, ses choix d’investissement s’orientent vers les entreprises les plus profitables. Il assure ainsi le progrès économique pour l’ensemble de la société, ce qui est le propre de la fonction de l’entrepreneur dans le projet libéral. Encore faut-il prouver que cet effet positif est valable lorsque c’est le marché financier tout entier qui est supposé exercer cette fonction. C’est ce que la théorie économique cherche à montrer.

Loin d’être un lieu d’enrichissement privé au détriment de l’économie réelle, le marché financier est perçu par ses partisans, comme indispensable au gouvernement des entreprises globales. La main invisible du marché financier sélectionne les stratégies considérées comme correctes, elle permet ou non les fusions, les acquisitions ou les désinvestissements, et évalue, à travers le coût de l’action, le niveau des résultats attendus. Pour le dirigeant d’une grande entreprise globale soumise aux investisseurs, il est devenu impossible d’exercer sa mission sans s’appuyer sur « l’avis du

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marché ». de nombreuses études empiriques montrent que les rachats d’entreprises ou la simple menace de rachat, que permettent les marchés financiers et l’évaluation en continu du cours des actions, exercent une fonction disciplinaire sur les dirigeants.

A partir des années 1980, s’est développé un discours managérial simplifié fondé sur le fatalisme économique de la « main invisible » : « les changements sont indispensables », « les marchés imposent leurs contraintes », « on ne peut échapper à la mondialisation », etc. Quelle que soit la pertinence objective de ces thèmes, ils signifient avec éloquence la fin de la légitimité du management en tant qu’entrepreneur. En donnant l’impression de ne pouvoir que se soumettre aux « attentes du marché », le management accepte, explicitement, le transfert de l’héritage entre les mains des investisseurs globaux. Désormais, ils proposent des stratégies et des opérations économiques, souvent en les plaidant devant des investisseurs dans des road shows, et attendent que le marché entrepreneur entérine ou rejette leurs propositions en observant la variation du cours de l’action. Le management des grandes entreprises globales devient un exécutant de la force entrepreneuriale détenue par les investisseurs et réalisée par le marché financier.

Mais cela est-il finalement efficace ? Pour les tenants de l’investisseur-entrepreneur, la légitimité du marché financier pour orienter l’activité économique est soutenue par une rhétorique dont on peut extraire trois arguments principaux. Premier argument : la globalisation des marchés financiers permet des comparaisons efficaces entre les secteurs, entre les pays et entre les entreprises. Elle ouvre considérablement l’horizon des évaluations des choix stratégiques et les performances obtenues. Elle rend donc particulièrement opportune la main invisible des investisseurs pour orienter les financements vers les meilleurs projets à l’échelle de la planète.

Deuxième argument : la massification de la propriété rend illusoire la participation effective des propriétaires à la gestion. Elle est trop coûteuse pour des détenteurs de titres nombreux, isolés et éloignés des entreprises. Le coût marginal pour les actionnaires serait disproportionné par rapport au rendement de leur activisme. En confiant leur épargne aux investisseurs, les propriétaires du capital, c’est-à-dire, essentiellement, nous l’avons vu, les ménages-épargnants, mutualisent leur risque et maximisent leur intérêt. La « création de valeur » pour l’épargnant légitime l’action entrepreneuriale des investisseurs, puisque c’est finalement pour le bien des ménages-épargnants – donc de la société – que ces investisseurs exercent leur fonction et orientent les stratégies des entreprises.

Troisième argument : la finance de marché, qui est un secteur de services parmi d’autres, a, en conséquence, sa propre logique économique de création de valeur. Elle génère des produits de plus en plus sophistiqués et complexes qui permettent de repérer avec précision les meilleures sources de performances économiques. Elle se développe donc selon un schéma de croissance autonome qui a pour objectif la maximisation de la valeur économique créée par les entreprises globales. Son développement renforce ainsi le développement économique général.

Au total, le sceptre de l’entrepreneur est désormais en de bonnes mains, même si on ne sait pas qui le tient réellement, sinon le vague, le puissant et le redoutablement efficace marché financier.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 9 : l’entrepreneur-actionnaireUn second scénario s’oppose ou complète le précédent (ndlr : celui de l’entrepreneur-

investisseur) : il postule que la propriété de masse du capital s’accompagne d’une prise de conscience, par les détenteurs de titres, de la nécessité de participer effectivement aux orientations stratégiques des entreprises et donc d’exercer pleinement la fonction d’actionnaire. Selon cet argument, parallèlement à la massification de la propriété du capital apparaissent des groupes d’investisseurs institutionnels de plus en plus influents, qui expriment une intention délibérée d’intervenir pour contrôler les entreprises, non par le jeu indirect du marché, mais par la participation active à sa gestion. Si tel est le cas, ce sont des actionnaires concrets et non les marchés, qui vont hériter de la fonction entrepreneuriale. (…)

Pour les partisans de ce scénario, les managers ne sont plus des entrepreneurs fiables (…). Il ne s’agit donc pas de revenir au managérialisme. Mais le marché financier ne l’est pas davantage. La « main » des investisseurs invisibles peut, en effet, se tromper et indiquer à l’entreprise une mauvaise voie. Certes, selon les principes de l’économie financière, à long terme, le marché finit toujours par corriger ses erreurs, comme il le fit, par exemple, pour la bulle spéculative liée à l’Internet, au début du 21ème siècle. Pourtant, cette vision de l’autorégulation dans la durée n’a de sens que si l’on considère le marché dans sa globalité, c’est-à-dire du point de vue… de l’investisseur ! Si l’on se place, au contraire, du côté d’une entreprise particulière, une erreur d’appréciation du marché peut s’avérer sinon fatale,

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tout au moins coûteuse, pour elle et pour ses parties prenantes. Celles-ci n’ont que faire du fait que le marché corrige, à long terme, ses erreurs : dans l’intervalle, elles auront péri… Qu’il s’agisse des salariés, des banquiers, des clients ou des actionnaires, la valeur que chacun tire de la pérennité d’une entreprise particulière est sa raison d’être. Il peut s’agir de la défense de leur emploi, de la sécurisation d’une créance, de la consolidation d’une relation d’affaire bénéficiaire, voire de l’attachement historique à la société, peu importe le motif. Pour les actionnaires en particulier, les tâtonnements de la « main invisible » ne sont pas sans danger. Plus encore, parce que la propriété du capital est devenue massive, et que, par conséquent, le marché peut imposer à l’entreprise des choix qui seraient contraire aux intérêts de ses parties prenantes, certains propriétaires capitalistes sont amenés à intervenir dans la gestion de l’entreprise pour en orienter le cours.

En conséquence, ils doivent s’impliquer pour surveiller les informations et orienter de leur mieux les choix stratégiques. A la différence des investisseurs, ce n’est pas la comparaison des performances qui les motive, mais la mise en place des conditions qui assurent durablement ces performances pour leur entreprise, de manière à en tirer profit dans la durée. Aussi doivent-ils particulièrement vérifier que la politique menée par les dirigeants est bien compatibles avec leurs intérêts, leurs attentes et les promesses qui leur ont été faites. Ils renouent aussi avec un des principes fondateurs de la propriété privée libérale : le travail et la responsabilité qui en découle vis-à-vis de la chose possédée.

Selon ce scénario, qui on le voit, n’est pas moins libéral que le précédent, c’est aux actionnaires que la force entrepreneuriale doit être désormais confiée parce qu’ils renouent avec l’esprit du libéralisme. Au nom de la défense de leur patrimoine et de sa sauvegarde, ils s’impliquent dans l’entreprise, ils contrôlent et prennent la parole afin de s’assurer que les choix de l’entreprise garantissent sa pérennité et sa prospérité, ce qui a pour effet de servir l’intérêt général des parties prenantes. Comme dans le scénario précédent, mais par un moyen totalement différent, l’intérêt particulier (des actionnaires) rencontre alors l’intérêt général (de la société). Dans cette logique, l’activisme des actionnaires, c’est-à-dire leur participation effective dans les organes de gouvernement de l’entreprise de manière à peser sur les leurs choix, n’est pas un détail anodin : c’est la raison d’être de leur fonction. Mais, là encore, est-ce économiquement efficace ?

L’émergence de l’actionnaire-entrepreneur n’implique évidemment pas que tous les propriétaires capitalistes individuels se sentent investis de ce rôle. Du fait du fractionnement et de la dispersion du capital, il suffit à des minorités actives de propriétaires capitalistes de se comporter en actionnaires pour orienter les choix de l’entreprise et même les « attentes » du marché. Pour peu que ces minorités se regroupent en association, ou qu’elles soient appuyées par des fonds activistes ou par des groupes de pression, leurs prises parole informent les opérateurs et sont finalement amplifiées mécaniquement par le jeu du libre marché. C’est ainsi que, même marginaux à l’échelle du marché global, des fonds de pension CalPER’s (le fonds des fonctionnaires de Califormie) ou Hermes (le plus grand fonds de pension européen, celui de British Telecom), des individus ou des associations deviennent des leaders d’opinion.

L’argument du coût relatif de l’activisme évoqué plus haut par les partisans de l’«investisseur-entrepreneur » se retourne, alors, en faveur des actionnaires. Le marché global étant très fractionné, les investisseurs ont intérêt à suivre les opinions d’actionnaires activistes, même peu nombreux relativement à la masse du marché, parce que, du fait de leur activisme, ils sont mieux informés qu’eux sur l’entreprise dans laquelle ils s’impliquent. Ce sont alors les actionnaires qui exercent la force entrepreneuriale véritable, car leurs avis sont relayés et amplifiés par les investisseurs. L’évolution qui conduit des minorités actives à orienter l’ensemble de l’activité publique par le jeu de la médiatisation est caractéristique de la démocratisation (…).

Observant l’évolution de l’activisme aux Etats-Unis, Roberto Romano note dans une synthèse très détaillée, que « avant 1986, seul un petit ensemble de propriétaires individuels s’engageait dans ce type d’activisme actionnarial : de 1979 à 1983, des groupes religieux et six à sept individus isolés, selon les années. De 1986 au début des années 1990, cinq institutions (quatre caisses de retraite et TIAA-CREF, une caisse de retraite pour les universitaires) contribuent pour 20% de l’ensemble des propositions (de résolutions en assemblée). Depuis 1994, les syndicats ont dépassé les fonds de pension publics comme les plus actifs participants aux propositions en matière de gouvernement de l’entreprise ».

Ici encore, la rhétorique économique permet de soutenir ce scénario et de comprendre ces évolutions. Nous retiendrons deux arguments majeurs en sa faveur. Le premier argument s’appuie sur

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les limites physiques du marché financier, le second sur la nature de la propriété dans la société libérale.

Tout d’abord, les limites du marché financier. Le nombre d’opérations financières possibles et donc l’étendue des choix et des arbitrages entre titres ne sont pas infinis. Effet secondaire de la massification, l’offre de financement des millions d’épargnants est considérablement plus abondante que la demande des quelques dizaines de milliers d’entreprise cotées dans le monde. Parmi elles, près de cinq mille sociétés ont des positions de leaders mondiaux et que leur titres entrent systématiquement, de ce fait, dans les portefeuilles des investisseurs. Contrairement donc aux idées reçues, les choix d’investissement en entreprises sont finalement assez limités.

Comme John Pound l’a bien montré dès les années 1980, le marché du capital ne permet pas toujours la revente facile des actions que l’on possède en portefeuille. Pour certains propriétaires capitalistes, la part de capital qu’ils possèdent est telle que, s’ils vendaient, il feraient mécaniquement baisser le cours de l’action et donc joueraient contre leurs intérêts financiers. Ils sont mécaniquement « collés » dans l’entreprise et ne peuvent pas utiliser l’abusus de leurs droits sans déclencher des conséquences négatives pour eux. Tel est le cas des grandes caisses de retraites ou des actionnaires salariés d’entreprises cotées qui ne peuvent pas vendre massivement leurs titres sans envoyer un signal si négatif au marché qu’ils en seraient les premières victimes. Le phénomène est encore plus évident pour les fonds de private equities, qui prennent des part dans les entreprises non cotées. Par définition, il n’y a pas de marché pour les titres et les fonds sont bien obligés de s’intéresser à la gestion de l’entreprise dans laquelle ils sont associés durant des années. Economiquement la spéculation « court-termiste » n’est donc pas toujours rentable ou même positive.

Le second argument économique en faveur de l’actionnaire-entrepreneur est tiré de la théorie libérale de la propriété. Nous avons vu que, dans la société moderne, la propriété sur l’entreprise est légitime parce que le propriétaire ne détient qu’une créance résiduelle sur l’entreprise. Il n’est rémunéré que si l’entreprise dégage des profits, auquel cas, il reçoit des dividendes. Il a donc un intérêt privé à s’intéresser à la bonne gestion, et contribue, de ce fait, à l’intérêt général. Sans le risque de ne rien gagner si l’entreprise ne dégage aucun profit, la propriété privée des moyens de production serait insupportable en système libéral, parce que les droits des propriétaires n’impliqueraient aucun devoir et aucune incidence sur le fonctionnement des sociétés. C’est pourquoi la théorie de la créance résiduelle est politiquement indispensable pour justifier la légitimité du propriétaire à diriger le destin de l’entreprise.

Or le propriétaire capitaliste n’est contraint par la créance résiduelle que dans la mesure où son patrimoine est investi dans l’entreprise de manière suffisamment durable pour qu’il puisse subir les conséquences éventuellement négatives de ses manquements à son devoir de propriétaire. Sans cela, il peut sortir du capital, avant de subir des pertes. Pire encore, il peut ne jamais être soumis à la logique de la créance résiduelle s’il ne fait que des incursions de très courtes durées dans le capital des entreprises : il achète, tire le meilleur parti de sa position, et vend son capital avant que des conséquences négatives n’apparaissent. Si, dans un cas extrême, tous les propriétaires capitalistes se comportent de la sorte, ils n’assurent plus le contrôle sur la qualité de la gestion de l’entreprise et c’est l’économie toute entière qui risque de sous-performer. C’est un argument décisif que Berle et Means avait avancé dès 1932.

Le devoir de contrôle sur la propriété fait idéalement se rejoindre l’intérêt particulier (du capitaliste) et l’intérêt général (de toutes les parties prenantes). Cet argument a souvent été avancé, de tout temps, pour défendre le capitalisme et la société libérale « authentique », dont les principes et les mécanismes seraient détruits par le développement désordonné d’une économie financière déconnectée de l’économie réelle (des entreprises). Seul l’actionnaire qui exerce pleinement sa fonction sociale de contrôle de l’entreprise et en subit les conséquences en cas de manquement peut prétendre exercer la force entrepreneuriale en accord avec les principes du libéralisme. Contrairement donc à une idée souvent émise, les principes d’un libéralisme orthodoxe ne se satisfont pas toujours de la financiarisation de la fonction d’entrepreneur et du jeu des marchés.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 10 : Des formes de gouvernement opposéesLe scénario favorisant l’investisseur-entrepreneur s’appuie sur la mécanique de marché, la

simplicité de son accès et la sophistication des instruments financiers proposés. Les investisseurs exercent la fonction entrepreneuriale sur l’entreprise globale par une évaluation continue de la valeur

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boursière de l’entreprise et par la menace de vendre leurs actions. La bonne gestion de l’entreprise se traduit par une performance anticipée et donc un cours boursier élevé. Les institutions de gouvernement postmanagériales sont focalisées sur la nécessité de donner de l’information au marché. On peut parler d’institutions extrinsèques ou évasives, orientées de l’entreprise vers l’extérieur, parce qu’elles ont vocation de transférer l’information de la firme aux investisseurs-entrepreneurs qui ne participent pas à la production de richesse. Ces pratiques sont légitimées par le principe de la transparence de l’information qu’il faut extraire (reportings internes), contrôler (comités d’audits, responsabilisation des administrateurs en ce sens) et transmettre (communication financière normalisée, rapports annuels publics). Les institutions formelles, comme le conseil ou l’assemblée annuelle, doivent demeurer neutres, comme un instrument de transfert exact et sûr de l’information, sans biais ni rétention. La frontière de l’entreprise comme acteur économique autonome est rendue poreuse par ce flux d’informations considéré comme le signe même de la bonne gouvernance, parce qu’il permet aux investisseurs extérieurs à l’entreprise d’assurer des choix rationnels sur la base des seules performances constatées ou espérées. L’attribution des ressources financières mondialisées aux entreprises les plus performantes est, de ce fait, la résultante collective de multiples évaluations individuelles convergentes de la part des investisseurs. Il en résulte une orientation « spontanée » de l’économie, et donc de la société, sans planificateur, fondée sur l’intérêt privé, dans la pure logique de la pensée libérale. L’entrepreneur, c’est le marché financier composé d’investisseurs anonymes.

Dans le second scénario, l’exercice de la fonction d’actionnaire, bien que difficile dans un contexte de massification donc d’atomicité de la propriété, se traduit tant dans la réglementation que dans les comportements des actionnaires dits activistes. Certains propriétaires capitalistes veulent jouer un rôle effectif dans l’orientation de l’entreprise dont ils possèdent des parts. Du point de vue de l’entreprise, cette évolution est servie par le besoin de stabiliser le capital et d’entretenir des rapports de long terme avec les propriétaires capitalistes. Du point de vue de ces derniers, elle est parfois nécessaire pour la sauvegarde de leurs intérêts propres à moyen ou long terme, ou pour trouver de nouvelles occasions de gains en participant directement à la gestion de l’entreprise. Entre la « main invisible » du marché et la « main visible » des managers, les actionnaires activistes jouent le rôle de catalyseurs et de médiateurs. Ils interviennent dans l’entreprise en s’appuyant sur le droit que leur assure la propriété du capital, fondement du capitalisme libéral. Les institutions formelle de gouvernement de l’entreprise, comme l’assemblée ou le conseil d’administration, évoluent pour permettre à ces acteurs de participer effectivement au contrôle de l’entreprise. Ici encore, l’entreprise est poreuse parce qu’elle intègre l’extérieur dans les lieux de délibération sur sa stratégie et son devenir. A l’opposé de la configuration précédente, on peut parler à son sujet d’institution intrinsèque ou invasive. Orientée de l’extérieur vers l’entreprise, elle favorise l’influence des propriétaires qui ne travaillent pas directement dans la firme sur la manière dont la richesse est finalement produite. Dans ce cas, l’information émise par l’entreprise est un support indispensable aux confrontations de points de vue et elle est déterminante dans les mécanismes délibératifs. En émettant des opinions (voice) et en participant à l’interprétation de l’information sur l’entreprise, les actionnaires activistes polarisent les interprétations multiples des acteurs du marché sur les positions qu’ils estiment nécessaires pour l’entreprise. Ils exercent ainsi, finalement, la force entrepreneuriale, non pas en général par allocation de ressources aux plus performants, mais en particulier, pour l’entreprise dont ils sont propriétaires et dont ils veulent accroître ou maintenir la performance. De proche en proche, ils orientent ainsi toute l’économie dans la logique du libéralisme qui attribue à l’entrepreneur un rôle de catalyseur nécessaire des intérêts individuels privés pour atteindre l’intérêt général.

Nous pouvons donc opposer les formes de gouvernement qui résultent de la domination soit de l’investisseur-entrepreneur soit de l’actionnaire-entrepreneur selon ces critères. Les institutions sont extrinsèques et évasives ou intrinsèques et invasives, selon qu’elles cherchent à diffuser de l’information sur l’entreprise à des investisseurs qui restent extérieurs ou, au contraire, à intégrer les actionnaires actifs pour qu’ils deviennent acteurs du contrôle et de l’interprétation de l’information à l’intérieur de l’entreprise. (…) La croissance économique est, finalement, le produit de la sélection naturelle globale par les investisseurs quand la gouvernance est extrinsèque ; elle résulte d’adaptations locales des entreprises sous le contrôle des actionnaires-entrepreneurs, quand la gouvernance est intrinsèque.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 11 : La coexistence des deux formes de gouvernement

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Page 60: Documents MC Entreprise Web viewquis custodiet ipsos ... répand que la production collective des richesses n’est plus dissociable de la capacité à innover et à renouveler techniques

Dans l’espace, on peut observer simultanément, dans une économie donnée, des entreprises orientées par les investisseurs et d’autres qui le sont par des actionnaires actifs. On ne trouve pas d’espace économique dans lequel toutes les entreprises auraient choisi un type de relation exclusif à l’égard des propriétaires capitalistes. Au contraire, sur toutes les places financières cohabitent des entreprises au capital dilué, qui semblent relever plutôt du scénario de l’investisseur-entrepreneur, et d’autres dont le capital est détenu par un ou plusieurs actionnaires de référence comme une famille ou une société d’investissement, et qui relèvent donc plutôt du scénario de l’actionnaire-entrepreneur. Les modalités de régulation de l’économie contemporaine globale ne semblent donc pas se traduire par la disparition d’une forme au bénéfice d’une autre, mais plutôt par une coexistence des deux. Plutôt que de raisonner à partir de modèles généraux, il faut donc repérer, pour chaque place financière et pour chaque entreprise, cotée ou non, qui exerce effectivement la force entrepreneuriale, selon la structure du capital, la force relative des groupes d’actionnaires et type – extrinsèque-évasif ou intrinsèque-invasif – d’institutions de gouvernement.

De même, les deux scénarios ne sont pas exclusifs dans le temps. Une même entreprise peut, au cours de son histoire, changer la structure de propriété, ouvrir son capital, s’introduire en Bourse ou, au contraire, sortir du marché financier. Elle peut introduire des investisseurs de court terme ou de long terme dans son capital, diluer complètement ce capital puis se voir l’objet d’une OPA par un groupe d’actionnaires qui devient dominant etc. Il n’y a donc pas d’irréversibilité dans les choix d’une forme de gouvernance.

Les deux scénarios dessinent finalement un cadre de virtualités plutôt qu’un choix exclusif et définitif. Les configurations sont multiples et varient selon la croissance de l’entreprise, son besoin de financement et son parcours historique. Il existe ainsi une plasticité des formes à l’intérieur du régime postmanagérial. Concrètement, la composition des conseils d’administration resserrée, ou, au contraire, élargie, les débats en assemblée générale nourris ou pauvres, le flux d’information normalisée abondant ou mince, etc., contribuent à faire évoluer les institution de l’entreprise vers une forme plus extrinsèque-évasive ou plus intrinsèque-invasive.

Nous pouvons conclure que les transformations que nous avons décrites précédemment ne doivent pas être pensées comme conduisant à deux régimes de gouvernement différents, mais à deux formes différentes d’un même régime, deux façons différentes de gouverner par un même acteur : le propriétaire capitaliste. C’est ce régime commun que nous devons donc caractériser pour comprendre quels sont les traits génériques et en quoi ils permettent la plasticité des formes que nous venons de décrire.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

Document 12 : Investisseurs et actionnaires : des rivaux complémentairesL’existence d’actionnaires est nécessaire aux purs investisseurs, car seuls les premiers sont

porteurs de la légitimité associée à la propriété dans la société libérale. Les investisseurs ne peuvent ignorer que leur influence dans l’entreprise est idéologiquement fondée sur le travail et sur l’engagement supposé du propriétaire capitaliste pour assurer la pérennité de l’entreprise. Même réduite à la fiction d’une souveraineté formelle, ce principe constitue un socle doctrinal indispensable à leur acceptation par le corps social. Les actionnaires participant activement à la vie de l’entreprise assurent cette fonction et permettent la bonne conscience politique de l’investisseur entrepreneur. (…)

En sens contraire, l’actionnaire entrepreneur contemporain a besoin des investisseurs et des marchés financiers. Sauf à posséder, en effet, une part importante du capital de l’entreprise, ce qui est de plus en plus difficile au fur et à mesure que la capitalisation des entreprises globales augmente, son pouvoir effectif sur la gestion est limité par le fractionnement de la propriété et la difficile mobilisation de la masse des propriétaires capitalistes. S’il veut exercer une influence sur la stratégie de l’entreprise, il doit s’appuyer sur le marché financier comme relai et amplificateur de ses opinions. Cela assure à ces propositions une puissance décuplée que ne lui permettrait pas la faible part des titres qu’il détient effectivement. C’est ce que les fonds activistes et les associations de défense de petits porteurs ont bien compris. Par le jeu du marché, l’investisseur devient le support nécessaire à la prise de parole (voice) de l’actionnaire-entrepreneur. Les deux types de capitalistes sont donc à la fois opposés dans leur démarche, mais intimement liés pour assurer l’efficacité de leurs pratiques.

Pierre-Yves Gomez, Harry Korine, L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009

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Dossier Master Class 2017-2018 Camille Vernet 60