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Droit, déontologie et soin Juin 2004, vol. 4, n° 2 226 S YNTHÈSES Droit à la santé, droit au logement, des droits à géométrie variable Hanène ROMDHANE DESS, droit et évaluation des structures sanitaires et sociales, IFROSS, université Jean Moulin, Lyon III. Résumé Le développement de la santé publique renvoie indéniablement aux progrès scientifique et technique de la médecine ou à la qualité de la prise en charge des patients par les établissements de santé, mais la discussion mérite d’être élargie à l’accès de chacun à ce système de santé. En effet, la santé d’une personne ne se résume pas à un passage dans un établissement de soins, mais elle est étroitement liée à sa qualité de vie, à son environnement social, aux conditions de travail ou à la qualité d’un logement. Depuis Socrate et Platon, nous savons que la discussion des définitions et des concepts est le début de toute réflexion. Penser est davantage l’art de poser les bonnes questions plutôt que d’en croire les réponses évidentes. En effet, la qualité et la pertinence d’une discussion dépendent de son objet. En l’espèce, l’objet de la réflexion est le droit au logement qui conditionne l’appartenance à une collectivité humaine. En effet, on ne peut se sentir membre d’une telle collectivité que si l’on peut s’enraciner, habiter quelque part 1 . L’habitat constitue l’espace dans lequel s’inscrit cette possibilité pour tous les êtres vivants. C’est de l’effectivité de ce droit que dépendent le respect et l’application d’autres droits fondamentaux. Sans droit au logement, le droit à la santé qui se traduit par un droit d’accès aux soins serait fictif ; de même, le droit à la dignité humaine, dont le sens 1. R. DUPRIET, J. LADSOUS, D. LEROUX, M. THIERRY, La lutte contre l’exclusion, Une loi, des avancées, de nouveaux défis, éditions ENSP, 2002.

Droit à la santé, droit au logement, des droits à géométrie variable

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S Y N T H È S E S

Droit à la santé,droit au logement, des droits à géométrie variable

Hanène ROMDHANE

DESS, droit et évaluation des structures sanitaires et sociales, IFROSS, université Jean Moulin, Lyon III.

Résumé

Le développement de la santé publique renvoie indéniablement auxprogrès scientifique et technique de la médecine ou à la qualité de la priseen charge des patients par les établissements de santé, mais la discussionmérite d’être élargie à l’accès de chacun à ce système de santé. En effet, lasanté d’une personne ne se résume pas à un passage dans un établissementde soins, mais elle est étroitement liée à sa qualité de vie, à sonenvironnement social, aux conditions de travail ou à la qualité d’unlogement.

Depuis Socrate et Platon, nous savons que la discussion des définitions etdes concepts est le début de toute réflexion. Penser est davantage l’art de poserles bonnes questions plutôt que d’en croire les réponses évidentes. En effet, laqualité et la pertinence d’une discussion dépendent de son objet.

En l’espèce, l’objet de la réflexion est le droit au logement qui conditionnel’appartenance à une collectivité humaine.

En effet, on ne peut se sentir membre d’une telle collectivité que si l’onpeut s’enraciner, habiter quelque part1. L’habitat constitue l’espace dans lequels’inscrit cette possibilité pour tous les êtres vivants. C’est de l’effectivité de cedroit que dépendent le respect et l’application d’autres droits fondamentaux.Sans droit au logement, le droit à la santé qui se traduit par un droit d’accèsaux soins serait fictif ; de même, le droit à la dignité humaine, dont le sens

1. R. DUPRIET, J. LADSOUS, D. LEROUX, M. THIERRY, La lutte contre l’exclusion, Une loi, des avancées, denouveaux défis, éditions ENSP, 2002.

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premier est de « représenter juridiquement le refus de l’exclusion et de la dégra-dation de l’humain dans l’homme ».2

Or, ce droit à la dignité apparaît aujourd’hui comme un principe directeuret c’est à ce titre qu’il nous interpelle : quelle en est la signification ? Commentpeut-il se décliner ? Quels en sont les corollaires ? Et quels sont les droits quien dépendent ?

La référence à la dignité humaine n’est pas nouvelle, le décret du 27 avril1848 relatif à l’abolition de l’esclavage dans les colonies et possessions françaisesy faisait déjà référence « Considérant l’esclavage comme un attentat contre ladignité humaine… »3. Toutefois, à cette époque, la notion était encore bienambiguë, car non définie, et faisait l’objet d’un usage disparate4. Ainsi, la dignité,de par ce statut ambivalent qui la caractérisait, pouvait servir de base à toutprojet… voire même au maintien de l’ordre public5, objectif qui à l’époque, avaitune signification pour le moins contraire à l’objectif même de dignité.

C’est au lendemain de la Seconde guerre mondiale que la « dignité de lapersonne humaine » va être consacrée en tant que concept juridique qui désignece qu’il y a d’humain dans l’homme. De fait, la dignité apparaît comme inhérenteà tous les hommes, à tout sujet de droit, « non en vertu d’une sorte de grâce,de consécration accordée par l’État ou un autre pouvoir, mais de par sa nais-sance même »6. Ainsi, au nom de la dignité humaine, tout ce qui tend à exclureun homme de la communauté des humains sera qualifié et considéré comme uneatteinte à cette même dignité.

Toutefois, la notion même de « sauvegarde de la dignité de la personnehumaine contre toute forme d’asservissement et de dégradation » n’apparaît entant que principe positif à valeur constitutionnelle qu’en 1994 dans une décisiondu Conseil constitutionnel7 à propos de deux lois relatives au respect du corpshumain, au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, àl’assistance médicale, à la procréation et au diagnostic prénatal.

C’est d’ailleurs la loi du 29 juillet 1994, relative au respect du corpshumain qui introduisit dans le Code civil un article 16, aux termes duquel « laloi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité decelle-ci ».

2. M.L. PAVIAT et T. REVET, La dignité de la personne humaine, Economica, 1999.3. A. HEYMANN-DOAT, Libertés publiques et droits de l’homme, L.G.D.J, 7e édition, 2002.4. En effet, dans le projet de Constitution du maréchal Pétain, la dignité devait être le facteur qui devaitconduire la société à l’ordre ; l’article 1er énonçait : « La liberté et la dignité de la personne humaine sontdes valeurs suprêmes et des biens intangibles. Leur sauvegarde exige de l’État l’ordre et la justice, et descitoyens la discipline ».5. Ibid.6. Rapport coordonné par Guy Braibant. Rapport Sciences de la vie. De l’éthique du droit.7. Décision du Conseil constitutionnel n° 94-343-344, en date du 27 juillet 1994.

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De ce principe de respect de la dignité humaine découlent d’autres droitstels que le droit aux soins, le droit à la vie privée, le droit à un logement… Ceprincipe a d’ailleurs servi et sert encore de justificatif à la reconnaissance d’autresdroits en tant qu’objectifs à valeur constitutionnelle. À titre d’exemple, ce prin-cipe de sauvegarde de la dignité humaine contre toute forme de dégradation futrepris lors de l’examen de la loi sur la diversité de l’habitat afin d’en déduireque « la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent estun objectif constitutionnel »8. Le Conseil constitutionnel a ainsi rattaché le droitau logement à ce principe de dignité ; il en fera de même lors de l’examen de laloi relative à la lutte contre les exclusions9.

Pour François Luchaire, il s’agit d’exiger de la société, au nom de la dignitéde la personne, « des prestations matériellement indispensables à la dignité de lacondition humaine ». À ce titre, il y inclut, la dignité de la vie soit, en d’autrestermes, la protection de la santé, l’instruction, la solidarité et la dignité du travail10.

Afin de compléter cette liste non exhaustive, il apparaît nécessaire d’ajouterle droit au logement qui est, semble-t-il, à la fois un moyen et un enjeu de santépublique.

I – La reconnaissance du droit au logement : un moyen d’action en matière de santé publique

Le droit au logement n’est pas un droit indépendant ; bien au contraire,son existence conditionne le droit à la santé et, s’il subit une crise, celle-ci serépercute et se ressent au niveau de la santé publique.

A – L’interdépendance entre droit à la santéet droit au logement

S’agissant du droit à la santé, rendu effectif par le biais d’un accès auxsoins, il semble nécessaire de souligner, que ce dernier n’est pas limité à l’activitémédicale. En effet, dans une décision récente11, la haute juridiction a examinéla compatibilité de la législation relative au réaménagement urbain dans deszones exposées au bruit avec le principe de protection de la santé. En somme,cette protection de la santé, garantie à tous par la nation, en vertu de l’article 11du préambule de 1946, apparaît comme un droit non pas isolé mais davantagecomme un maillon d’une chaîne, dont le non respect implique l’inapplicationdes autres droits qui en découlent ou qui en dépendent. D’ailleurs, à ce titre, il

8. Décision du Conseil constitutionnel n° 94-359 du 19 janvier 1995, Petites affiches 12 janvier 1996, n° 6,p. 4.9. Décision du Conseil constitutionnel n° 98-403 du 29 juillet 1998, Petites affiches 30 juillet 1999, n° 151,p. 29.10. François Luchaire, La protection constitutionnelle des droits et des libertés, Economica, 1987.11. Décision du Conseil constitutionnel n° 2000-436.

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semble nécessaire de souligner le lien réel et direct qui existe entre santé et loge-ment ou logement et santé. En effet, sans logement, l’effectivité du droit d’accèsaux soins semble compromise.

Malgré les dispositifs mis en place par le gouvernement, tels la couverturemaladie universelle et l’aide médicale d’État… l’état de santé de la populationprivée d’accès à un logement décent reste préoccupante12. Si ces lois se sont révé-lées inefficaces c’est notamment parce qu’elles ont été conçues comme un remèdeà des situations déterminées et figées. Or, ce sur quoi il faut agir, ce n’est pasune situation, un état, mais un processus qui amène à cet état, sur la dynamiquequi conduit à cette précarisation, à cette exclusion. Il faut néanmoins admettreque cette façon d’agir est caractéristique de notre système ; on agit dansl’urgence plutôt que sur le long terme. Les remèdes à cette pathologie qu’est lemal logement doivent être recherchés en amont.

De plus, l’un des paradoxes de notre système de santé est que tous nosefforts sont centrés sur l’accès aux soins, par la technicité des établissements desanté, des plateaux techniques, par l’accréditation, par la gestion des risques…donc sur les structures qui permettent de soigner et non pas sur les personnesqui réclament et nécessitent des soins. De plus, la santé n’est pas l’apanage desétablissements de santé, la santé n’est pas créée au sein des hôpitaux, la santén’est assurée que si et seulement si l’environnement dans lequel la personne vitest stable et décent et, notamment par un logement digne de ce nom.

Dans le même sens, le Haut commissariat à la santé publique (HCSP) relèvedans son rapport « La santé en France en 2002 »13 la persistance ainsi quel’aggravation des inégalités de santé entre les groupes sociaux.

Enfin, l’Organisation mondiale de la santé ainsi que le HCSP ont démontréque seuls 10 à 20 % de l’état de santé d’une population est expliqué par lesystème de soins. Ainsi, les 80 % restants sont dus à l’hygiène, à l’alimentation,à l’amélioration de l’environnement, à l’éducation, au logement, à la catégoriesocio-professionnelle… Si l’on s’en tient à ce constat, l’une des solutions pourremédier à ces inégalités de santé qui sont en réalité des inégalités sociales desanté, serait d’agir, entre autres, sur l’accès au logement afin de rendre ce droiteffectif.

Ce qui semble également être problématique, c’est ce traditionnel cloison-nement entre le social et le médical. Or, pour agir efficacement dans le cadred’une amélioration de la santé de la population défavorisée en matière de loge-ment, il est indispensable que le social et le médical se fondent en un véritablemédico-social. Le maître mot dans ce domaine, dans la recherche d’une effi-cience de nos systèmes social et sanitaire est la complémentarité. Une révision

12. Rapport d’activité de Médecins du monde 2003.13. Le Haut comité de santé publique, La santé en France 2002, La documentation Française, 2003.

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de la gouvernance de notre système est nécessaire, ne serait-ce que pour éradi-quer ou du moins estomper la hiérarchisation et le morcellement des droits enfonction de ce qu’ils relèvent de la santé ou du social. Ces deux domaines diver-gent de par la gestion et l’attribution de leur budget ; si le budget de la santéest déterminé au niveau national et ensuite réparti au niveau local, le budgetsocial quant à lui, du fait même de la décentralisation n’est pas géré de la mêmemanière. En effet, dans ce dernier cas de figure, la ligne de partage entre l’Étatet le département n’est pas clairement définie. Enfin, de par cette décentralisa-tion on aboutit à une mise en concurrence des différents publics destinatairesdes aides.

Enfin, malgré le fait que l’on sache, avec certitude, que la croissance desdépenses dans le domaine de la santé résulte en partie des dysfonctionnementsdu système, nous continuons à injecter de l’argent dans ce secteur alors qu’ilserait certainement plus efficace d’augmenter les ressources dans d’autres fonc-tions collectives tel que le logement ; cette action peut être, à long terme, davan-tage productrice de santé que les dépenses de soins. C’est en ce sens que l’onpeut affirmer que le budget de la santé est le budget de l’exclusion. Or, ce budgetne profitant pas aux « exclus », comme on aime à appeler les personnes horscircuit, ces dernières sont doublement touchées puisqu’elles ne bénéficient ni dusystème de santé ni du système social. Ces individus/exclus de par l’absence delogement, voient leur santé se dégrader et leurs droits disparaître… dans la plustotale indifférence. Notre société atteinte de cécité, touche aujourd’hui auparoxysme de l’indécence. En effet, de par la négligence dont elle fait preuve àl’égard de cette partie de la population, elle oublie le plus éminent des droits :celui de vivre.

Ainsi, dans un souci d’amélioration de la santé de la population, le loge-ment semble être et ce, de manière irréfutable, un véritable moyen d’action enmatière de santé publique, de sorte que la crise qui l’affecte ne peut épargnercelle-ci.

B – De la crise du logement à une crise en santé publique

La question du logement se posait uniquement pour les plus démunis.Aujourd’hui, il en est tout autrement. En effet, le problème du logement affecteun tel nombre de personnes, que les conséquences en matière sanitaire risquent,si elles ne sont pas appréhendées à temps, de causer une véritable crise en santépublique.

Le défaut de logement, le mal logement, n’est pas exclusivement dû au parclocatif privé. L’État, en n’assurant pas une offre adéquate à la demande enmatière de logements sociaux engage sa responsabilité du fait non pas de soninaction car il agit, mais de l’inefficacité et de l’inadéquation de son action.Actuellement, l’offre de logements et notamment de logements sociaux est

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inadaptée quantitativement mais aussi qualitativement, c’est pourquoi certainsparlent de crise : il est, toutefois, à noter que nous sommes passés d’une crisede logements avec logement à une crise de logements sans logement.

La production de logements neufs, ne permet de répondre qu’à la demandedes plus solvables. Ce n’est pas l’offre qui est en crise, c’est davantage le modede régulation de l’offre et de la demande qui l’est. En effet, cette crise conduità la réduction de logements construits à un niveau inférieur aux besoins, estimésà 350 000 par an14. Le nombre de logements sociaux construits chaque annéeest en baisse constante : sur les 150 000 logements sociaux nécessaires, seuls45 000 à 55 000 seront construits15. De plus, on constate que les budgets nesont pas consommés par les collectivités locales qui sont de plus en plus réti-centes à construire de nouveaux logements sociaux. Parallèlement, la démolitiondes logements les plus vétustes, entraîne une réduction du parc locatif privé. Deplus, la réhabilitation du parc social public engendre des augmentations deloyers et ainsi l’exclusion des ménages les plus modestes. Enfin, les projets dereconstruction après démolition sont rares où alors débouchent sur des pro-grammes trop coûteux pour répondre aux besoins des mal-logés.

Le problème du logement ne se réduit pas seulement à une question deproduction mais il s’étend également à des difficultés d’accès. En effet, si unepartie des logements dans les parcs privé et public ne trouvent pas preneurs,c’est parce qu’un nombre croissant de ménages, à la recherche d’un logement,ne sont pas solvables au regard des bailleurs en raison de leurs ressources et/ougaranties insuffisantes.

Il faut également signaler que certaines pratiques, ou attitudes de mauvaislocataires, hélas trop médiatisées, ont pu instaurer un climat défavorable à lalocation de logements privés, les propriétaires étant souvent découragés par unelégislation trop protectrice des droits des locataires.

Le résultat de cette situation est que toutes ces personnes privées du droitau logement, se sentent exclues de la société et de ce fait, leurs soucis de santésont ressentis comme secondaires. Or, certaines maladies telles que la galle etla tuberculose réapparaissent dans de nombreux foyers. Enfin, cette impossibi-lité d’accéder à un logement est une réalité concrète pour les « familles de larue », ces personnes malades qui ne peuvent pas accéder aux soins alors que cetaccès est censé être libre et égal pour tous. Pour se soigner, il faut exister auxyeux de la société, avoir fait des démarches administratives… ou tomber dansla rue, de préférence dans un lieu fréquenté afin de bénéficier du transport versle service des urgences qui, dans un tel cas de figure, est tenu de vous prendreen charge.

14. M. DUSART, Responsable Activités Logement CGT, Habitat et société, n° 30 juin 2003, p. 35.15. Ibid.

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Ainsi, négliger le droit au logement revient à négliger la santé publique. Eneffet, il ne s’agit plus de se focaliser sur l’accès aux soins et une relative égalitéd’accès aux soins. Aujourd’hui, l’action en matière de santé publique doit égale-ment porter sur les facteurs périphériques au système de soins et notamment, lelogement. Il est inutile de continuer à tenter d’éliminer la maladie seulement ensoignant les malades car, une fois les soins donnés, ces personnes retournent dansleur lieu de vie, lieu inadapté pour suivre un traitement quelconque, ce lieu peutêtre la rue, un logement insalubre ou tout simplement un logement inadapté.

Sachant que les inégalités d’accès aux soins existant au sein de notre payssont réelles et inacceptables, l’objectif prioritaire en matière de santé publiquedoit consister à corriger ce déséquilibre. Une loi contre l’exclusion a été votéeen 199816, complétée par une autre loi instaurant la couverture maladie univer-selle17, mais ce dispositif dont l’objectif était d’enrayer les difficultés d’accès auxsoins a échoué. Ce qui est en cause, ce sont les inégalités d’accès à la santé liéesdirectement à de vraies inégalités de notre société.

De plus, ces lois ont été conçues comme un remède à des situations déter-minées et figées. Or, il faut agir sur le processus qui crée cette situation : sur ladynamique qui conduit à l’exclusion ; c’est en ce sens que le droit au logementest un enjeu de santé publique.

II – La reconnaissance du caractère fondamental du droit au logement, un enjeu de santé publique

Eu égard à l’interdépendance entre droit au logement et santé publique, lareconnaissance du droit au logement en tant que droit fondamental est un enjeude santé publique.

A – La reconnaissance nécessaire du droit au logement en tant que droit fondamental

Ce qui est fondamental, écrit Étienne Picard18, c’est ce qui est important,prééminent, essentiel. Cette explication revient à proclamer que des droits « sontfondamentaux parce que fondamentaux »19, ce qui ne nous avance guère.

S’il s’avère si difficile de définir cette notion de droits fondamentaux, sil’on tend vers une définition universelle mais que l’on n’atteint pas l’objectif,

16. Loi n° 98-657 du 29 juillet 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, JO du 31 juillet1998.17. Loi n° 99-641 du 27 juillet 1999 portant création d’une couverture maladie universelle.18. E. PICARD. L’émergence des droits fondamentaux en France. L’actualité juridique, Droit administratif,juillet/août 1998, p. 6 à 42.19. G. LEBRETON (sous la direction de), Regards critiques sur l’évolution des droits fondamentaux de lapersonne humaine en 1999 et 2000, L’Harmattan, 2002.

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c’est parce que l’approche de la fondamentalité n’est pas unique mais multipleet relative. La seule certitude est que cet attribut « fondamental » conditionnele passage du commun au particulier. À partir de quel moment peut-on alorsconsidérer ou doit-on considérer qu’une norme est fondamentale ?

On peut relever trois moyens de concevoir la fondamentalité. Le premiermode d’approche dans cette quête de la fondamentalité est intuitif : est fonda-mental ce que l’on ressent comme étant fondamental. Le deuxième moded’approche est positiviste : est fondamental ce que le texte ou le juge déclarecomme tel. Enfin, la troisième approche se veut quant à elle systématique ouencore dogmatique : est fondamental ce qui est constitutionnellement reconnucomme tel.

Se pose alors la question de savoir quelle approche retenir ? A priori, ilsemblerait qu’il ne faille en exclure aucune et davantage se servir des trois appro-ches en tant que faisceaux d’indices.

À l’évidence, tous les droits ne sont pas fondamentaux et il semble queceux qui le sont se caractérisent par leur rôle, lui-même fondé sur l’importancereconnue à ce droit. Ce sont tous ceux qui apparaissent suffisamment essentielspour pouvoir se prévaloir contre une quelconque opposition ; il y a de la préé-minence dans la fondamentalité. Toutefois, ce phénomène de prééminence nefonctionne que face et par rapport aux droits fondamentaux. En effet, si l’onest en présence de deux droits fondamentaux, il n’y a plus de fondamentalitécar ils sont tous deux au même niveau. Dans un tel cas de figure, le juge feraprimer l’un ou l’autre en fonction d’une appréciation in concreto ; dans cedomaine, il n’y a pas de hiérarchisation, le juge décide au cas par cas et non demanière générale. En somme, si hiérarchie il y a, celle-ci n’est que ponctuelle.

De plus, la fondamentalité peut s’apprécier à différents niveaux. Au niveaunational, elle peut être constitutionnelle ou simplement normative (respective-ment, le droit de propriété et les articles 16 et suivant du code civil). La fonda-mentalité peut être communautaire c’est-à-dire à vocation commerciale et dansce cas de figure, intervenir dans le cadre de Traité de l’Union et notamment àtravers la Charte de droits fondamentaux. Elle peut aussi être européenne et, àce titre avec une vocation protectrice ; dans ce cas, elle intervient dans le cadrede l’Europe et plus précisément dans le champ d’application de la Conventioneuropéenne de sauvegarde des droits de l’homme.

Enfin, s’il existe des droits fondamentaux, c’est qu’il y a des droits nonfondamentaux, c’est-à-dire, un ensemble, de droits susceptibles de subir des limi-tations, voire même d’être dénaturés par la concurrence d’autres droits qui euxauraient le privilège d’être reconnus comme fondamentaux. D’ailleurs, si l’onse tourne vers la Convention européenne des droits de l’homme où une classi-fication est faite entre les droits de première catégorie et les droits de seconde

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catégorie, on constate que les premiers sont absolus alors que les secondspeuvent subir des limitations.

On décèle ainsi la difficulté d’exiger l’effectivité d’un droit qui ne seraitpas reconnu comme fondamental, difficulté grandissante et infranchissable si ledroit qui s’y oppose est fondamental. C’est notamment le problème qui se poseentre la défense du droit au logement qui n’est reconnu qu’en tant qu’objectifà valeur constitutionnelle et le droit de propriété qui, lui, est un droit fonda-mental.

En effet, le droit au logement, de par l’impact qu’il a sur la santé publique,sur la dignité humaine, sur le respect de la vie privée, sur le principe d’égalité,sur le droit au travail… est un droit qui ne peut être considéré autrement quecomme fondamental. D’autant plus que qualifier le droit au logement de droitfondamental n’implique pas de facto de porter atteinte au droit de propriété ;consacrer ce droit dans la Constitution permettrait d’assurer un meilleur équi-libre entre le droit de propriété et le droit au logement. En effet, ce dernier estun droit, que chaque individu vivant dans une société peut exiger de l’État, aunom du droit à la santé, au nom de la dignité humaine.

Le propre d’un droit fondamental est d’être énoncé par une normeconstitutionnelle et protégé dans un « noyau dur » contre les atteintes du légis-lateur20.

Or, malgré la reconnaissance par le Conseil constitutionnel du droit aulogement comme objectif à valeur constitutionnelle, bien que la loi du 31 mai199021 en ait fait un devoir de solidarité nationale, et malgré les décisions denombreuses juridictions22 affirmant qu’il méritait protection au même titre quele droit de propriété, malgré cela, le droit au logement n’est toujours pas inscritdans la Constitution française.

B – La qualification d’objectif constitutionnel, garantie insuffisante pour l’effectivité d’un droit

Le Conseil constitutionnel a consacré le droit au logement comme simpleobjectif à valeur constitutionnelle. Cette qualification est révélatrice de la portéejuridique que la haute juridiction accorde à ce droit au logement. Pour le Conseilconstitutionnel, le droit au logement est un droit-créance, en d’autres termes, ilne s’agit pas d’un droit fondamental mais d’une simple directive constitution-

20. Laurence Gay, thèse de doctorat en droit, Les « droits-créances » constitutionnels, Aix-en-provence,15 décembre 2001, Université de droit, d’économie et des sciences d’Aix-Marseille.21. Loi n° 90-449 du 31 mai 1990, loi visant la mise en œuvre du droit au logement.22. Cour d’appel de Paris, arrêt du 15 septembre 1995, affaire dite de la rue du Dragon où la CA aaffirmé que « le droit au logement est considéré comme un droit fondamental et un objectif à valeurconstitutionnelle ».

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nelle que le législateur doit mettre en œuvre en fonction du contexte politique,économique et social23.

Toutefois, même si l’on considère que cette qualification d’objectif à valeurconstitutionnelle est insuffisante pour garantir l’effectivité d’un droit au loge-ment, celle-ci permet néanmoins une certaine limitation du droit de propriété.Car c’est à ce titre que les juridictions judiciaires, à l’instar du Conseil consti-tutionnel ont reconnu un droit au logement. Ainsi, dans l’affaire dite de la ruedu Dragon, la cour d’appel de Paris, le 15 septembre 1995 a affirmé que « ledroit au logement est considéré comme un droit fondamental et un objectif àvaleur constitutionnelle »24.

On voit, par là, le rôle prééminent du juge en matière de droit. En effet,l’acteur juridique le plus directement confronté à la question des droits del’homme et à celle de la juridisation est le juge ; c’est lui qui doit, d’un côté,appliquer le droit c’est-à-dire s’en tenir à la lettre de la loi et d’un autre côté,assurer la légitimité de sa décision en la rattachant aux valeurs ainsi qu’à l’idéeque l’on se fait de l’homme à un moment donné, dans une société donnée. Onvoit donc le paradoxe français dans lequel se retrouvent nos juges : les textesqui n’affirment pas le droit au logement en tant que droit fondamental préten-dent s’imposer à eux. De fait, à travers des arrêts comme celui précité, on devineque le juge français est le principal artisan des droits fondamentaux : s’il ne peutchanger la loi, il change la situation de fait.

De plus, il faut rappeler que, le fait qu’un droit soit consacré par un texte,une loi ou dans la Constitution, ne suffit pas à garantir son effectivité car ledroit ne doit pas simplement être déclaré pour exister. La transposition de droitsdans les textes doit être suivie de la création et de la mise en place d’outilspermettant dans les faits, dans la vie de chaque homme, que ce droit devienneviable. Notons, que c’est la création d’outils et non d’institutions foisonnantesqui garantit l’effectivité du droit au logement. En effet, à titre d’exemple, Lyonqualifiée de « capitale de la résistance » par le général de Gaulle, l’une des pre-mières villes en 1989 à se doter d’une Commission extra-municipale des droitsde l’homme, devenue en 2001 le Conseil lyonnais pour le respect des droits(CLRD.), une instance de concertation qui a en charge les questions relativesaux droits de l’homme et notamment au droit au logement, Lyon qui disposed’un groupe d’initiative pour l’intégration dans la ville (GIPIV.)25 est pourtantune cité où le logement demeure encore un droit non pas fictif mais dont l’effec-tivité est encore à rechercher.

23. B. MATHIEU et M. VERPEAUX, note sous décision du Conseil constitutionnel n° 98-403 du 29 juillet 1998,Petites affiches 12 janvier 1996, n° 6, p. 4.24. Le Monde, 17 et 18 septembre 1995.25. Me U. IANNUCI. L’effectivité des droits, quelques expériences lyonnaise, dossier réalisé à titre decontribution de la Ville de Lyon au Forum des autorités locales de Saint Denis du 11 au 13 novembre 2003.

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S Y N T H È S E S

Droit, déontologie et soin Juin 2004, vol. 4, n° 2236

Ainsi, pour qu’un droit soit reconnu comme effectif, il faut que l’écart entrela théorie c’est-à-dire le texte de loi et la pratique soit nul. L’effectivité est unmoyen, un instrument conceptuel d’évaluation du degré de réception du droitdans la pratique26, dans la sphère sociale. Vérifier cette effectivité revient à mesu-rer l’impact de ces textes de droit sur les pratiques sociales.

Lorsque l’on met en place ce concept d’effectivité, on constate que nom-breuses sont les législations qui n’ont pas atteint leur objectif. Cependant, enmatière de droits fondamentaux, l’État se doit de mettre à sa disposition ainsiqu’à celle de tous les acteurs responsables en la matière, des outils, des moyenspour assurer l’application de ces droits ; à défaut, il s’agirait d’un manquementgrave et l’État pourrait ainsi voir sa responsabilité mise en jeu et ce, que ce soitau niveau national ou européen.

Ainsi, en ne reconnaissant pas au droit au logement son caractère fonda-mental, notre État le relègue au rang d’un droit secondaire alors même qu’il estla condition d’effectivité d’autres droits, qui eux sont reconnus comme étantfondamentaux.

Conclusion

La préservation de l’état de santé est si précieuse qu’elle incombe aux auto-rités publiques souveraines de chaque État. À ce titre, l’État se doit d’identifieret d’analyser les problèmes de santé afin de fixer les objectifs de santé publique.Toutefois, il ne doit pas se contenter de donner des consignes, il lui revient dedonner des orientations et des engagements politiques dans l’unique but d’amé-liorer l’état de santé de tous les membres de la société, sans discriminationaucune.

Jusqu’à présent, la politique nationale de santé publique s’est exprimée etcontinue de s’exprimer par le biais d’affichage des objectifs, par des plans stra-tégiques, par des programmes… Or, tant que l’État ne fera pas de l’accès à unlogement digne et salubre un droit fondamental, un objectif prioritaire au niveaunational, qu’il ne se donnera pas les moyens de l’effectivité de ce droit, la notionde politique de santé restera malgré ses nombreux et ambitieux objectifs, qui nesont pas pour autant prioritaires… vide de sens. En effet, comme démontré pré-cédemment, l’interdépendance entre le logement et la santé fait que ce dernierdevient à la fois un moyen et un enjeu de santé publique. La santé étant undomaine sur lequel on ne peut transiger, le logement étant une des conditionsde l’effectivité du droit aux soins et de l’amélioration de l’état de santé, il devientdonc à son tour, par voie de conséquence, un domaine sur lequel il est impossiblede transiger. La proclamation des droits doit ouvrir sur une seconde phase : lagarantie de leur effectivité.

26. P. LASCOUMES, E. SERVERIN. Théories et pratiques de l’effectivité du droit, Droit et Société (2), 1986.