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LA ENRICA PICCARDO C C RÉATIVITÉ RÉATIVITÉ ET ET T T ECHNOLOGIES ECHNOLOGIES DE DE L L ’I ’I NFORMATION NFORMATION ET ET DE DE LA LA C C OMMUNICATION OMMUNICATION DANS DANS L L ENSEIGNEMENT ENSEIGNEMENT / / APPRENTISSAGE APPRENTISSAGE DES DES LANGUES LANGUES ÉTRANGÈRES ÉTRANGÈRES LA Linguistica applicata

Enrica Piccardo, Créativité et Technologies de l’Information et de la Communication dans l’enseignement-apprentissage des langues étrangères- partie 1 et 2

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http://www.ibs.it/code/9788876953002/piccardo-enrica/cr-eacute-eativit-eacute-et-technologies-de.htmlLa ligne fondamentale de ma recherche consiste en une reconsidération du concept de créativité et de ses implications dans l’enseignement des langues étrangères à la lumière des changements que peut apporter l’introduction des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) en milieu scolaire.Le projet de recherche vise à analyser les multiples déclinaisons du concept de créativité qui ont été faites dans différents domaines d’études, pour n’en retenir que des lignes clés utilisables dans le domaine didactique.L’attention est focalisée sur la mise en évidence des différentes caractéristiques et implications de la créativité qui en font une composante essentielle de l’apprentissage au sens général du terme, et de l’apprentissage des langues en particulier grâce à leur rôle à la fois de but et de moyen.La créativité a toujours existé mais elle avait était mise de côté soit à travers un processus de « survalorisation »/« idéalisation » – la créativité en tant que strictement liée à la production littéraire, à savoir poétique et donc située bien au-delà des limites de l’apprentissage de toute langue étrangère - soit à travers l’opération contraire - la créativité proprement dite ne ferait partie des nécessités primaires de la communication en tant que telle, donc il serait inutile de dédier du temps et des énergies à cet aspect en classe de langue. Un sort très semblable ayant été réservé à la production écrite « libre », à savoir une production dépourvue d’un objectif de type informatif ou utilitariste évident, ce que j’ai tâché de faire ici, c’est de relier les deux domaines, donc de focaliser sur la créativité appliquée à l’habileté de production écrite. Une fois analysées les raisons de la nécessité d’une reconsidération de l’habileté de production écrite pour l’amorce de tout discours sur la créativité même en milieu scolaire, j’ai abordé la problématique des liens possibles entre les TIC et la créativité dans l’écrit au niveau lycée.L’introduction de l’ordinateur dans la pratique scolaire a été faite dans la plupart des cas d’une façon « mécanique », assez semblable à la première phase de l’introduction du laboratoire de langues, à savoir pour des exercices de type structural ou pour suivre des parcours plus ou moins figés qui laissaient peu d’espace à l’initiative de l’élève. La motivation liée à ce type d’introduction des TIC se révèle en générale très superficielle et de brève durée. L’ordinateur présente au contraire toutes les potentialités nécessaires à une utilisation très flexible et créative; il est un outil aux fonctions multiples, parmi lesquelles le traitement de textes me semble présenter l’intérêt majeur. C’est à partir de cette hypothèse que j’ai travaillé en classe de langue avec des élèves de lycée (et ensuite en formation des formateurs dans une perspective d’emploi des TIC en classe de LE) parvenant à des résultats d’apprentissage très satisfaisants et à une augmentation durable de la motivation et de l’implication personnelle des élèves: cette recherche a donc pour objet l’analyse de la synergie qui se crée entre expression écrite créative et emploi flexible de l’ordinateur au niveau du développement de l’habileté de la production écrite en LE en milieu scolaire. Objectifs de la rechercheMa recherche vise à montrer comment l’utilisation des TIC, qui comporte une nouvelle façon de structurer l’apprentissage en se posant comme source d’informations organisée de façon hypertextuelle d’un côté et comme instrument catalyseur de la production écrite en tant qu’activité « libre » de l’autre, peut être considérée comme un déclencheur de créativité.Je suis partie du principe, que l’on peut considérer comme validé empiriquement, selon lequel le niveau de motivation des élèves a un effet de bénéfice sur l’apprentissage et j’ai considéré le niveau d’implication personnelle de l’apprenant comme

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LA

ENRICA PICCARDO

CCRÉATIVITÉRÉATIVITÉ ETET TTECHNOLOGIESECHNOLOGIES DEDE

LL’I’INFORMATIONNFORMATION ETET DEDE LALA CCOMMUNICATIONOMMUNICATION

DANSDANS LL’’ENSEIGNEMENTENSEIGNEMENT//APPRENTISSAGEAPPRENTISSAGE

DESDES LANGUESLANGUES ÉTRANGÈRESÉTRANGÈRES

La presente collana è nata con la finalità di offrire a studenti universitari e professionisti stru-

menti innovativi che consentano di affrontare e approfondire argomenti in lingua straniera di

carattere prevalentemente specialistico.

L’approccio metodologico si basa sull’osservazione in classe di studenti di diversi istituti uni-

versitari e post-universitari, e sulla produzione e costante sperimentazione di materiali disegna-

ti ad hoc. Tali ricerche hanno rivelato che l’apprendimento del contenuto, associato all’analisi e

alla pratica delle strutture linguistiche presenti nei testi e negli esercizi, costituiscono una impor-

tante sinergia e inducono i discenti a un più motivato coinvolgimento.

.

€ 18,50

ISBN 88-7695-300-2

IVA assolta dall’editore

LA Linguistica applicata

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LALA Linguistica applicatacollana diretta da Patricia Kennan

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ENRICA PICCARDO

Créativité et Technologies del’Information et de la Communicationdans l’enseignement/apprentissage

des langues étrangères

Milano 2004

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© 2004 ARCIPELAGO EDIZIONIVia Carlo D’Adda 21 – 20143 Milano

[email protected]

prima edizione Febbraio 2005

Tutti i diritti riservati

ISBN-88-7695-300-2

Finito di stampare nel mese di febbraio 2005presso CODIT

Via dei Fontanili, 13 – 20141 Milano

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TABLE DES MATIÈRES

0 INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70.1 OBJET DE LA RECHERCHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70.2 OBJECTIFS DE LA RECHERCHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80.3 OUTILS DE LA RECHERCHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90.4 MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

1 PREMIÈRE PARTIE:LA GALAXIE CRÉATIVITÉ:UNE CARTE CONCEPTUELLE POUR SE REPÉRER . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

1.1 INTRODUCTION DU CONCEPT DE FONCTION POÉTIQUE-IMAGINATIVE . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171.1.1 Le modèle de Bühler . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191.1.2 Le modèle de Jakobson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191.1.3 Le modèle de Halliday . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

1.2 DE LA FONCTION POÉTIQUE-IMAGINATIVE À LA CRÉATIVITÉ:DÉFINITION DES CONCEPTS CLÉS DE LA RECHERCHE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241.2.1 Créativité et jeu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241.2.2 Du jeu à l’imagination . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 271.2.3 Vers une définition de créativité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 301.2.4 Définition de créativité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

2 DEUXIÈME PARTIE:CRÉATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE:LES APPORTS DE LA PSYCHOLOGIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

2.1 DE LA PSYCHOLOGIE À LA DIDACTIQUE À TRAVERS LA THÉORIE DE LA COMPLEXITÉ:ÉBAUCHE D’UN PARCOURS DE CRÉATIVITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

2.2 L’ÉTUDE DES MÉCANISMES COGNITIFS:À LA RECHERCHE DE MODÈLES DE FONCTIONNEMENT DU CERVEAU . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38

2.3 DES DÉBATS PHILOSOPHIQUES AUX NOUVELLES SCIENCES DE LA COGNITION:PANORAMA HISTORIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 472.3.1 Deux théories du fonctionnement du cerveau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40

2.3.1.1 La cybernétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 402.3.1.2 L’Intelligence Artificielle: lumières et ombres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

2.4 NAISSANCES DES « SCIENCES COGNITIVES » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 432.5 DE LA RECHERCHE D’UN MODÈLE À LA PRISE EN COMPTE DU CONTEXTE . . . . . . . . . . . . . . 432.6 LA THÉORIE SYSTÉMIQUE ET LE PARADIGME DE LA COMPLEXITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

2.6.1 Apports du pragmatisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 462.7 LA CRÉATIVITÉ COMME RESSOURCE POUR MAÎTRISER LA COMPLEXITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . 472.8 POURQUOI LA COMPLEXITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48

2.8.1 Le premier facteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 482.8.2 Le deuxième facteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

2.8.2.1 Séparation entre fonction émotive et cognitive . . . . . . . . . . . . . . . . . . 492.8.2.2 Opposition des deux hémisphères cérébraux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 502.8.2.3 Polarité enfance/âge adulte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50

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2.8.2.4 Opposition entre envie d’isolement et envie de contact . . . . . . . . . . . . 512.8.2.5 Autres polarisations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52

2.8.3 Le troisième facteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 522.8.3.1 La relation sujet/champ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 54

2.9 AUTRES CONCEPTS-CLÉS POUR UNE APPROCHE PSYCHOLOGIQUE DE LA CRÉATIVITÉ . . . . . . 572.9.1 Mémoire et affectivité: quelle relation? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 572.9.2 Latéralité cérébrale et spécialisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 592.9.3 Pensée divergente ou pensée latérale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

2.10 DE L’ANALYSE PSYCHOLOGIQUE À L’ANALYSE PSYCHOLINGUISTIQUE:UN MODÈLE DE LA COMMUNICATION AXÉ SUR LA PERSONNALITÉ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64

2.11 VERS UNE INTÉGRATION DE LA DIMENSION HUMANISTE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66

3 TROISIÈME PARTIE:CRÉATIVITÉ ET ÉCRITURE: LA PERSPECTIVE DIDACTIQUE . . . . . . . . . 69

3.1 DE LA PERSPECTIVE UTILITARISTE À LA PERSPECTIVE DU DÉVELOPPEMENT DE LA PERSONNE 853.1.1 Considérations initiales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 713.1.2 Le courant « humaniste » et l’enseignement des langues . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

3.1.2.1 Idées fondamentales de l’enseignement humaniste . . . . . . . . . . . . . . . 753.2 LES APPORTS DES APPROCHES NON CONVENTIONNELLES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77

3.2.1 Entrée sur scène des Approches non conventionnelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 773.2.2 Dénominateurs communs des Approches non conventionnelles . . . . . . . . . . . . 78

3.2.2.1 Références explicites à la psychologie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 793.2.2.2 Rôle de l’enseignant et relation enseignant/apprenant . . . . . . . . . . . . . 813.2.2.3 Importance de la relation interpersonnelle et au sein du groupe . . . . . 823.2.2.4 Différents types de facteurs pouvant influencer l’apprentissage . . . . . 83

3.2.2.4.1 Le coté affectif et les hypothèses de S. Krashen . . . . . . . . 833.2.2.4.2 Les dimensions intellectuelle et éthique . . . . . . . . . . . . . . . 86

3.2.2.5 L’autonomie par rapport au manuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 873.2.2.6 Choix d’une approche holistique et stimulation

de la spontanéité et/ou de la créativité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 893.2.3 Réévaluation de l’être, de la subjectivité, de la personnalité de l’apprenant . 91

3.2.3.1 Peut on vraiment tout déterminer à l’avance? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 923.2.3.2 Apprenant ou sujet? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 943.2.3.3 Spécificité de l’apprentissage d’une langue étrangère . . . . . . . . . . . . . 993.2.3.4 La problématique du « positionnement du sujet » . . . . . . . . . . . . . . . . 1013.2.3.5 Liens entre didactique et prise en compte du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . 104

3.2.4 Approche relationnelle et courant humaniste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1053.3 LA PRODUCTION ÉCRITE: LE POURQUOI ET LE COMMENT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108

3.3.1 La production écrite: une habileté à revaloriser? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1093.3.2 Émergence d’études sur la production écrite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110

3.3.2.1 Le modèle de Deschênes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1123.3.3 L’écriture: produit ou processus? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1143.3.4 Écriture: enjeux psychologiques et rôle de la motivation . . . . . . . . . . . . . . . . . 117

3.3.4.1 Écriture comme lieu d’émergence du sujet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1193.3.5 L’écriture, pratique individuelle ou sociale? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1243.3.6 Écriture de projets ou projets d’écriture? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126

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4 QUATRIÈME PARTIE:LE SUJET APPRENANT FACE AUX NOUVELLES TECHNOLOGIES:DÉFI OU SYNERGIE? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

4.1 TECHNOLOGIES ET PERSPECTIVE DIDACTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1294.1.1 L’ordinateur: source de matériel authentique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131

4.1.1.1 Internet et les documents authentiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1314.1.1.2 Les logiciels comme documents authentiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1354.1.1.3 Le concept d’outil authentique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 136

4.1.2 L’ordinateur comme outil de traitement de textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1374.1.2.1 L’ordinateur: magister ou paedagogus? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1394.1.2.2 L’ordinateur: un outil pédagogique? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140

4.1.3 L’ordinateur en tant que moyen de communication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1414.1.3.1 Communication écrite médiatisée par ordinateur . . . . . . . . . . . . . . . . . 1424.1.3.2 L’ordinateur comme moyen de stimulation de la communication . . . . 144

4.2 LES TROIS FONCTIONS DE L’ORDINATEUR ET LE PROCESSUS DE L’ÉCRITURE . . . . . . . . . . . . 1454.2.1 Les TIC et l’écriture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1454.2.2 Les TIC et la lecture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1484.2.3 De l’apprenant usager à l’apprenant créateur à travers l’écriture:

implications psychologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1494.3 AVEC LES TIC VERS L’AUTONOMIE: UN PARCOURS DE MOTIVATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152

4.3.1 Intégration des TIC et facteur humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1554.3.1.1 TIC et environnements pédagogiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 156

4.4 POURQUOI LES TIC ET NON PAS LES TICE? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1594.4.1 Matériel non structuré et créativité dans les TIC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1604.4.2 Approche par les tâches et TIC . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1624.4.3 Rôle de l’enseignant dans une intégration active des TIC . . . . . . . . . . . . . . . . 1644.4.4 De l’approche par les tâches à la pédagogie du projet . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165

4.4.4.1 Démarche de projet et démarche d’écriture: une affinité élective? . . . 1674.4.4.2 Une pédagogie du projet pour diminuer les risques des TIC . . . . . . . . 168

4.5 EXPLOITER LES OUTILS POUR DES FINALITÉS CRÉATIVES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1704.6 ERGONOMIE COGNITIVE ET ERGONOMIE DIDACTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173

5 CINQUIÈME PARTIE:ETUDE DE CAS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

5.1 TYPOLOGIE DE L’ÉTUDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1775.2 GROUPES D’APPRENANTS CONCERNÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179

5.2.1 Niveau de compétence linguistique-culturelet niveau de compétence technique des élèves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180

5.2.2 Cas particuliers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1815.3 DURÉE DE L’ÉTUDE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1825.4 TECHNOLOGIE ET MATÉRIELS EMPLOYÉS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183

5.4.1 Première phase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1845.4.2 Deuxième phase . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186

5.5 CONDITIONS, ORGANISATION ET MODALITÉS DE TRAVAIL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1875.6 DIFFICULTÉS RELEVÉES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

5.6.1 La peur de la manipulation et de la création des textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1895.6.2 Le problème de la synthèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190

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5.6.3 Difficultés techniques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1915.7 RELATION ENTRE COMPÉTENCES TECHNIQUES

ET NIVEAU DES PRODUITS MULTIMÉDIAS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1925.8 RÉSULTATS OBSERVÉS DANS LES CLASSES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

5.8.1 Motivation et implication personnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1935.8.2 Développement de la créativité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1945.8.3 Acquisition de la langue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1955.8.4 Transférabilité de l’expérience . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1965.8.5 Retombée en termes de confiance dans les TIC et de confiance en soi . . . . . . 197

5.9 COMPARAISON AVEC LES RÉSULTATS DE L’OBSERVATION DES STAGIAIRES . . . . . . . . . . . . . . 197

6 CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199

7 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205

8 INDEX DES AUTEURS CITES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221

9 INDEX DES MOTS CLES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227

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Première partie

LA GALAXIE CRÉATIVITÉ:UNE CARTE CONCEPTUELLEPOUR SE REPÉRER

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Luttant contre le divorce de l’esprit scientifique et de la poésie, c’est une philosophie de la complétude de l’esprit humain qui est ainsi constituée

Franc Morandi, Philosophie de l’éducation

1. 1 Introduction du concept de fonction poétique-imaginative

Le choix de mettre ensemble les adjectifs poétique et imaginatif en se référant au concept de fonc-tion nous dérive de deux facteurs:• le choix d’un terme plus ample qui puisse comprendre différentes composantes afin d’élargir le

concept en intégrant la dénomination du schéma classique de Jakobson avec celui de Hallidaypour être fonctionnel sur le plan didactique, surtout dans l’enseignement de la langue étrangère« l’intégration des deux modèles selon la tendance acceptée surtout par la didactique italiennepermettrait de déterminer un nombre limité d’actes communicatifs à travers lesquels toute fonc-tion se réaliserait » (Balboni, 1999).

• l’intention de relier de facto deux traditions (française et anglo-saxonne) en soulignant ce qu’el-les ont en commun, même si, dans ce cas, Jakobson, en parlant de la fonction poétique, focali-se son attention sur le message comme un des éléments de la communication, tandis queHalliday, partant de ses études sur l’acquisition et le développement du langage chez l’enfant,identifie la fonction imaginative comme celle qui exprime le côté jeu, le au-delà, le faisons sem-blant de…, celle qui ouvre la porte de l’imaginaire.

Le concept de fonction est très vaste et ce à quoi je vise dans ce travail n’est pas de faire une analysede ce concept à l’intérieur des sciences du langage, mais de trouver, dans les schémas des linguistes,les points de repère nécessaires pour décrire et analyser ce quelque chose dans le langage qui va au-delà (ou bien qui reste d’un côté) de la communication en tant qu’échange d’informations.C’est pourquoi je tâcherai d’introduire cette analyse à partir d’une perspective historique.La dénomination des fonctions de communication de Jakobson indique « les usages particuliers quipeuvent être plus ou moins présents dans toute communication » (Jakobson, 1963, p. 84, cité d’aprèsMounin, 1974, p. 22) et même si je garde la notion de fonction de communication dans le sensemployé par Jakobson (et ensuite par Halliday) je voudrais me concentrer sur la question de base quese sont posée les linguistes dès la naissance de cette science même: « qu’est-ce que l’activité linguis-tique? », c’est-à-dire « pourquoi le langage est-il fait? » et « qu’est-ce qu’on peut faire avec le langa-ge? ».De cette première question en dérive une autre: « quelle est la fonction ‘fondamentale’ du langage? »A la réponse initiale, la fonction ‘fondamentale’ du langage serait celle de communication, on a ajou-té tout de suite une autre: la fonction fondamentale serait celle de représentation:

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Selon Port-Royal la langue a été inventée pour permettre aux hommes de se communiquer lesuns aux autres leur pensée. Mais aussitôt Arnauld et Lancelot ajoutent que la parole, pourpermettre cette communication, doit constituer une image, un tableau de la pensée, ce quiexige que les structures grammaticales soient une sorte de copie des structures intellectuelles(Ducrot et Schaeffer, 1995, p. 642).

Bien que cette distinction ait été contestée par les comparatistes1 quand ils soutiennent que les lan-gues évoluées ont perdu leur fonction de représentation, elle a été reprise par W. Von Humboldt quia même renversé la réponse en soutenant que la représentation est la fonction fondamentale de lalangue dans l’histoire de l’humanité:

La langue n’est pas un simple moyen de communication (“Verständigungsmittel”) mais l’ex-pression de l’esprit et de la conception du monde des sujets parlants: c’est l’auxiliaireindispensable de son développement mais nullement le but auquel elle tend » (Ueber denDualis, 1827, Oeuvres complètes, Berlin, 1907, t. VI, p. 23). En construisant la langue l’esprithumain tend d’abord à poser en face de lui sa propre image, et à prendre ainsi possession delui-même dans une réflexion devenue non seulement possible mais nécessaire (Ducrot etSchaeffer, id, pp. 642-643)

Dans ses Eléments de linguistique générale Martinet dit:la fonction essentielle de cet instrument qu’est une langue est celle de communication: le fran-çais par exemple, est avant tout l’outil qui permet aux gens ‘de langue française’ d’entrer enrapport les uns avec les autres (Martinet, 1970/1991, p. 9)

et il ajoute: On se gardera cependant d’oublier que le langage exerce d’autres fonctions que celle d’assu-rer la compréhension mutuelle. En premier rang [je souligne] le langage sert, pour ainsi dire,de support à la pensée, […] l’homme emploie souvent sa langue pour s’exprimer, c’est-à-direpour analyser ce qu’il ressent sans s’occuper outre mesure des réactions d’auditeurs éventuels(Martinet, 1970/1991, p. 9)

Sur les rapports entre langue et structuration de la pensée et donc, en dernière ligne, sur ce qu’onpourrait appeler le pouvoir de la langue il y a des différences considérables: « bien que dans l’en-semble les linguistes soient d’accord sur le fait que la langue influence la pensée, leur opinion variesur la profondeur de cette influence » (Baylon et Mignot, 1994, p. 37). On part de la position extrême – l’hypothèse dite de « Humboldt Sapir Whorf » – selon laquellechaque langue a un pouvoir très fort de structuration de la pensée et on trouve toute une série de sta-des différenciés jusqu’à l’autre extrême qui attribue un rôle nul à la diversité linguistique

A la formule célèbre de Humboldt, selon qui une langue est une « vision du monde » (Weltanschauung) répondent dans la définition de Martinet des mots qui vont dans lemême sens: la langue est qualifiée d’« instrument de communication selon lequel l’expérien-ce humaine s’analyse, différemment dans chaque communauté… ». Tout cela contredit l’opi-nion courante, mais totalement fausse, selon laquelle la diversité des langues se réduit à unediversité d’étiquette ou de signaux, accolés à des significations invariables qui reflèteraientdirectement la réalité. (Baylon et Mignot, 1994, p. 36)

Mais on peut laisser à Benveniste le mot final étant, la sienne, une position d’équilibre entre les deuxextrêmes

1 Les comparatistes sont nommés ainsi d’après l’expression grammaire comparée ou comparatisme qui désigne unfilon de recherches menée en Allemagne pendant la première moitié du XIXème siècle, en font partie Bopp, les frèresA.W. et F. von Schlegel, J.L.C. Grimm, A. Schleicher et R. Rask.

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C’est un fait que, soumise aux exigences des méthodes scientifiques, la pensée adopte partoutla même démarche. En ce sens, elle devient indépendante, non de la langue, mais des structu-res linguistiques particulières. […] Aucun type de langue ne peut par lui-même et à lui seul nifavoriser ni empêcher l’activité de l’esprit. L’essor de la pensée est lié bien plus étroitementaux capacités des hommes, aux conditions générales de la culture, à l’organisation de la socié-té qu’à la nature particulière de la langue. Mais la possibilité de la pensée est liée à la facul-té de langage, car la langue est une structure informée de signification, et penser c’est manierles signes de la langue. (Benveniste, 1966, pp. 73-74)

Martinet mentionne aussi une « fonction esthétique du langage » mais il n’approfondit pas ceconcept en se contentant de dire qu’il serait difficile de l’analyser tant elle s’entremêle étroitementaux fonctions de communication et d’expression.

1.1.1 Le modèle de Bühler

Je laisserai d’un côté Martinet qui a poursuivi ses recherches en se concentrant sur le concept defonction linguistique – en particulier dans le domaine de la syntaxe – ce qui, bien qu’il soit extrê-mement intéressant, n’a pas une grande connexion avec mon travail, pour revenir au philosophe dulangage Karl Bühler qui en 1933 a tâché de concilier l’idée humboldtienne, selon laquelle l’essencedu langage est constituée par l’effort de représentation accompli par l’esprit humain, et les acquis dela linguistique du début du XXème siècle, qui donnent la prééminence à l’activité de communication,parvenant d’un côté à distinguer le Sprechakt c’est-à-dire l’acte linguistique (l’acte de signifier, quiest détaché de toute finalité de la parole) de la Sprechhandlung c’est-à-dire l’action linguistique (lalangue utilisée comme moyen), assimilable à la parole au sens saussurien, et de l’autre côté à éla-borer un schéma selon lequel il distinguait trois fonctions de communication se référant au locuteur,au destinataire, et au contenu dont on parle.Le schéma de Bühler définit les trois fonctions comme expressive (Ausdrucksfunktion), appellative(Appellfunktion) et représentative (Darstellungsfunktion). (Bühler, 1934, p. 28)L’usage que Bühler fait du mot représentation est tout à fait différent de celui de Humboldt qui seréférait à une réflexion, une image de la pensée, de l’esprit humain. Pour Bühler c’est au contrairereprésentation du monde.Le modèle de Bühler, tout en affirmant la complémentarité totale de ces trois fonctions (comme ob-servent Ducrot et Schaeffer dans leur Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage « lacommunication (…) est décrite comme un drame à trois personnages (…) tout énoncé linguistiqueest toujours, essentiellement un signe triple, et l’acte de signifier est toujours orienté dans trois direc-tions ») (Ducrot et Schaeffer, 1995 p. 644) avait déjà mis en évidence la nécessité de distinguer lesfonctions de communication et sentait le besoin de les nommer et de les décrire.

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20 GALAXIE CREATIVITÉ Première Partie

1.1.2 Le modèle de Jakobson

Si pour Bühler entre le destinateur et le destinataire il y a « le monde », pour Jakobson ce « monde »est plus détaillé car il faut distinguer le contexte du message, du canal, du code. Aux trois fonctions de Bühler, à savoir aux trois fonctions qui se réfèrent au locuteur/destinateur, audestinataire et au « contenu », et qui correspondent dans son schéma respectivement à la fonctionexpressive ou émotive, à la conative et à la référentielle (aussi dite dénotative ou cognitive) – cettedernière s’orientant vers le contexte – Jakobson ajoute trois autres fonctions: « phatique », qui viseà l’accentuation du contact, « métalinguistique » qui porte sur le code, « poétique », centrée sur lemessage en tant que tel (Jakobson, 1963, p. 219). Si dans le schéma de Bühler on ne pouvait que soustraire: tout ce qui n’est pas orienté sur le locu-teur (je parle) ni sur le destinataire (je parle à quelq’un) doit être orienté sur le troisième élément (jeparle de quelque chose), cet élément restant tout à fait nébuleux, indifférencié, on commence à aper-cevoir chez Jakobson une forte sensibilité pour la multiplicité des facteurs qui caractérisent le lan-gage en général et ce quelque chose qui passe du destinateur au destinataire.Bien que le schéma de Jakobson ait été l’objet de critiques qui lui reprochaient sa rigidité ou sonmanque d’une caractérisation des communicants, sa perspective constitue un très bon point de départpour mon travail grâce au fait qu’il ait envisagé une dimension « autre » du langage qui ne se limi-te pas à la communicationTrois concepts me semblent particulièrement intéressants dans les Essais, dont les deux derniers res-tent presque aux marges, non développés.Le premier est le souci de Jakobson de souligner l’importance des fonctions secondaires car ildit qu’il est difficile de trouver des messages purs: c’est un problème de hierarchie, la fonctionprédominante caractérise la structure verbale du message mais elle n’est pas seule (Jakobson,1963, p. 214).Après il fait mention presque incidemment de la « fonction magique ou incantatoire » qu’il définitcomme « la conversion d’une ‘troisième personne’ absente ou inanimée en destinataire d’un messa-ge conatif » (et il donne l’exemple de la Bible: « Soleil arrête-toi sur Gabaôn et toi Lune sur la Valléed’Ayyalôn ») (Jakobson, 1963, p. 217).Enfin deux pages après il mentionne Malinowsky auquel il doit l’expression « phatique » et tout desuite il ouvre une fenêtre sur l’anthropologie en nous rappelant que chez les enfants « la tendance àcommuniquer précède la capacité d’émettre ou de recevoir des messages porteurs d’informations »(Jakobson, 1963, p. 219).Il faut ne pas oublier ces considérations de Jakobson quand on continue à lire ce qu’il nous dit à pro-pos de la fonction poétique. Il se préoccupe avant tout de souligner l’importance de ne pas restrein-dre le champ quand on se réfère à la fonction poétique: « l’étude linguistique de la fonction poétiquedoit outrepasser les limites de la poésie » (Jakobson, 1963, p. 219).Et ensuite il se demande selon quels critères linguistiques on reconnaît empiriquement la fonctionpoétique et quel est l’élément indispensable dans toute œuvre poétique. De tout son discours logique et enchaîné je retiendrais seulement quelques mots-clés (combinaisonau lieu de sélection, parallélisme, comparaison) et deux phrases assez significatives: « La superpo-sition de la similarité sur la contiguïté confère à la poésie son essence de part en part symbolique,complexe, polysémique [je souligne] », et encore: « l’ambiguité est une propriété intrinsèque,inaliénable, de tout message centré sur lui-même, bref c’est un corollaire obligé de la poésie »(Jakobson, 1963, p. 238).Ce besoin de Jakobson de définir ce que c’est que l’élément poétique qui distingue un texte n’im-porte lequel en vers ou en rime d’un texte poétique le porte à affirmer que « la poésie implique uneréévaluation totale du discours et de toutes ses composantes quelles qu’elles soient » (Jakobson,

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Première Partie GALAXIE CREATIVITÉ 21

1963, p. 248) et encore que « en poésie tout élément linguistique s’y trouve converti en figure dulangage poétique » (ibidem). La caractéristique de la fonction poétique serait celle d’enrichir le dis-cours, d’intégrer la dimension symbolique, d’élargir le sens. Jakobson soutient que, dans la poésie, la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référen-tielle n’élimine pas la dénotation, mais la rend ambiguë: le message acquiert un double sens et tan-tôt le destinateur tantôt le destinataire se trouvent dédoublés.Il est intéressant de noter cette composante floue qui caractérise la fonction poétique, qu’on pourraitarriver à considérer comme intrinsèque à la fonction même.A cet égard je voudrais citer un passage du texte de Baylon et Mignot La communication: « Les deuxdernières fonctions sont remarquables par leur caractère réflexif, qu’on ne rencontre qu’exceptio-nellement dans des systèmes de communication, hormis le langage » (Baylon et Mignot, 1994, p.78) et les auteurs expliquent ainsi ce concept par rapport à la fonction poétique:

Dans la mesure où il répond à une fonction poétique, le message n’est élaboré pour autrechose que pour lui-même, pour sa propre cohérence, sa propre beauté. Il n’est pas destiné às’effacer après avoir servi, devant des finalités extérieures. Il devient une œuvre au sens pleindu terme.Et pour la fonction métalinguistique: La langue, de son côté, ne rend pas seulement possiblesdes énoncés renvoyant à des référants extérieurs à elle, elle sert à élaborer des énoncés qui laconcernent elle-même (Baylon et Mignot, 1994, pp. 78-79).

L’anomalie de ces deux fonctions est très intéressante de mon point de vue: il s’agit d’un signal, caren général tout ce qui a du mal à s’adapter à un schéma, à être bien décrit et bien classé à cause desa richesse et de sa ductilité ouvre la porte à la créativité.

1.1.2 Le modèle de Halliday

La bipartition de base du langage qu’on avait vue au début, à savoir la distinction entre une idée delangue comme représentation de la pensée et de langue comme instrument finalisé à la communica-tion, est reprise par Halliday dans son oeuvre Language How to Mean (Halliday, 1975).Halliday fait une courte mention des théories fonctionnelles du langage – assez curieusement il nenomme pas explicitement Jakobson – et à ce propos il fait deux considérations importantes pourcomprendre la perspective dans laquelle il se situe. La première est que, selon lui, ces théories ont essayé, en général, d’expliquer les types d’utilisationdu langage, pas vraiment la nature de ce dernier en termes fonctionnels (id, p. 52), la deuxième estjustement que, même dans la différenciation des catégories et des terminologies, toute fonction peutse relier à l’une ou à l’autre des fonctions de base, la fonction ideational (idéationnelle) et la fonc-tion interpersonal (interpersonnelle) (id, p.52).De là il part pour affirmer que si l’on considère la nature même du langage on trouve que le systè-me linguistique des adultes se fonde en effet sur une pluralité de fonctions qui, toutes, se rattachentà la distinction entre idéationnelle et interpersonnelle.Il est intéressant de noter que l’intérêt de Halliday n’était pas linguistique au sens strict, son intérêtreste toujours orienté vers la pratique, vers la didactique des langues, donc ce qu’il fait c’est d’ana-lyser les phases du développement du langage chez l’enfant pour d’un côté avoir un cadre précis desimplications et des caractéristiques de la langue de l’adulte et de l’autre pour avoir une vision clai-re et systématique des étapes que tout apprenant plus ou moins suivra dans son apprentissage d’unelangue étrangère.

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Ce qui nous intéresse ici c’est son énonciation, et sa délinéation, d’une fonction imaginative et ladescription qu’il en fait en termes de quand et comment elle se manifeste et ce que c’est en réalité.Halliday distingue trois phases qui caractérisent le développement du langage, en particulier de lalangue maternelle chez l’enfant: « Phase I, the child’s initial functional-linguistic system; Phase II,the transition from this system to that of the adult language; Phase III, the learning of the adult lan-guage » (id, p. 7)2

La première phase couvre l’âge de 6 à 17/18 mois, la deuxième va de 17/18 mois jusqu’à la fin dela deuxième année environ. A l’âge de deux ans l’enfant a compris le fonctionnement du systèmelinguistique, il emploiera le reste de sa vie pour apprendre la langue.Les fonctions énoncées par Halliday sont au nombre de sept:

• Instrumental (instrumentale) “I want” (je veux)• Regulatory (régulatoire) “do as I tell you” (fais ce que je te dis)• Interactional (interactionnelle) “me and you” (moi et toi)• Personal (personnelle) “here I come” (j’arrive/c’est moi)• Heuristic (heuristique) “tell me why” (dis-moi pourquoi)• Imaginative (imaginative) “let’s pretend” (faisons semblant que)• Informative (informative “I’ve got something to tell you”

(j’ai quelque chose à te dire)(id, p. 37)

La fonction informative, impliquant l’idée selon laquelle la langue peut servir pour communiquerune information à quelqu’un qui ne la possède pas, domine dans l’âge adulte et n’émerge que trèstard dans la vie de l’enfant, de toute façon bien après les autres.Des six premières fonctions la sixième (Halliday les a énumérées dans l’ordre selon lequel ellesapparaissent) est la fonction imaginative qu’il définit ainsi:

Finally we have the imaginative function, which is the function of language whereby the childcreates an environment of his own. As well as moving into, taking over and exploring the uni-verse which he finds around him, the child also uses language for creating a universe of hisown, a world initially of pure sound, but which gradually turns into one of story and make-believe and let’s pretend, and ultimately into the realm of poetry and imaginative writing. Thiswe may call the ‘let’s pretend’ function of language. (Halliday, 1975, p. 20)3

Cette fonction existe dès la première phase: elle semble donc être intrinsèque du langage.Il faut noter que ce qui intéresse Halliday c’est le meaning, le signifié. Son analyse part d’un âge trèsprécoce car il dit que l’enfant possède déjà un système linguistique bien avant de posséder des motsou des structures quelconques « the child already has a linguistic system before he has any words orstructures at all »4 (id, p. 6).Et encore il identifie l’apprentissage d’une langue avec celui d’un système sémantique en affirmanten même temps que ce processus commence bien avant que l’enfant dispose de mots : « it is our

2 Phase I, le système fonctionnel linguistique initial de l’enfant; Phase II, la transition de ce système à celui dulangage adulte; Phase III, l’apprentissage du langage adulte.

3 Enfin nous avons la fonction imaginative, qui est la fonction du langage à travers laquelle l’enfant crée son envi-ronnement à lui. Non seulement il entre, prend le contrôle et explore l’univers qu’il trouve autour de lui, l’enfant utili-se aussi le langage pour créer son propre univers, un monde constitué au début de pur son, mais qui peu à peu se trans-forme dans un monde d’histoire et de faisons semblant et finalement dans le royaume de la poésie et de l’écriture créa-tive. Cela nous pouvons l’appeler la fonction « faisons semblant » de la langue.

4 L’enfant possède déjà un système linguistique avant d’avoir n’importe quels mots ou structures.

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contention that the learning of language is essentially the learning of a semantic system, and that thisprocess is already well under weigh before the child has any words at all »5 (id, p. 9).Il est d’autant plus remarquable dans ce contexte le fait que la fonction imaginative existe bien avantqu’on puisse la traduire en un message, en un texte.La création du texte dérive pour Halliday de l’essence même du langage et complète la nature duphénomène qu’il avait subdivisé en deux macro-fonctions ou fonctions de base, idéationnelle etinterpersonnelle: il l’appelle la fonction textuelle (textual) ou « texturelle » (textural).Mais pour revenir à la fonction imaginative, elle fait donc son apparition à la fin de la phase I, seconcrétisant dans des jeux de « faire semblant de…» et de « chanter » : ces jeux se différencient peuà peu, mais la fonction en tant que telle reste fondamentalement plus ou moins immuable dans laphase II pour arriver, en se reliant à la « fonction textuelle », à son vrai épanouissement dans la phaseIII, comme on le voit schématisé ci-dessous:

5 Nous soutenons que l’apprentissage du langage est essentiellement l’apprentissage d’un système sémantique, etque ce processus est déjà bien en mouvement avant que l’enfant ne posséde des mots n’importe lesquels.

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La perspective de ce travail est celle de relier les deux fonctions, la fonction poétique décrite parJakobson et la fonction imaginative décrite par Halliday, pour parvenir à une fonction poétique-ima-ginative qui, comme le dit Balboni, se réalise quand nous utilisons la langue pour créer des mondesalternatifs (c’era una volta, il était une fois) et avec des rimes, des similitudes etc. (Balboni, 1999,p. 45).Etant donné que l’idée de « faire semblant de … » est présente même avant l’apparition d’un instru-ment linguistique utile à l’exprimer d’une manière plus articulée (il faudra attendre la capacité decréer un texte pour voir se déployer toutes ses potentialités) et que la fonction poétique va au-delàde la poésie comme on l’a vu au début de ce paragraphe, il faut se demander quelle est la voie etquels sont les moyens pour dégager le potentiel de créativité qui existeraient chez tout apprenant etqui a été presque sacrifié sur l’autel de la communication.Un apprenant créateur, c’est-à-dire un apprenant qui joue, manipule, se fait plaisir, bref qui décou-vre et retrouve toutes les potentialités d’une langue est, avec une forte probabilité, un apprenant desuccès.Avant de voir comment donner de l’impulsion à la créativité il faut bien définir le concept, ce quisemble d’autant plus nécessaire car le mot créativité est utilisé dans tout contexte et avec trop designifiés.

1.2 De la fonction poétique-imaginative à la créativité: définition des conceptsclés de la recherche

1.2.1 Créativité et jeu

Le mot créativité est très à la mode à présent: on le retrouve un peu partout, pas forcément au niveaude la recherche. Le concept a été tout à fait banalisé et fait l’objet d’un marketing tellement continuqu’il a fini par se trouver presque vide de signifié subissant un processus que l’on pourrait compa-rer à celui des catachrèses, les métaphores mortes.Le mot étant très répandu dans l’usage on a en général tendance à ne pas remarquer qu’il contient leverbe « créer », c’est-à-dire « faire, réaliser quelque chose qui n’existait pas encore ». Ce que je cher-che à faire c’est de le ramener à sa dimension signifiante, de rendre la vie à cette expression que jeconsidère presque morte.Ce qui m’intéresse ici c’est le concept de créativité en général et en tant qu’introduction au binôme« créativité-apprentissage », ce qui me permettra ensuite de parvenir à l’analyse du concept par rap-port à l’apprentissage des langues étrangères.Le mot « créativité » est un mot aux implications multiples et ce sont justement ces implications etla relation qu’elles entretiennent l’une par rapport à l’autre et avec la créativité même qui m’inté-ressent le plus.

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Première Partie GALAXIE CREATIVITÉ 25

Un des premiers concepts que nous associons à la créativité est celui du jeu. Celui-ci impliquant undomaine d’études très vaste qui va de la psychologie à l’anthropologie aux sciences sociales en pas-sant par les sciences cognitives et la pédagogie, ce qui m’intéresse c’est de focaliser l’attention surla fonction ludique du langage, à savoir l’importance des jeux sur et avec la langue pour l’appren-tissage.Mes considérations auront une visée plutôt limitée, elles porteront sur le jeu langagier, mais il vasans dire qu’il m’arrivera d’aborder le jeu comme activité humaine pour pouvoir réfléchir sur sonsous-ensemble linguistique et sur les implications et/ou les conséquences de ce dernier.Déjà le fait d’associer la dimension jeu à celle de créativité est significatif, car il montre commentle mot « créativité » possède une connotation positive que l’on associe au jeu en tant que source deplaisir, de satisfaction.Dans notre société occidentale, toutefois, à partir du rationalisme, donc dans une société qui a toutbasé sur la réalité, sur les sciences expérimentales et leurs acquis, le rapport avec la dimension plai-sir a été, même au niveau linguistique, au moins ambivalent:

Les jeux de mots ou les jeux sur le langage ont mauvaise presse dans notre culture contempo-raine imprégnée de néo-positivisme, rationaliste, c’est-à-dire d’utilitarisme et d’esprit desérieux. Il n’en a pas toujours été ainsi: l’Italie de Boccace, de Castiglione et des poèmesmacaroniques, la France des Grands Rhétoriqueurs comme celle de Rabelais ont placé trèshaut le divertissement langagier. (Caré, Debyser, 1978, p. 4)

Le jeu en tant que tel et avec lui le plaisir verbal a été déclassé ou même considéré avec suspect: lejeu langagier serait réservé aux enfants (dévalorisation du jeu comme simple amusement), au peu-ple (dévalorisation en tant que vulgarisation), aux fous (dévalorisation en tant que réduction à l’in-conscient, au non-sens) et enfin aux poètes (survalorisation en tant que sublimation dans la fonctionpoétique).Il faut au contraire bien considérer la dimension plus profonde que le jeu possède.

Le concept de jeu est très souvent interprété comme dénotant une activité gratuite de divertis-sement. […] Or, le jeu, le jeu de l’enfant tout particulièrement, est certes une activité de« divertissement », mais une activité sérieuse et grave (Jean, 1997, p. 28)

Ce sérieux qui implique un investissement total de l’être est bien présent dans le jeu langagier, dansle jeu poétique:

La forme poétique, bien loin d’être conçue comme la seule satisfaction d’un besoin esthétique,sert à exprimer tout ce qui est important et vital dans la vie de la communauté. Mais elle l’ex-prime en jouant avec les mots (Huizinga, 1954, pp. 209-210)

Comme je l’ai montré dans le premier chapitre je suis partie de la fonction poétique de Jakobson quimontre « le côté palpable des signes » (Jakobson, 1963, p.218) et donc comment la centration sur lecode permet d’utiliser le langage aussi bien pour créer du sens que pour un plaisir esthétique et jel’ai reliée à la fonction imaginative de Halliday pour parvenir à une fonction poétique-imaginativequi me permet de relier les deux aspects du contenu exprimé et de la forme, d’utiliser la langue pourexprimer l’au-delà, le « faisons semblant… », donc le côté jeu langagier, poésie, imagination. Or, cechoix est très étroitement lié à la conception du jeu à laquelle je me réfère au cours de ma recherche.Les jeux de mots restent indispensables pour « ouvrir l’esprit des enfants et des adolescents à cetteautre langue […] qui est dans la langue » (Jean, 1997, p. 46), « les jeux poétiques devraient être uti-lisés pour libérer l’enfant et l’adolescent d’une approche traditionnelle de la langue » (id, p. 150). Ilest donc très important de donner aux élèves l’occasion de jouer avec, de manipuler la langue,« d’appréhender le langage dans sa matérialité concrète » (id., p. 160), mais il faut toujours avoirconscience, dans cette démarche, que le but final est celui d’aider l’élève à retrouver la dimension

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« plaisir » et donc, par conséquent, d’accroître sa motivation à l’apprentissage, de l’aider à s’yin-vestir en tant que sujet.Cette dimension plaisir Debyser arrive presque à l’attribuer à Jakobson qui l’aurait, selon lui, envi-sagée au-delà de la fonction poétique proprement dite:

Malheureusement Jakobson n’est pas allé jusqu’au bout de son intuition désirante; prisonnierd’une société et d’une génération structuralistes et fonctionnalistes, il ne pouvait, quelqueenvie qu’il en eût, faire sauter la machine en dégrafant ce dernier voile néoclassique du lan-gage qu’est la fonction poétique, pour faire apparaître dans sa nudité un peu choquante, laFONCTION PLAISIR (Caré, Debyser, 1978, pp. 5-6)

et ensuite il se rattache aux positions de Winnicott 6 sur les objets transitionnels pour parvenir àappliquer les théories de ce dernier à la parole en l’identifiant comme « l’un des premiers jouets, […]un jouet qui se prête à une créativité infinie » (Caré, Debyser, 1978, p. 8)Il explique le concept d’objet transitionnel en citant les mots mêmes de Winnicott:

« J’ai introduit les termes d’objets transitionnels et de phénomènes transitionnels pour dési-gner l’aire intermédiaire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en peluche, entrel’érotisme oral et la véritable relation d’objet… » […] « Le gazouillis du nouveau né, lamanière dont l’enfant plus grand reprend au moment de s’endormir son répertoire de chan-sons et de mélodies, tous ces comportements interviennent dans l’aire intermédiaire en tantque phènomènes transitionnels. Il en va de même de l’utilisation des objets qui ne font pas par-tie du corps du nourrisson, bien qu’il ne les reconnaisse pas encore comme appartenant à laréalité extérieure. » (ibidem)

La conclusion qu’il tire de ces considérations est selon moi fondamentale pour l’idée de jeu que jeretiendrai dans ma recherche:

Entretenir ou restaurer le plaisir de la parole, notamment par le jeu verbal et les techniquesd’expression, c’est donc retrouver la positivité gratifiante des premières expériences tran-sitionnelles (ibid.)7.

Sans vouloir analyser trop en détail les différentes classifications et descriptions des jeux d’enfantsque l’on a faits au cours de l’histoire – ce qui d’ailleurs ne serait pas finalisé à la ligne de ma recher-che – je voudrais seulement retenir le concept de jeu symbolique de Piaget8 (repris par Bettelheim9

à propos de l’importance de la dimension symbolique et magique pour l’enfant) et le rôle que celui-ci joue dans le développement de la personnalité de l’enfant.Ainsi que Winnicott considère la langue parmi les objets transitionnels car elle se pose commeinstrument à la fois intérieur et extérieur, au-dedans et au-dehors de l’enfant, comme un jouet quidonne du plaisir quand on le manipule parce qu’elle met l’enfant dans une perspective d’action, decréation, de la même manière le jeu symbolique permet à l’enfant de modifier le réel pour l’adapterà ses propres besoins et donc il lui donne la sensation de pouvoir agir sur la réalité.De toutes ces considérations je retiendrai pour ma thèse l’idée que la dimension ludique, du jeusur/avec la langue, joue un rôle fondamental dans l’apprentissage non parce que le jeu constitue une

6 Winnicott, D.W., Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971.7 Selon le psychanaliste anglais Winnicott l’expérience transitionnelle se situe dans une aire de jeu qui n’est ni

tout à fait interne, subjective, ni tout à fait externe, objective, qui est intermédiaire, une aire peuplée d’objets trans-itionnels (à savoir le sein de la mère, le pouce, l’ours en peluche, etc.) sur laquelle l’enfant construit son expérience ausens large du mot. (voir D.W. Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, cit.).

8 Piaget, J., La formation du symbole chez l’enfant, Delachaux et Niestle, 1945 et Piaget, J., Inhelder B., Lapsychologie de l’enfant, Paris, Presses Universitaires de France, 1966.

9 Bettelheim, B., Psychanalise des contes de fées, Paris, Robert Laffont, 1976.

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pause amusante dans la classe de langue, mais justement grâce à sa valeur d’instrument qui contri-bue au développement de la personnalité.Le fait de faire jouer les élèves avec les mots leur permet de s’emparer d’un outil qui leur ouvre lesportes de la créativité, qui leur fait retrouver en langue étrangère la créativité verbale qu’ils avaienten tant qu’enfants en langue maternelle, les ramène à la dimension plaisir

… à tout niveau on peut inventer des mots, des phrases, des discours, des récits, des messa-ges, des poèmes. Mais il faut pour cela retrouver un peu l’attitude ludique de l’enfant inven-teur du monde et du sens… (id., p. 12)

Les jeux dans la classe de langue ne devraient pas être considérés comme de simples activités« bouche-trou » pour terminer une leçon ou pour meubler une dernière heure de classe avantles vacances ou encore comme une récompense pour une classe qui a bien travaillé.La motivation ludique – l’envie et le plaisir de jouer – peut grandement contribuer à animerles classes de langue et à permettre aux élèves de s’impliquer davantage dans leur apprentis-sage en prenant plaisir à jouer avec les mots, les phrases et les textes qu’ils créeront indivi-duellement et collectivement (Weiss, F., 1983, p. 8).

Ce n’est pas par hasard que je me suis limitée à mentionner les jeux langagiers, en laissant de côtétoute la partie jeu de rôle et simulation pourtant non négligeable à cause de sa valeur d’activité poten-tiellement très fructueuse pour le travail en classe de langue. Mon travail étant axé sur l’habileté de production écrite, ce n’est pas la phase de réalisation com-plète du jeu de rôle ou de la simulation qui comprend aussi bien une partie écrite qu’une partie oralequi a fait l’objet de mon étude.Je trouve que l’apprentissage des langues étrangères à travers des scénarios, comme envisagé par DiPietro, ou à travers des simulations globales comme envisagé par Yaiche10 soit en principe bien insé-ré dans la vision du jeu et de la créativité verbale dont il s’agit dans cette recherche, toutefois je netraiterai pas de ces deux modalités de travail en classe de langue étrangère pour deux raisons d’ord-re différent. La première - et principale - est le fait que mon expérimentation et les matériaux pro-duits par les élèves n’ont pas été organisés autour d’un projet ample tel qu’une simulation ou un scé-nario. Les productions restent en effet en amont de cela. Ce qui m’intéressait était d’étudier le lienpossible entre prise en compte de la subjectivité de l’apprenant, production écrite libre/manipulationcréative et Nouvelles Technologies à l’interieur d’un travail de projet plutôt simple, inséré dans lapratique courante de classe.La deuxième raison est le fait que la dimension créative impliquée dans mon étude de cas est étroi-tement liée à l’implication du sujet apprenant dans la tâche, et donc dans son utilisation de la languecible pour produire du matériel personnel. Ce que j’analyse c’est le concept de jeu sur/avec la lan-gue, de créativité, d’imagination en tant que capacités innées à récupérer en classe de langue, sanspour autant arriver à un niveau plus élevé tel que celui de l’adoption d’une identité fictive ou de lacréation de lieux imaginaires. Il serait d’ailleurs trés intéressant d’étudier si et comment le conceptd’implication du sujet apprenant varie selon que celui-ci garde sa propre identité ou en adopte unefictive et si dans quelle mesure son potentiel de créativité puisse être influencé par le fait de porterou pas une masque.

10 Voir Di Pietro, R., Strategic Interaction. Learning languages through scenarios, New York, CUP, 1987, etYaiche F., Les simulations globales mode d’emploi, Paris, Hachette, 1996.

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1.2.2 Du jeu à l’imagination

Comme j’ai relié la conception du jeu à laquelle je me réfère dans cette recherche au domaine dusymbolique, et que j’ai tâché de présenter le langage en général et le langage « poétique » dans lesens de langage non étroitement finalisé pour la communication en tant qu’outil qui facilite l’ex-pression et la création, je voudrais ici mettre en évidence le lien étroit qui existe entre usage sym-bolique et usage imaginaire du langage. À partir de cela j’aborderai la deuxième étape de cette carteconceptuelle qui définit de façon plus ponctuelle le concept fondamental d’imagination que je met-trai ensuite en rapport avec celui de créativité.Pour faire cela je partirai d’une citation qui me semble la plus pertinente car elle souligne d’un côtéle rôle des mots comme moyen de représentation de la réalité et de l’autre celui de l’image commemoyen de reproduction de ce que, en quelque mesure, l’on connaît déjà.

Trivialement, la fonction symbolique du langage est la faculté que l’enfant acquiert à partird’un certain moment, […] et qui lui permet de se représenter « avec des mots » les objets,êtres, lieux, etc., qu’il ne perçoit pas hic et nunc. […] Il va sans dire que toute représentationest bien re-présentation, c’est-à-dire saisie d’une « image mentale » qui reproduit ce qui adéjà été perçu concrètement ou par l’intermédiaire de figurations diverses […]. Il paraît évi-dent que sans ce pouvoir de représentation des mots, le langage articulé et tous les autres lan-gages seraient à peu près inutiles. (Jean, G., 1997, p. 84)

On peut dire que pour l’auteur même qui l’a formulée, cette définition n’est qu’un point de départ,car déjà à la page suivante et, il faut le dire, au cours de tout son essai, il procède à une réévaluationde l’imagination en tant que faculté qui d’un côté n’a rien d’inférieur par rapport à la pensée concep-tuelle – il condamne « la tendance chez de nombreux éducateurs à considérer l’imagination et lafonction imaginante du langage comme des facultés moins essentielles à la formation de l’individuque l’intelligence conceptuelle » (id., p. 85) – et qui de l’autre met en évidence un lien étroit avec la poésie – « le poème porte les clés pour l’imaginaire » (id., p. 44): la poésie serait un outil apte à sti-muler l’imagination et l’imagination de son côté serait capable de structurer un psychisme en for-mation comme celui de l’enfant.En effet ce à quoi je voudrais me rattacher dans ma définition de l’imagination c’est la conceptionBachelardienne, celle en particulier de la Poétique de la rêverie11, qui souligne la puissance dyna-mique de l’imagination.Bachelard localise dans la parole humaine, en particulier dans le langage poétique, ce troisième sec-teur qui nous permet de dépasser soit le réductionnisme de la science objective, où tout symbole doitêtre proscrit, soit le rejet de l’imaginaire dans le domaine du rêve et de la névrose (selon le courantFreudien) pour parvenir à son concept de « rêverie des mots » à partir duquel la conscience humai-ne devient une conscience éveillée, dynamique, créatrice.

On pourrait écrire que la cosmologie symbolique de Bachelard nous dicte que « science sanspoétique, intelligence pure sans compréhension symbolique des fins humaines, connaissanceobjective sans expression du sujet humain, objet sans bonheur appropriatif, n’est qu’aliéna-tion de l’homme ». L’imagination humaine replace l’orgueil humain de la connaissance faus-tienne dans les joyeuses limites de la condition humaine (Durand, G., 1964, p. 78)

Si on analyse l’attitude que la pensée occidentale a eue au fil des siècles envers l’imagination, onpeut noter deux courants opposés, l’un dominant, iconoclaste, qui partant d’Aristote arrive à Sartreà travers des contributions fondamentales comme celle de Descartes – l’imagination est rejetée

11 Bachelard, G., La poétique de la rêverie, Paris, PUF, 1960.

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comme la maîtresse de l’erreur – et d’Auguste Comte et du positivisme qui oppose totalement faitsréels et scientifiques d’un côté et imagination de l’autre, attribuant à cette dernière et à la dimensionsymbolique en général tout caractère de négativité et toute considération négative.À ce courant qui révèle une vision tout à fait négative de l’imagination on peut ajouter d’autres scien-ces comme la psychanalyse et l’anthropologie sociale. Même si celles-ci ont eu le mérite de « redé-couvrir » l’existence de l’imaginaire et son importance, l’interprétation qu’elles en ont donnée resteréductrice et partielle, (il suffit de penser par exemple à l’interprétation psychanalitique classique quirelie tout domaine de l’imaginaire à celui du subconscient).Tout au long de l’histoire une autre tendance a cependant existé qui, tout en restant à l’arrière plandans notre culture, a constitué un humus dans lequel la graine de l’imagination a pu vivre et germer.Gilbert Durand en a esquissé l’histoire dans son L’imagination symbolique12 et Bruno Duborgel13 l’areprise en faisant mention des figures les plus représentatives et en donnant une définition d’imagi-nation qui entremêle ses mots à ceux de Baudelaire

« l’imagination est la plus scientifique des facultés, parce que seule elle comprend l’analogieuniverselle…[…] »Définie dans cette perspective, l’imagination ne saurait être quelque « faculté » psychologiquesecondaire; elle n’est ni auxiliaire plus ou moins suspecte de la raison, ni insignifiant loisir ouesthétisant repos de l’« objectif » sujet de logique ou de raison expérimentale, ni préface loin-taine, émouvante et infantile de la « pensée positive ». Elle est « reine des facultés », « facul-té cardinale », irréductible et éminent pouvoir humain de reprendre en compte l’univers surun mode autre, de le représenter et re-créer comme totalité et unité, comme miroir de l’hom-me, homme agrandi, témoignage du sens, image complexe de la dramatique humaine, méta-phore généralisée des « dieux » les pires et les meilleurs qui désignent les coordonnées de nosnostalgies et les emblèmes de notre « réalité ». Elle est signe distinctif de l’homme, c’est-à-dire de la puissance même, et de l’audace, d’instituer la similitude par où les figures de l’hom-me, du monde et des « dieux » s’échangent: « Elle a créé, au commencement du monde, l’a-nalogie et la métaphore » (Duborgel, B., 1992, p. 233).

J’ai choisi de citer ce passage car il me semble bien qu’il contienne déjà certains aspects qui sonttrès éclairants de la perspective que j’ai adoptée à propos du rôle de l’imagination. Il s’agit avant toutde bien souligner que l’imagination n’est pas seulement une faculté propre à l’enfant et qui seraitdonc inférieure à la pensée rationnelle (ni une phase préparatoire non plus) mais au contraire que l’i-magination est une caractéristique de l’être humain qui agit dans et sur le monde: l’imagination estdonc intrinsèque à la condition humaine.S’il est bien vrai que le pouvoir d’imaginer est fondamental pour le développement de l’être humain– il est l’élément dynamique de la construction globale de la personnalité enfantine (Michel, J.,1976, p. 12) – parce que, entre autres, ce pouvoir est étroitement lié à la dimension du désir (l’en-fant déploie son pouvoir de structurer le monde, de l’inventer à nouveau et d’y insérer tout le côtémagique et incantatoire pour structurer en même temps son équilibre affectif, comme on l’a déjà dit),il est d’autant plus vrai que l’imaginaire doit trouver sa place à l’école. Et il faut bien souligner quel’imaginaire n’est pas exclusif de l’école primaire, car le processus d’imagination ne se termine pasavec l’enfance, mais il continue et se modifie en passant de facteur de structuration de la personna-lité à facteur de connaissance:

Ce n’est pas la même imagination qui est en place et qui agit dans le processus de connais-sance qui permet l’investissement dans l’apprentissage. L’imagination ne se limite pas à larêverie et aux mythes. L’imagination n’est pas qu’extrême. Elle peut être aussi très proche dechacun d’entre nous. Si proche qu’on ne la remarque pas (Gallien, M-P, p.75).

12 Paris, PUF, 1964.13 Duborgel, B., Imaginaire et pédagogie, Toulouse, Privat, 1992.

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Je partage tout à fait la conception de Gallien car j’y vois une potentielle extension au domaine del’apprentissage de la vision Bachelardienne d’une imagination ayant un rôle actif, d’une imaginationcréatrice, d’une imagination définie comme acte de pensée. Gallien distingue l’imagination repro-ductrice de celle productrice en ne gardant que cette dernière en fonction du processus cognitif. Danscette perspective l’imagination acquiert un pouvoir énorme de structuration de la pensée humaine etdonc devient un facteur de créativité dans tout domaine, et pas seulement dans l’art.Pour appuyer son idée Gallien se réfère à Vygotsky14 et à Rodari15

Dans Imagination et créativité chez l’enfant, L.S.Vygotsky décrit « l’imagination comme étantun mode spécifique d’activité intellectuelle » et, chose capitale, « il reconnaît à tous les hom-mes » une « égale habileté à la créativité ». Pour lui, l’imagination n’est pas la propriété dequelques privilégiés. G. Rodari, affirme de même: « La fonction créative de l’imaginationappartient à tous: à l’homme de la rue, au savant, au technicien; elle est indispensable auxdécouvertes scientifiques tout comme à la naissance de l’œuvre d’art; elle est même une condi-tion nécessaire de la vie quotidienne… » (id., p. 81).

A travers cette analyse des traits distinctifs et du rôle de l’imagination on entrevoit quelques carac-téristiques fondamentales de ce qui constitue la base de la définition de créativité qui sera la mien-ne tout au cours de ma recherche.

1.2.3 Vers une définition de créativité

J’ai parlé jusqu’ici de quelques composantes fondamentales de la créativité:• le jeu, dans le sens plus profond du terme, et en particulier le jeu linguistique avec tout ce qui

se rattache à la dimension poésie dans l’acception originale du mot, à sa racine étymologique,c’est-à-dire au verbe grec « ðïéÝéõ », « faire »;

• la simulation, en tant que corollaire des jeux linguistiques, pour sa capacité de récupérer ladimension « faire semblant de… »;

• l’imagination en tant que faculté d’invention, de structuration de la pensée, ce qui comporte l’a-doption de l’idée Piagetienne selon laquelle l’invention est la caractéristique du fonctionnementde l’intelligence (Halté, 1992, p. 107);

• le symbole et la dimension symbolique comme composante « essentielle » de la faculté imagi-native;

à tout cela il faut encore ajouter le concept de fiction qui normalement est défini négativement: fic-tion est tout ce qui n’est pas réalité et finit par indiquer, au moins en littérature, une création de l’i-magination.Sur le concept de fiction il y a eu un grand débat et des tentatives de définition qui en général tour-nent autour des caractéristiques du discours fictionnel comme discours à dénotation nulle ou méta-phorique, ou bien se référant à des mondes fictionnels où se retrouvent auteur et lecteur. Ce que jeretiendrai pour ma recherche c’est la définition de Walton d’« activité fictionnelle comme une acti-vité de make-believe, fondée sur des règles de jeu conditionnellement acceptées en vertu desquellesnous sommes appelés à imaginer un monde fictionnel correspondant aux propositions fictionnelles »

14 Vygotsky, L., Imagination et créativité chez l’enfant, cité par Rodari, G., Grammaire de l’imagination, Paris,Editions Messidor, 1979, p.,197.

15 Rodari, G., La grammatica della fantasia, Torino, Einaudi, 1973.

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(Ducrot, Schaeffer, 1995, p. 317), car elle me semble insister sur la dimension imaginaire aussi biende l’auteur que du lecteur.

1.2.4 Définition de créativité

Avec tous ces éléments à ma disposition j’arrive donc à la rude tâche de donner une définition aumot « créativité » qui soit cohérente aussi bien avec ce que je viens d’énoncer qu’avec la suite dema recherche.A ce sujet il me semble intéressant de citer quelques définitions de créativité tirées de dictionnaires,non seulement français: on part de « pouvoir de création, d’invention » et sous le mot création « 1.Action de donner l’existence, de tirer du néant 2. Action de faire, d’organiser (une chose qui n’exis-tait pas encore) » (Le Grand Robert de la langue française), on passe au Grand Larousse dont lesdéfinitions sont fort intéressantes car ce dictionnaire fait une distinction entre:

1. Capacité, faculté d’invention, d’imagination, pouvoir créateur et 2. Aspect de la compéten-ce linguistique représentant l’habileté de tout sujet parlant une langue à comprendre et àémettre un nombre indéfini de phrases qu’il n’a jamais entendues auparavant et dont les règles(en nombre fini) d’une grammaire générative sont censées rendre compte

montrant donc de séparer la créativité en tant que telle de la créativité linguistique au sens choms-kien, et dans ce même dictionnaire sous le mot imagination on trouve:

1. faculté de l’esprit d’évoquer, sous forme d’images mentales, des objets ou des faits connuspar une perception, une expérience antérieure 2. Fonction par laquelle l’esprit voit, se repré-sente, sous forme sensible, concrète, des êtres, des choses, des situations dont il n’a pas eu uneexpérience directe

distinction dans laquelle on peut retrouver les deux visions opposées dont j’ai fait mention celle dela créativité qui se rattache au passé et celle de créativité orientée vers le futur. Si on continue avecdes œuvres anglaises, déjà en consultant des dictionnaires d’usage quotidien on trouve des conceptscaptivants: au mot « creative » on lit « producing or using original and unusual ideas » (CambridgeInternational Dictionary of English)16, être créatif signifie « to have the ability to produce new andoriginal ideas and things » (The Longman Dictionary of Contemporary English)17 et pour faire celail faut avoir « both intelligence and imagination and not merely mechanical skill » (The OxfordAdvanced Learner’s Dictionary)18, tandis que le grand dictionnaire Oxford English Dictionary quisemble se limiter à une définition très synthétique du mot « creativity », donne une définition trèsintéressante du mot « imagination » en faisant une distinction entre « reproductive imagination » et« productive imagination ». La première est définie comme « the faculty of the mind by which areformed images or concepts of external objects not present in the senses, and of their relations (toeach other or to the subject); hence frequently including- memory »19, la seconde est définie comme« the power which the mind has of forming concepts beyond those derived from external objects ».20

16 qui produit et utilise idées originelles et insolites.17 la capacité de produire idées et choses nouvelles et intéressantes.18 aussi bien intelligence qu’imagination et non seulement des habilités mécaniques.19 La faculté de l’esprit à travers laquelle on forme images ou concepts d’objets extérieurs qui ne sont pas présents

dans les sens et de leurs relations (l’un par rapport à l’autre ou par rapport au sujet); donc impliquant souvent lamémoire.

20 Le pouvoir que l’esprit a de former des concepts au-delà de ceux dérivés d’objets extérieurs.

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Même s’il s’agit d’une liste très partielle on y trouve déjà, sous forme de mots clés, les concepts debase d’une définition de la créativité reliée à la pédagogie, à savoir le pouvoir d’inventer quelquechose qui n’existe pas et de produire quelque chose d’original, mais aussi celui d’utiliser les chosesoriginales qui existent ou encore d’utiliser ce qui existe d’une façon originale.Mais il faut noter que:

In language teaching, the concept of creativity is a rather elusive one. We all feel instinctive-ly that creativity is something we aim for, and although we don’t know what it looks like, werecognise it when we see it! (Greenall, 1989, p. 39)21

Et même Debyser semble se trouver mal à l’aise quand il s’agit de donner une définition de la créa-tivité:

On s’accorde à considérer que la créativité est une habileté différente de l’intelligence.Toutefois on ne sait pas trop ce que c’est cette habileté si ce n’est que certains sujets ou cer-tains groupes semblent plus créatifs que d’autres. Faute de pouvoir définir de façon stricte lacréativité, la recherche expérimentale a cherché à isoler certains paramètres dont on s’accor-de à penser qu’ils en sont des composantes et qui présentent l’avantage d’être objectivables etdonc éventuellement mesurables (Caré, Debyser, 1978, p. 119).

Toutefois il précise le terme de créativité de façon incontournable quand il décrit les résultats aux-quels sont parvenus les sciences qui se sont occupées de la créativité, à savoir la pédagogie, lapsychologie, la linguistique.De toute la description il retient pour sa perspective, qui est celle du travail en classe de langue etd’apprentissage, trois éléments • la définition de pédagogues: « la créativité n’est pas une propriété du langage, mais une habile-

té de l’élève à imaginer, à inventer, à découvrir, à s’exprimer, à produire, etc. » (id., p. 116)• la créativité combinatoire et celle sémantique des langues naturelles qui peuvent être utilisées

pour une pédagogie de la créativité linguistique• l’idée des psychologues pour qui la créativité « est une habileté distincte de l’intelligence [à étu-

dier empiriquement en la décomposant] en habiletés isolables, le plus souvent verbales [tellesque] fluidité, […] flexibilité d’esprit, […] originalité, […] habileté à déstructurer et à restructu-rer… » (id, pp. 117-118).

En partant de toutes ces prémisses ma définition personnelle de créativité (et celle à laquelle je vaisme référer au cours de ce travail) est celle d’une faculté – tout à fait intrinsèque à la nature humai-ne et susceptible d’amélioration – de production et reproduction riche et originelle, de restructura-tion personnelle de concepts et de données, d’usage autonome et non banal de tout élément mêmede nature différente (textes, images, musique…), de capacité de libre association et dissociation, toutcela dans le cadre d’une dimension de plaisir, d’humour, de jeu.Si on admet avec Vygotsky que tous les hommes ont une égale aptitude à la créativité et donc égalpotentiel imaginatif, et si on vérifie par contre quelle est la place de l’imagination et de la créativitéà l’école on se rend bien compte qu’elle « semble être le parent pauvre de la pédagogie à l’opposépar exemple de l’attention et de la mémoire » (Gallien, 1993, p. 81), et je trouve que – avec desexceptions qui heureusement existent, mais qui restent plutôt limitées – le scénario est du moinsdécourageant et fondamentalement le même que celui décrit par A. Breton dans son Manifeste dusurréalisme paru en 192422:

21 Dans l’enseignement des langues le concept de créativité est plutôt évasif. Nous percevons de façon instinctiveque la créativité est quelque chose à laquelle nous tendons, et même si nous ne savons pas quelle aspect elle a, nous lareconnaissons quand nous la voyons!

22 Breton, A., Manifestes du surréalisme (Manifeste de 1924), Gallimard, La Pléiade, œuvres t.I, édités dans lacoll. Idées.

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Cette imagination qui n’admettait pas de bornes, on ne lui permet plus de s’exercer que selonles lois d’une utilité arbitraire; elle est incapable d’assumer longtemps ce rôle inférieur et, auxenvirons de la vingtième année, préfère, en général, abandonner l’homme à son destin sanslumière (p. 12)

Or, il faut se demander pourquoi cela arrive, pourquoi la créativité n’est pas poursuivie au niveaupratique de travail pédagogique, même si dans toutes les théories contemporaines de l’éducation,malgré leurs approches différentes et les différentes valeurs qu’elles véhiculent, la visée fondamen-tale est l’épanouissement de la personne, l’innovation et l’expression créatrice.Si on examine les étapes fondamentales du chemin qui, au niveau international, en particulier desNations Unies, a mené de la Déclaration des Droits de l’Enfant de 195923 jusqu’à la Déclarationmondiale sur l’éducation pour tous de 199024 à travers le Rapport Faure (Apprendre à être) de 197225

et la Convention sur les droits des enfants de 198926, on peut noter que la créativité est la faculté quiest de plus en plus soulignée et mise au premier plan comme valeur à développer, « au même titreque le développement de la rationalité, l’esprit de responsabilité sociale et la perception positive desdonnées historiques de l’humanité » (Landry M-C, 1992, p.90) pour atteindre le but de la formationde l’homme complet.

L’avenir est à qui saura réunir, dans l’éducation, les forces de critique, de participation démo-cratique et d’imagination, aux pouvoirs de l’organisation opérationnelle, afin de mettre envaleur les ressources latentes et les énergies potentielles qui résident dans les couches pro-fondes des peuples (ibidem)

Mais toutes ces déclarations d’intention n’ont pas été suivies d’un changement fort de la pratiquescolaire.On peut donc se demander à juste titre si la réponse n’est pas à rechercher dans la difficulté qu’il ya à se rapporter aux enfants créatifs et par conséquent dans le manque d’intérêt, si non dans la peur,de réveiller chez les autres élèves la créativité qui est latente.Plusieurs études27 ont démontré que ce qu’on considère comme intelligence et qu’on mesure à tra-vers des tests n’est que faiblement lié à la créativité, et que le comportement des élèves intelligentset celui des créatifs sont souvent très différents

Sur le plan scolaire, les enfants très intelligents sont, en général, très appréciés de l’ensei-gnant, car ils saisissent vite ce qui est demandé et s’y conforment le plus rapidement possible.Ils ont donc de bonnes notes, ont le réconfort de leur maître et font l’envie des autres enfants.Les enfants très créatifs sont, au contraire, moins inhibés, moins influençables par les autresélèves et, donc, plus capables de poursuivre leurs intérêts, même si leur entourage les blâme.Baron (1969) décrit la personne créative comme mûre et infantile, comme plus primitive etplus cultivée, plus destructrice et plus constructrice, plus bizarre mais plus saine mentalement.(id, p. 83)

Et encoreBien évidemment, l’enfant qui fait preuve d’imagination « dérange », alors que celui qui est etqui se fond dans le paysage du savoir qui est distribué est plus « facile » à instruire (Gallien,1993, p. 81)

23 UNESCO (1959). Déclaration des droits de l’enfant. Paris.24 UNESCO (1990). Déclaration mondiale sur l’éducation, Jomtien. Paris25 UNESCO (1072). Apprendre à être: Rapport Faure. Paris, Fayard.26 UNESCO (1989). Convention sur les droits des enfants. Nations Unies. Paris.27 voir: Landry, cit., p.83 : études de Wallack et Kogan (1965) et de Cacha (1976) ; voir aussi Caré, J-M.,

Debyser, F., cit, p. 117.

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34 GALAXIE CREATIVITÉ Première Partie

Ou bien on peut arriver à se donner une réponse plus générale, plus « politique »:Jusqu’à quel point les nations sont-elles vraiment intéressées à développer la créativité deleurs enfants? Ne contrôle-t-on pas mieux un peuple peu au fait des moyens de développerl’innovation? (Landry, 1992, p. 92)

Certes l’imagination et la créativité ont des composantes inquiétantes, justement parce qu’on n’arri-ve pas à les contrôler mais c’est exactement l’intégration de la dimension créative qui peut enrichirla pratique pédagogique.Certes « elle implique […] de la part de l’enseignant un changement de rôle et d’attitude » (Weiss,1983, p. 8) comme on le verra dans le troisième chapitre, mais le travail sur la créativité permet vrai-ment de récupérer toute une partie fondamentale de la pédagogie qui aide à transformer l’élève d’unapprenant indéterminé à un vrai sujet apprenant:

Une pédagogie de l’imaginaire renvoie dos à dos les stratégies iconoclastes examinées tout aulong de ce travail et les démons du non-interventionnisme, opérateur lui aussi du sevrage del’imagination; elle s’oppose doublement à la pédagogie saturée par les exigences de l’impé-rialisme positiviste et à la pédagogie du « vide » qui, liée à l’idéologie diffuse du spontanéis-me créatif, condamne l’imaginaire enfantin à puiser dans ses propres déficits les ressources deson essor. Elle est pédagogie du « plein », c’est-à-dire qu’elle est débordante d’objets, d’ima-ges et d’icônes, de mythes, de légendes, de contes et de poèmes à la consommation, à la délec-tation, à la méditation et à la production desquels elle veut entraîner l’enfant tout au long dela scolarité, de la Maternelle à l’Université. Elle convie délibérément l’enfance à se rappro-cher de cet « homo symbolicus » que l’enfant n’est pas encore bien davantage qu’il ne l’estdéjà. Elle rêve de faire de l’Ecole le lieu d’un immense atelier d’onirisme, d’un rassemble-ment, d’une lecture et d’une élaboration permanents des « dieux », des héros, des motifsmythiques et des songes où s’approfondit et dialogue la conscience humaine. (Duborgel, 1992,p. 241)

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Deuxième partie

CRÉATIVITÉET APPRENTISSAGELINGUISTIQUE:LES APPORTSDE LA PSYCHOLOGIE

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 37

Le langage humain est un instrument de communication spiri-tuelle entre les hommes. Il est aussi pour chacun d’entre nous,

un instrument de pensée…C’est dire que le langage humainest essentiellement un phénomène psychologique. C’est donc

la psychologie qui doit rendre compte, en dernière analyse, deson fonctionnement…

La langue est à la fois corps et esprit.G.Galichet

2.1 De la psychologie à la didactique à travers la théorie de la complexité: ébau-che d’un parcours de créativité

L’objet de cette travail est celui de relier créativité et nouvelles technologies afin de montrer, sur labase d’une réflexion a posteriori visant à analyser les résultats des données expérimentales fourniespar une étude de cas, de quelle façon et dans quelle mesure les nouvelles technologies peuvent êtreutilisées comme déclencheur du potentiel créatif du sujet en classe de langues étrangères.Il est donc évident que la définition du concept de créativité à laquelle je suis parvenue dans le pre-mier chapitre doit être considérée comme un fil rouge qui nous accompagne jusqu’à la rencontreavec l’univers numérique en passant à travers deux domaines fondamentaux pour saisir la richessed’un concept – celui de la créativité justement – qui se veut dès le début transversal à différentessciences humaines.Le premier domaine auquel je ferai référence est donc celui de la psychologie et des sciences cogni-tives.Il s’agit évidemment d’un domaine très vaste à l’intérieur duquel je tâcherai d’esquisser un parcoursqui me permet de parvenir, à travers l’analyse de quelques concepts clés, à la définition d’un cadrede référence indispensable pour comprendre la démarche successive de ma thèse, surtout dans la par-tie qui analyse les implications des NT pour le sujet apprenant.Ce parcours me permettra aussi de relier le domaine psychologique à l’autre grand domaine fonda-mental pour mon discours, celui de la didactique, auquel je parviendrai à travers le pont constituépar les approches dites humanistes qui ont dénoncé d’une façon explicite les liens étroits entre ladimension rationnelle et celle affective dans l’apprentissage.Le cadre théorique sera aussi complété par des références de type plus général portant sur la théoriede la complexité et sur le pragmatisme, car elles me semblent constituer les lignes épistémologiquesfondamentales de ma recherche.

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38 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

2.2 L’étude des mécanismes cognitifs: à la recherche de modèles de fonctionne-ment du cerveau

Ces dernières années, les recherches en neurosciences se sont tellement développées que « lesannées 90 ont souvent été présentées comme la décennie du cerveau » (Marchand, 2002, p. 50, sou-ligné par l’auteur). Une grande impulsion à ce progrès a été donnée grâce à un outil diagnostiquerévolutionnaire, l’IRMf (Imagerie par Résonance Magnétique fonctionnelle) qui permet de visuali-ser le fonctionnement cérébral, mais il est bien vrai que, comme il a été souvent le cas pour bien desinventions et découvertes qui ont marqué notre histoire, les temps étaient mûrs pour un tel instru-ment. D’un côté les connaissances biologiques et physiques sur le cerveau avaient fait des progrèsconsidérables, de l’autre, les sciences de la cognition, en particulier la psychologie cognitive, étaientparvenues à se donner l’objectif d’étudier « les représentations et le traitement de l’information desorganismes vivants et de l’être humain en particulier » (Chapelle, 2002, p. 52).

Si l’on compare ce programme de la psychologie cognitive avec celui du béhaviorisme qui l’avaitprécédé, on s’aperçoit tout de suite que l’attention s’est déplacée en passant de l’analyse des condui-tes à celle des mécanismes cognitifs, l’objectif devenant par conséquent celui d’ouvrir la « boîtenoire » du cerveau.La psychologie cognitive a donc procédé à une étude systématique des mécanismes mentaux néces-saires pour effectuer différentes opérations et les domaines les plus variés ont été analysés par leschercheurs, de la perception à la résolution de problèmes, de la mémoire au langage.Tout cet effort avait comme but celui de donner un modèle théorique clair et valable pour tous, unpeu comme si le cerveau pouvait être démonté comme l’on ferait avec un ordinateur.Je voudrais dire incidemment que l’hypothèse de l’équivalence homme = ordinateur n’a pas été vuecomme impossible28 et a été stigmatisée par Eric Fromm:

Il problema principale, a mio avviso, non è di sapere se un simile uomo calcolatore possa real-mente essere costruito, ma piuttosto di rendersi conto dei motivi per cui l’idea è diventata cosìpopolare in un periodo in cui niente sembra essere più importante che trasformare l’uomoesistente in un essere più razionale, armonioso e amante della pace. Vi è il fondato timore chel’attrazione per l’idea del calcolatore-uomo costituisca una fuga dalla vita e dall’esperienzaumana verso un tipo di esperienza puramente meccanica ed intellettuale. […] Il presente cimostra già uomini che agiscono come robot. Se la maggioranza degli uomini sono come robot,allora il problema di costruire robot simili agli uomini non sorge più. L’idea del calcolatore-uomo è un esempio calzante dell’alternativa tra uso umano ed inumano delle macchine.Il calcolatore può servire a migliorare la vita in molti modi, ma l’ipotesi che esso sostituiscala vita e l’uomo è una chiara manifestazione della patologia dei nostri tempi. (E. Fromm,1978, pp. 45-46)29

28 La cybernétique avait renversé la dichotomie philosophique entre res cogitans et res extensa, à savoir entre lemonde immatériel de l’esprit et celui matériel de la machine, augmentant le rôle de la res extensa jusqu’à couvrirpresque toute la res cogitans : la tentative de décrire l’esprit par analogie avec le monde de la machine donc d’une façonprécise, non ambiguë ne se révéla toutefois pas toujours satisfaisante car il y avait plusieurs aspects propres au sujet quel’on avait du mal à catégoriser, à insérer dans n’importe quel système. Il est intéressant d’observer que l’aspect le plusirréductible était le facteur de créativité, à savoir l’imprévisibilité de l’homme par rapport à la machine que l’on avaittendance à réduire à facteur négligeable, à une perturbation ou à un bruit, justement de par l’impossibilité de le décrired’une façon objective (voir infra, 2.3.1.1.).

29 Le problème principal, à mon avis, n’est pas celui de savoir si un tel homme-ordinateur puisse réellement êtreconstruit, mais plutôt de se rendre compte des raisons pour lesquelles l’idée est devenue tellement populaire dans unepériode où rien ne semble être plus important que de transformer l’homme existant en un être plus rationnel, harmo-nieux et qui aime la paix. On craint sérieusement que l’attraction pour l’idée de l’ordinateur-homme constitue une fuitede la vie et de l’expérience humaine vers un type d’expérience purement mécanique et intellectuelle. […] Le présentnous montre déjà des hommes qui agissent comme des robots. Si la majorité des hommes sont comme des robots, alors

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 39

Mais tout au long de ces recherches de nouveaux aspects apparaissent: l’être humain était bien pluscomplexe que quelque chose qui pouvait faire l’objet d’une recherche de laboratoire axée sur le cer-veau, et donc la psychologie cognitive a dû évidemment s’ouvrir à d’autres dimensions telles que laconscience ou les émotions, à d’autres secteurs de la psychologie (tels que la psychologie sociale oude l’enfance), à d’autres disciplines des sciences humaines telles que la linguistique, la sociologie,l’anthropologie.

Même si ses frontières, à force de s’élargir, semblent se fragiliser, même si elle ne peut fairel’impasse sur ce que les autres disciplines lui apportent, la psychologie cognitive garde commespécificité d’étudier l’individu à un niveau intermédiaire entre le biologique et le social, avecl’objectif de comprendre les mécanismes mentaux et les représentations internes à l’origine deson comportement. (Chapelle, 2002, p. 53)

On voit déjà ici une première définition qui conduit vers le concept de complexité, un concept fon-damental pour ma recherche sur lequel je reviendrai ensuite pour l’analyser en détail.

2.3 Des débats philosophiques aux nouvelles sciences de la cognition: panoramahistorique

Le concept de complexité en tant que tel a fait l’objet d’études spécifiques à partir de ces dernièresannées 30, mais si on regarde de plus près la naissance et le développement des sciences cognitivesdans une perspective historique, on s’aperçoit de l’existence de deux lignes de pensée opposées dontl’une s’appuie sur des théories réductionnistes et modélisantes, et l’autre sur une conception pluscomplexe et éclectique.Le rêve de la philosophie ancienne de réduire tout phénomène à des principes élémentaires s’estdéveloppé tout au long du XVIIème et du XVIIIème siècle en trouvant en Descartes et en Leibniz deuxreprésentants fondamentaux (pour Descartes la pensée – synonyme de raison – consistait à enchaî-ner logiquement des concepts simples, Leibniz de son côté ébauche la théorie des monades) et déjàà cette époque surgit l’opposition avec l’empirisme de Hume, qui partait par contre des donnéesd’expérience pour parvenir à une théorisation.C’est à partir de l’invention des calculateurs, qui parviennent à exécuter des calculs complexes enles subdivisant dans leurs composants simples, qu’on a l’impression de voir une confirmation tech-nique des hypothèses de réduction/modélisation aussi bien de la réalité que de la pensée humaine.Ceci semble d’autant plus vrai qu’il semble qu’il y ait des analogies avec les premières études dufonctionnement cérébral, qui envisageaient des aires spécialisées dans le cerveau correspondant àdes facultés différentes.

le problème de construire des robots semblables aux hommes n’existe plus. L’idée d’ordinateur-homme est un exempleapproprié de l’alternative entre usage humain et inhumain des machines.

L’ordinateur peut servir à améliorer la vie de beaucoup de manières, mais l’hypothèse qu’il substitue la vie etl’homme est une claire manifestation de la pathologie de notre temps.

30 Voir par exemple les œuvres d’Edgar Morin.

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40 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

Il est intéressant de noter toutefois que même dans ce domaine d’études il y a eu, déjà à partir de lafin du siècle dernier, opposition entre ceux qui soutenaient la théorie de la localisation des facultésmentales et ceux pour qui le cerveau présentait un fonctionnement holistique 31.À partir de la fin de la seconde guerre mondiale, l’étude du fonctionnement du cerveau procède paranalogie avec celle du développement technique de l’ordinateur, et on assiste à la naissance dequelques théories porteuses de concepts qui marqueront jusqu’à présent le débat autour des neuro-sciences, appelées par la suite sciences de la cognition.De toutes ces théories, très différentes et souvent même opposées, je ne retiendrai que celles qui sontliées à ma recherche dans la mesure où elles me permettent de tracer un parcours qui souligne la rela-tion entre créativité et fonctionnement du cerveau.

2.3.1 Deux théories du fonctionnement du cerveau

2.3.1.1 La cybernétique

La première théorie qui me semble intéressante est la cybernétique, plus connue comme théorie dessystèmes, qui a vu sa naissance à l’occasion des conférences Macy organisées à New York de 1946à 1953. Le nom, d’origine grecque (êõâåñíÞôçò = pilote), a été inventé par le mathématicien Wieneren 1948. Née de l’ingénierie, cette théorie a montré dans les décennies suivantes toute sa souplesseet sa fécondité.Les conférences Macy représentèrent un moment riche de rencontre entre spécialistes de disciplinesdifférentes, qui tous finirent par mettre en œuvre la théorie des systèmes dans leurs domaines spéci-fiques.

L’idée de « modèle », de « système » (où interagissent des éléments) est à l’origine de toutesles versions de la théorie des systèmes qui vont naître dans les années suivantes. On voit biencomment les idées d’ordinateur, de cerveau, de système autorégulé, de calcul logique…s’in-terpénètrent et s’articulent de différentes manières, débouchant sur de nouvelles pistes etaboutissant parfois aussi à des impasses. (Dortier, 2002, p. 7)

La cybernétique a eu le mérite d’introduire le concept de système et d’en faire un outil permettantd’analyser des phénomènes tels que le fonctionnement du cerveau; à travers le concept de systèmecomplexe elle a rendu possible l’entrée sur la scène scientifique d’un concept très riche et fécond telque celui de la complexité, mais elle n’a pas encore analysé ce concept en se limitant à le reconnaî-tre, à le « mettre entre parenthèses » (Morin, 1990, p. 49) et à considérer plutôt les inputs et les out-puts des systèmes mêmes.

31 voir Pierre Flourences (1794-1867) auteur des « holistes » dans le débat concernant le fonctionnement du cerveauqui passionna les chercheurs de la fin du XIXème siècle. Voir aussi Dortier, J. F. « Histoire des sciences cognitives », inSciences Humaines, Hors-série, n°35 – décembre 2001/janvier-février 2002, p. 7.

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La difficulté à entrer dans les systèmes complexes était celle d’accepter un certain niveau d’incerti-tude, ce qui était d’autant plus difficile si l’on considère que la science avait toujours tâché d’élimi-ner toute incertitude et ambiguïté. Mais justement cette idée de l’acceptation d’une certaine impré-cision et ambiguïté est fondamentale pour éviter toute impasse liée à l’analogie cerveau=ordinateur

Une des conquêtes préliminaires dans l’étude du cerveau humain est de comprendre qu’unede ses supériorités sur l’ordinateur est de pouvoir travailler avec de l’insuffisant et du flou; ilfaut désormais accepter une certaine ambiguïté et une ambiguïté certaine (dans la relationsujet/objet, ordre/désordre, auto/ hétéro organisation). Il faut reconnaître des phénomènes,comme liberté ou créativité, inexplicables hors du cadre complexe qui seul permet leur appa-rition. (id, p. 50)

Parmi les participants aux conférences Macy, la personnalité la plus intéressante pour mon étude estcelle de Gregory Bateson qui, en tant qu’anthropologue, va appliquer la théorie cybernétique à l’é-tude de l’être humain.Dans son œuvre Verso un’ecologia della mente (titre orig.: Steps to an Ecology of Mind)32, il souli-gne son idée qui est celle de considérer l’esprit humain comme un système à l’intérieur duquelchaque composante est strictement liée aux autres: « Si potrebbe dire che nella creazione artistical’uomo deve sentire se stesso – tutto il suo io – come un modello cibernetico » (Bateson, 1976, p.453).33

La profondeur des idées de Bateson est devenue de plus en plus remarquable, et son opposition à lalogique cartésienne constitue une des raisons pour lesquelles « the ideas of Bateson become criti-cally important to thinking about education for the twenty-first century » (Bowers, Flinders, 1990,p. 233).34 Le lien avec ses théories sera toujours plus évident dans la suite de ce travail, car elles four-nissent un des points de repère à la ligne poursuivie dans ma recherche.

2.3.1.2 L’Intelligence Artificielle: lumières et ombres

Une autre étape fondamentale qui va dans le sens d’une modélisation de la pensée humaine est cons-tituée par la naissance de l’I.A., l’Intelligence Artificielle, qui fait son apparition à la moitié desannées 50 avec de très grandes ambitions, surtout celle de pouvoir substituer une machine au cer-veau humain pour exécuter des tâches complexes comme par exemple la traduction des langues.L’I.A. semble aller dans une direction opposée à celle que je considère la plus pertinente à marecherche, puisqu’elle tâche en fait de décomposer tout problème en des sous-problèmes simplespour parvenir à une solution et adopte par conséquent une perspective réductionniste, je voudraistoutefois souligner ici son importance en tant que stimulus ou support à une prolifération d’idées etde recherches dans les années successives à sa formulation. Tout ce grand échange d’idée a contri-bué à rendre la période qui va de la moitié des années 50 jusqu’à la moitié des années 70 l’humusfertile sur lequel ont germé les sciences qui seront ensuite regroupées sous la dénomination de scien-ces cognitives.

32 Bateson G., Verso un’ecologia della mente, Milano Adelphi, 1976, éd. or. Steps to an Ecology of mind, ChandlerPublishing Company, 1972.

33 On pourrait dire que dans la création artistique l’homme doit sentir soi- même – tout son être – comme un modè-le cybernétique.

34 Les idées de Bateson deviennent fondamentales pour la pensée concernant l’éducation pour le vingt et unièmesiècle.

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S’intéressent à l’Intelligence Artificielle les psychologues qui s’opposent au béhaviorisme dominantà l’époque, en particulier J.Bruner et S. Miller, qui étudient les stratégies mises en place par le cer-veau pour parvenir à la résolution de problèmes. À Bruner s’associe N. Chomsky dans la fondationdu Center of Cognitive Psychology à Harvard. Chomsky a formulé la fameuse théorie linguistiquedite de la grammaire générative (GG):

« …l’esprit de la GG est proche de celle de l’IA. Dans les deux cas, il s’agit de retrouver des“programmes”, fondamentaux, réductibles à quelques règles de production, qui permettent de“générer” toute sorte de production mentale. » (Dortier, 2002, p. 9)

Cette affinité semblait être prometteuse de grands développements au niveau informatique car, unefois découvertes les règles de grammaire universelle, il semblait possible de programmer un ordina-teur de façon qu’il puisse par exemple parler ou traduire.Même si la théorie chomskienne et l’IA s’éloignent l’une de l’autre au fil des années, l’idée de modé-liser le fonctionnement du cerveau par analogie avec celui de l’ordinateur reste à la base de nom-breuses études et de quelques modèles importants, comme celui de J. Fodor. Celui-ci se concentred’un côté sur les caractéristiques de la pensée en formulant la thèse « fonctionnaliste » selon laquel-le il y a une séparation entre les opérations mentales (le software) et l’instrument qui permet leureffectuation (le hardware), et de l’autre sur le fonctionnement de l’esprit humain, pour lequel il for-mule une thèse « modulariste », ainsi nommée parce qu’elle postule pour chaque opération un modu-le spécialisé. Ce modèle, connu sous le nom de modèle symbolique ou de « cognitivisme », sera àl’origine d’un grand débat dans le monde scientifique.Les philosophes aussi, de leur côté, montrent un grand intérêt pour les thèses de l’IA, en se pronon-çant soit en faveur soit contre. L’opposition tourne autour des aspects qui distinguent la penséehumaine de la machine, défendant l’idée selon laquelle celle-ci ne parviendra jamais à reproduire parexemple l’intention, la conscience, les projets. On discute aussi des implications de la théorie fonc-tionnaliste sur la relation entre la partie physique, le cerveau, et la partie « spirituelle », la pensée.Selon le philosophe américain John R. Searle35 « la machine ne fait que manipuler des symbolesabstraits sans en comprendre la signification » (id, p. 11), elle n’a pas accès au sens donc on ne peutpas dire qu’elle pense. Ces limites montrées par le modèle de l’IA, à savoir le fait de ne pas parve-nir aux résultats attendus en termes de réalisation – les limites dans le domaine de la traduction auto-matique en sont l’exemple le plus frappant – ont contribué à la naissance d’un autre modèle, celuidu connexionisme qui, lui aussi, part d’un aspect du fonctionnement du cerveau, celui du réseau deneurones.Selon ce nouveau modèle, les opérations cognitives sont effectuées par un système formé d’unitésinterconnectées qui interagissent dans leur travail: ce qui pourrait être considéré comme renvoyantà la théorie des systèmes.On voit déjà paraître ici quelques concepts qui se rattachent bien au discours sur la créativité: il fautencore une fois se demander si et dans quelle mesure il est possible de tout réduire à des problèmestechniques qu’on arrivera à résoudre dans un futur plus ou moins proche.

35 John R. Searle, La redécouverte de l’esprit, Paris, Gallimard,.1995.

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2.4 Naissances des « sciences cognitives »

Il semble déjà clair, à partir de cette courte introduction historique, que tout ce mouvement d’idées,quoique riche et fort intéressant, entraîne une vision toujours plus complexe du fonctionnement ducerveau et de la pensée humaine. Comme l’avaient déjà compris très bien J.Bruner et N.Chomsky àl’époque de la fondation de leur centre, l’étude de la boîte noire n’est pas seulement une affaire depsychologues: elle requiert l’apport de nombreuses disciplines différentes qui vont de l’anthropolo-gie à la linguistique en passant par la philosophie et les neurosciences.Mais ce n’est qu’au milieu des années 70 que les « sciences cognitives » font leur apparition auxÉtats-Unis (une revue spécialisée et une société ont vu alors le jour). Sous cette dénomination ontrouve la psychologie, l’IA, les neurosciences, l’anthropologie, la linguistique et la philosophie.Cette complexe constellation de domaines d’étude a donné lieu à une grande production scientifiqueet vulgarisatrice, exerçant son influence tout au long de ces dernières décennies (même si en Europeles sciences cognitives ont fait leur apparition plus tard qu’aux États-Unis).Le fait de partir de différentes perspectives pour étudier un phénomène complexe comme celui desdifférentes modalités du fonctionnement de l’esprit humain a permis de considérer les apports d’ap-proches très différentes comme, toutes, capables de donner leur contribution à la résolution d’unetâche extrêmement complexe et non comme des sciences en concurrence et en même temps il aouvert la voie à l’étude de concepts transversaux tels que celui de conscience. Ce concept, même s’ilreste encore un peu flou à cause justement des différentes perspectives à partir desquelles on l’abor-de, marque le passage à ce que l’on pourrait considérer comme un niveau plus haut, car le conceptde conscience en véhicule d’autres aussi importants, tels que ceux d’émotion, de sensation, deréflexion, de subjectivité, d’évaluation, de critique, de représentation mentale.

2.5 De la recherche d’un modèle à la prise en compte du contexte

D’un point de vue strictement historique, on revient à la situation annoncée au départ: le triomphedes neurosciences qui a eu lieu pendant les années 90.La boîte noire semble donc avoir été ouverte grâce aussi aux progrès de la technologie, mais on estencore loin malgré tout d’avoir trouvé la clé du mystère: le débat n’a fait que se déplacer à un niveausupérieur aussi bien du point de vue scientifique (quel est le niveau de connexion et la possibilitéd’échanges entre aires spécialisées du cerveau?) que philosophique (quelle est la relation entre cer-veau et esprit, entre cerveau et pensée, entre cerveau et émotions?)

La plupart des neuroscientifiques admettent que la pensée est forcément ancrée sur un supportcérébral (dont il leur revient d’étudier le fonctionnement), mais qu’elle dépend également del’apprentissage, et donc de facteurs culturels et sociaux. (id, p. 13)

Si les découvertes techniques n’ont que partiellement aidé à parvenir à des solutions en visualisantcertains mécanismes de l’activité cérébrale, elles n’ont toutefois confirmé complètement aucun desmodèles envisagés par les chercheurs. En outre, au fur et à mesure que les sciences cognitives pro-gressent, et cela d’une manière plus interconnectée qu’auparavant, les approches ont tendance à sediversifier.

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Les approches les plus récentes partent d’une autre perspective, à savoir celle de la prise en comptede l’importance du contexte: il peut s’agir du contexte ambiant auquel même le cerveau doit trouverdes stratégies d’adaptation, tel que postulé par l’évolutionnisme, ou du contexte biologique, le cer-veau étant une partie du corps qu’il n’est pas possible de considérer séparément, ou enfin du contex-te social, car l’individu vit dans une société et la pensée – tout comme l’apprentissage – a une viséesociale.Mais non sulement le concept de contexte joue un rôle important, il faut considérer aussi la direc-tion prise par les études sur le fonctionnement de la mémoire et de l’intelligence dans lesquels unedifférenciation entre une multiplicité de typologies s’est désormais imposée. L’éclectisme qui en résulte et qui semble être le seul moyen de garder toute cette richesse se ratta-che très bien à l’idée de complexité, laquelle à son tour se relie à celle de système.Jérôme Bruner, dans son livre La mente a più dimensioni (tit.orig. Actual Minds, Possible Worlds)exprime bien sa perplexité devant toute division des phénomènes de la pensée:

[…] ho deplorato l’abitudine di tracciare confini concettuali rigidi tra pensiero, azione edemozione, quasi si trattasse di « regioni » della mente; si finisce per trovarsi poi a dovercostruire dei « ponti concettuali » per rimettere in collegamento ciò che non si sarebbe maidovuto separare. (Bruner, p. 131)36

L’importance du côté émotionnel ne peut plus être niée: il faut partir de la prise de conscience de lacomplexité du cerveau qui, en tant qu’organisme vivant, est, pour cela, en relation avec d’autres« organismes vivants », le corps, mais aussi la communauté sociale et l’environnement. Dans ce pro-cessus qui part du micro système pour arriver aux macro systèmes, les émotions retrouvent leur placeet aussi leur intérêt comme domaine d’étude.

2.6 La théorie systémique et le paradigme de la complexité

Revenons à l’idée de Bruner:Le emozioni, le conoscenze e le azioni [sono] i vari aspetti di un insieme più vasto che conse-gue la propria unità e la propria completezza solo all’interno di un sistema culturale. […] Laconoscenza non è una forma di sapere puro a cui si aggiunga l’emozione (con il risultato diturbarne la chiarezza oppure no). L’azione, poi, è la risultante finale di ciò che uno sa e sente.(Bruner, p. 145)37

Il est évident que la métaphore cartésienne fondamentale qui est à la base de la pensée occidentaledominante, à savoir l’approche scientifique de type techniciste, ne suffit pas à analyser toutes lescomposantes de la pensée, des mécanismes mentaux, du fonctionnement de l’esprit.Bowers et Flinders synthétisent efficacement ce que Bateson appelle le « Cartesian thinking »:

36 J’ai déploré l’habitude de tracer des frontières conceptuelles rigides entre pensée, action et émotion, presquecomme s’il s’agissait de « régions » de l’esprit; on se trouve finalement dans la nécessité de construire des « pontsconceptuels » pour remettre en communication ce qu’on n’aurait jamais dû séparer.

37 Les émotions, les connaissances et les actions [sont] les différents aspects d’un ensemble plus vaste qui atteintsa propre unité et se complète seulement à l’intérieur d’un système culturel. […] La connaissance n’est pas une formede savoir pur auquel s’ajoute l’émotion (avec le résultat d’en perturber la clarté ou pas. L’action, d’ailleurs, est larésultante finale de ce que chacun sait et sent.

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 45

The individual is an autonomous being who makes intellectual and moral judgements; kno-wledge (the explicit and measurable variety) is the chief source of power and progress in deve-loping technologies that will enable us to exploit nature’s resources; and nature (includinghuman beings) and society are represented in the mechanistic terms that allow for greater pre-dictability and control (Bowers, Flinders, p. 233)38

Et ils soulignent comment la métaphore écologique de Bateson, opposée à la métaphore cartésienne,« places the person and the symbolic world of culture within a system of interdependent relations –not outside it, as is the case with the Cartesian metaphor »(id, p. 234).39

La métaphore de Bateson est centrale pour ma thèse parce qu’elle repose sur l’idée de l’interdépen-dance de tous les facteurs liés à la culture humaine: les systèmes sont caractérisés par des interrela-tions à l’intérieur, mais ils sont aussi ouverts à l’extérieur.Par analogie avec la métaphore batesonienne, on peut considérer que le système cerveau/esprit, pourbien fonctionner, doit coopérer étroitement avec le système corps/individu, lequel, à son tour – pourrester dans la tranche d’âge scolaire – doit se mettre en relation avec le système famille d’un côté etavec celui du groupe-classe de l’autre. Tous ces systèmes doivent à leur tour se mettre en relationavec les systèmes sociaux, avec celui de l’environnement…Ces systèmes étant donc complexes et interdépendants, on arrive bien à saisir comment de petitschangements produisent des conséquences significatives presque impossibles à prévoir:

La crisi ecologica del pianeta ha messo a nudo l’inadeguatezza del paradigma cartesiano edella fisica newtoniana che consideravano il mondo come una macchina, con comportamentiprevedibili delle singole parti, analizzate da modelli riduzionisti e soggette a leggi semplici euniversali. La complessità dei meccanismi di retroazione, la non linearità dei fenomeni fuoriequilibrio come l’effetto serra, il buco dell’ozono, le risposte immunologiche degli organismiviventi, hanno dimostrato che la linearità non è generalizzabile…e che le piccole variazioniquasi sempre producono effetti macroscopici e non prevedibili (Tiezzi E., 1991, p. 85)40

Une des idées de base de la théorie du changement qui est désormais devenue un slogan « think glo-bally, act locally » donne l’occasion de réfléchir sur les possibilités d’intervention efficace à partirde la réalité quotidienne

Alla mania della quantità si va progressivamente e massicciamente aggiungendo il valoredella qualità, come riscoperta del particolare, delle differenze, della singolarità, dell’estetica,della soggettività, del piccolo, del quotidiano (Rosati L., 1997, p. 118, souligné par l’auteur)41

Tout ce qui avait été rejeté comme irrationnel, non scientifique, donc non digne d’attention, rentredans la théorie systémique et dans le paradigme de la complexité

38 L’individu est un être autonome qui formule des jugements intellectuels et moraux; la connaissance (dans savariété explicite et mesurable) est la source principale de pouvoir et de progrès dans le développement de technologiesqui nous permettront d’exploiter les ressources naturelles; et la nature (y compris les êtres humains) et la société sontreprésentées dans des termes mécanicistes qui permettent une prévisibileté et un contrôle plus grands.

39 Met la personne et le monde symbolique de la culture à l’intérieur d’un système de relations interdépendantes –non au déhors de ceci, comme dans le cas de la métaphore Cartesienne.

40 La crise écologique de la planète a mis à nu l’inadéquation du paradigme cartésien et de la physique de Newton,qui considéraient le monde comme une machine présentant des comportements prévisibles de chacune de ses parties,analysées par des modèles réductionnistes et assujettis à des lois simples et universelles. La complexité des mécanismesde rétroaction, la non-linéarité des phénomènes hors équilibre comme l’effet de serre, le trou dans la couche d’ozone,les réponses immunologiques des organismes vivants ont démontré que la linéarité n’est pas généralisable… et que lespetites variations produisent presque toujours des effets macroscopiques et non prévisibles.

41 À la manie de la quantité on ajoute progressivement et massivement la valeur de la qualité, comme redécouver-te du détail, des différences, de la singularité, de l’esthétique, de la subjectivité, du petit, du quotidien.

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46 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

L’uomo non vive in un mondo di puri fatti secondo i suoi bisogni e i suoi desideri immediati.Vive piuttosto fra emozioni suscitate dall’immaginazione, fra paure e speranze, fra illusioni edisillusioni, fra fantasie e sogni (Cassirer E., 1968, p. 80)42

2.6.1 Apports du pragmatisme

Ces concepts se rattachent de façon significative à la ligne pragmatiste, telle qu’elle est présentée parRichard Rorty43, qui me semble très bien intégrer la perspective complexe au niveau philosophique.Selon cette ligne, la conception de la recherche scientifique comme un procédé visant à découvrir laVéritable Langue de la Nature n’a pas beaucoup de sens, et les longues tentatives des positivistesd’utiliser des notions telles que « objectivité », « rigueur », et « méthode » pour isoler ce qui peutêtre considéré comme science de ce qui ne peut pas l’être n’ont pas démontré qu’il y a vraiment uneméthode universelle et scientifique suivant laquelle nous serions capables d’aller au-delà des appa-rences pour voir la nature « telle qu’elle est vraiment ». Il faudrait renverser la question et affirmerplutôt qu’un certain vocabulaire fonctionne mieux qu’un autre pour atteindre un certain but:

Pragmatism […] does not erect Science as an idol to fill the place once held by God. It viewsscience as one genre of literature – or, put the other way around, literature and the arts asinquiries, on the same footing as scientific inquiries (Rorty, 1982, p. XLIII)44

Selon Rorty, la philosophie présente par rapport aux autres types de recherche une différence de typequantitatif et non de type qualitatif: « [Philosophy is] critical thought at a level of generality whichdiffers only in degree from all the rest of inquiry » (id, p. 29). Et tout au long de son œuvre, il argu-mente cette thèse rigoureusement pour aboutir à une vision très libératrice dans laquelle la toléran-ce devient centrale dans toute science, l’acceptation de la notion de différence s’étendant aussi bienà ce qu’on recherche qu’à la nature et au style de la recherche.Dans un chapitre dont le titre très révélateur est « Method, Social Science, Social Hope », Rorty nousdit encore:

The burden of my argument so far has been that if we get rid of traditional notions of « objec-tivity » and « scientific method » we shall be able to see the social sciences as continuous withliterature – as interpreting other people to us, and thus enlargening and deepening our senseof community. […] we shall not think that « the study of man » or « the human sciences » havea nature, any more than we think that man does. […] The lines between novels, newspaperarticles, and sociological research get blurred. The lines between subject matters are drawnby reference to current practical concerns, rather than putative ontological status. (id, p.203)45

42 L’homme ne vit pas dans un monde de purs faits selon ses besoins et ses désirs immédiats. Il vit plutôt parmi desémotions suscitées par l’imagination, entre peurs et espoirs, entre illusions et désillusions, entre fantaisies et rêves.

43 Rorty, Richard, Consequences of Pragmatism, Brighton, The Harvester Press Limited, 1982.44 Le Pragmatisme […] n’érige pas la Science en idole pour remplir la place qui était une fois tenue par Dieu. Il

regarde la science comme un genre littéraire – ou, pour renverser les termes de la question la littérature et les artscomme des questions, sur le même plan que les questions scientifiques.

45 Le poids de mon argument jusqu’ici a été le fait que si nous nous libérons des notions traditionnelles d’« objec-tivité » et de « méthode scientifique » nous serons capables de voir les sciences sociales comme liées à la littérature –comme capables de nous faire comprendre les autres, et par conséquent d’élargir et approfondir notre sens de la com-munauté. […] nous ne penserons pas que « l’étude de l’homme » ou « les sciences humaines » ont une nature, pas plus

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 47

Il est enfin très intéressant de noter que Rorty souhaite que cette nouvelle perspective, celle quiconsiste à aller au-delà de la « méthode », ne se traduise pas dans un nouvel instrument de domina-tion mais que, au contraire, elle donne de la place à un sentiment d’espoir et de solidarité humaine.

2.7 La créativité comme ressource pour maîtriser la complexité

La conscience de se trouver dans un moment historique caractérisé par de grandes mutations, parl’interdépendance de toutes les composantes à l’intérieur du paradigme écologique et surtout par lanécessité d’opérer dans tout domaine des choix visant à améliorer la qualité de la vie postulent l’im-portance du facteur humain, de la subjectivité, des ressources de l’être humain. La créativité s’im-pose alors comme qualité nécessaire pour maîtriser une telle complexité: et cette qualité dépasse leslimites de toute pédagogie et formation scolaire pour parvenir à une dimension plus vaste, pour setransformer elle-même dans une ligne de comportement intériorisée par la personne, par l’êtrehumain, qui sera capable de l’utiliser dans tout domaine, à partir de celui professionnel. Et cet êtresera d’autant plus créatif qu’il sera capable de se mettre dans une perspective d’innovation, s’ilaccepte de vivre sans cesse de nouvelles aventures:

Gli individui creativi sono persone che non rinunciano a mettersi continuamente alla prova, asperimentare qualcosa di nuovo e a tollerare il rischio che ciò comporta.Sono persone che vivono da « eterni debuttanti », sempre capaci di scommettere e di buttarsiavanti, persone dinamiche e vive che cercano « l’avventura tra il gioco e la serietà » (L. Rosati1993, p. 47), avventura che nel significato più profondo esige impegno, costanza, responsabi-lità (Rosati L., 1997, p. 78)46

La personne créative est celle qui a fait du « problem finding »47 sa stratégie de travail fondamenta-le:

E creativa una mente sempre al lavoro, sempre a far domande, a scoprire problemi dove glialtri trovano risposte soddisfacenti, a suo agio nelle situazioni fluide nelle quali gli altri fiu-tano solo pericoli, capace di giudizi autonomi e indipendenti (anche dal padre, dal professo-re e dalla società), che rifiuta il codificato, che rimanipola oggetti e concetti senza lasciarsiinibire dai conformismi. Tutte queste qualità si manifestano nel processo creativo. (Rodari,1973, pp. 179-80)48

Bref, il est celui qui a su garder à l’âge adulte la créativité propre à l’enfance

que nous pensons l’homme en avoir une. […] Les lignes qui séparent romans, articles de journal et recherches socio-logiques deviennent indistinctes. Les lignes entre les sujets d’études sont tracées par rapport à des préoccupations cou-rantes d’ordre pratique plutôt que par rapport à un état ontologique putatif.

46 Les individus créatifs sont des personnes qui ne renoncent pas à se mettre toujours à l’épreuve, à expérimenterquelque chose de nouveau et à tolérer le risque que cela comporte. Ce sont des personnes qui vivent comme « des débu-tants éternels », toujours capables de parier et de se lancer en avant, des personnes dynamiques et vives qui cherchent« l’aventure entre le jeu et le sérieux » (L. Rosati 1993, p. 47), aventure qui dans son signifié plus profond exige enga-gement, constance, responsabilité.

47 Getzels et Csikszentmihalyi, 1976, cité d’après Antonietti, Cerioli, 1996 p. 27.48 Un esprit créatif est un esprit toujours au travail, toujours en train de poser des questions, de découvrir des pro-

blèmes là où les autres trouvent des réponses satisfaisantes, à l’aise dans les situations fluides dans lesquelles les aut-res ne flairent que des dangers, capable de jugements autonomes et indépendants (même du père, de professeur, de lasociété), qui refuse le codifié, qui remanipule objets et concepts sans se faire gêner par les conformismes. Ce sont tou-tes ces qualités qui se manifestent dans le processus créatif.

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L’individuo creativo è quello che riesce a fronteggiare una sfida formidabile: sposare le pro-spettive più avanzate affermatesi in un campo del sapere con i problemi, gli interrogativi e leintuizioni che hanno scandito la sua vita di bambino pronto a meravigliarsi di ogni cosa(Gardner, 1994, p. 50)49

Il est évident que l’on pourra obtenir un tel résultat en reconsidérant profondément le rôle, la quali-té et la durée de la formation. Si la créativité doit devenir intrinsèque à la personne il faut postulerune formation correspondante au concept contenu dans le mot allemand de “Bildung”, à savoir unprocessus de développement de la personne dans sa totalité, un déploiement des potentialités dusujet, qui s’étendra tout au long de la vie, mais dont les germes auront été jetés très tôt. La périodescolaire devient d’autant plus fondamentale, car elle offre l’occasion d’un renouvellement des pra-tiques et des approches au savoir, bref d’un changement que l’on pourrait presque considérer commeune véritable révolution culturelle.

2.8 Pourquoi la complexité

Le choix de la théorie de la complexité et de l’organisation systémique comme paradigmes de basedans lesquels insérer l’idée de la créativité est loin d’être dû au hasard; il est au contraire motivé partrois facteurs de base:• le dépassement d’une idée réductionniste comme facteur d’explication des phénomènes;• la nécessité de la coexistence de facteurs apparemment opposés;• l’importance d’une prise en compte des relations sujet/objet et d’une perspective d’ouverture qui

part de l’individu pour arriver au champ et à l’environnement.

2.8.1 Le premier facteur

Le premier facteur, celui dont j’ai parlé dans ce chapitre et qui est essentiel à la compréhension desautres, rompt avec la tradition largement acceptée comme la seule possible – non seulement dans ledomaine scientifique mais aussi dans celui des sciences humaines – selon laquelle pour expliquertout phénomène il faut le réduire à ses composantes élémentaires:

L’idéal de la connaissance scientifique classique était de découvrir, derrière la complexitéapparente des phénomènes, un Ordre parfait légiférant une machine perpétuelle (le cosmos)elle-même faite de micro-éléments (les atomes) diversement assemblés en objets et systèmes.(Morin E., 1990, p. 19)

49 L’individu créatif est celui qui réussit à faire face à un formidable défi : mettre ensemble les perspectives lesplus avancées dans le domaine du savoir avec les problèmes, les doutes et les intuitions qui ont marqué sa vie d’enfantprêt à s’étonner de tout.

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 49

On l’a déjà vu à propos du cerveau et on pourrait bien l’étendre aux autres domaines aussi bien dessciences exactes (pensons à la cosmologie pour ne prendre qu’un seul exemple) que des scienceshumaines (l’étude de la société par exemple): ce réductionnisme n’arrivera pas à expliquer la totali-té des phénomènes complexes.Edgar Morin dit qu’on retrouve l’idée, déjà formulée dans le passé, selon laquelle « le tout est plusque l’ensemble des parties qui le composent » (Morin E., trad.it. 2000, p. 21, éd. orig. 1999), idéequi est aussi l’idée de base de la théorie gestaltiste50.Pour Morin, « lo sviluppo dell’attitudine a contestualizzare e globalizzare i saperi diviene un impe-rativo dell’educazione » (id, p. 19).51

2.8.2 Le deuxième facteur

2.8.2.1 Séparation entre fonction émotive et cognitive

Le deuxième facteur souligne la nécessité de considérer que des oppositions qui ont été vues commeirréductibles par notre culture et notre réflexion nécessitent en réalité d’être reconsidérées dans uneperspective holistique afin de pouvoir devenir des instruments efficaces de développement indivi-duel et collectif. Le cas plus éclatant et plus porteur de conséquences néfastes à tous niveaux est celuide la complète séparation entre fonctions émotives et cognitives. La perspective holistique postuleau contraire une relation entre les deux et cette relation a été confirmée par des recherches cliniquesqui ont montré comment les activités mentales de type analytique-cognitif et celles de type synthé-tique-émotif ne sont pas séparées, ne serait-ce qu’en raison de la conformation des structures ner-veuses qui les soutiennent.La séparation entre fonctions émotives et cognitives se relie aux positions que j’ai traitées dans lepremier chapitre, à savoir la séparation marquée entre les dimensions imaginative, ludique, fictived’un côté, et la réalité de l’autre et encore une fois à la nette distinction cartésienne entre raison ettout ce qui n’est pas raison, donc irrationnel, mais aussi émotions, affectivité, mythes, etc.

50 La théorie gestaltiste ou gestaltisme est à la base de la thérapie gestaltiste qui a été fondée par le psychanalisteallemand Fritz Perls (1893-1970), elle consiste en grande partie dans l’entraînement d’une personne à la prise de cons-cience et à l’amélioration de son contact avec soi-même et son milieu. La dénomination dérive du mot allemand Gestalt,qui signifie « forme », mais qu’il est impossible de traduire de façon précise. Il indique une forme distinguable de sonarrière-plan. Le fondateur de la thérapie de la Gestalt aimait la définir la « psychologie de l’évidence », car elle travaillesur la réalité présente plutôt que sur le passé et le futur et pose au patient des questions simples et fondamentales. Lathérapie de la Gestalt est efficace surtout dans le cas de personnes refoulées et inhibées, qui ont besoin de se libérer desrationalisations de leurs propres défenses qui leur empêchent de vivre leur vie pleinement et d’établir des relations pro-fondes avec les autres. La période de plus grande diffusion de cette thérapie a été celle des années 60. Un des principesde base de cette théorie est le fait que nous ne percevons pas des parties isolées des choses et des éléments, mais tou-jours des formes (Gestalten) complètes.

51 Le développement de l’habileté à contextualiser et globaliser les savoirs devient un impératif de l’éducation.

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50 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

À propos de cette dernière dichotomie, j’aimerais citer encore une fois E. Morin, qui explicite trèsclairement son opposition:

Je crois que la vraie rationalité est profondément tolérante à l’égard des mystères. La fausserationalité a toujours traité de « primitifs », d’« infantiles », de « pré-logiques » des popula-tions où il y avait une complexité de pensée, pas seulement dans la technique, dans la connais-sance de la nature, mais dans le mythe. (Morin, 1990, p. 156)

2.8.2.2 Opposition des deux hémisphères cérébraux

Ce type d’opposition a été tout aussi extrême au niveau d’études scientifiques concernant la latéra-lisation cérébrale: la théorie des deux cerveaux postulait des fonctions complètement distinguéespour chaque hémisphère, l’hémisphère de gauche étant dédié aux fonctions linguistiques-analy-tiques, et celui de droite à l’activité globale-expressive. Cette théorie est strictement liée aussi à cellede dominance cérébrale, ce qui implique une nette séparation des individus en deux catégories, lesindividus à dominance cérébrale droite et ceux à dominance cérébrale gauche; il est claire que sonapplication rigide ne laissait presque pas d’espaces d’ouverture ou de flexibilité. Cette rigidité a été heureusement dépassée grâce aussi aux recherches de ces dernières décennies,qui montrent une modalité de fonctionnement du cerveau bien plus holistique, impliquant un travailbien plus intégré des deux hémisphères. Ce qui m’intéresse le plus pour ma recherche est naturelle-ment la sphère du langage et de la communication, sur laquelle je reviendrai au cours de ce chapit-re (voir 2.9.2.), mais il faut souligner que la théorie des deux cerveaux s’appliquait à tout domainede l’esprit et de la pensée humaine.

2.8.2.3 Polarité enfance/âge adulte

Parmi les oppositions intériorisées par notre culture, il y a aussi, comme on l’a vu dans le premierchapitre, celle de l’enfance et de la maturité de l’esprit. Or la créativité semble vraiment avoir besoind’une intégration de ce couple opposé, et cela à tous niveaux:

La creatività [è] un aspetto del potenziale umano e della sua capacità di realizzarsi ed espri-mersi in tutti i suoi aspetti cognitivi, ma anche affettivo-emozionali. (Rosati, 1997, p. 85)52

Cet auteur écrit encore:È interessante notare come emerga che una caratteristica della creatività sia un amalgamaparticolare di spirito infantile e di maturità ed una marginalità diffusa, una marginalità cul-turale di cui i maestri di creatività hanno fatto una leva importante del proprio lavoro. (Rosati,1997, p. 76/77)53

52 La créativité est un aspect du potentiel humain et de sa capacité à se réaliser et à s’exprimer dans tous sesaspects cognitifs, mais aussi affectifs-émotionnels.

53 Il est intéressant de remarquer le fait qu’une caractéristique de la créativité est un amalgame particulier d’espritenfantin et de maturité et une marginalité diffusée, une marginalité culturelle dont les maîtres de créativité ont fait unlevier important de leur travail.

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 51

Intimement lié à cela, il y a l’envie de se mettre en jeu, le goût de l’aventure en même temps que lesérieux et la persévérance.54

2.8.2.4 Opposition entre envie d’isolement et envie de contact

Une autre opposition très significative se situe au niveau social: on voit chez les individus créatifsune curieuse alliance de valorisation de la dimension individuelle, et de recherche de contactssociaux.J. Bruner définit « l’acte créatif d’un homme comme l’acte d’un homme tout entier » (Bruner, 1968,p. 43): la profonde participation émotionnelle est une condition nécessaire à l’acte créatif, et l’indi-vidu est capable aussi de faire face à l’isolement qui lui vient du manque de compréhension de lapart de ses contemporains, ou au moins de son entourage. Il s’agit, comme le dit Maslow55, de par-venir à travers la créativité à l’auto-réalisation. En même temps, toutefois, l’individu créatif sent lebesoin de relation et de communication, l’envie de partager les produits de sa création. Selon Rogers:

È poco probabile che un essere umano possa creare senza desiderare di condividere la pro-pria creazione. Perché questa è l’unica maniera che gli consente di placare l’angoscia dell’i-solamento e di convincersi di appartenere al gruppo. (Rogers, 1972, p. 105)56

Cette ambivalence a été remarquée aussi par A. Storr (1972), qui en arrive à considérer la présenced’un Moi fort comme une des caractéristiques de la créativité, et qui souligne en même temps le faitque les personnes créatives sont émotionnellement et socialement très sensibles.L’ambivalence entre désir de solitude et de socialité pourrait laisser la définition de la personnalitécréative plutôt floue; je voudrais au contraire souligner qu’il faudrait partir d’une autre perspectiveque l’on pourrait résumer de la façon suivante: l’homme a besoin d’être émotionnellement fort pourêtre créatif mais le fait d’être créatif aide à devenir plus fort. Cette double perspective se révéleratrès importante en tant que point de départ pour une réflexion didactique car elle rend possible d’uncôté l’exploitation des caractéristiques du sujet pour un travail créatif, de l’autre elle souligne lecaractère formatif qu’un travail axé sur la créativité peut avoir pour la maturation personnelle del’apprenant.

54 À ce propos j’ai déjà cité Rosati qui affirme que la créativité implique l’aventure entre jeu et sérieux. Rosati L.,Il tempo delle sfide, Brescia, La Scuola, 1993.

55 Maslow, 1972.56 Il y a peu de probabilité qu’un être humain puisse créer sans désirer partager sa création. Parce que c’est la

seule manière qui lui permette d’apaiser l’angoisse de l’isolation et de se convaincre d’appartenir au groupe.

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52 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

2.8.2.5 Autres polarisations

Storr a particulièrement remarqué la présence d’une multiplicité de polarisations caractéristiques dela personnalité créative: cela confirme ce que j’ai énuméré parmi les constituants de base de la créa-tivité, à savoir la nécessité de la coexistence de facteurs apparemment opposés, mais se rattache aussiau premier de ces constituants – le dépassement d’une idée réductionniste comme facteur d’expli-cation des phénomènes – car il souligne encore une fois la richesse de tout phénomène complexe. Parmi ces polarisations, il est intéressant de noter celle entre masculin et féminin. On a vu précé-demment que la personne créative est ouverte aux sentiments, aux émotions, a une forte sensibilitéet des intérêts très larges. Or toutes ces caractéristiques sont normalement, dans notre société, consi-dérées comme féminines. Storr cite encore la dichotomie entre imagination et capacité d’auto-éva-luation et d’autocritique, entre activité et passivité (selon Storr dans l’acte créatif il y a un élémentde passivité car la volonté ne peut pas « obliger » les idées à venir, elles viennent toutes seules, ceque la volonté peut faire c’est créer des conditions favorables), enfin entre tendance obsessive et pré-férence pour l’asymétrie et la complexité.Un des aspects les plus intéressants de sa réflexion me semble résumé dans cette affirmation:

Ci sono buone ragioni per supporre che le persone creative siano contraddistinte da un gradoeccezionale di divisone tra gli opposti, ed anche da un’eccezionale consapevolezza di tale divi-sione. (Storr, 1973, p. 212, éd. orig. 1973)57

A laquelle je relie celle qui parle de la capacité de tolérer la dissonance:Una caratteristica dell’individuo creativo […] è proprio la sua capacità di tollerare la disso-nanza: Egli vede problemi che altri non vedono; e non tenta di negare la loro esistenza. Allafine il problema può venir risolto, e da ciò che in precedenza si presentava come incompati-bile può essere estratta una nuova totalità; ma ciò che rende possibile la nuova soluzione è latolleranza del disagio da parte dell’individuo creativo. (id, p. 242)58

Ce concept se rattache à celui du « problem finding » dont j’ai déjà parlé, et se relie à un facteur,celui de l’acceptation de l’incertain et des situations problématiques, qui sera fondamental dans lechapitre concernant l’approche didactique de la question de la créativité.

2.8.3 Le troisième facteur

Le troisième facteur mentionné, celui de la relation sujet/objet et sujet/champ/environnement estfondamental aussi pour souligner le caractère nécessairement complexe de la créativité.Edgar Morin explique la dualité de l’objet et du sujet qui caractérise la culture occidentale depuisDescartes:

57 Il y a de bonnes raisons pour supposer que les personnes créatives se distinguent par un degré exceptionnel dedivision entre les opposés, et également par un exceptionnel degré de conscience de ces divisions.

58 Une caractéristique de l’individu créatif […] est justement sa capacité à tolérer la dissonance : il voit des pro-blèmes là où les autres ne les voient pas, et il n’essaie pas de nier leur existence. À la fin le problème peut être résolu,et de ce qui avant se présentait comme incompatible on peut extraire une nouvelle totalité; mais ce qui rend possible lanouvelle solution est la tolérance du malaise de la part de l’individu créatif.

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 53

[Cette culture pose] alternativement l’univers objectif de la res extensa, ouvert à la science, etle cogito subjectif irrésistible, irréductible premier principe de la réalité. Depuis, effective-ment, la dualité de l’objet et du sujet se pose en termes de disjonction, de répulsion, d’annu-lation réciproque. (Morin, 1990, p. 56)

Et cet auteur s’oppose très nettement à cette disjonction au nom d’une vision complexe de la cultu-re:

Si je pars du système auto-éco-organisateur et que je remonte, de complexité en complexité,j’arrive finalement à un sujet réfléchissant qui n’est autre que moi-même qui essaie de penserla relation sujet-objet. Et inversement si je pars de ce sujet réfléchissant pour trouver son fon-dement ou du moins son origine, je trouve ma société, l’histoire de cette société dans l’évolu-tion de l’humanité, l’homme auto-éco-organisateur.Ainsi le monde est à l’intérieur de notre esprit, lequel est à l’intérieur du monde. Sujet et objetdans ce procès sont constitutifs l’un de l’autre. Mais cela n’aboutit pas à une vue unificatriceet harmonieuse. Nous ne pouvons échapper à un principe d’incertitude généralisée. […] Lesujet doit demeurer ouvert, dépourvu d’un principe de décidabilité en lui-même; l’objet lui-même doit demeurer ouvert, d’une part sur le sujet, d’autre part sur son environnement, lequelà son tour, s’ouvre nécessairement et continue de s’ouvrir au-delà des limites de notre enten-dement. (id, pp. 59-60)

Dans le domaine de la créativité tout particulièrement, il faut conserver une vision intégrée des rôlesdu sujet et de l’objet car, comme on l’a vu dans le cas de l’individu créatif, entre conscience de soiet centralisation du sujet d’un côté, et intégration au monde de l’autre, le lien est central:

Si è creativi […] quando si ha coscienza dei pensieri, delle convinzioni autentiche del propriosé, e contemporaneamente quando si rinuncia al possesso di sé in quanto oggetto di proprie-tà, al proprio narcisismo ed egocentrismo per rendersi disponibili ad una relazione con glialtri autentica, basata sull’apertura nei confronti di opinioni, giudizi, idee diversi dai nostri,sull’accettazione dell’esperienza del conflitto, della divergenza, della polarità, dell’alterità.(Rosati, 1997, pp. 85-86)59

La relation sujet/environnement se rattache à la conception vigotskyenne selon laquelle imaginationet créativité ne sont pas des dons de Dieu, mais une potentialité innée d’opérer un procès de res-tructuration continuelle de l’information qui trouve son humus fertile dans les relations que l’indivi-du a instituées avec la réalité sociale et l’environnent à partir de son enfance.Vygotsky affirme que

Qualsiasi inventore, foss’anche un genio, è sempre una creatura del suo tempo. La sua capa-cità creatrice muove da quei bisogni che si sono formati prima di lui e poggia su quelle pos-sibilità che sussistono fuori di lui […]. Nessuna invenzione o scoperta scientifica appare,prima che si siano formate le condizioni materiali e psicologiche necessarie al suo sorgere.[…] per quanto individuale una creazione sia, include sempre un coefficiente sociale(Vygotsky, 1972, p. 50)60

59 On est créatif quand on a conscience des pensées, des convictions authentiques de son propre soi, et en mêmetemps quand on renonce à la possession de soi en tant qu’objet de propriété, à son narcissisme et égocentrisme, pourse rendre disponible à une relation authentique avec les autres, basée sur l’ouverture envers les opinions, jugements,idées différents des nôtres, sur l’acceptation de l’expérience du conflit, de la divergence, de la polarité, de l’altérité.

60 N’importe quel inventeur, même un génie, est toujours une créature de son temps. Sa capacité créatrice part deces besoins qui se sont formés avant lui et s’appuie sur ces possibilités qui existent hors de lui […]. Aucune inventionou découverte scientifique n’apparaît avant que les conditions matérielles et psychologiques nécessaires à sa naissan-ce ne se soient formées […]. Quelque individuelle que soit une création, elle comprend toujours un coefficient social.

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Mais la relation sujet/environnement est aussi fortement liée à la théorie constructiviste dans la ver-sion piagetienne déjà, puis dans celle de Bruner: si l’homme pour acquérir des connaissances doitforcément passer par un processus de réorganisation de la réalité comme de ces connaissancesmêmes pour parvenir à la construction d’idées nouvelles – ce qui constitue selon les constructivis-tes le seul vrai apprentissage –, il va sans dire que ce processus aura des implications fortes en ter-mes de structuration du sujet, mais aura aussi des conséquences sur l’environnement, auquel le sujetapportera quelque chose de nouveau et qui sera donc transformé par ce même sujet.

2.8.3.1 La relation sujet/champ

La relation sujet-champ me semble digne d’attention dans le cadre d’une réflexion sur la créativité.L’idée du champ présuppose un sous-système par rapport à celui de l’environnement, et amène àsouligner la multiplicité des approches de la créativité et donc la diversité des formes dans lesquel-les la créativité peut se manifester.Le concept de champ a été introduit par Csikszentmihalyj et repris par Gardner dans ses travaux, fon-damentaux pour toute étude de la créativité.Sans vouloir analyser trop en détail les idées de ces deux chercheurs, j’aimerais reproduire deuxschémas qui montrent comment la dimension créative implique les différentes composantes que j’aimentionnées.

Schéma de Gardner (Gardner, 1994, p. 25, ed. orig. 1993, je traduis)

individu(enfant et maître)

Autres personnes travailPendant l'enfance: famille (systèmes symboliqueset personnes du même âge; propres de la sphèrependant la maturité: rivaux, d'activité ou de la figures de support de son discipline) propre milieu)

(

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Schéma de Csikszentmihalyj (id, p. 56, je traduis)

Ces deux schémas se ressemblent, ils sont presque correspondants dit Gardner, qui souligne la posi-tion de Csikszentmihalyj selon lequel la créativité ne s’identifie avec aucun de ces nœuds pris danssa singularité ni avec des paires de nœuds: elle consiste au contraire dans l’interaction de toutes lescomposantes les unes avec les autres.Le concept de base de Gardner qui est strictement lié à la créativité – mais qui a aussi une grandeimportance du point de vue didactique et donc fera l’objet, entre autres, d’une reprise visée dans letroisième chapitre – est d’ailleurs celui des intelligences multiples.La théorie de Gardner selon laquelle il y a des types d’intelligence très différents est strictement liéeà une vision différenciée de la créativité

Mentre elaboravo la teoria delle intelligenze multiple, mi sono convinto che essa aveva nonpoche implicazioni per lo studio della creatività. Più precisamente, come non ha molto sensoconsiderare un individuo intelligente o tardo in generale, così mi parve che sarebbe statotempo perso cercare individui dotati di una « cretività generale » o costruire test che preten-dessero di verificarla. Se l’intelligenza è pluralistica, a fortiori è pluralistica anche la creati-vità. (Gardner, 1994, p. 13, éd. orig. 1993)61

Les personnalités créatives que cet auteur a analysées en détail sont douées de toute la gamme desintelligences, mais c’est dans une typologie spécifique qu’ils ont émergé. C’est dans le champ qu’ilsont choisi et dans lequel ils sont devenus experts, dont ils ont appris à maîtriser tous les instruments

talent individuel

milieu champ/discipline(juges, institutions)

61 Pendant que j’étais en train d’élaborer la théorie des intelligences multiples, je me suis convaincu qu’elle avaitplusieurs implications pour l’étude de la créativité. Plus précisément, comme il n’a pas beaucoup de sens de considé-rer un individu intelligent ou lent en général, de la même manière il me sembla que ce serait du temps perdu que de vou-loir chercher des individus doués d’une « créativité générale », ou de construire des tests qui auraient la prétention dela vérifier. Si l’intelligence est diversifiée, a fortiori même la créativité est diversifiée.

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et les données symboliques qu’ils ont pu montrer toute leur créativité: Gardner postule en effet lanécessité d’effectuer un travail sérieux, constant et prolongé dans un certain domaine pour parvenirà une production créative remarquable. Il est intéressant de remarquer toutefois qu’il souligne le faitque cette phase d’apprentissage ne soit pas distincte de la créatvité et celle-ci, à son tour, n’explosepas d’un jour à l’autre après avoir terminé la phase d’apprentissage: les individus créatifs ont tenda-ce à « essere esplorativi, innovatori e ingegnosi fin dall’inizio ». (id., p. 51)62

La créativité est donc liée au champ, qui est modifié par l’individu et qui à son tour modifie l’envi-ronnement. Mais on n’arrive pas à modifier son champ si on n’est pas maître de ce champ même,donc si l’on n’est pas passé par un long chemin de formation et d’auto-formation, ce qui se rattacheà l’idée vigotkyenne de la restructuration continuelle des informations, idée qui souligne fortementl’influence des personnes avec lesquelles l’individu a été en contact.

[…] Risulta […] evidente l’interazione che esiste tra soggetto, campo e ambiente […] se è veroche la complessità va indagata con strategie altrettanto complesse, ciò che appare importan-te è proprio lo stretto legame […] che esiste tra le risorse umane, culturali e ambientali e traqueste e la creatività individuale e collettiva sviluppata e agìta. (Rosati, 1997, p. 132)63

L’influence déterminante de l’éducation apparaît aussi si l’on considère les variables qui influencentle fonctionnement du cerveau par rapport à l’apprentissage et au développement de la créativté. Ilest intéressant à ce propos de lire ce que Bernard Lahire (auteur de L’homme pluriel) dit à proposdes liens entre sciences cognitives et sciences sociales:

Les sciences cognitives s’intéressent plutôt à ce qu’il y a d’universel dans le fonctionnementde la pensée: les mécanismes neurologiques et psychologiques de la perception, de la mémoi-re, du langage par exemple. Les sciences sociales, elles, s’intéressent à la variation desconduites humaines. Car la mémoire, la perception et le langage sont aussi conditionnéssocialement. Il me paraît clair que tout comportement social met en jeu à la fois du génétique,du biologique et du social. (Lahire, 2002, p. 78)

62 Être explorateurs, innovateurs et inventifs dès le début.63 L’interaction existant entre sujet, champ et milieu apparaît évidente. […] S’il est vrai que la complexité doit être

explorée avec des stratégies aussi complexes, ce qui semble important est justement le lien étroit […] qui existe entreles ressources humaines, culturelles et du milieu, et entre celles-ci et la créativité individuelle et collective développéeet mise en pratique.

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2.9 Autres concepts-clés pour une approche psychologique de la créativité

Avant d’aborder les implications d’une nouvelle prise de conscience des facteurs psychologiques surla didactique en général et sur celle des langues étrangères en particulier, je voudrais m’arrêter briè-vement sur quelques concepts par rapport auxquels il me semble fondamental de définir ma per-spective de recherche, car ils sont aussi bien liés au cadre cognitif et biologique du fonctionnementdu cerveau qu’à la perspective de la créativité. Il s’agit du fonctionnement de la mémoire et duconcept de pensée divergente liée à celui de latéralité cérébrale.

2.9.1 Mémoire et affectivité: quelle relation?

Le fonctionnement de la mémoire peut à première vue apparaître comme le plus éloigné de la créa-tivité. Il a fait l’objet de plusieurs études ces dernières décennies64, et différents modèles ont été créésqui tous partent d’études approfondies, menées en laboratoire et validées par l’observation des com-portements des individus.Ce qui m’intéresse ici n’est pas d’analyser en détail similarités et différences entre eux, mais de par-tir de ce que je définirais comme leur dénominateur commun, à savoir la différenciation entre typesde mémoire, pour me concentrer ensuite sur l’influence que des facteurs de type affectif ont sur lamémoire, celle-ci étant conçue comme moyen de stockage de l’information. D’ailleurs un des enjeuxles plus intéressants au niveau de discours didactique est celui d’analyser l’efficacité des pratiqueset des techniques visant à favoriser le stockage de l’information, celle-ci étant considérée commecondition indispensable à l’apprentissage même, il est donc d’autant plus iportant d’avoir conscien-ce des mécanismes de fonctionnement de la mémoire pour parvenir à mieux comprendre le proces-sus d’apprentissage:

Apprendre, c’est stocker des informations dans la mémoire. Il faudra donc s’intéresser à ce quiest connu en psychologie cognitive à propos du fonctionnement de la mémoire humaine. […].J’ajoute tout de suite, cependant, qu’on ne peut décrire le déroulement concret d’un processusd’apprentissage sans prendre en compte en même temps les aspects affectifs. (Bogaards, p. 14)

Au niveau d’analyse des typologies de mémoire il y a une assez grande variété parmi les appella-tions données par les différents spécialistes, à laquelle correspond aussi une certaine différenciationconceptuelle, je me réfère non seulement à une différence quantitative de tout type de mémoire quin’est pas permanente (faut-il postuler une différenciation de base entre deux types de mémoire – àbref et à long terme – ou plutôt élargir et nuancer cette différenciation en envisageant une mémoireà bref, à moyen et a long terme?), mais aussi à une différence qualitative de cette mémoire même(pour ne citer que Stevick il parle de Short-Term Memory, mais aussi de Working Memory et deHolding Memory autant que de Long-Term Memory et de Permanent Memory). Pour mon discoursje ne retiendrai que la différenciation de base entre une mémoire présentant une durée plus ou moinscourte et une mémoire qui a un caractère de permanence et qui garde pour toujours les informationsstockées.

64 voir à titre d’exemple Stevick, E.W., 1976, 1993, 1996, Damasio A., 1994, Schumann, J.H., 1998.

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Pour revenir à l’affirmation de Bogaards, il faut remarquer qu’il y a une coexistence entre facteurscognitifs et affectifs quand il s’agit de considérer le fonctionnement de la mémoire, ce qui signifieque l’on n’arrive pas à stocker des données dans la mémoire à long terme si le côté affectif-émo-tionnel n’est pas impliqué. Bien qu’il n’y ait pas de modèle unitaire de fonctionnement de la mémoi-re, tous les auteurs partent de la distinction de base, celle entre mémoire à court terme (MCT) etmémoire à long terme (MLT), reconnaissant à cette dernière une grande importance en raison de sesgrandes capacités de stockage, à sa capacité à conserver les informations et à la possibilité qu’elleoffre d’un accès immédiat à ces mêmes informations.L’intérêt pour les modes de fonctionnement de la mémoire date du début des années 70, et il est doncintéressant de rappeler par exemple qu’un livre de Frédéric Vester, Denken, Lernen, Vergessen65,paru en 1975 et qui proposait une subdivision entre mémoire ultra-courte, courte et longue et souli-gnait l’importance de cette tripartition pour l’apprentissage, avait eu un énorme écho en Allemagnedès sa parution. Tout au long de ces trois dernières décennies toutefois les études ont progressé, par-venant d’un côté à différencier à l’intérieur de la MCT et de la MLT selon les fonctions que celles-ci devaient exercer66, de l’autre en se concentrant beaucoup plus sur les obstacles de toute nature quipeuvent s’opposer à un stockage efficace des informations.J’adopte la perspective de Stevick qui me semble la plus complète et pertinente pour la visée didac-tique, en particulier parce qu’il s’est interrogé sur la nature des différentes typologies de mémoiredépassant la pure distinction de type temporal, et aussi parce qu’il a souligné le caractère dynamiquede la mémoire, y compris la MLT. Je reviendrai en particulier sur quelques concepts de Stevick dansle quatrième chapitre de ma thèse, pour analyser en détail la relation mémoire-nouvelles technolo-gies.Dans ce contexte, je voudrais seulement éclaircir les liens entre affect et mémoire, et je ferai appelà nouveau à Stevick:

Je crois que les relations entre l’affect et la mémoire sont très intimes et très complexes. Ellesne peuvent être décrites correctement à l’aide d’une simple métaphore telle celle du « filtreaffectif ». […] l’affect, un terme qui recouvre les intentions et les émotions, joue, au moins decinq façons, un rôle dans l’apprentissage et dans l’utilisation des langues étrangères. (Stevick,2/99, p. 43)

Il décrit ainsi ces cinq façons (je résume): • Les données relatives aux intentions et aux émotions sont conservées dans le réseau de la MLT

à côté des données visuelles, sonores et sensorielles en général, elles ne se trouvent pas à l’en-trée de cette mémoire pour filtrer ce qui va essayer d’entrer.

• Lorsqu’un stimulus sensoriel atteint un élément non affectif qui est connecté avec un élémenttrès affectif, celui-ci est également stimulé et à son tour pourra stimuler des images et à traverselles des mémoires qui n’ont pas un rapport direct avec l’apprentissage désiré.

• Une fois les éléments stokés, ils participent aux réseaux associatifs qui rendent possible le rap-pel, la recherche et la reconstruction: donc les éléments affectifs contribuent à nos réactionsinternes.

• L’affect joue un rôle dans les fonctions de rappel et de remémoration, donc sur l’apprentissage.• L’affect peut interférer sur la capacité de quelqu’un à former et à utiliser ce qui est déjà bien

installé dans la MLT.

65 Penser, apprendre, oublier. Vester F., Denken, Lernen, Vergessen, München, DTV, 1978, 1ère éd. Stuttgart, 1975.66 Voir Stevick E., Memory, Meaning and Method : Some psychological perspectives on language learning, MA,

Newbury House, 1976. Cet auteur donne une description très détaillée des typologies de mémoire et de leur fonction-nement à partir des recherches les plus récentes. Il souligne que l’on préfère la dénomination « working memory » à cellede « short-term memory », et il propose une subdivision pour la « long-term memory » entre ce qu’il appelle « holdingmemory » et « permanent memory ».

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Et Stevick conclut ainsi.Il y a donc un grand avantage à tenir compte du côté affectif de l’apprentissage. Cela impliqueque nous devons ête certains que les expériences non verbales et les significations qui accom-pagnent les formes linguistiques que rencontrent nos étudiants sont riches et complexes, richeset complexes dans leurs contenus, riches et complexes aussi de par leurs liens avec les diffé-rents besoins, les objectifs, les intentions et les motivations des apprenants.Cela implique également que nous devons trouver les moyens de traiter les « sous-produits »des méthodologies de façon à minimiser l’effet « fouillis » pendant l’acquisition de nouvellesdonnées, des façons de promouvoir des retours internes positifs qui accroissent la productionainsi que des façons de minimiser les interférences de l’émotion dans le rappel et la réutilisa-tion de ce qui a déjà été traité et stocké dans la mémoire à long terme. (id, pp. 44-45)

Or si, comme on l’a vu précédemment, le côté affectif est strictement lié à la dimension créativité,on peut inverser la perspective et dire que la créativité peut, grâce au lien naturel qu’elle a avec ladimension affective, faciliter l’apprentissage, donc donner de l’impulsion au stockage des informa-tions dans la MLT.

2.9.2 Latéralité cérébrale et spécialisation

Un autre domaine d’étude strictement lié à la recherche sur la créativité est l’analyse de la différen-ciation des deux hémisphères cérébraux par rapport au mode de structuration de la pensée et à l’ac-complissement de tâches plus ou moins complexes.Je n’aborderai pas ici l’analyse de ce concept d’une manière très technique et approfondie pour deuxraisons principales:La première est que si l’existence de deux modes de structuration de la pensée et d’accomplissementdes tâches est bien en accord avec tout ce que je viens de dire sur la créativité, en particulier avec leconcept de polarité et de coexistence/interaction des couples opposés, elle ne constitue ici qu’unpoint de repère scientifique, j’oserais presque dire une confirmation biologique de la nécessité deconserver la complexité, de ne pas réduire toute explication des phénomènes et des idées à la per-spective rationnelle et logique.L’autre raison, liée d’une certaine manière à la précédente, est qu’après avoir postulé une divisionrigide des fonctions des deux hémisphères cérébraux, les chercheurs ont ensuite modifié leurs posi-tions au fur et à mesure que les connaissances progressaient grâce en particulier, comme on l’a vuau début de ce chapitre, aux énormes progrès des instruments diagnostiques.

Though left/right brain theorists originally emphasized compartmentalized functioning of thetwo hemispheres of the brain, this theory has been updated by new research. We now know thatboth sides of our brain are used simultaneously in nearly every activity we engage in. Althoughthe left and right emispheres have some clear-cut specialization to one degree or another, oneside still requires the other to complement its overall functioning; and these specialisationscan vary widely between individuals. (Jensen, 1995, p. 23)67

67 Même si les théoriciens du cerveau gauche/droit soulignaient avec emphase le fonctionnement compartimenta-lisé de deux émisphères du cerveau, cette théorie a été mise à jour par de nouvelles recherches. Nous savons mainte-nant que les deux parties de notre cerveau sont utilisées de façon simultanée presque dans toutes les activités dans les-quelles nous nous engageons. Même si les hémisphères gauche et droit ont des spécialisations clairement définies dansune mesure ou une autre, l’un a toujours besoin de l’autre pour parvenir à son fonctionnement complet; et ces spécia-lisations peuvent varier beaucoup d’un individu à l’autre.

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Les plus récentes recherches semblent même montrer que le cervelet aurait bien plus qu’une fonc-tion limitée à la gestion de l’activité musculaire, et qu’il serait à l’œuvre dans quelques fonctionscognitives. Ce qui ne fait que confirmer la nécessité d’étendre au cerveau l’approche systémique etcomplexe.Pour revenir aux deux hémisphères, il faut donc rappeler que l’hémisphère gauche est logique, ver-bal, linéaire, objectif et convergent. Il incite à des solutions pratiques, techniques, immédiates.L’hémisphère droit est plus intuitif, global, holistique dans son approche, non verbal, métaphoriqueet divergent. Si l’on veut focaliser l’attention sur la différenciation des hémisphères par rapport aulangage et à la communication, on constate ceci:• Emisfero sinistro. Deputato alle funzioni linguistico-analitiche, esso opera, per così dire, come

un computer che controlla ed elabora le forme e l’organizzazione delle unità linguistiche nellefrasi e nel testo; inferisce e controlla le relazioni sintattiche e la morfologia della parola; ana-lizza, comprende e produce le relazioni grammaticali tra le varie unità; controlla gli aspettidenotativi degli enunciati, insomma « controlla il buon funzionamento dei pezzi linguistici » e,come risultato generale, controlla e struttura il meccanismo del testo linguistico.

• Emisfero destro. Esso svolge un’attività globale-espressiva che investe alcuni aspetti rilevantidella comunicazione verbale; interpreta le intenzioni comunicative, individua e struttura ilcontesto comunicativo globale entro cui il testo si inserisce e coglie le connessioni con gli altrilinguaggi in gioco; comprende e struttura gli elementi creativi del linguaggio, soprattutto alivello di metafora e di umorismo, registra i valori melodico-ritmici e coglie gli aspetti conno-tativi (Freddi, 1999, p. 39)68

L’hémisphère cérébral gauche devient dominant pour le langage verbal à partir de l’âge de 5 ans àpeu près, tandis que l’hémisphère cérébral droit est dominant pour les langages non verbaux. Toutceci dans le cas d’individus droitiers, car dans le cas des gauchers la situation peut être bien pluscomplexe: elle peut se présenter en fait inversée ou pas, ou encore seulement partiellement inversée.Dans la logique d’une séparation des compétences hémisphériques du cerveau, la créativité seraitévidemment liée aux fonctions de l’hémisphère droit, dans lequel résident les processus émotifs, paropposition à la rationalité de l’hémisphère gauche. Mais en réalité, comme on l’a vu dans ce chapi-tre69, il y a une relation étroite entre fonctions émotives et fonctions cognitives. Il serait par consé-quent artificiel d’opérer des séparations nettes, et il vaut mieux considérer la créativité dans unelogique intégrée. Malgré tout, l’existence de deux modalités garde selon moi tout son intérêt mêmedans cette vision intégrée et holistique: comme je l’ai montré70 une des caractèristique liées à la créa-tivité est celle de la coexistence des opposés, donc il me semble qu’une vision holistique ne peut seposer comme dépassement des différences, mais comme prise en compte de la complexité de sescomposantes. Ce qui est intéressant pour ma recherche est, en conclusion, l’existence au niveau cérébral de deuxdifférents modes de travail, de pensée, d’approche des problèmes et d’accomplissement des tâches

68 Hémisphère gauche. Dédié aux fonctions linguistiques-analytiques, il opère pour ainsi dire, comme un ordina-teur qui contrôle et élabore les formes et l’organisation des unités linguistiques dans la phrase et dans le texte; il infè-re et contrôle les relations syntactiques et la morphologie de la parole; il analyse, comprend et produit les relationsgrammaticales entre les différentes unités; il contrôle les aspets dénotatifs des énoncés, bref « il contrôle le bon fonc-tionnement des pièces linguistiques » et, comme résultat général, il contrôle et structure le mécanisme du texte linguis-tique.

Hémisphère droit. Il accomplit une activité globale-expressive qui investit quelques aspects notables de la commu-nication verbale; il interprète les intentions communicatives, individualise et structure le contexte communicatif globalà l’intérieur duquel s’insère le texte et saisit les connexions avec les autres langages en jeu; il comprend et structure leséléments créatifs du langage surtout au niveau de la métaphore et de l’humour, il enregistre les valeurs mélodiques-rythmiques et saisit les aspets connotatifs.

69 voir 2.8.2.1.70 voir 2.8.2.

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 61

qui confirment la complexité cérébrale. Encore une fois donc on voit confirmé l’hypothèse de lacomplexité au niveau micro – fonctionnement de l’esprit, individu – celui-ci reflétant le niveaumacro, la complexité au niveau social, du champ et de l’environnement configure comme stricte-ment liée, quasi-nécessaire, à tout procès de créativité:

Creare, giocare, innovare, dar corpo ad una propria idea: tutto questo non ci rimanda quindisoltanto ad una visione prettamente operazionale del cervello e dell’intelligenza, ma ad un’ot-tica più generale in cui la mente prende forma a partire da un complesso gioco tra visioni delmondo, emozioni, desideri (Oliverio, 1995, cité d’après Rosati, 1997, p. 84)71

Une des caractéristiques de la créativité est, on l’a vu, la capacité de garder à la fois la rationalité etun esprit enfantin: pour développer notre créativité nous devons « retourner à l’enfance », à une pério-de non dominée par la logique, la rationalité mais l’organisation du travail, l’école, bref le systèmedans lequel nous vivons tend toujours vers plus de logique. Il faut donc être capable de déclencher unprocessus associatif et analogique qui fait appel aux qualités de l’hémisphère droit du cerveau.

2.9.3 Pensée divergente ou pensée latérale

L’étude du fonctionnement de l’esprit a trouvé, comme je viens de le montrer, une grande impulsiondans l’analogie avec l’ordinateur, même dans les limites qui sont et restent propres à une machine.On est parvenu ainsi à expliquer la manière de traiter l’information qu’on pourrait définir tradition-nelle ou convergente, à savoir celle qui est très semblable à la manière dont un ordinateur traite l’in-formation.Par souci de clarté, je dirai que si l’opposition terminologique « divergente » vs « convergente » aété utilisée avec le sens que l’opposition « latérale » vs « verticale », on peut noter toutefois que ladeuxième dénomination tend à être de plus en plus utilisée. Or il est évident que la pensée convergente ou verticale présente des avantages indiscutables du pointde vue pratique, et qui dérivent surtout de sa capacité à créer des modèles. On pourrait définir cesmodèles comme des systèmes fermés à l’intérieur desquels les informations sont stockées et rangéesd’une façon précise et codifiée. Pour faire comprendre ce concept fondamental De Bono utilise lamétaphore de la bibliothèque, le modèle étant dans ce cas la façon dans laquelle les livres sont ran-gés, ou les modèles de comportements rigidement codifiés utilisés dans le milieu militaire, ou enco-re il donne l’exemple du langage qui est lui aussi un modèle.Voila la définition donnée par lui-même:

Con modello si intende l’elaborazione dell’informazione sulla superficie mnesica che è lamente. Un modello è una sequenza iterabile di attività neurali […] un modello è costituito daqualsiasi concetto, idea, pensiero, immagine ripetibili. Un modello può anche riferirsi a unasuccessione ripetibile nel tempo di tali concetti o idee[…] Non esiste alcun limite alla dimen-sione di un modello. Gli unici requisiti di un modello dovrebbero essere l’iterabilità, la rico-noscibilità e l’utilizzabilità. (De Bono, 2001, p. 51)72

71 Créer, jouer, innover, formuler sa propre idée : tout cela ne nous renvoie donc pas seulement à une vision typi-quement opérationnelle du cerveau et de l’intelligence, mais à une perspective plus générale dans laquelle l’espritprend forme à partir d’un jeu complexe entre visions du monde, émotions, désirs.

72 Par modèle on entend l’élaboration de l’information sur la surface mnésique constituée par l’esprit. Un modè-le est une séquence qui peut être répétée d’activités neuronales.[…] un modèle est constitué par n’importe quel concept,idée, pensée, image qui peuvent être répétées. […] Il n’y a aucune limite à la dimension d’un modèle. Les seuls profilsd’un modèle devraient être la possibilité d’être répété, reconnu et utilisé.

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62 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

L’esprit est en effet un système modélisant. Le système informatif de l’esprit tend vers la modélisa-tion: il s’organise pour créer des modèles et pour les reconnaître. Ces modèles à leur tour lui per-mettent d’agir, de reconnaître des éléments, de communiquer, de stocker des informations qui serontaussi rangées de manière à les récupérer facilement, n’importe quelle partie du modèle étant en faitsuffisante pour permettre à l’esprit de le reconnaître. Il n’y a toutefois pas une sélection active de l’in-formation, l’esprit accueillant passivement l’information qui s’organise dans de différents modèles.Ce que l’esprit fait, c’est de donner à l’information la possibilité de s’organiser selon des modèles.Plus les modèles sont utilisés, plus ils deviennent familiers et en même temps plus rigides, plus codi-fiés. Le fait de pouvoir disposer de modèles codifiés nous aide d’un côté, car cela permet une gran-de rapidité de reconnaissance et par conséquent de réaction, mais d’un autre il nous enferme dans unprocédé rigide et limité par le fait que la séquence d’arrivée détermine la façon d’ordonner l’infor-mation: la familiarité avec des modèles implique la tendance à procéder d’une façon automatiqueenvisageant presque dès le début celle que l’on imagine être la séquence finale. D’où de possiblesblocages, qu’on ne peut lever qu’en jouant sur différents modes d’organisation de l’information, cequi exige l’intuition, et donc un processus différent de celui d’une organisation de l’information endes modèles clairs et définis.De Bono a présenté ainsi les désavantages du système d’information basé sur des modèles73 (je résu-me):• Les modèles ont tendance à se stabiliser d’une façon toujours plus rigide.• Une fois stabilisés les modèles sont très difficiles à modifier.• L’information qui est contenue dans un modèle peut difficilement être utilisée pour un autre

modèle différent.• Il y a une tendance à la polarisation: tout ce qui ressemble à un modèle standard sera associé à

ce modèle.• On peut créer des modèles au moyen de divisions plus ou moins arbitraires.• Il y a une très grande continuité dans le système: une petite différence dans un point peut en

constituer une très grande ensuite.• La séquence d’arrivée de l’information joue un trop grand rôle au niveau de son élaboration:

toute élaboration de l’information a donc une faible probabilité d’être la meilleure possible.• Il y a une tendance à passer brusquement d’un modèle à l’autre au lieu d’envisager un passage

souple de l’un à l’autre.• Le choix entre deux modèles en compétition aussi peut être très difficile: en fait un des modè-

les sera choisi, l’autre complètement ignoré.• La tendance à la polarisation porte vers un des extrêmes au lieu de maintenir un point d’équili-

bre entre eux.• Les modèles consolidés deviennent toujours plus amples et s’organisent en séquences, consti-

tuant presque un seul macro-modèle.• L’esprit est un système créateur et utilisateur de clichés, donc de modèles toujours plus fixes et

stéréotypés.

De sorte que l’utilisation de la seule pensée verticale, basée sur des modèles, constitue une barrièreforte à toute mise en œuvre de la créativité:

Lo scopo del pensiero laterale è quello di superare questi limiti [si riferisce agli svantaggielencati sopra] fornendo un mezzo per ristrutturare i modelli, per sfuggire ai cliché, per met-tere insieme le informazioni in modi nuovi al fine di fornire nuove idee. […]

73 De Bono E., Creatività e pensiero laterale, Milano, BUR, 2001, tit.orig. Lateral thinking. A textbook of cre-ativity.

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 63

Il modo di trattamento dell’informazione da parte della mente è caratteristico. Questo modoè molto efficace e presenta enormi vantaggi pratici, ma ha anche dei limiti. In particolare, lamente è utile per stabilire modelli concettuali ma non per ristrutturarli al fine di aggiornar-li. È da questi limiti intrinseci che sorge la necessità del pensiero laterale. (De Bono, 2001,p. 37)74

Encore plus intéressant par rapport à la créativité est la comparaison que De Bono fait entre penséeverticale et pensée latérale (je résume):• La pensée verticale (PV) est sélective, la pensée latérale (PL) est productive.• La PV se met en mouvement s’il y a une direction où aller, la PL se met en mouvement pour

générer une direction.• La PV est analytique, la PL est stimulante.• La PV est séquentielle, la PL peut faire des sauts.• Avec la PV on doit être correct à chaque pas, avec la PL cela peut ne pas être le cas. (De Bono

fait la comparaison avec la construction d’un pont dont les parties ne tiennent pas débout danschaque phase de la construction, mais qui tout à coup tient débout une fois la construction ter-minée).

• Dans la PV on utilise la négation pour bloquer des parcours, cela dans le sens qu’on on ne lais-se pas d’espace à des tentatives clairement erronées, dans la PL il n’y a pas de négation, il y aau contraire tolérance par rapport à l’erreur, qui est vue comme une tentative acceptable.

• Dans la PV on élimine tout élément considéré étranger, on procède par exclusion, par sélection,dans la PL on accepte les influences extérieures en raison de leur action stimulante: des influen-ces apparemment insignifiantes peuvent aider à modifier le modèle établi.

• Avec les catégories de la PV on classifie et on définit d’une façon rigide, avec la PL on donnede la place à la souplesse, à la flexibilité.

• La PV suit les parcours les plus probables, la PL les moins probables.• La PV est un processus fini, la PL reste dans le domaine de la probabilité.

On voit que les deux types de pensée sont absolument différents. Mais, comme l’écrit De Bono:Non è in discussione la maggior o minore efficacia di un processo rispetto all’altro perchéentrambi sono necessari. La questione è di rendersi conto delle differenze allo scopo di rius-cire a usarli entrambi efficacemente.Con il pensiero verticale si fa uso dell’informazione in sé allo scopo di avanzare verso unasoluzione.Con il pensiero laterale si utilizza l’informazione non per il suo valore intrinseco bensì alloscopo di dare impulso a una rimodellizzazione. (id, p. 45)75

La pensée latérale peut à juste titre être considérée comme une « méthode de créativité »: la penséerésiste à la verticalité, à savoir à un processus de traitement de l’information de type hiérarchisantet modélisant. La hiérarchie apparaît comme concept opposé à la créativité.

74 Le but de la pensée latérale est de dépasser ces limites [il se refère aux désavantages énumérés plus haut] enfournissant un moyen pour restructurer les modèles, pour échapper aux clichés, pour mettre ensemble les informationsde différentes façons afin de fournir de nouvelles idées. […]. Le mode de traitement de l’information par l’esprit estcaractéristique. Ce mode est très efficace et présente des avantages pratiques énormes, mais il a aussi des limites. Enparticulier l’esprit est utile pour établir des modèles conceptuels mais pas pour les restructurer afin de les mettre à jour.C’est à partir de ces limites intrinsèques que surgit la nécessité de la pensée latérale.

75 Il ne s’agit pas de discuter de la plus grande ou moindre efficacité d’un processus par rapport à l’autre, car tousles deux sont nécessaires. La question est de se rendre compte des différences pour pouvoir utiliser les deux processusd’une manière efficace. Avec la pensée verticale l’information est utilisée en tant que telle pour avancer vers une solu-tion. Avec la pensée latérale on utilise l’information non pas pour sa valeur intrinsèque, mais dans le but de donner del’impulsion à une modélisation.

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64 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

Jean Cocteau dit que le poète trouve d’abord et cherche ensuite: encore une fois, il s’agit d’accepterque tout raisonnement logique n’aboutisse pas à la créativité, il faut avoir l’ouverture suffisante pourrestructurer, pour réexaminer certaines formules, certaines idées acceptées comme valables par toutle monde.Déjà Guildford, qui avait beaucoup étudié la créativité, rapportait la créativité à la pensée divergen-te, qu’il définissait comme « quel tipo di pensiero nel quale ha luogo una notevole ricerca e che èdisposto ad accettare una quantità di risposte » (Guildford, 1972, p. 187)76, et, en partant de cetteéquivalence qu’il postulait, il a même essayé de construire des tests de créativité. Guildford partait de la constatation du fait que les tests d’intelligence classiques ne parvenaient pasà mesurer la capacité d’innovation et d’invention des individus, il postula donc la nécessité de pré-parer de nouveaux tests capables de mesurer des traits intellectuels tels que la flexibilité de la pen-sée, la fluidité des idées, la capacité de se détacher de ce qui est évident et conventionnel et aussi destraits de la personnalité tels que la capacité de s’adapter aux différentes conditions du milieu.Guildford a eu le mérite de donner lieu à une prolifération de recherches dans ce domaine77, toute-fois l’équivalence créativité-pensée divergente est limitative. Gardner (1994, éd. orig. 1993) souli-gne l’impossibilité de démontrer la validité des tests de créativité: selon lui les tests ne sont pas vali-des car un individu qui obtient un score haut dans les tests de créativité n’est pas nécessairementcréatif dans son activité, et vice versa un individu créatif dans une discipline ou une culture ne pré-sente pas nécessairement ces caractéristiques que les tests de créativité devraient relever. Gardnersouligne d’ailleurs la valeur de cette recherche sur les tests de créativité, surtout en lui reconnaissantle mérite d’avoir stimulé la réflexion de chercheurs d’orientation cognitiviste qui auraient, à leurtour, montré des voies intéressantes afin de parvenir à l’analyse du phénomène créativité dans tou-tes ses nombreuses composantes.Une des critiques de Gardner qui me semblent la plus intéressante est que même les tests les plussophistiqués ont tendance à se concentrer sur un nombre très limité de typologie d’intelligence, sou-lignant encore une fois la difficulté de baliser le phénomène créativité. Il se confirme à nouveau que la créativité est un phénomène complexe, difficile à saisir dans toutesa profondeur: ce qui m’intéresse de retenir pour ma perspective – qui reste fortement axée sur ladidactique – est la conscience de cette richesse et la différenciation des composantes biologiques etneuronales du cerveau tout comme les différentes façons de structurer et d’utiliser la pensée. Dansla réalité la pensée verticale et la pensée latérale sont tellement liées qu’elles en arrivent à formerune seule unité, mais il n’en reste pas moins important de garder conscience qu’elles sont très diffé-rentes et qu’il faut les utiliser toutes deux pour développer la créativité.

2.10 De l’analyse psychologique à l’analyse psycholinguistique: un modèle de lacommunication axé sur la personnalité

Après avoir examiné les concepts linguistiques qui se rattachent à la fonction poétique-imaginativeet fourni des points de repère terminologiques autour de la créativité dans le premier chapitre, aprèsavoir analysé les composantes de nature neuropsychique de ce phénomène complexe qu’est la créa-

76 Ce type de pensée qui implique une recherche considérable et qui est disponible à accepter une quantité deréponses.

77 Voir à ce propos l’œuvre de Feldman, D.H., Csikszentmihalyj, M., Gardner, H., Changing the World, Newport(Conn.), Praeger Publisher, 1994.

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 65

tivité, je présenterai un modèle d’apprentissage qui me semble cohérent car il tâche de relier ce qu’onpeut observer de l’acte linguistique avec ce qui a lieu à un niveau plus profond de la personne.Il s’agit du modèle élaboré par Titone et qu’il appelle « personologico » (que je traduirai par « axésur la personnalité ») parce qu’il tente de prendre en considération la personne dans sa totalité78.Titone reprend la théorie de l’école russe de Vygotsky et de ses collaborateurs, qui part de la naturehistorico-sociale de l’univers psychique humain et de la fonction active de l’être humain sur la réali-té, car le psycholinguiste italien voit dans cette théorie une tentative de relier les tendances béha-vioristes avec celles cognitivistes en posant la nécessité d’une étude pluridimensionnelle de l’actelinguistique. Pour Titone, l’acte linguistique est en fait un processus de communication dialogiqueet contextualisé: il faut donc toujours se mettre dans une perspective interdisciplinaire pour com-prendre les implications profondes de l’apprentissage d’une langue étrangère.Pour ma popre recherche, il est particulièrement intéressant de prendre en compte ce modèle, parcequ’il permet de relier la perspective communicative avec les composantes cognitives-affectives del’apprentissage. La perspective communicative reste comme « un cadre d’action » dans lequel lesujet s’investit en tant que personne qui accomplit des tâches complexes et significatives, donc quiapprend, et cet apprentissage à son tour marque sa personnalité, joue un rôle à un niveau profond deson être.L’accent posé sur le concept clé de « communication » chez Titone amène à considérer le dévelop-pement du langage comme lié à la dynamique et à la structure de la personnalité du parlant.Titone se réfère aussi à la théorie systémique: son modèle, qu’il appelle « olodynamique » et qu’ildéfinit comme un modèle psychologique et psychopédagogique de l’apprentissage79, suit selon lui laloi systémique générale en se posant comme modèle « actif » et donc complexe, articulé, irréducti-ble à des composantes plus simples, ce modèle s’oppose selon Titone à un modèle « passif » de l’ap-prentissage qui serait inévitablement hypersiplifiant, réductionniste et donc selon lui mystificateur.Il postule dans son modèle trois niveaux d’implication pour le sujet apprenant qui constituent les élé-ments essentiels d’une théorie unifiée du comportement d’apprentissage:

L’apprendimento non è che un aspetto diveniristico del comportamento e della personalità.Determinare quindi la struttura profonda del comportamento e della personalità è determina-re la struttura profonda dell’apprendimento.Una spiegazione adeguata del comportamento/apprendimento, nei suoi meccanismi più pro-fondi, sembra possa trovarsi nel postulare tre livelli gerarchici di operazioni: il livello tattico,estrinseco e per sua natura periferico (osservabile quindi e misurabile in tutte le sue manifes-tazioni); il livello strategico, interiore (il piano proprio dei processi cognitivi); e il livello ego-dinamico (massimamente intimo, vertice dinamico di tutte le operazioni umane in quanto rigo-rosamente e squisitamente individuali). (Titone, 1993, p. 67)80

Le premier niveau, tactique, constitue ce qu’on pourrait appeler la performance dans une situationdonnée. Le deuxième niveau, stratégique, se réfère aux opérations mentales, aux opérations cogniti-ves surtout de type intellectuel. Le troisième niveau, ego-dynamique, se réfère au Moi profond, à ladimension consciente et inconsciente. Selon Titone, réduire le comportement humain aux deux pre-miers niveaux reviendrait à considérer la personne comme une machine: il y a toujours la nécessitéd’un agent conscient, unificateur qui est le Moi du sujet et qui contrôle toute activité.

78 Titone, R., La psicolinguistica ieri e oggi, Roma, LAS, 1993.79 voir Titone, id, p. 66. 80 L’apprentissage n’est qu’un aspect de transformation du comportement et de la personnalité. Déterminer la

structure profonde du comportement et de la personnalité signifie par conséquent déterminer la structure profonde del’apprentissage. Une explication appropriée du comportement d’apprentissage, dans ses mécanismes les plus profonds,semble pouvoir être trouvée en postulant trois niveaux hiérarchiques opérationnels : le niveau tactique, extrinsèque etpar nature périphérique (donc observable et mesurable dans toutes ses manifestations); le niveau stratégique, intérieur(le plan propre aux processus cognitifs); et le niveau égodynamique (extrêmement intime, sommet dynamique de toutesles opérations humaines en tant que rigoureusement et proprement individuelles).

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66 CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE Deuxième Partie

Il s’agit d’une logique de système axée sur la personne qui présente des caractéristiques d’ordregénéral, chaque niveau étant lié à différentes typologies d’apprentissage.Le modèle olodynamique présente selon Titone des caractéristiques d’ordre général81 (je résume):• Integralità [intégralité]: il est capable d’intégrer tout type de comportement d’apprentissage

significatif pour le développement de la personnalité,• Centralizzazione [centralisation]: il est centré sur le moi, ce qui donne un sens à tout compor-

tement,• Multiplanarità [multiplaneité]: il présente une articulation du comportement en niveaux et types

d’opération qui répond aux exigences de complexité, de différenciation et d’intégrationconnexes à une vision non réductionniste du sujet et de son comportement,

• Inter-funzionalità [inter-fonctionnalité]: les différents niveaux sont interreliés et il y a un mou-vement qui va du bas vers le haut (de la tactique à la stratégie au Moi)

• Reversibilità [réversibilité]: l’ordre sequentiel et hiérarchique des opérations dans les différentsniveaux est bidirectionnel et cyclique: le début du comportement peut avoir lieu soit au niveauégodynamique, soit au niveau tactique.

• Sistemicità [systémicité]: il présente une logique de système ouvert, l’apprentissage allant duglobal à l’analytique, u synthétique.

• Verticalità evolutiva [verticalité évolutive]: il y a une verticalité dans le développement de l’ap-prentissage qui porte vers le troisième niveau: les capacités d’ordre tactique sont systématiséesdans les cadres des stratégies et deviennent des instruments au service du « stratège », à savoirdu moi.

• Contestualità [contextualité]: tout comportement est contextualisé, ayant toujours une relationavec le monde, l’extérieur. Cette relation est aussi de type fonctionnel car l’apprentissage estd’autant significatif qu’il et socialement efficace.

• Compresenzialità-dinamica [comprésentialité dynamique]: l’unité de la personne dans le com-portement/apprentissage se montre dans le fonctionnement simultané des trois niveaux opéra-tifs, même si dans une mesure différente.

Tout type d’apprentissage peut donc être relaté aux trois niveaux du modèle. Sans vouloir reprend-re toute la taxinomie proposée par Titone, rappelons seulement quelques caractéristiques des appren-tissages qui se rattachent au niveau égo-dynamique: il s’agit évidemment d’apprentissages qui com-portent la prise de conscience du sujet, la structuration de sa vision du monde et de ses attitudes per-sonnelles, tout comme le développement de ses pulsions émotives et instinctuelles; il y a enfin à cemême niveau la capacité d’autodétermination et la prise de conscience par le sujet de sa dimensionintérieure.

2.11 Vers une intégration de la dimension humaniste

Ce que j’ai présenté et analysé jusqu’ici porte à élargir la perspective normalement adoptée quand ils’agit de réfléchir sur le processus d’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère pour ycomrendre d’un côté tout ce qui se réfère au sujet apprenant, à la personne dans sa totalité, (ce quicomporte la prise en compte des données biologiques, des aspects neurophysiologiques et des rela-

81 Voir id, pp. 68-69

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Deuxième Partie CREATIVITÉ ET APPRENTISSAGE LINGUISTIQUE 67

tions interpersonnelles), de l’autre tout ce qui se réfère à la classe en tant que système avec sa dyna-mique intérieure auto-éco-organisante

Le principe de l’auto-éco-organisation a valeur hologrammatique: de même que la qualité del’image hologrammatique est liée au fait que chaque point possède la quasi-totalité de l’in-formation du tout, de même, d’une certaine façon, le tout en tant que tout dont nous faisonspartie, est présent dans notre esprit.La vision simplifiée serait de dire: la partie est dans le tout. La vision complexe dit: non seu-lement la partie est dans le tout; le tout est à l’intérieur de la partie qui est à l’intérieur dutout! Cette complexité est autre chose que la confusion du tout est dans tout et réciproquement.(Morin, 1990, p. 117)

On peut observer en didactique des langues, tant au niveau pratique qu’au niveau théorique, une ten-dance extrêmisée à ce qu’on considère la seule « objectivité » possible, à savoir la recherche de don-nées scientifiques, vérifiables et mesurables qui seules pourraient rendre l’enseignement efficace etlui aussi « scientifique ». En le considèrant dans une perspective historique, le chemin entrepris par la didactique des languessemble desormais avoir atteint des limites indépassables si l’on n’opère pas un changement de para-digme. Une incitation forte à ce type de changement pourrait venir de ce qu’on appelle les « approcheshumanistes », pas en tant que nouvelles méthodes à prendre et utiliser acritiquement dans la classede langues, mais en tant que compatibles avec le paradigme de la complexité, le pragmatisme, la per-spective écologique, la théorie du changement82.J’analyserai dans le prochain chapitre les caractéristiques de base de ces approches qui peuvent serelier à mon discours sur la créativité. Je voudrais seulement souligner pour l’instant que toutes cesapproches sont issues de disciplines différentes de la linguistique appliquée ou des sciences du lan-gage, et que parmi ces disciplines la psychologie joue un rôle de premier plan. La prise en comptede la composante psychologique tout comme le fait de considérer le milieu d’enseignement/appren-tissage comme un écosystème semblent ne faire que problématiser le processus d’enseigne-ment/apprentissage, mais c’est justement de cette problématisation qu’une nouvelle impulsion pour-ra venir.La perspective que j’adopterai par rapport à ces approches n’est pas de chercher en elles la réponseaux problèmes de l’apprentissage des langues, ni celle à la problématique de la créativité, c’est laperspective de Stevick, pour qui les « objectifs de vie » ne sont pas le domaine exclusif des appro-ches « humanistes » (Stevick, 1999, p. 46):

Que nous en soyons conscient ou pas, que nous pensions que nous nous contentons d’ensei-gner des éléments linguistiques, les « objectifs de vie » qui affecteront nos étudiants ne sontpas toujours ceux que nous croyons avoir mis en avant; ce sont bien les objectifs – les valeurs– que les étudiants trouveront installés en nous-mêmes, ancrés dans la façon dont nous lesenseignons, nous simples humains, jour après jour. (id, p. 47)

Il vaut donc la peine de voir si et comment un facteur de créativité peut être inséré dans nos classesde langues étrangères, et dans quelle mesure ce facteur peut impulser de nouveaux modes d’appren-tissage.

82 Même s’il existe plusieurs théories du changement, je me refère ici à celle qui a été particulièrement étudiée etappliquée au Mental Research Institute de Palo Alto aux États Unis par un groupe de psychologues qui tous partageaientles idées de ce qu’on appelle le « Groupe de Palo Alto », dont le guide théorique a été Gregory Bateson. Cette théorieest très liée à la créativité car elle postule l’introduction d’un facteur de changement apparemment illogique, « uncom-monsensical », qui devient le seul capable de déclencher un processus de solution des problèmes. Voir aussi:Watzlawick, Paul, Weakland, John H., Fisch, Richard, CHANGE. Sulla formazione e la soluzione dei problemi, Roma,Astrolabio, 1974, tit. orig. CHANGE. Principles of problem formation and problem solution.

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