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    E.S. 1025ou les mmoires d'un Anti-Aptre

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    PROLOGUE

    Comment commencer un livre quand on n'est pas crivain, ou plutt comment expliquer qu'on croit de

    son devoir de faire diter des Mmoires... des Mmoires assez terribles (et justement parce qu'ilssont... si affreusement inquitants...) ?

    Alors, disons que ces premires pages sont un appel aux catholiques de ce temps sous forme d'avant-propos ou peut-tre faudrait-il dire de confession. Oui, "confession" en ce qui me concerne, "pauvrepetit moi", parat le mot juste, bien que ce soit un de ces mots que plus personne, en ce temps, nedsire employer. Enfin, quand je dis "plus personne", je veux seulement dsigner ceux qui croient fairepreuve d'intelligence en se mettant au got du jour, et mme au got d'aprs demain.

    Quant moi, je ne trouve qu'un mot archi-banal pour expliquer ma propre position, je dirai que ce gotdu jour, que ce got du soi-disant sens de l'histoire, n'est que "de cendres" pour moi.

    Mais, Seigneur, vous savez bien que je crois fermement que Vous tes le plus fort. Est-il ncessaire dele prciser ? Oui... en ce aujourdhui... oui... je crois que c'est indispensable, car les gens mettent leurconfiance maintenant en la puissance de l'homme... une puissance qui lance des fuses, mais quilaisse aussi mourir de faim... une puissance qui fait travailler la machine, mais qui en est aussi l'esclavecrabouill... une puissance qui prtend n'avoir plus besoin de Dieu, mais qui sait aussi tricher endiscutant de la cration du monde.

    Il faut que je me taise, que je me calme. Tout ce qui prcde est seulement destin, par pudeur, retarder le moment o je devrai me prsenter au lecteur.

    Voil, je ne suis qu'une petite infirmire, qui a cependant dj vu mourir beaucoup de gens et quicontinue de croire en la Misricorde de Dieu, et qui exprimenta souvent combien la Volont de

    l'Invisible sait souffler au bon moment.

    Je ne suis qu'une infirmire et j'ai vu, dans un pays que je ne nommerai pas, dans un hpital qui doitrester anonyme, j'ai vu mourir, des suites d'un accident d'automobile, un homme sans nom, sansnationalit, je veux dire : sans papiers.

    Cependant, il avait, dans son cartable, des documents que je fus bien oblige d'examiner. L'un d'euxcommenait par ces mots :

    "Je suis l'homme sans nom, l'homme sans famille, sans patrie et sans hritage."...

    Apparemment ce texte, d'une centaine de pages dactylographies, ne pouvait fournir aucun lmentpermettant d'identifier le bless. Mais sait-on jamais ? Et, puis, soyons honnte, puisque j'ai parl deconfession, soyons donc tout fait franche : j'eus envie de lire ces notes intimes et je cdairelativement vite cette tentation.

    Je ne pouvais pas me douter, en lissant ma curiosit fminine touffer mes scrupules d'infirmire, nonje ne pouvais pas me douter que j'allais tomber sur un document vcu qui me bouleverserait etm'accablerait. Car ce texte tait trop grave pour tre simplement jet au feu ; il tait trop "actuel" pourtre mis entre n'importe quelles mains ; il paraissait trop vridique pour que moi, moi surtout, moi,l'ancienne protestante convertie la Sainte glise catholique et immortelle, la Sainte glise o iln'tait demand que dessayer pratiquer une petite (ou grande) mais surtout persvrante saintet, moi

    enfin, je ne fasse pas passer la dfense de mon glise Sainte avant toute autre considration. Oh ! je

    sais bien que Dieu n'a pas besoin d'tre dfendu, n'a pas besoin de moi, mais je sais aussi qu'il pouvaitautrefois me laisser dans l'erreur, dans la tristesse des questions sans rponse, dans l'atmosphre desouveraine outrecuidance qui maintient, par exemple, depuis quatre sicles, les catholiques d'Irlande

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    dans des ghettos dont les lois (prtendues lgitimes et sacres) font office de barbels. Non pas que jesois Irlandaise, ne cherchez pas qui je suis, vous ne trouverez jamais. Mais les Irlandais, sans lesavoir, m'ont aide faire preuve d'un peu de courage. Et qu'au moins, ce tout petit tmoignageattnue ce que des mes de haute sagesse et de haut grade oublient d'accomplir.

    Mais mon bless n'tait pas Irlandais non plus, il paraissait plus ou moins slave. Quelle importance, dureste, puisqu'il ne pouvait plus parler !

    J'essayai pourtant d'obtenir de lui quelques renseignements, en lui demandant de fermer les paupireschaque fois qu'il voudrait me rpondre par l'affirmative. A ce moment-l, je n'avais pas encore lu ledocument qu'il transportait avec lui ; et, du reste, il ne voulut pas rpondre mes questions, ou n'en eutpas la force... comment le saurai-je ?

    C'est donc seulement aprs sa mort que je pus me rendre compte, en prenant connaissance de cetexte, qu'il avait d souffrir mille fois plus que de ses multiples blessures et fractures, en pensant cesquelque cent pages qu'il n'aurait jamais d avoir la faiblesse d'crire.

    Si j'avais connu l'immense pouvoir, l'incroyable importance de cet homme rduit l'tat de pantindisloqu, j'aurais peut-tre trouv les mots qu'il avait besoin d'entendre, j'aurais peut-tre pu dtruire lacarapace qu'il s'tait invente pour cacher son dpit (pourquoi ne pas dire sa souffrance, toutsimplement). Une carapace, mme consolide par le travail des ans, cela peut aussi se dtruire en uncentime de seconde. Dieu le sait et les Saints le savent.

    Mais j'tais uniquement occupe par mon travail d'infirmire... enfin non, ce n'est pas tout--fait vrai,car, pour moi (et cela ne se trouve ni dans mes livres, ni dans mes cours, ni dans mes examens) pourmoi, la prire est complmentaire des gestes mdicaux.

    Et je priais pour cet homme dont m'avait dj dit, du reste, qu'il ne possdait aucun papier d'identit.

    Je lui donnais un nom. Je l'appelais Michal, car cet archange-l m'a souvent aide et ce mot latin meconsole de devoir entendre, dans nos nouvelles crmonies religieuses, aussi bruyantes que nos rues,nos stades et nos radios, tous ces nouveaux mots auxquels on a donn l'adjectif de vernaculaire pournous impressionner et nous faire taire. Car tout cela est de la comdie, tous ces discours o l'on nousinvite participer comme des adultes (alors que le Christ, appelait, Lui, les petits enfants) n'est qu'unedrision qui essaye de camoufler un autoritarisme ironique et cruel, mais susceptible de se retournercontre lui-mme.

    Donc, je priais pour cet homme, en le nommant Michal, et sans savoir qu'il tait un de nos piresennemis. L'euss-je su que mon devoir de chrtien et toujours t de prier pour lui, et faire prier pourlui, avec une ardeur sans pareille.

    Maintenant, je fais dire des messes, mais il est si difficile d'en trouver qui gardent l'absolue apparenced'un Sacrifice mille fois saint et non pas la pitoyable allure d'un gentil repas, fraternellementphilanthropique ! Hlas, trois fois hlas !

    Michal avait un regard inoubliable, mais dans lequel je ne savais pas lire.

    Aprs avoir pris connaissance de ses confidences, j'essayais de ressusciter en moi la puissance de ceregard, pour y dcouvrir ce qu'il aurait voulu que je fisse de ses mmoires.

    Et d'abord pourquoi les avait-il crits ? N'y avait-il pas l une marque de vraie faiblesse, peut-trel'unique faiblesse dangereuse laquelle il et jamais cd... Quel ft son mobile ? tait-il dedomination ou de consolation ? Dieu seul le sait.

    Aujourd'hui, j'ai rencontr une amie qui souhaiterait que ce texte ft dit. Mais en ai-je le droit ?

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    Et ma plus grande dsolation consiste constater que jamais Je n'aurai l'envie de poser cettequestion-l en confession, comme Je l'eusse fait, il y a encore quelques annes. Non, la Trs SainteVertu d'Obissance est aujourd'hui l'arme extrmement puissante dont nos ennemis, qui se prtendentnos amis, se servent contre ce que nous fmes et pour tablir ce qu'ils ont dcid de nous fairedevenir.

    En un mot, ce "devenir" peut se dcrire, car il est connu, il a dj quatre sicles d'existence et senomme : protestantisme. Voil, nous sommes invits, petit morceau par petit morceau, petiteobissance par petite obissance, de fausse humilit en faux remords, de charit mensongre enambigut trompeuse, de paroles dguises en pes double tranchant dont le oui est non et dont lenon est oui, nous sommes invits faire semblant de rester bons catholiques tout en tant de parfaitsprotestants. C'est gnial, encore fallait-il y penser.

    Oui, telle est aujourd'hui la Chrtient qu'on prtend nous faire aimer.

    Mais l'Histoire nous apprend qui est le plus Patient, qui est le plus fort, qui est le plus Fidle.

    Et que Michal me pardonne si je dvoile son rle, car c'est pour son bien et le ntre...

    "Ad majorem Dei Gloriam."

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    CHAPITRE I

    O l'homme sans nom veut bien nous dvoiler le plus grand mystre de sa vie

    Je me demande bien pourquoi j'ai envie d'crire mes mmoires. C'est plutt trange. Je crois que je lefais toutes les nuits, en rve, d'o une sorte de complicit qui m'obligerait, j'imagine continuer de jour.

    Peu importe, du reste, personne jamais ne les lira, je les dtruirai en temps voulu.

    Je suis l'homme sans nom, l'homme sans famille, sans patrie et sans hritage. Je suis de ceux que lesbourgeois et les bureaucrates mprisent. A cause de tout cela et de ceux qui m'ont voulu du bien, j'aisouffert stupidement. Si j'avais su quel bonheur en sortirait ! Mais j'tais trop jeune pour deviner que dumalheur peuvent jaillir des fuses et des soleils.

    Je fus d'abord le tout petit garon sans nom. Je paraissais avoir trois ans et me tranais en sanglotantsur une route polonaise. C'tait en 1920. Il m'est donc permis de dire que je naquis en 1917, mais o ?

    et de qui ?..

    Il parait que je savais peine parler, que mon polonais tait trs mauvais et mon russe encore pire. Jene paraissais pas comprendre l'allemand. Qui tais-je ? Je ne savais mme plus dire mon nom. Carenfin, j'avais eu un nom et j'avais su rpondre ce nom. Dsormais, je devrai me contenter de celuique m'inventrent mes parents adoptifs.

    Mme aujourd'hui, cinquante ans aprs, une onde de colre, bien que trs affaiblie, traverse mon curchaque fois que j'voque le docteur et madame X... Ils taient bons, ils taient gnreux, ils taientmagnanimes. Ils n'avaient pas d'enfant et m'adoptrent. Ils m'aimaient plus, je crois, qu'un enfant quiaurait t eux. Ils m'aimaient pour les avoir tirs du dsespoir o les avait plongs la strilit. Je crois

    qu'ils me considraient comme un prsent du ciel. Car ils taient d'une pit si forte que tout chez euxse rapportait Dieu. Et bien entendu, ils m'apprirent, comme un jeu, en faire autant.

    Leur vertu tait si grande que je ne les ai jamais entendu dire du mal de personne.

    A l'poque o ils me trouvrent sanglotant tout seul sur une route, ils taient encore jeunes, environ 35ans. Ils taient trs beaux et je fus rapidement sensible l'amour presque exagr qui les unissait.Quand ils se regardaient, puis s'embrassaient, une onde bienfaisante me plongeait dans leravissement.

    Ils taient mon papa et ma maman, et je disais ces possessifs avec une ardeur toute juvnile. Ma mresurtout me manifestait un amour tellement exagr que j'aurais d en devenir insupportable. Je ne sais

    pas pourquoi il n'en fut rien. J'tais naturellement calme et studieux. Je ne leur donnais aucun mal. Nonpas que je fusse effmin. Je me battais trs convenablement. Pour se battre, il n'est pas ncessaired'tre un violent ou d'avoir mauvais caractre. Mes parents, ma mre surtout, pensaient que j'avais boncaractre, mais ils ne voyaient pas que, par un hasard heureux, ma volont cadrait avec la leur. J'taistrs ambitieux et ils m'approuvaient. Un garon n'en demande pas plus.

    L'anne de mes quatorze ans, comme j'avais remport de grands succs scolaires, il fut dcid quenous visiterions Rome et Paris. J'tais tellement content que j'essayais de dormir de moins en moins.Le sommeil me paraissait du temps perdu. Et je voulais prparer ce voyage : Je mangeais ces deuxvilles l'avance.

    Un soir que mes paupires me refusaient toute obissance, je m'imaginai que mon pre pouvait avoirun mdicament pour loigner le sommeil. Je me faufilai au salon. Ils taient dans la pice ct, ilsparlaient de moi. Et ils s'inquitaient au sujet de mon passeport, disant que je n'tais pas leur fils.

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    La foudre, vous savez ?... Du moins c'est ce que disent les romanciers en pareille circonstance. Maismoi, je dis que c'est bien pire et que le langage humain n'a tout simplement pas de mot pour parlerd'une abomination pareille. Et la douleur qui dbute ce moment a pour particularit d'tre la foisincommensurable et toute petite comme un bb qui vient de natre. Comme un bb, elle va grandir ets'affirmer, mais celui qui en est la victime l'ignore.

    J'aurais voulu mourir et mon cur paraissait en prendre le chemin. Comme il courait, mon cur !Quelle prcipitation, alors que tout le reste de mon individu tait transform en granit! Quand mon curreprit un rythme un peu plus normal, je pus nouveau bouger. J'avais mal des pieds la tte. Je neconnaissais pas la douleur. Aussi sa premire visite me saisit tout entier et prit le commandement dema vie pour un certain temps. Ma douleur me dit de partir et je le fis aussitt sans rien emporter.J'aurais mme voulu partir tout nu, ne rien laisser ces gens-l. Car bien sr, ils taient et sonttoujours : "ces gens-l". La haine que je leur porte est la mesure de l'amour qu'ils m'ont tmoign.Car ils m'ont toujours menti, mme s'ils m'aimaient vraiment. Cela, je ne le pardonne pas, je nepardonne rien, par principe. Si j'tais logique, Je leur serais reconnaissant. C'est grce eux si je suisaujourd'hui un des agents secrets les plus redoutables. Je suis devenu l'ennemi personnel de Dieu,

    celui qui est dcid faire enseigner et proclamer dans le monde entier la mort d'un Dieu qui, en fait,n'a jamais exist.

    Ma douleur me dit donc de courir jusqu' Vladivostok. Et je partis. Mais aprs quelques milliers deminutes et bien que je fusse un solide gaillard, je dus m'appuyer contre un mur afin de retrouver monsouffle. Le mur se transforme en nuage, je glissai tout en recevant la gifle d'une voix trs lointaine quis'criait : "Mais, c'est un pauvre gosse !"

    Je me retournai avec l'intention d'trangler la femme qui manifestait ainsi des vellits de matrialisme.Mon projet homicide fut stopp par le dgot. Jamais je ne pourrais toucher, mme du bout des doigts,la peau d'une aussi horrible personne. Je voulus parler, mais je m'tranglai. Deux femmes essayaient

    de me faire boire de l'alcool. Je recrachai et m'endormis aussitt. Le grand jour me rveilla. Une femmeme regardait, assise au pied du lit. Ainsi, elle m'avait transport ! C'tait peut-tre la mme femme,mais elle n'avait plus de peinture sur la figure. Je lui dis : "Vous tes moins dgotante que hier soir".Elle rpondit calmement : "Avant-hier".

    Voil pourquoi j'avais si faim. Je rclamai, car les femmes sont destines nourrir les hommes. Autantque celle-l comprenne tout de suite que je ne lui demanderais jamais rien d'autre. Je dois dire qu'ellem'apporta des tas de bonnes choses. Je commenais m'amadouer quand elle me dit : "Vous voustes chapp". Vous tes "un tel". Je ne rpondis rien, attendant la suite. Elle ajouta : "Je peux vousaider passer en Russie".

    - "Comment savez-vous que je veux aller en Russie ?"

    - "Vous avez parl en dormant." -"C'est ainsi que vous avez appris mon nom ?" -"Non. C'est dans lejournal. Vos parents vous supplient de rentrer. Ils promettent de ne pas vous gronder." - "Je n'ai pas deparents."

    Elle dut comprendre que j'tais dcid, car elle me dit : "J'ai de la famille en Russie. Je peux vousaider, vous aider passer la frontire". Ce fut un trait de lumire pour moi. Je lui demandais si elleaccepterait de porter une lettre un camarade qui rentrerait de classe midi. Elle parut enchante depouvoir faire quelque chose pour moi. Je prparai un petit mot en code. Heureusement, nous avionspris cette habitude pour nous amuser et personne n'en sut jamais rien. En cette circonstancedramatique, je pouvais donc utiliser ce qui ne nous avait jamais paru qu'un jeu.

    Le copain en question tait riche et ses parents le gtaient outrageusement en lui laissant disposer debeaucoup plus d'argent que ncessaire. J'esprais qu'en ce jour il avait de solides conomiesdestines quelque achat compltement inutile, et je savais que l'amiti qu'il me portait je veux dire

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    que nous nous portions passait avant toute chose et qu'il menverrait tout l'argent dont il pouvaitdisposer, cela d'autant plus que je ne lui cachais pas mon intention de passer secrtement en Russie,pays dont il admirait l'audace. En fait, comme il ne s'entendait pas avec son pre, il prfrait la Russie,patrie de sa mre, et je savais que, tout en m'enviant, il se ferait tuer plutt que d'avouer qu'il avaitquelques renseignements sur ma fuite.

    Je me souvins mme qu'il avait un oncle haut fonctionnaire Leningrad, je crois. Je lui demandail'adresse de cet oncle et un mot de recommandation. Au moment o la femme allait partir, j'ajoutai viteun post-scriptum disant : "Je veux entrer dans le Parti et devenir quelqu'un de grand dans le Parti".C'tait ma vengeance.

    La femme attendit devant la porte de mon ami le moment o il retournait l'cole. Elle eut de la chancecar ce fut quatorze heures ce jour-l. Mon ami la reconnut et lui remit un paquet. Il contenait : unelongue lettre code pour moi, une lettre en clair pour son oncle et un beau paquet d'argent. Un chictype.

    Je ne dirai pas, pour des motifs assez faciles deviner, comment je passais la frontire et finis par

    arriver Leningrad.

    Mais, par contre, ma premire visite l'oncle a quelque chose d'immortel puisque je la sais parcuretm'amuse la revivre priodiquement. J'ignorais quel poste exact l'oncle occupait dans l'administrationrusse, mais je dcidais de jouer franc jeu. Si je voulais atteindre l'chelon que je me destinais, jepensais qu'il valait mieux jouer le jeu de la franchise avec cet unique homme-l. Je crois qu'il mecomprit fort bien ds cette premire visite et que je lui plus.

    L'oncle me dit que je devrais tudier avant tout la doctrine du Parti et les langues. Tout dpendrait de laqualit de mes tudes. Je lui rpondis qu'en tout, je serais toujours le premier et que j'en saurais viteplus que mes professeurs. Il est agrable d'avoir quelqu'un avec qui se montrer vrai. Celui-l tait leseul. Je le lui dis. Il en fut flatt, bien qu'il me rpondit par un petit sourire ironique. En cet instant, je fusplus fort que lui, en toute certitude. Et je sentis une grande vague de joie m'envahir, la premire depuisma fuite. Du reste, cela ne dura pas, mais me parut de bon augure quand mme.

    J'tudiai avec frocit pendant six ans. Mes deux seules joies taient ma visite trimestrielle l'oncle etma haine de Dieu, avec la certitude d'arriver tre le Chef incontest de l'athisme universel.

    CHAPITRE II

    O nous voyons comment le malheur travaille fortifier les humains

    L'oncle tait mon seul ami, le seul homme qui me connt vraiment. Pour tous les autres, je voulais treinsignifiant et y parvenais facilement. Les femmes ne m'intressaient pas, j'avais mme un certaindgot pour elles et, par voie de consquence, pour les imbciles qui les aiment trop. Ma volontd'apprendre le maximum tait grandement facilite par une mmoire tonnante. Une lecture attentive etje savais un livre parcur, ft-il mme crit dans un style prtentieux. Mais j'avais aussi la facult dene retenir que ce qui vaut la peine. Mon intelligence nettement suprieure ne retenait que les valeurs etsavait mme critiquer en secret et avec un indniable amusement les plus grands professeurs. Monamour pour les doctrines athistes, qui sont la base et le fondement du Parti, exaltait mon zle, qui

    n'tait pas petit.

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    Au bout de six ans d'tudes acharnes, l'oncle me convoqua, un soir, son bureau. Jusque-l, il merecevait chez lui. Ce jour-l, je pus constater qu'il tait bien un haut fonctionnaire de la police, comme jel'avais toujours suppos.

    Il me fit une proposition brutale, propre, devait-il penser, me bouleverser. Il me dit : "Je vais vousenvoyer maintenant pratiquer un athisme militant et international. Vous devrez lutter contre toutes lesreligions, mais principalement contre la catholique, qui est la mieux structure. Pour ce faire, vous allezentrer au sminaire et devenir prtre catholique romain." Un silence, pendant lequel je laissai la joie megagner tout en gardant une apparence de totale indiffrence, fut ma seule rponse. L'oncle taitcontent et ne le cachait pas. Avec le mme calme, il continua : "Pour pouvoir entrer au sminaire, vousallez retourner en Pologne, vous rconcilier avec votre famille adoptive et vous prsenter l'vque."J'eus un bref mouvement de rvolte. Depuis mes relations avec l'oncle, ctait la premire fois que jene me matrisais pas. Il en parut satisfait et mme amus. "Ainsi, me dit-il, vous n'tes pas tout--fait demarbre." Cette rflexion me rendit furieux et je rpondis schement : "Je le suis et le resterai quoi qu'ilarrive." L'oncle paraissait dtendu et mme amus, comme si ma carrire, ma vocation, mon avenir (etdonc celui du Parti) ne dpendaient pas des dcisions prises en ce jour.

    Il ajouta : "Le marbre est une belle chose, d'un usage primordial pour qui veut devenir agent secret,mais en loccurrence, il sera ncessaire que vous tmoigniez votre famille la plus grande affection."

    Je me sentais lche et questionnais pitoyablement : "Pendant six ans de sminaire ?" Il me rponditavec la duret qu'on emploie envers les coupables : "Et si je vous disais oui, que rpondriez-vous ?" Ilme fut trs facile de rpliquer que je me serais inclin et je fus mme surpris de me sentir plus malinque lui. Il souriait toujours et me dit : "Oui, mais vous n'avez pas su cacher que vous pensiez que jesuis un imbcile qui dvoile navement son jeu." Je devins tout rouge, ce qui ne m'arrive jamais. Ilajouta : "Un agent secret n'a pas de sang dans les veines, n'a pas de cur, n'aime personne, mmepas lui-mme. Il est la chose du Parti qui peut le dvorer tout vivant et sans avertissement. Mettez-vousbien dans la tte que n'importe o vous serez, nous vous surveillerons et nous dbarrasserons de vous

    la premire imprudence. Et bien entendu, si vous tes en danger et mme si il n'y a pas de votrefaute, ne comptez pas sur nous. Vous seriez dsavou.".

    Je rpondis : "Je sais tout cela, mais je me permets de demander pourquoi je dois manifester del'affection ma fausse famille. Je ne vous ai jamais cach la haine que j'prouve pour eux." - "La haine,me rpondit-il, sauf la haine de Dieu, l'exemple de Lnine, n'entre pas non plus dans nos services.J'ai besoin que vous soyez accept par un vritable vque de votre pays d'origine, la Pologne. Maisnous n'avons pas l'intention de vous faire faire vos tudes religieuses en ce pays. Non, vous serezenvoy de l'autre ct de l'Atlantique, mais ceci est confidentiel et vous jouerez l'tonnement quandvous recevrez cet ordre. Oui, nous avons tout lieu de craindre une guerre europenne, avec ce fou quidirige l'Allemagne. Donc, il nous parait plus prudent de vous faire tudier quelque part du ct duCanada, par exemple. Un autre motif nous anime, c'est que les sminaires europens sont beaucoupplus svres que ceux d'Amrique." J'eus un imperceptible geste de protestation et fus aussitt devin.L'oncle poursuivit : "Je sais que vous pourriez supporter six ans de sminaire trs svre sans jamaissortir ; l n'est pas la question. Nous avons besoin que vous connaissiez le monde et comme il peuttre intelligent de lui parler pour lui faire perdre la foi, et, bien entendu, avec la certitude de n'trejamais souponn. Il ne nous servirait rien d'envoyer des jeunes gens dans des sminaires s'ilsdevaient se faire prendre. Non, vous resterez prtre jusqu' la mort et vous conduirez en prtre fidle etchaste. Du reste, je vous connais, vous tes un crbral."

    Puis il me donna quelques prcisions sur la marche du service dans lequel j'allais entrer et la tte

    duquel j'esprais bien finir mes jours.

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    Ds mon entre au sminaire, je devais m'employer dcouvrir comment dtruire tout ce qu'onm'enseignait. Mais, pour ce faire, je devais tudier attentivement et intelligemment, c'est--dire sanspassion, l'Histoire de l'glise. Je devais particulirement ne jamais perdre de vue que la perscution nesert rien qu' faire des martyrs dont les catholiques ont pu dire avec raison qu'ils sont une semencede chrtiens. Donc, pas de martyrs. Ne jamais oublier que toutes les religions sont bases sur la peur,

    la peur ancestrale, toutes sont nes de cette peur. Donc, supprimez la peur, vous supprimez lesreligions. Mais ce n'est pas suffisant.

    - "A vous, me dit-il, de dcouvrir les bonnes mthodes." Je nageais dans la joie.

    Il ajouta : "Vous m'crirez toutes les semaines, en style bref, pour m'indiquer tous les slogans que vousvoudriez voir rpandre dans le monde avec une courte explication des raisons qui vous auront guid.Au bout d'un temps plus ou moins long, vous serez mis en action directe avec le rseau. C'est--direque vous aurez dix personnes sous vos ordres qui en auront elles-mmes chacune dix autres. Les dixpersonnes qui seront directement sous vos ordres ne vous connatront pas. Pour vous atteindre, ilfaudra qu'elles passent par moi. Ainsi, vous ne serez jamais dnonc. Nous avons dj de nombreux

    prtres dans tous les pays o svit le catholicisme, mais vous ne vous connatrez jamais entre vous.L'un est vque, peut-tre entrerez-vous en rapport avec lui, cela dpendra du grade que vousatteindrez. Nous avons des observateurs partout et particulirement des anciens qui dpouillent lapresse du monde entier. Un rsum vous sera envoy rgulirement. Nous saurons donc facilementquand vos propres ides auront fait leur chemin dans les esprits. Voyez- vous, une ide est bonnequand elle est reprise par un imbcile d'crivain quelconque qui la prsente comme sienne. Car rienn'est plus vaniteux qu'un crivain. Nous comptons beaucoup sur eux et n'avons mme pas besoin deles former. Ils travaillent pour nous sans le savoir, ou plutt sans le vouloir."

    Je lui demandais comment je pourrais rester en relations avec lui si la guerre clatait. Il avait toutprvu. Je recevrais en temps utile une lettre poste en pays libre et bien l'abri des hostilits. Je

    reconnatrais cette lettre comme valable au fait qu'on me donnerait mon appellation secrte, soit : E.S.1.025. E.S. voulait dire lve sminariste. Je fus donc amen penser que le chiffre 1.025 tait unnumro d'ordre. A mon grand tonnement j'avais vu juste. "Ainsi donc, m'criai je, 1.024 prtres ousminaristes sont entrs dans cette carrire avant moi!" - "C'est bien cela", me rpondit-il froidement.J'tais non pas dcourag, mais ulcr et furieux. J'aurais volontiers trangl ces 1.024 bonshommes.Je dis seulement : "En faut-il vraiment tant ?" L'oncle se contentait de sourire.

    Il tait bien inutile d'esprer lui cacher mes penses. Aussi, j'ajoutais piteusement : "Il faut croire qu'ilsn'ont pas fait beaucoup de bon travail si vous continuez en recruter." Mais il ne voulut pas satisfairema curiosit.

    Je voulus au moins savoir si je pourrais entrer en relations avec quelques-uns d'entre eux. Mais l'oncle

    m'assura que je n'en connatrais jamais un seul. Je ne comprenais pas. Je me sentais dsempar."Comment, lui dis-je, pourrions-nous faire du bon travail si nous sommes disperss et privs decoordination et d'mulation ?" - "Pour ce qui est de la coordination, ne vous inquitez pas, nous y avonspourvu, mais seuls les grads en connaissent le fonctionnement. Quant l'mulation, nous comptonssur l'amour du Parti."

    Je n'avais rien rpondre. Pouvais-je dire que le Parti n'aboutirait rien dans le domaine de l'athismetant que je ne serais pas la tte de ce service-l ? J'en tais tellement persuad que je remisai les1.024 prdcesseurs dans la case des abonns absents.

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    CHAPITREIIIO l'orgueil est exalt comme une qualit dominante et superbe

    Aprs cette mmorable soire, l'oncle m'invita prendre connaissance de quelques dossiers secrets etvraiment passionnants. Bien que ces mmoires ne doivent jamais tre publis, je veux rester prudent etje ne parlerai donc pas de ces dossiers. J'en connais qui donneraient, encore aujourd'hui, une fortunepour pouvoir les photographier. J'en ris, car il suffirait d'inventer une machine capable de lire dans mammoire.

    Pendant cette semaine-l, jappris un certain nombre d'adresses utiles, ainsi que des numros detlphone de divers pays. Toutes ces prcautions sentaient la guerre derrire la porte. Je piaffais dudsir de quitter l'Europe, car le bien de l'humanit et t trop compromis par ma mort ou mmeseulement par l'abrutissement que procure le service militaire un peu prolong.

    L'oncle me fit revenir dans son bureau pour discuter de politique internationale, mais je ne m'intressaisque mdiocrement cette science-l. L'oncle m'en fit le reproche en prcisant que l'athisme n'estqu'une branche de la politique. A part moi, je pensais que c'tait la plus importante. Et l'oncle, quiparaissait entendre mes penses ajouta : "Vous avez raison de considrer l'athisme commeprimordial, comme fondamental, mais vous avez encore beaucoup apprendre dans ce domaine."

    J'en convins avec la plus parfaite mauvaise foi. Et, tout en gardant mon impassibilit, j'ajoutai :"Cependant j'ai une petite ide sur la direction gnrale qu'il faudrait donner la lutte que nousentreprenons."

    Un clair d'amusement passa sur le visage de l'oncle. Je crois que c'est parce qu'il m'aimait bien.

    Je le fixais avec un brin de dfi. Il me dit : "Parlez, mais soyez bref."

    Que voulais-je de plus ?... Je dis donc tout paisiblement : "Au lieu de combattre le sentiment religieux, ilfaut l'exalter vers une direction utopique." Un silence, il digrait. "Bon, dit-il, un exemple."

    Je tenais le bon bout. Il me semblait, en fait, que la terre entire tait ce moment-l entre mes mains.J'expliquai calmement : "Il faut mettre dans la tte des hommes, et particulirement des hommesd'glise, de rechercher n'importe quel prix une religion universelle o toutes les Eglises viendraient sefondre. Pour que cette ide prenne corps et vie, il faut inculquer aux gens pieux, et particulirement auxcatholiques romains, un sentiment de culpabilit concernant l'unique vrit dans laquelle ils prtendentvivre."

    - "N'tes-vous pas vous-mme un peu utopique dans la deuxime partie de votre proposition ?" - "Non,non, du tout, rpondis-je vivement. J'ai t catholique et trs catholique, je veux dire trs pieux et trszl jusqu' ma quatorzime anne, et je crois qu'il est relativement facile de montrer aux catholiquesqu'il y a de saintes gens chez les protestants, chez les musulmans, chez les juifs, etc." - "Admettons,me rpondit-il, mais alors, quel sentiment auront les autres religions ?" - "Ce sera variable, dis-je, et jedois encore tudier cet aspect du problme, mais, pour moi, l'essentiel est d'atteindre profondment etdfinitivement l'glise catholique. C'est elle la plus dangereuse" - "Et comment verriez-vous cette gliseuniverselle vers laquelle vous voudriez les voir tous courir ?" - "Je la vois trs simple, dis-je, elle nepourra jamais tre autrement que simple. Pour que tous puissent entrer elle ne pourra retenir qu'unevague ide d'un Dieu plus ou moins crateur, plus ou moins bon, selon les jours. Et du reste, ce Dieu

    ne sera utile que dans les priodes de calamits. Alors, la peur ancestrale remplira ces temples-l,mais autrement ils seront plutt vides."

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    L'oncle rflchit un bon moment, puis me dit : "Je crains que le clerg catholique ne voie rapidement ledanger et ne soit hostile votre projet." Je rpondis vivement : "C'est bien ce qui s'est produit jusqu'prsent. Mon ide a dj t lance dans les airs par des non catholiques et cette glise a toujoursferm sa porte pareil programme. C'est justement pourquoi j'ai voulu tudier la faon de lui fairechanger d'avis. Je sais que ce ne sera pas facile, qu'il faudra y travailler pendant vingt ou mme

    cinquante ans, mais que nous devons y arriver." - "Par quels moyens ?"

    - "Des moyens nombreux et subtils. Je vois l'glise catholique comme une sphre. Pour la dtruire, ilfaut donc l'attaquer en de nombreux petits points jusqu' ce qu'elle ne ressemble plus rien. Il faudrasavoir tre trs patients. J'ai des tas d'ides qui peuvent paratre, au premier abord, mesquines etpuriles, mais je soutiens que l'ensemble de ces mesquines purilits deviendra une arme invisibled'une grande efficacit."

    - "Bon, me dit l'oncle, mais il faudrait me faire un petit topo." Lentement, je sortis mon portefeuille, entirai une enveloppe qui contenait un prcieux travail de mise au point de mes ides. Je posai cedocument sur le bureau avec une invisible satisfaction. L'oncle se mit lire aussitt, ce que je n'avais

    pas os esprer. Cela me prouvait qu'il fondait de grands espoirs sur moi. Comme il avait raison, lecher vieil homme !

    Aprs sa lecture, qui lui prit plus de temps que vraiment ncessaire, l'oncle me regarda et dit : "Je vaisfaire examiner ce travail par mes conseillers. Vous reviendrez chercher la rponse dans huit jours, lamme heure. En attendant, prparez votre dpart pour la Pologne. Prenez cela", me dit-il en metendant une enveloppe qui tait trs gnreusement garnie de roubles, de plus de roubles que je n'enavais jamais possd.

    Je pris une indigestion de thtre et de cinma et j'achetai un grand nombre de livres. Je ne savais pastrop comment les expdier, mais je pensai que l'oncle y pourvoirait par une quelconque valisediplomatique.

    Je vcus ces huit jours dans un tat d'exaltation tel que je ne sentais plus mon corps et que je nedormis pour ainsi dire pas.

    Pour moi, se posa alors la question (et c'tait bien la premire fois) de savoir si j'essayerais derencontrer une femme. Mais dans l'tat d'exaltation crbrale o je me trouvais, je pensai que cela n'envalait pas la peine. Je craignais mme, par une action aussi mdiocrement animale, de portermalchance mon projet actuellement l'tude parmi les plus hautes autorits du service. N'tait-il pasavant tout important que d'emble, je puisse sauter plusieurs grades et passer par-dessus le plus grandnombre possible des mille et vingt-quatre prdcesseurs qui ne pouvaient pas me valoir.

    Un soir, j'essayai de me saouler pour voir si mon cerveau en recevrait une utile impulsion. Il n'en ft

    rien et je peux affirmer que l'alcool est encore plus nfaste que la religion, ce qui n'est pas peu dire.

    Quand vint le moment de me prsenter nouveau au bureau de l'oncle, mon curbattait un peu plusvite, mais ce n'tait pas dsagrable. L'important est que personne ne pt s'en apercevoir.

    L'oncle me regarda longuement, puis me dit avec un petit sourire que son chef voulait me connatre.Comme il tait certain qu'un si haut personnage ne se drangerait pas pour me notifier sonmcontentement, je ne fus pas du tout impressionn par cette convocation.

    Mais, par contre, je fus horrifi par l'aspect extrieur de ce fameux "chef". Horrifi est bien le mot quiconvient et, trente ans aprs, il me suffit de fermer les yeux pour le revoir et le sentir. Il avait une telle"prsence" que les autres n'taient plus que des marionnettes. Dj, je dteste cette sensation-l, mais

    il faut ajouter que cette "prsence" tait celle d'un monstre. Comment peut-on accumuler la brutalit, lagrossiret, la ruse, le sadisme, la vulgarit ? Cet homme devait certainement tre de ceux qui vontdans les prisons se dlecter des tortures. Or, j'ai un profond dgot pour la cruaut qui est, j'en suis

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    sr, signe de faiblesse. Et comme je mprise toutes les faiblesses, comment pourrais-je jamaisaccepter que l'oncle se montrt si servile devant la brute qui nous recevait ?

    La brute fit comme tous les chefs, elle commena par me regarder fixement dans les yeux pour voir."Pour voir quoi ?" Avec moi, il n'y a rien voir. Il n'y aura jamais rien voir, camarade, pensais-je avecsatisfaction.

    Puis le chef me demanda ce quoi je tenais le plus. Il me fut bien facile de dire : le triomphe du Parti,alors que la vrit avait plus de subtilit. Ce chef n'en avait-il donc aucune ? C'tait impensable. Puis IIajouta d'un petit ton ngligent : "A partir d'aujourd'hui, vous tes inscrit parmi les agents secrets actifs.Vous donnerez des ordres toutes les semaines. Je compte sur votre zle. Je veux bien admettre qu'ilfaille un certain temps pour dtruire les religions de l'intrieur, cependant il est ncessaire que lesordres que vous donnerez trouvent un cho, notamment chez les crivains, les journalistes et mmechez les thologiens. Bien entendu, nous avons une quipe qui surveille les crits religieux du mondeentier et donne son avis sur l'utilit des directives donnes par tel ou tel agent. Donc, dbrouillez-vouspour plaire. J'ai bon espoir, car il me semble que vous l'avez dj compris tout seul."

    La brute n'tait pas un idiot. Il entendrait parler de mon travail, cela j'en tais certain. Je connaissaistrop bien la vulnrabilit des chrtiens pour douter de mon succs futur. Je crois que cette vulnrabilitpeut s'intituler : "charit". Au nom de cette sacro-sainte charit, on peut leur inoculer n'importe quelremords. Et le remords est toujours un tat de moindre rsistance. C'est la fois mdical etmathmatique, ce qui pourtant ne va pas ensemble, mais moi, je mariais ces deux donnes.

    Je saluai dignement le chef et le remercia avec froideur. Je ne voulais pas qu'il pt s'imaginer qu'ilm'avait impressionn.

    Quand je me retrouvai seul avec l'oncle, je me gardai bien de faire le moindre commentaire sur ce tropfameux chef. Du reste, je devais plutt me fliciter que ce personnage ft si antipathique, car j'taisainsi guri d'avance de toute timidit envers les grands de ce monde. Et j'aboutissais toujours cettemme conclusion que, de toutes faons, Le plus grand c'tait moi.

    CHAPITRE IV

    O l'art de jouer la comdie de la modestie rencontre un obstacle parfaitementhumble

    Je partis pour la Pologne en essayant de me persuader que ma puissance de dissimulation signifiaitdes dons certains de comdien.

    A vingt et un ans, aprs avoir vcu six ans solitaire, en tudiant pauvre et ambitieux, il fallait que jeredevienne un jeune homme affectueux, prvenant, obissant et pieux... plus que pieux : brlantd'entrer au sminaire.

    Une jolie comdie pour mes dbuts. Je pensais que j'arriverais tromper ma soi-disant mre, mais ledocteur ? Je craignais rellement son diagnostic. Cet homme tait peut-tre le seul dont j'aie jamais eupeur dans ma vie. Pourtant il fallait tout prix, n'importe quel prix, le mettre dans ma poche. Non pasque je n'eusse pu entrer au sminaire sans son appui, mais, pour me prouver ma force, je ne devais

    jamais tre souponn. Le docteur tait pour moi comme un test de ma propre valeur.

    Je sonnai "chez moi" vers six heures, de faon passer une petit heure avec elle, avant son retour lui.

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    Ce fut elle qui m'ouvrit. Elle avait beaucoup vieilli et n'tait mme pas farde ! Elle paraissait malade.Elle se mit trembler, puis pleurer. Les femmes ne sont vraiment leur place que dans des haremso les hommes vont les voir seulement en cas de ncessit absolue.

    Je demandai pardon pour mon long silence, esprant que la question du repentir serait ainsirapidement rgle, puis oublie, avant que le docteur ne rentrt. Aucune envie de manifester unrepentir mle, devant un vrai mle.

    Avec elle, je savais qu'on arriverait rapidement la joie des retrouvailles et des projets d'avenir.Comme elle ne pouvait pas avoir de plus grand dsir que celui de me voir prtre catholique, je lui fispart tout de suite de mon irrsistible vocation.

    La pauvre sotte tait tellement heureuse que je lui aurais fait avaler n'importe quoi.

    Elle voulut savoir comment m'tait venue cette bien aime vocation. J'avais vaguement pens diverses applications, puis avais renonc prparer cette scne d'avance.

    Gnralement, le prmdit sonne moins bien que l'impromptu.

    Je lui sortis une histoire d'apparition tout fait propre la sduire. Je savais bien que le docteur semfiait de ce genre de choses. Mais elle avait un faible pour le merveilleux. Ainsi, je m'assurais de lesdiviser et de renforcer ma position. Pendant qu'ils se disputaient mon sujet, ils me laisseraienttranquille.

    Je lui racontai donc une vibrante histoire d'apparition cleste, en prenant bien soin d'en graver lesdtails dans ma mmoire, de faon ne jamais me couper.

    Je trouvais pittoresque de prtendre avoir reu la visite de Saint-Antoine de Padoue. Le patron desobjets perdus ne pourrait-il pas aussi s'occuper des enfants perdus ? Ce saint est tellement populairequ'on peut lui attribuer n'importe quel miracle, les gens pieux marcheront toujours. Donc Saint -Antoine

    de Padoue m'avait rendu visite avec, bien entendu, le petit Enfant Jsus dans ses bras. Pendant que j'ytais, autant fabriquer tout de suite une belle image de dvotion.

    Comme nous nagions dans la pit la plus sirupeuse, le docteur rentra chez lui. J'tais soulag de voirarriver un tre raisonnable. Mais je sus tout de suite qu'il ne me croyait pas.

    Ainsi la partie serait plus difficile jouer et donc plus amusante.

    Je me devais de convaincre mon faux pre. Je devais tout au moins l'acculer faire semblant.

    Mais cette premire soire fut plutt pnible. Le docteur est un des rares hommes vraiment intelligentsqui se soient trouvs sur mon chemin. Le Jeu n'en tait que plus voluptueux.

    Le lendemain, je demandai une audience l'vque. Ma fausse mre le connaissait depuis sonenfance. Il me reut gentiment, mais sans enthousiasme. Il devait faire partie de ces catholiques quipensent qu'il est prfrable de ne pas exciter une vocation, mais au contraire de la combattre. Unevraie vocation doit triompher de tout obstacle.

    Heureusement que je connaissais bien cet tat d'esprit et que je pus ainsi ne pas m'en vexer. Mais jereconnais que cette attitude peut provoquer le dsarroi chez un tre qui justement n'a pas la vocation.Quant moi, je sus rester chrtiennement humble et il ne me parut pas possible que l'vque ftmcontent de moi.

    Cependant, il me pria de me prsenter au cur de ma paroisse ainsi qu' un religieux rput pour avoirreu le don du discernement des esprits. Ce charabia veut simplement dire que ce bonhomme pense

    tre capable de dtecter toutes les fausses vocations, depuis les simplement imaginaires jusqu'auxfranchement perverses.

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    Je me rendis d'abord chez mon cur, un brave homme tout simple. Il avait envie de voir fleurir unevocation sur sa paroisse et m'aurait donn tout ce qu'il possdait, c'est--dire presque rien, pour ftercette heureuse nouvelle.

    Pour que ce saint enthousiasme me ft profitable auprs du docteur, je priai ma fausse mre d'inviterl'ecclsiastique dner. Ce fut dlicieux, car l'homme avait une me d'enfant et, devant ce phnomnerare, mais trs apprci dans les procs de canonisation, le docteur se sentait malade. Comment unhonnte chrtien peut-il rsister aux saints ?

    J'tais donc fort rconfort quand je me rendis chez le religieux dont on vantait la perspicacit. Cethomme me parut au premier abord assez pnible supporter cause de sa lenteur et des nombreuxsilences qu'il semblait affectionner. Cependant, je pus sortir tous les clichs qui sont susceptibles dedcrire une vritable vocation sacerdotale. Je riais intrieurement car, enfin, comment cet hommepouvait-il s'imaginer que mes penses secrtes pourraient lui tre dvoiles. Et comment aurait-il su sij'avais des penses secrtes ?...

    Notre entrevue fut trs longue, mais je finis par y prendre got. Je parlais avec facilit et m'coutais

    avec satisfaction. Bien entendu, je manifestais la plus exquise modestie. C'est du reste une soi-disantvertu trs facile imiter. C'est mme un jeu des plus amusants. Et j'tais un as de la modestie, ainsique de beaucoup d'autres comdies.

    Je me gardai de parler d'une soi-disant apparition de Saint-Antoine de Padoue. Ainsi, au cas o mamre lui aurait dvoil ce fait, il serait difi de me voir le taire.

    Cependant, je fus quand mme fier de lui raconter que je n'avais jamais connu de femme et medsintressais tout fait de ce sexe tout juste utile procrer.

    Je pense que ce pouvait tre une marque certaine de vocation. Car je pouvais employer ce mot devocation pour le mtier que j'avais choisi dans le cadre du Parti et mon indiffrence pour les femmes y

    devenait aussi une sorte de prdestination. Aptre ou anti-aptre ne doit pouser que son apostolat. Jefus donc trs simplement loquent chaque fois que le mot d'apostolat revenait dans la conversation. Ildevait paratre vident que je serais un prtre trs zl.

    Ce religieux me tendit plusieurs piges, notamment il essaya de me faire mentir. Enfantin ! Un hommeintelligent sait que le mensonge ne doit tre employ que le plus rarement possible. Et mme quand jeme sens oblig de dire des mensonges, j'ai trop de mmoire pour me couper en dvoilant la vrit.Non, un bon mensonge doit simplement devenir vrit pour celui qui l'a cr et donc aussi pour tousses interlocuteurs.

    Ce religieux voulut savoir pourquoi j'avais laiss mes parents adoptifs sans nouvelles pendant six ans.L, je devins pathtique. Il m'tait facile de revenir en arrire et de revivre la vague de douleur quim'avait pouss vers la Russie. Mais justement, cet homme prudent semblait craindre que je ne fussedevenu communiste. Je lui dis que la politique ne m'intressait pas. Quant mes six ans de silence, jene pouvais tout simplement pas les expliquer.

    Je crois qu'il est bon de paratre parfois comme un homme faible et vulnrable. Les gens en place sontalors tout heureux de vous protger. J'insistai mme en disant que ce serait le remords de toute ma vie,tout en laissant entendre que ma mre se sentait rcompense par ma vocation sacerdotale : Ainsi ; cevieil homme n'oserait pas faire de la peine ma mre en lui enlevant la seule joie de ses vieux jours.videmment, je ne prononai pas des paroles aussi imprudentes, je me contentai d'esprer.

    Plus le temps passait, plus notre conversation devenait cordiale. J'tais trs satisfait et nous nous

    quittmes bons amis.

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    Plusieurs jours passrent dans le silence, comme si l'glise n'tait pas presse d'avoir un sminaristede plus.

    Pour ma part, je travaillais avec ardeur aux prochaines directives qui devaient atteindre le mondeentier, via la Russie.

    Quand, enfin, je fus convoqu l'vch. Et l, la terre s'ouvrit devant moi, car l'vque me dit touttranquillement que le religieux pensait que je n'avais pas la vocation.

    CHAPITRE V

    O un ambitieux programme anti-chrtien conduit d'abord l'assassinat

    Ma mre tomba malade et il fallut la mettre en observation l'hpital.

    Mon pre, par un bizarre rflexe de .piti, je suppose, joua de la gamme "gentillesse" avec moi. Je luidonnai la rplique avec beaucoup de dignit. II me demanda ce que je comptais faire. Je lui rpondisque je n'abandonnerais pas, mais que je choisirais de faire ma mdecine si vraiment l'glise ne voulaitpas de moi. Petit couplet sur le bien des corps qui favorise le bien de l'me. Fermez le ban !

    Bien sr, j'avais envoy un tlgramme urgent l'oncle. Par l'intermdiaire du prtre qui me servait deboite aux lettres, la rponse vint rapidement. Elle tait brve et ne me surprit qu' moiti. Elle disait :"Supprimez l'obstacle."

    Bien entendu, j'avais reu un entranement spcial rserv aux agents secrets. Je savais aussi bien

    attaquer que me dfendre. En loccurrence, je discutai longuement avec moi-mme pour savoir si jedevais simuler un accident ou plutt un arrt du cur. En bref, devais-je semer l'inquitude, ousimplement prouver ma docilit ?

    Je pensai qu'il valait mieux procder cette liquidation en dehors du couvent. En consquence, je priaimon correspondant d'inviter le religieux chez lui, sous n'importe quel prtexte. Heureusement, ces deuxhommes se connaissaient.

    Je ne mentais pas en disant que je voulais savoir ce qui avait port ce religieux me refuser lesmarques de la vraie vocation. C'tait important pour moi, car j'apprendrais ainsi perfectionner mapetite comdie religieuse. En plus, j'tais horriblement vex de cet chec. Et j'esprais encore pousser

    le religieux revenir sur sa dcision.

    En attendant cette seconde entrevue, je fignolais mon vrai travail. J'y disais ceci :

    Il est trs important que les chrtiens prennent conscience du scandale que reprsente la division del'glise. Car il y a trois sortes de chrtients : la catholique, plusieurs orthodoxes et quelques trois centssectes protestantes.

    Faire tat de la dernire prire de Jsus de Nazareth, prire jamais exauce : "Soyez UN comme monPre et moi sommes UN."

    Cultiver un lancinant remords cet gard, particulirement chez les catholiques.

    Faire ressortir que tout est la faute des catholiques qui font eux-mmes, par leur intransigeance, lesschismes et les hrsies.

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    Arriver au point que le catholique se sente tellement coupable qu'il veuille rparer n'importe quel prix.Lui suggrer qu'il doit rechercher lui-mme tout ce qui peut rapprocher des protestants (et des autresaussi) sans nuire au Credo. Ne garder que le Credo.

    Et encore... attention. Le Credo doit subir une infime modification. Les catholiques disent : "Je crois l'glise catholique", les protestants disent : "Je crois l'glise universelle". C'est la mme chose. Lemot catholique veut dire : universel. Du moins, il voulait le dire l'origine. Mais, au cours des ges, lemot "catholique" a pris une signification plus profonde. C'est presque un mot magique. Et je dis que cemot, il faut le supprimer du Credo, pour un plus grand bien, c'est--dire l'union avec les protestants.

    En plus, il faudra que chaque catholique fasse l'effort de rechercher ce qui pourrait faire plaisir auxprotestants, tant bien entendu que la Foi et le Credo ne sont pas en cause, ne le seront jamais.Toujours diriger les esprits vers une plus grande charit, une plus grande fraternit.

    Ne jamais parler de Dieu, mais de la grandeur de l'homme. Transformer petit petit le langage et lesmentalits. L'homme doit passer en premier. Cultiver la confiance en l'homme qui prouvera sa propregrandeur en fondant l'glise universelle o viendront se fondre toutes les bonnes volonts. Faire

    ressortir que la bonne volont de l'homme, sa sincrit, sa dignit ont beaucoup plus de valeur qu'unDieu toujours invisible.

    Montrer que le cadre de luxe et d'art qui enveloppe les glises catholiques et orthodoxes est en horreuraux protestants, aux juifs et aux musulmans. Suggrer que ce cadre inutile vaut la peine d'tresupprim pour un plus grand bien.

    Exciter un zle iconoclaste. Les jeunes doivent dmolir tout ce fatras : statues, images, reliquaires,ornements sacerdotaux, orgues, cierges et lampes, vitraux et cathdrales, etc.

    Il sera bon galement qu'une prophtie soit lance dans le monde entier qui dise : "Vous verrez lesprtres maris et la messe en langue vulgaire".

    Je me souviens avec joie d'avoir t le premier dire ces choses en 1938.

    La mme anne, je poussai les femmes demander le sacerdoce. Et je prconisai une messe, nonpas paroissiale, mais familiale, dite la maison, par les pres et mres, avant chaque repas.

    Les ides me venaient en foule, toutes plus exaltantes les unes que les autres.

    Comme je finissais de transcrire en code tout ce programme, mon ami m'informa que le religieux luirendrait visite le lendemain.

    J'avais arrt ma ligne de conduite et pensais arriver modifier le verdict de cet homme, un tre assezsimple et peu cultiv.

    Il ne parut pas surpris de me voir arriver. Mon ami avait d essayer de le faire parler, mais en vain, caril me fit un petit signe convenu entre nous.

    Je ne me dcourageai pas, mais attaquai avec douceur cet homme certainement intgre. Je lui fisremarquer qu'il commettait presque un assassinat en me refusant la prtrise. Et j'insistai pour savoir lesmotifs de cette attitude.

    Mais il me rpondit qu'il n'avait pas de motifs, que simplement le Seigneur lui donnait des lumires surles mes, et que la mienne n'tait pas propre entrer dans le sacerdoce. J'avoue que je m'nervai.Cette rponse n'en tait pas une. Mais je finis par croire qu'il ne mentait pas. En vrit, il n'avait aucunmotif prcis pour me rejeter dans le nant, except une espce de flair tout ce qu'il y a de peu

    scientifique. Le plus norme, c'est qu'il ne paraissait pas du tout conscient de la gratuit de son action.Il semblait nager en pleine magie.

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    Je l'informai que j'tais dcid me prsenter ailleurs. Il me rpondit, avec son sourire anglique, quej'avais tort de m'obstiner. Je lui dis que je serais capable de lui ter la vie si ce geste pouvait me faireentrer au sminaire. Il me rpondit qu'il le savait. L, je fus vraiment stupfait. Et nous restmes un longmoment nous regarder. Puis, il reprit la parole pour dire : "Vous ne savez pas ce que vous faites."

    J'avoue qu' cet instant, j'aurais voulu fuir l'autre bout du monde. Cet homme avait un pouvoir que jene m'expliquais pas.

    Mais mon ami me fit un signe. Il sentait que je faiblissais. Et moi, je savais que tout serait fini pour moisi je dsobissais aux ordres de l'oncle. Je devais moi-mme faire disparatre cet obstacle. Ma valeur,pourtant visible, devait tre confirme par ce geste d'obissance et de courage.

    Alors je me levai et provoquai la mort sans blessures. Les hommes de ma valeur avaient tous eu lachance de subir un entranement spcial dont les prcieux secrets nous venaient du Japon. A cettepoque-l, peu de personnes, en Occident, avaient conscience d'tre fort ignorantes des possibilitsextraordinaires qu'offre le corps humain, aussi bien pour la dfensive que pour l'attaque, et mme lemeurtre, mains nues. Quoique Russe, je reconnais qu'en ce domaine (et peut-tre en d'autres) les

    Japonais sont des as.

    Je ne crois pas qu' l'poque de mes tudes, beaucoup de pays europens, ou mme amricains,enseignaient des mthodes la fois vraiment esthtiques et efficaces pour se battre avec ou sans mise mort, mais toujours mains nues.

    Je suis fier d'tre un des premiers adeptes de ces arts martiaux et d'autant plus qu'ils rpondent pour leRusse que je suis un culte national pour la danse. Ils m'ont permis, en plusieurs occasions, de medfendre sans donner le spectacle d'un animal balourd et prhistorique.

    Ayant donc provoqu en deux gestes rapides (mais ncessitant un long entranement) la mort sansblessure de celui qui avait eu l'audace presque comique de se dresser face au marxisme-lninisme (en

    d'autres termes face l'avenir) je rentrai paisiblement chez moi. Le dcs serait normalement signal.Cause : arrt du cur.

    Le lendemain, mon corps tait couvert de petits boutons. J'tais furieux, car c'tait un signe defaiblesse, signe que mon foie n'avait pas support cette tension. Stupide.

    Puis, je me flicitai, car mon pre crut que je souffrais vraiment de ne pas entrer au sminaire et prit lapeine d'aller plaider ma cause auprs de l'vque. Avec succs.

    CHAPITRE VI

    O l'anti-aptre commence effectivement son travail et ressent une haine toutespciale pour la soutane

    Je me prparai donc ouvertement entrer au sminaire. Et ma mre gurie, fit pour moi des achatsinconsidrs quand la bombe clata, sous forme d'un tlgramme, m'appelant Rome avec la mention: "Pour une nouvelle affectation". Je fis semblant de ne rien comprendre. Ma mre se remit pleurer etje poussai un grand soupir de soulagement quand je quittai le pays de mon enfance. J'esprais bien n'y

    jamais revenir.

    A Rome, j'eus des conversations fort intressantes avec un professeur qui serait le mien quand j'auraisreu la prtrise. Il faisait' partie de notre rseau. Il tait trs optimiste.

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    Il s'tait spcialis dans l'criture Sainte et travaillait une nouvelle traduction de la Bible en langueanglaise. Le superbe est qu'il avait choisi pour unique collaborateur un pasteur luthrien. Le dit pasteur,du reste, n'tait plus trs d'accord avec sa propre glise qui lui paraissait vieillotte. Cette collaboration,bien entendu, restait secrte. Le but des deux hommes tait de dbarrasser l'humanit de tous lessystmes qu'elle s'tait donne par le truchement de la Bible, et surtout du Nouveau Testament.

    Ainsi la virginit de Marie, la prsence relle dans l'Eucharistie, et la Rsurrection devaient, selon eux,tre mis entre parenthses, pour aboutir une toute simple suppression. La dignit de l'hommemoderne leur paraissait valoir ce prix.

    Le professeur m'apprit aussi une faon raisonnable de dire la messe, puisque dans six ans, je seraisbien oblig de la dire. En attendant une modification profonde de toute cette crmonie, lui neprononait jamais les paroles dites de la conscration. Mais, pour ne pas tre souponn, il prononaitdes paroles presque semblables du moins quant la terminaison des mots. Il me conviait en faireautant.

    Tout ce qui assimilait cette crmonie un sacrifice devait tre, petit petit, supprim. L'ensemble ne

    devait reprsenter qu'un repas pris en commun, comme chez les protestants. Il assurait mme qu'iln'aurait jamais d en tre autrement. Il travaillait aussi l'laboration d'un nouvel Ordinaire de la Messeet me conseilla d'en faire autant, car il lui paraissait tout fait souhaitable de prsenter au monde unnombre trs vari de messes. Il en fallait de trs brves pour les familles et les petits groupes, de pluslongues pour les jours de ftes, encore que selon lui, la vraie fte pour l'humanit travailleuse est lapromenade dans la nature. Il pensait qu'on arriverait facilement considrer le dimanche comme unjour consacr la Nature.

    Il me dit que ses travaux ne lui laissaient pas le temps de mditer les religions juive, musulmane,orientale et autres, mais que ce travail-l avait une grande importance, peut-tre plus grande que sanouvelle traduction de la Bible. Il me conseilla vivement de rechercher, dans toutes les religions non

    chrtiennes, ce qui exalte le mieux l'homme et d'en faire la propagande.

    J'essayai de l'inciter parler des autres prtres et sminaristes affilis comme moi au Parti, mais ilprtendait n'en presque rien savoir.

    Il me donna cependant l'adresse d'un Franais, professeur de chant, install dans la ville o je merendrais pour tudier pendant six ans des sciences profondment ennuyeuses. Il m'assura que jepouvais avoir toute confiance en cet homme, qu'il me rendrait tous les services les plus dlicats,comme par exemple de me permettre d'avoir des costumes civils chez lui, condition que je le payelargement.

    Bien entendu, il me fit aussi visiter Rome et m'apprit toutes sortes de lgendes sur les saints les plus

    vnrs dans cette ville. Il y avait l de quoi les rayer du calendrier, ce qui tait aussi un de nosobjectifs. Mais nous savions l'un et l'autre qu'il faudrait peut-tre plus de temps pour tuer tous les saintsque pour tuer Dieu.

    Un jour que nous nous reposions la terrasse d'un caf, il me dit : "Imaginez cette ville sans une seulesoutane, sans un seul costume religieux, masculin ou fminin. Quel vide ! quel merveilleux vide !"...C'est Rome que je saisis l'importance norme de la soutane. Et je me jurais qu'elle disparatrait denos rues et mme des glises, car on peut bien dire la messe en veston.

    Ce petit jeu qui consiste imaginer les rues sans soutanes devint, chez moi un rflexe. J'y gagnai unehaine toujours grandissante pour ce bout de chiffon noir.

    Il me parut que la soutane avait un langage muet, mais combien loquent !

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    Toutes disaient, aux croyants comme aux indiffrents, que l'homme ainsi voil s'tait donn un Dieuinvisible et qu'il prtendait tout-puissant.

    Quand je fus moi-mme oblig d'endosser cette robe ridicule, je me promis deux choses : d'abordcomprendre le pourquoi et le comment des vocations sacerdotales chez les jeunes garons, etsecundo : d'insuffler ceux qui la portaient le pieux dsir de l'enlever pour mieux atteindre lesindiffrents et les ennemis. Je me promis de donner ce motif toutes les apparences du plus grandzle. Du reste, cela est relativement facile.

    J'eus plus de difficults saisir la naissance de la vocation chez les jeunes garons. Cette naissancetait si simple que je pouvais difficilement la croire vraie.

    Mais il semble exact que des jeunes garons, entre 4 et 10 ans, quand ils connaissent un prtresympathique, ont envie de lui ressembler. Et l, je compris mieux ma haine pour la soutane. Car cesjeunes garons n'auraient pas senti la relle ou imaginaire puissance du prtre, s'il ne se dsignait paslui- mme par une vie diffrente de celle des autres gens. Le costume tait une de ces diffrences etmme on peut dire que le costume endossait toute la doctrine de celui qui s'en revtait tout jamais. Il

    y avait pour moi comme un mariage entre un dieu dcrit comme tout-puissant et ces hommesmanifestant chaque pas leur don et leur sparation. Plus je mditais ces choses, plus j'tais encolre. Mais j'tais aussi trs reconnaissant la vie de m'avoir fait passer mon enfance et mme monadolescence dans une famille trs catholique, car je crois que la valeur de mon apostolat reboursvenait de l. Je savais qu' cause de mes expriences passes, je serais le meilleur des agents et, parconsquent, que j'tais destin devenir le grand patron de cette uvre salutaire.

    Et je me sentis autoris me rjouir l'avance, car les jeunes garons, quand ils rencontreraient desprtres vivant comme tout le monde, n'auraient plus du tout envie de les imiter. Ils devraient aussiregarder "tout le monde" et cela va loin. Le choix des hommes vraiment imitables serait si grand !

    De plus, ces nouveaux prtres, tant d'une glise largement ouverte tous, ne se ressembleraient pas.Ils n'auraient pas du tout le mme enseignement. Comme ils ne pourraient jamais s'entendre entre eux,du moins sur le plan thologique, ils n'auraient chacun qu'une toute petite audience. Et comme ilsauraient toujours peur du collgue vivant dans l'arrondissement voisin... Bref, ils ne pourraients'entendre que sur des questions philanthropiques. Et Dieu serait mort, c'est tout. Au fond ; ce n'est pasdifficile et je me demande pourquoi personne n'a encore employ cette mthode. Il est vrai que certainssicles sont plus favorables que d'autres l'closion de certaines fleurs.

    Mes dbuts au sminaire furent des plus heureux. Ma position d'enfant unique et trs chri d'une richefamille prfrant la sparation la guerre me rendit intressant. Chacun voulait manifester sasympathie au courageux Polonais. La gloire de Dieu m'importait plus que celle de mon pays. Quelle

    saintet ! Je laissais dire avec modestie.Je m'tais promis d'tre le premier en tout et il en fut ainsi. Ma connaissance des langues vivantes taitvraiment prodigieuse. Cela du reste est commun aux Orientaux. Je travaillai le latin et le grec avecacharnement. J'tais aussi trs musicien et fus autoris suivre des leons particulires de chant avecmon ami franais. Ce sminaire n'tait pas du tout svre. La formation du caractre y tait moinspousse qu'en Europe.

    Je brillai aussi dans les comptitions sportives mais ne montrai pas mes connaissances spciales dansle combat corps corps, connaissances venues tout droit du Japon.

    Bref, tout allait si bien que je m'ennuyais et cherchais l'action d'clat qui pourrait me rendre vie. Je ne

    trouvais rien de mieux que d'aller me confesser celui de mes professeurs qui paraissait le plus attirpar ma personne.

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    CHAPITRE VII

    O le hros essaye de mettre l'preuve le secret de la confession

    Je me confessai donc un noble vieillard, celui que nous appelions "yeux bleus" avec une tendressecertaine. Mme moi, je me laissais parfois prendre au charme de son regard d'enfant. C'est pourquoi jele choisis pour cette exprience.

    Pour moi, il s'agissait de voir comment il allait se dbrouiller pour respecter le secret de la confessiontout en l'utilisant pour essayer de me faire renvoyer.

    Je ne pensais pas qu'il y eut du danger pour moi, car je pourrais toujours nier. En plus, j'tais le premierpartout, donc trs bien not. J'tais visiblement le plus intelligent de toute la boutique.

    Je priais donc "yeux bleus" de bien vouloir m'entendre en confession et je lui racontais tout, du moinsl'essentiel, que j'tais communiste, attach aux services secrets ; section de l'athisme militant, quej'avais assassin un religieux polonais qui prtendait que je n'avais pas la vocation...

    Chose trange, "yeux bleus" me crut tout de suite. J'aurais pu pourtant inventer toute cette histoire. Ileut le rflexe banal de me parler en premier lieu de mon salut ternel. Je faillis clater de rire.S'imaginait-il que j'avais le moindre atome de foi?

    Je fus oblig de bien lui expliquer que je ne croyais ni Dieu ni diable. Une telle confession taitprobablement toute nouvelle pour lui. Je faillis le plaindre.

    Il me dit donc : "Qu'esprez-vous en demandant d'entrer dans les Ordres ?" Et c'est en toute franchiseque je prcisais :

    - "Dtruire l'glise de l'intrieur." - "Vous tes bien prtentieux", me rpondit-il. Je me fchai presque etfus content de lui dvoiler que nous tions dj plus de mille, sminaristes et prtres. Il me rpondit :"Je ne vous crois pas."

    - "A votre aise, mais je porte le numro 1.025 et, mme en supposant que quelques-uns soient morts,je peux dire que nous sommes un millier."

    Il y eut un long silence et c'est d'une voix assez sche qu'il me demanda : "Qu'esprez-vous de moi ?".

    Il m'tait assez difficile de lui rpondre que j'avais seulement voulu m'amuser en cherchant savoircomment il se dbrouillerait avec le secret de la confession. Je lui dis simplement : "Je suppose quevous allez essayer de me renvoyer ?"

    - "Vous renvoyer ! N'tes-vous pas le plus brillant de nos lves et un des plus pieux ?"

    C'est moi qui ne savais plus trop quoi rpondre. Je lui dis pourtant : "Est-ce que vraiment maconfession ne vous claire pas sur ma relle personnalit ?" Il me dit : "La confession a t instituepar Notre Seigneur Jsus-Christ pour le bien des mes, la vtre n'est donc d'aucune utilit."

    - "Mme pas pour mieux me comprendre ?" - "Mme pas, puisque lorsque vous aurez quitt ce lieuj'aurai tout oubli." - "Vraiment ?" - "Vous le savez trs bien puisque vous tudiez parmi nous." - "Je le

    sais thoriquement, mais comment pourrais-je le savoir pratiquement ?" "Ainsi, me rpondit-il, voil lebut rel de cette Incroyable confession ?" - "Peut-tre" - "Si vous avez un autre but, vous feriez mieuxde me le dire." - "Non, lui rpondis-je gentiment, je veux vous tudier, vous, c'est tout."

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    Il eut l'air de rflchir, puis me dit : "Entreprise vaine, il ne se passera rien du tout." - "Rien du tout,...vraiment ?" - "Rien du tout, vous le savez", et il partit, me laissant tout penaud.

    Le lendemain, le condisciple, qui se croyait mon ami parce qu'il m'aimait, me dit tout bas : "Yeux bleus"a pri toute la nuit la chapelle." J'observais le vieux professeur, il n'avait pas l'air d'avoir pass unenuit blanche. Mais, pendant qu'il ronronnait son cours, moi je mditais sur cette nuit qui fut peut-treune imitation de l'agonie du Jardin des Oliviers.

    "Yeux bleus" avait d prier pour que cette coupe s'loigne de lui. Mais il n'tait au pouvoir de personnede supprimer cette confession. Il me paraissait mme absolument impossible pour lui de l'oublier.

    Il avait d demander ou que je me convertisse ou que je parte. N'avait-il pas cherch comment ilpourrait provoquer mon dpart ? Et chaque fois que cette ide revenait, il devait crier intrieurement :"Mais non, puisque je ne sais rien."

    Que pouvait-il dire contre moi qui ne ft pas du domaine de cette confession ? Rien, tout simplement.Je ne me serais pas confess si je n'avais pas toujours donn une image du parfait sminariste. Nesavait-il pas, le pauvre vieil homme, qu'un communiste est prt tous les sacrifices ? Tous ces gens -ls'imaginent volontiers que seuls les chrtiens font des sacrifices.

    Les jours suivants, j'observai attentivement "Yeux bleus" et le trouvai toujours semblable lui-mme. Iltait aussi calme, aussi doux, aussi "bleu" pourrais-je dire.

    Au fond, j'avais un faible pour lui et faillis m'en accuser en crivant l'oncle. Puis, je dcidai de ne rienraconter de cette histoire de confession. L-bas on ne m'aurait pas compris.

    Plusieurs mois aprs, je fus de nouveau pris du dsir de me confesser aux autres professeurs. Au fond,j'tais prodigieusement agac par la monotonie de ma vie et par le fait que je paraissais plaire tout lemonde. Un peu de bagarre m'aurait fait du bien.

    Je me confessai donc successivement tous les professeurs, m'amusant ensuite les imaginerruminant cet horrible secret.

    Mais je ne pus jamais comprendre comment ils purent supporter le fardeau de ma prsence parmi euxet la vision de tout le mal que je pourrais faire.

    Cependant, certains jours, j'tais dlicieusement inquiet. J'avais besoin de ce stimulant. Je m'imaginaisqu'ils se dbrouilleraient quand mme pour m'empcher de recevoir les ordres. Alors, je redoublais dezle. Mes sermons taient des modles, des petits chefs-d'uvre. J'avais d'autant plus de mrite queje devais assurer, en plus, la bonne marche de notre action antireligieuse dans le monde entier.

    Heureusement, l'oncle avait compris qu'il ne fallait pas me demander de coder mes travaux. J'avais

    seulement fournir un projet par semaine. Je regorgeais d'ides et ce travail ne me cotait pas, aucontraire, il tait ma joie et mon soutien.

    Vers l'poque o je jouais avec la confession, un point de doctrine me fut particulirement sensible, jeveux parler de la "sainte vertu d'obissance" (comme ils disent).

    Cette obissance concerne tout particulirement le Pape. Je retournais le problme dans tous les sens,sans pouvoir le comprendre.

    Je fus donc oblig de demander nos services de veiller ce que la confiance que les catholiquestmoignent au Pape soit discrtement ridiculise chaque fois que possible.

    Je n'ignorais pas que je demandais l quelque chose de trs difficile. Et pourtant, il me parut primordial

    d'inciter les catholiques critiquer le Pape.

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    Quelqu'un fut donc charg de surveiller attentivement tous les crits du Vatican afin de dceler, mmedes tout petits dtails susceptibles de dplaire une catgorie quelconque d'individus. Peu importe laqualit de ceux qui critiquent le Pape, l'important est uniquement qu'il soit critiqu. Et l'idal serait qu'ildplt tout le monde, c'est--dire aux ractionnaires comme aux modernistes.

    Quant la vertu d'obissance, elle est une des principales forces de cette glise. Je pensai l'branleren cultivant le remords. Que chacun s'imagine bien tre responsable de la division actuelle de lachrtient. Que chaque catholique fasse son mea culpa et cherche comment il pourrait effacer quatresicles de mpris envers les sectes protestantes.

    Je pouvais aider cette recherche en prcisant tout ce qui choque les protestants et en suggrant unpeu plus de charit. La charit a ceci d'avantageux qu'on peut lui faire faire n'importe quelle btise.

    A cette poque-l, je craignais encore que ma mthode ne ft perce jour et que beaucoup y voientune faon astucieuse de tuer Dieu.

    La suite des vnements prouva que j'avais tort d'avoir cette crainte. Et pourtant, un proverbe franaisdit que le mieux est l'ennemi du bien. En l'occurrence, personne ne vit jamais que mon amour fraternelpour les protestants aboutirait dtruire tout christianisme.

    Je ne veux pas, du reste, dire que les protestants n'ont pas la foi (ou toutes sortes de "foi" varies) etque mes services n'ont pas s'occuper d'eux. Mais je les excite en leur montrant qu'il ne faut surtoutpas qu'ils se convertissent au catholicisme, que c'est au contraire l'glise Romaine qui doit marchervers eux.

    Et mme l'annonce du Concile (ce Concile qui me remplit de joie par avance) je lanais sur le mondequi les reut bouche be : un ordre et une prophtie.

    D'abord la prophtie : Dieu, par un grand miracle, un miracle tout fait spectaculaire (les gens adorent) allait faire lui-mme l'unit des chrtiens. C'est pourquoi il ne fallait pas que les hommes s'enoccupent autrement que par une grande disponibilit, une disponibilit trs charitable. Autrement dit, ilfallait que les catholiques lchent du lest, afin de permettre Dieu de manifester son grand miracle aumilieu des curs purs. Pour les catholiques de ce temps, le curpur devait tre celui qui s'emploie parn'importe quel moyen faire plaisir aux protestants.

    L'ordre tait trs simple aussi : dfense absolue aux protestants de se convertir au catholicisme. Et cecime tenait fort cur, car les conversions avaient atteint un rythme acclr.

    Je fis prciser partout que le grand miracle ne pourrait pas avoir lieu si les catholiques continuaientd'accepter des conversions protestantes.

    Je fis nettement savoir qu'il fallait laisser Dieu la libert de ses mouvements. Et je fus cout, et je fussuivi. C'est moi qui faisais des miracles et non pas leur Dieu.

    J'en frmis de joie encore aujourd'hui. Ceci me parat tre lune de mes plus belles russites.

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    CHAPITRE VIII

    O l'ambitieux qui se croyait plus fort que tout rencontre les cheveux noirs ets'effraie de sa premire faiblesse

    Au bout de deux ans de sminaire, je me demandais srieusement si j'allais pouvoir continuer. Lavolont qui s'exerce solitaire n'est pas toujours suffisante, et j'tais bien jeune pour me nourrir de maseule haine.

    Cependant, je voyais cette haine augmenter ; et, d'abord rserve Dieu, elle s'tendait maintenant tout mon entourage. S'ils avaient pu deviner quel point je les dtestais ! Aujourd'hui encore, jem'admire d'avoir pu le supporter.

    Bien sr, je suis et reste un solitaire. Si la chaleur communautaire ne m'est pas indispensable, parcontre, des petites oasis de chaleur humaine manquaient ma jeunesse.

    En fait, je n'avais que mon professeur de chant, ce Franais que j'allais voir tous les samedis. Encertains points, nous nous comprenions demi-mot, mais il ne connt jamais la ralit de ma missiondans toute son ampleur. Le merveilleux tait que, chez lui, je pouvais vraiment me dtendre. Sans lui,je n'aurais peut-tre pas eu la force de rsister. Heureusement que ceci ne sera jamais publi car cen'est pas un bon exemple pour mes camarades.

    J'avais aussi reu l'ordre d'accepter certaines invitations mondaines. Elles venaient sans que je sachepourquoi ni comment. J'tais donc oblig d'obir. Je n'osais jamais crire l'oncle pour lui demanderl'utilit de ces occupations mortellement frivoles. Du reste, il connaissait mon dgot pour ce genre dechoses et m'avait dj dit qu'il serait bon pour moi de connatre les usages du monde. Admettons, mais

    je n'y fis jamais la moindre dcouverte utile.

    Un soir, que j'tais une grande rception particulirement brillante, mon regard s'arrta sur un profilde jeune fille et tout ce qui l'entourait s'vanouit, y compris mes propres sens.

    Elle avait un long cou, plus pench que la tour de Pise, un trs gros chignon noir que j'aurais vouludfaire et un profil la fois puril et volontaire. Je la regardais, le souffle coup. Nous tions commeseuls tous les deux, bien qu'elle ne me vit pas. Je lui criais intrieurement de tourner trs lgrement latte afin que je puisse lui voler son regard, mais elle n'en fit rien.

    Je ne sais pas combien de temps dura mon extase, mais je fus ramen sur terre par un jeune inconnu.

    Il avait tout compris, peut-tre mieux que moi-mme. Il avait du curpuisqu'il me dit : "Voulez-vous

    que je vous prsente Mademoiselle X... ?" Il me connaissait sous mon nom, mais me prenait pour untudiant d'Universit. Dans toutes ces mondanits, personne ne pouvait me prendre pour unsminariste.

    Un peu plus tard, cet obligeant jeune homme me prsenta aux cheveux noirs (je ne lui donnerai jamaisd'autre nom). J'avais retrouv mon calme, grce de discrets exercices de respiration. Cependant,j'tais un homme diffrent, totalement diffrent. Un centime de seconde avait suffi.

    Pendant cette soire, je ne cherchais pas comprendre ce qui m'arrivait. J'tais bien trop occup medlecter de ces sentiments nouveaux.

    Je parlai quelques instants avec les cheveux noirs, instants pendant lesquels je pus la manger toute

    entire. Car ce qui dominait en moi, c'tait le dsir de prendre cette jeune fille l pour moi tout seul, etde la cacher dans une petite maison, loin de tout, une petite maison o elle ferait profession dem'attendre.

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    Elle avait dimmenses yeux noirs qui vous regardaient avec un srieux presque gnant. Et quand elle

    fut invite danser, je dus serrer mes mains derrire mon dos pour ne pas tuer celui qui l'emportaitdans ses bras. La danse est une invention diabolique. Je ne comprends pas comment un homme peutsupporter que son pouse danse avec un autre.

    Je la regardais valser, sa robe tait merveilleuse mais mes yeux taient comme hypnotiss par son coupench qui semblait se prsenter docilement la hache du bourreau. Je ne sais pas pourquoi cettejeune fille me paraissait destine mourir de mort violente. Ce sentiment augmentait la fureur aveclaquelle j'aurais voulu l'arracher tout ce monde-l. Que faisait-elle au milieu de tous ces imbciles ?Et que faisait-elle dans la vie ?

    Il fallait que j'aboutisse ceci, qu'elle ne veuille rien faire d'autre que m'attendre. N'importe quel moyenserait bon pour atteindre ce but. Elle m'appartenait, c'est tout.

    Mais elle partit avec un couple g que je ne connaissais pas. Je devenais enrag. Comment faire pourla revoir ?... Elle ne prenait pas garde moi, sauf peut-tre la dernire seconde o son regards'arrta sur le mien. Que voulait-il dire ce regard-l ? Dbrouillez-vous pour me revoir ?... peut-tre... en

    tout cas, je ne me proccupais pas outre mesure de ce qu'elle pouvait penser. J'avais pris la dcisionde diriger ses penses, car je considrais qu'elle m'appartenait pour toujours. Qu'elle ne ft pasd'accord n'aurait t qu'un dfi pittoresque.

    Je savais son nom et rien d'autre. Je chargeai mon professeur de chant de la retrouver. Cette histoirel'amusait prodigieusement. Il me disait mme : "Ainsi, vous allez vous humaniser". Je ne comprenaispas ce qu'il pouvait trouver d'inhumain en moi et en fus mme un peu vex. Il ne voult pas s'expliquer.

    Ses dmarches furent longues et je dus me calmer en travaillant avec un zle dcupl.

    C'est pendant ces journes l que je lanai sur le march (pourrait- on presque dire) le programme quipermettrait aux catholiques d'tre accepts par les protestants. Jusqu' ce jour, les catholiques avaient

    trop espr un retour du protestantisme dans le sein de la maison mre. Il tait temps qu'ils perdentleur arrogance. La charit leur en faisait un devoir. Quand la charit est en jeu, je prtendais, en riantsous cape, que rien de mal ne peut advenir.

    Je prophtisai donc avec assurance, afin que cela soit rpt sur ce ton-l, la suppression du latin, desornements sacerdotaux, des statues et images, des cierges, des prie-Dieu (afin qu'ils ne puissent pluss'agenouiller). Et je fis faire une campagne trs active pour la suppression du signe de croix. Ce signen'est pratiqu que dans les glises romaines et grecques. Il est temps qu'ils se rendent compte qu'ilsoffensent les autres qui ont pourtant autant de qualits et de saintet qu'eux. Ce signe, ainsi que lesgnuflexions, sont autant d'habitudes ridicules.

    Je prophtisai galement, et nous n'tions qu'en 1940, l'abandon des autels, remplacs par une tableabsolument nue, et l'abandon de tous les crucifix afin que le Christ soit considr comme un homme etnon comme un Dieu.

    J'insistais pour que la Messe ne soit qu'un repas communautaire o tous seraient invits, mme lesincroyants. Et j'arrivai cette prophtie : le baptme, pour l'homme moderne, est devenu unecrmonie ridiculement magique. Qu'il soit par immersion ou non, le baptme doit tre abandonn enfaveur d'une religion adulte.

    Je cherchais le moyen de supprimer le Pape, mais je n'en trouvai jamais la possibilit. Tant qu'on nedirait pas que le jeu de mots du Christ : "Tu es Pierre et sur cette pierre, je btirai mon glise", futinvent par un Romain zl (et du reste, comment le prouver, il ne suffisait pas que ce ft possible...)

    un Pape serait toujours au pouvoir.

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    Je me consolais en esprant que nous arriverions bien le rendre antipathique. L'important est de criercontre lui chaque fois qu'il fait du nouveau et mme quand il ne fait que relancer l'ancien trop dur supporter.

    En plus, tout ce qui est permis chez les protestants, mme si c'est dans une seule secte, doit treautoris chez les catholiques. Ainsi le remariage des divorcs, la polygamie, la contraception etl'euthanasie.

    L'glise universelle devant accueillir toutes les religions et mme les philosophes incroyants, il taiturgent que les glises chrtiennes renoncent leur dcorum. J'invitais donc un immense balayage.

    Tout ce qui excitait le curet l'esprit rendre un culte un Dieu invisible devait tre impitoyablementsupprim. Il ne faut pas croire que j'ignorais, comme certains que je ne nommerai pas, la puissancedes gestes et de tout ce qui parle aux sens.

    Un esprit un petit peu rflchi aurait vu que je supprimais tout ce qui est aimable dans une religion parailleurs assez svre leur laisser la svrit tait une assez belle astuce.

    Je glisserais en secret que ce Dieu cruel pourrait bien tre d'invention humaine. Un Dieu qui enverraitson Fils unique se faire crucifier ! ! !

    Mais je devais faire attention ce que ma haine ne transperce pas dans mes crits. Il fallait qu'ellegagnt en douceur et comme regret.

    Comme je me grisais de ces ordres et prophties, mon professeur de chant me fit appeler autlphone. Il avait trouv et m'invitait pour le soir mme un concert o je pourrais la revoir.Heureusement que j'obtins facilement l'autorisation de sortir. J'avais une trs belle voix et les gensd'glise ont toujours mnag les musiciens.

    Je la revis encore plus belle que la premire fois. Si belle, si belle comment ne pas dev enir fou ?

    Elle voulut bien accepter de venir prendre une tasse de th le samedi suivant chez mon professeur dechant. Je prtendis habiter un centre universitaire.

    Mon professeur de chant se prnommait Achille et me demanda, comme nous attendions ensemble lescheveux noirs, de l'appeler : oncle Achille. Je compris qu'il voulait me donner par-l l'illusion d'avoir unefamille. Je lui en fus assez peu reconnaissant, car son attitude me rvla qu'il esprait me voir songersrieusement au mariage.

    Comment pouvait-il avoir des penses aussi absurdes !... C'est donc qu'il sentait mon absence devocation sacerdotale, mais n'avait absolument pas devin la puissance et le srieux de ma vocationsocialiste.

    A la rflexion, je vis que cette incomprhension, signe de ma force de caractre et de la qualit de monjeu, ne pouvait que faciliter mes desseins. Pour tre un vrai grand homme, il est trs avantageux deparatre moyen et mme endormi, Ceux qui se pavanent devant les foules ne sont pas ceux qui tirentles vraies ficelles.

    Mes "cheveux noirs" parurent se plaire chez l'oncle Achille. J'talai tout ce que mon temprament slaveavait de plus charmeur. Personne ne m'avait appris ce jeu-l, mais je constatai qu'il est instinctif. Jedois dire que j'y eus un norme mrite. La femme de mes rves portait ce jour-l une robe bleue toutesimple et n'avait qu'un seul bijou : une grande mdaille de la Vierge, dite mdaille miraculeuse.

    Mes yeux revenaient tout le temps sur cet objet et s'y brlaient, j'aurais voulu pouvoir le lui arracher et

    le jeter par la fentre.

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    CHAPITRE IX

    O un zle antireligieux voudrait bien entraner les cheveux noirs dans sonsillage

    Je dus me rendre l'vidence, j'tais tout simplement amoureux pour la premire fois ; amoureuxcomme un pauvre type dont l'intelligence ne domine pas les instincts. Je ne vis qu'un remde : un zletoujours plus grand pour la dfense et l'avancement de la grande cause du proltariat.

    C'est cette poque que je lanai ma grande campagne de dialogue biblique. Il s'agissait d'exciter lescatholiques une lecture assidue et rflchie de la parole de Dieu, en insistant bien sur le libre examenpratiqu depuis quatre sicles par les protestants. Je montrais que cette libert avait abouti nousdonner plusieurs gnrations d'tres vraiment adultes et matres de leurs vies. Par ce moyen trspieux, j'excitais donc les catholiques secouer le joug du papisme et les protestants se faire les

    matres de cette gnration nouvelle.

    En donnant aux protestants cette position dominante je devais aussi les affaiblir, sans que leur orgueilne leur laisse la libert de le deviner. Cet affaiblissement viendrait tout naturellement de l'mulationentre les diverses sectes. Dans cet exercice, les catholiques ne pourraient pas jouer le rle d'arbitre,car ils seraient uniquement proccups par le dsir de se rformer eux-mmes. Ce fut un jeu d'enfantde les persuader qu'ils devaient la fois oprer un retour aux sources et une modernisation clatante.

    Je suggrai que le zle pour nous donner, en toutes langues, de nouvelles traductions bibliques enstyle vraiment moderne ne devait pas s'endormir. L aussi, je pus constater une vive mulation. Je neparlai mme pas de l'aspect financier du problme, mais le nombre des nouvelles traductions permetde constater que cet aspect n'a pas chapp la vigilance des hommes d'glise.

    La modernisation de la parole de Dieu permit souvent d'en attnuer l'intransigeance. Et ceci se faisaittout naturellement. Chaque fois qu'un mot paraissait d'un usage peu courant et risquait donc d'treincompris, on cherchait le remplacer par un mot tout--fait simple... bien entendu toujours audtriment du sens profond. Comment oserais-je m'en plaindre ?

    Ces nouvelles traductions facilitrent en outre les dialogues bibliques sur lesquels je fondais de grandsespoirs. Car ces dialogues devaient aboutir renvoyer les hommes d'glise ailleurs, n'importe o, pourlaisser aux lacs la libert de se montrer enfin adultes.

    Je prconisai aussi des rencontres bibliques interconfessionnelles. C'tait l mon vrai but, encore qu'ilpourrait peut-tre se dpasser par l'examen bienveillant du Coran et de quelques livres orientaux.

    Pour oublier les cheveux noirs, je prparai moi-mme plusieurs sances de dialogues bibliques ensoulignant les divers aspects de certains problmes clefs.

    Un de mes dialogues prfrs, concernait le Pape, car ce personnage est vraiment un obstacle pourmoi. Quand je dis : "Ce personnage", je veux dire aussi les textes sur lesquels il s'appuie. Ces textessont aussi gnants pour moi que pour les chrtiens spars (comme ils disent).

    Je suis trs reconnaissant celui qui a pens que le verbe "prvaloir" tait devenu incomprhensible l'homme moderne et l'a remplac par le verbe "pouvoir". Au lieu de "les portes de l'Enfer neprvaudront pas contre elle" (l'glise), il a donc crit: "les portes de l'Enfer ne pourront rien contre elle".

    Cela facilite normment mes runions de dialogues bibliques, du moins dans les pays francophones.Chacun s'aperoit rapidement que cette prophtie qui prtend que l'Enfer ne peut rien contre l'gliseest absolument fausse, et chacun respire, car ainsi s'envole cette croyance sculaire en une divine

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    protection qui, en dfinitive, soutiendrait toujours les efforts des catholiques (sous-entendu : jamaisceux des hrtiques !).

    J'aime aussi beaucoup lancer mes dialogues dans le labyrinthe de l'Ancien Testament. La Gense elle toute seule peut suffire rendre fou un honnte homme.

    Plus je vieillis, plus je constate que seules la foi du charbonnier et la foi de l'enfant peuvent survivre enun monde o l'intelligence prime tout. Et mme, je me crois autoris poser cette question : y a-t-ilencore des charbonniers, et surtout: y a-t-il encore des enfants ? Il semble qu'aujourd'hui, tout lemoins dans la race blanche, l'enfance soit morte en naissant et soit remplace par de petits adultes,assez inquitants, je dois dire. Je ne sais pas si je dois m'en rjouir. Que la foi y perde est bien, maisma foi moi va-t-elle y gagner? Plusieurs points d'interrogation...

    Peu aprs ma troisime rencontre avec les cheveux noirs, la France, son pays, fut envahie par lessoldats d'Hitler et sembla n'avoir oppos qu