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© L’Encéphale, Paris, 2013. Tous droits réservés. L’Encéphale (2013) 39, S139-S144 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP États mixtes et schizophrénie Mixed states and schizophrenia E. Fakra a, *, R. Belzeaux a , D. Pringuey b , M. Cermolacce a , N. Corréard a , J.-A. Micoulaud-Franchi a , J.-M. Azorin a a SHU psychiatrie adultes – pavillon Solaris, hôpital Sainte-Marguerite, 13274 Marseille Cedex 09, France b Clinique de psychiatrie et de psychologie médicale, CHU Pasteur, 06002 Nice Cedex, France Résumé Les épisodes mixtes, par leur assemblage de symptômes contrastés et leurs formes cliniques variables, sont à l’origine de la suppression de l’entité état mixte dans le DSM-5. Toutefois, ces états mixtes posent non seulement la question des liens entre dépression et manie, mais également la question des différences entre troubles bipolaires et schizophrénie. La remise en question de la dichotomie entre troubles bipolaires et schizophrénie est aussi ancienne que la nosographie introduite par E. Kraepelin, comme en attestent les écrits de cet auteur doutant sur sa propre classiÀcation. Mais les récentes avancées ici parcourues, et particulièrement dans les domaines de l’imagerie et de la génétique, apportent des éléments nouveaux pour mieux déÀnir les contours de ces deux pathologies. Reste que, face à un épisode aigu, la distinction entre épisode mixte et schizophrénie s’avère difÀcile. En effet, il n’existe aucun élément pathognomonique permettant d’afÀrmer un diagnostic. Le clinicien devra ainsi se contenter de reconnaître un cortège de symptômes orientant sans certitude le pronostic diagnostique. Ainsi si la prévalence thymique ou psychotique n’a pas de valeur indicative solide, les symptômes négatifs semblent eux plus volontiers associés à la schizophrénie. Toutefois, cette distinction durant la période aiguë ne semble en fait qu’un exercice conjoncturel, d’une part parce que le diagnostic déÀnitif ne devra être posé qu’après l’amendement des symptômes, et d’autre part parce que, selon nos classiÀcations, un épisode thymique, y compris mixte, peut se rencontrer durant la maladie schizophrénique. © L’Encéphale, Paris, 2013. Tous droits réservés. *Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (E. Fakra). MOTS CLÉS Épisode mixte ; Schizophrénie ; Troubles bipolaires ; Psychose unique ; DSM

États mixtes et schizophrénie

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Page 1: États mixtes et schizophrénie

© L’Encéphale, Paris, 2013. Tous droits réservés.

L’Encéphale (2013) 39, S139-S144

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP

États mixtes et schizophrénie

Mixed states and schizophrenia

E. Fakraa,*, R. Belzeauxa, D. Pringueyb, M. Cermolaccea, N. Corréarda, J.-A. Micoulaud-Franchia, J.-M. Azorina

aSHU psychiatrie adultes – pavillon Solaris, hôpital Sainte- Marguerite, 13274 Marseille Cedex 09, France bClinique de psychiatrie et de psychologie médicale, CHU Pasteur, 06002 Nice Cedex, France

Résumé Les épisodes mixtes, par leur assemblage de symptômes contrastés et leurs formes cliniques variables, sont à l’origine de la suppression de l’entité état mixte dans le DSM-5. Toutefois, ces états mixtes posent non seulement la question des liens entre dépression et manie, mais également la question des différences entre troubles bipolaires et schizophrénie. La remise en question de la dichotomie entre troubles bipolaires et schizophrénie est aussi ancienne que la nosographie introduite par E. Kraepelin, comme en attestent les écrits de cet auteur doutant sur sa propre classi cation. Mais les récentes avancées ici parcourues, et particulièrement dans les domaines de l’imagerie et de la génétique, apportent des éléments nouveaux pour mieux dé nir les contours de ces deux pathologies. Reste que, face à un épisode aigu, la distinction entre épisode mixte et schizophrénie s’avère dif cile. En effet, il n’existe aucun élément pathognomonique permettant d’af rmer un diagnostic. Le clinicien devra ainsi se contenter de reconnaître un cortège de symptômes orientant sans certitude le pronostic diagnostique. Ainsi si la prévalence thymique ou psychotique n’a pas de valeur indicative solide, les symptômes négatifs semblent eux plus volontiers associés à la schizophrénie. Toutefois, cette distinction durant la période aiguë ne semble en fait qu’un exercice conjoncturel, d’une part parce que le diagnostic dé nitif ne devra être posé qu’après l’amendement des symptômes, et d’autre part parce que, selon nos classi cations, un épisode thymique, y compris mixte, peut se rencontrer durant la maladie schizophrénique.© L’Encéphale, Paris, 2013. Tous droits réservés.

*Auteur correspondant.Adresse e- mail : eric.fakra@ap- hm.fr (E. Fakra).

MOTS CLÉSÉpisode mixte ; Schizophrénie ;Troubles bipolaires ;Psychose unique ; DSM

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il est probable que la nosologie psychiatrique proposée par Kraepelin survivra même lorsqu’elle sera confrontée aux nouvelles découvertes » [2]. Pourtant, E. Kraepelin lui- même semblait hésitant face à sa propre proposition et envisa-geait de la modi er : « Nous ne pouvons pas différencier de manière satisfaisante ces deux affections, ce qui nous fait suspecter que notre formulation du problème doit être incorrecte » [3].

La prophétie de K. Kolle se réalise- t-elle aujourd’hui encore ? Les données actuelles en neurosciences permettent- elles de con rmer cette distinction entre troubles bipolaires et schizophrénie ? Nos connaissances à ce jour ne permettent pas de trancher aussi catégoriquement mais nous aident à voir plus clair dans les limites entre ces affections [4].

Tout d’abord, si l’on s’appuie sur les données neuro-psychologiques, un consensus se dessine sur le fait que les altérations cognitives dans la schizophrénie sont, en moyenne, plus marquées que celles retrouvées dans le trouble bipolaire [5-6]. Cependant, cette différence est purement quantitative, et non qualitative [7-8]. En d’autres termes, le même pro l d’altération existe dans les deux troubles (les explorations cognitives ont donc peu d’utilité au niveau diagnostique), ce qui laisse penser que des processus neuropathologiques similaires pourraient être impliqués dans ces affections. Une étude intéressante illustre bien ce point dans une situation clinique fréquente et complexe [9]. Dans cette étude, les auteurs se sont intéressés aux premiers épisodes, qu’ils soient schizophréniques ou bipolaires. Là encore le pro l d’altération cognitive était semblable entre les deux groupes, bien que plus marqué chez les patients souffrant de schizophrénie (pour une synthèse des troubles

Introduction

La distinction entre états mixtes et schizophrénie pose tout d’abord la question continuelle des liens entre les deux entités nosologiques que sont les troubles bipolaires et la schizophrénie. Bien que cette interrogation redondante nous confronte cruellement aux limites de nos spéculations psy-chopathologiques, elles- mêmes con nées à nos observations sémiologiques, nous verrons que certaines données récentes issues du domaine des neurosciences permettent d’apporter des éléments de réponse de nature à faire avancer le débat. Dans un deuxième temps, nous prendrons un point de vue résolument clinique et pratique a n de déterminer, face à un épisode aigu, les éléments pouvant distinguer l’état mixte survenant dans le cadre d’un trouble bipolaire d’une rechute schizophrénique. Dans un dernier temps, nous nous pencherons plus spéci quement sur les classi cations DSM pour comprendre qu’états mixtes et schizophrénie ne sont pas forcément des notions antinomiques.

Schizophrénie et troubles bipolaires : continuum ou dichotomie ?

Kraepelin semble avoir dé nitivement xé la nosographie psychiatrique : plus d’un siècle après avoir introduit la dicho-tomie entre folie maniaco- dépressive et démence précoce, cette vision reste prédominante [1]. Kurt Kolle se risqua même à dire qu’elle sera dé nitive : « Cela est ma conviction que les travaux de Kraepelin s’imposeront pour toujours. La prophétie en sciences est un exercice périlleux, toutefois

Summary Because of their compilation of contrasted symptoms and their variable clinical presentation, mixed episodes have been withdrawn from the DSM. However, mixed states question not only the bonds between depression and mania, but also the distinction between bipolar disorders and schizophrenia. Indeed, doubts about the dichotomy introduced by Kraepelin between bipolar disorders and schizophrenia is as old as the nosolgy itself, as attest the later works of this author revealing his hesitations on his own classi cation. But ndings here reviewed issued from recent technical advances, particularly in the imaging and genetic elds, offer a better understanding of the boundaries between these two disorders. Yet, when confronted to an acute episode, clinicians may nd it challenging to distinguish a mixed state from a schizophrenic relapse. Indeed, there is no pathognomonic manifestation allowing to retain a diagnosis with con dence. The physician will therefore have to identify a pattern of signs, which will orient his assessment with no certainty. Thus, negative rather than affective or psychotic symptomatology appears to be useful in discriminating schizophrenia (or schizoaffective) disorders from mixed mania. However, a conclusion during this acute stage appears in de nitive a formal exercise, rst because the nal diagnosis will only be ascertained once the symptoms are amended, and second because, according to our classi cations, a mood episode, including mania and mixed mania, can be observed without ruling out the diagnosis of schizophrenia.© L’Encéphale, Paris, 2013. All rights reserved.

KEYWORDSMixed states;Schizophrenia;Bipolar disorders; Unitary psychosis;DSM

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tâches testant les fonctions exécutives sont moins explicites, mais semblent indiquer une hyperactivation dans le cortex préfrontal ventro- médian et un dé cit d’activation dans le cortex préfrontal dorso- latéral des patients schizophrènes par rapport aux patients bipolaires. Ceci est encore une fois à interpréter avec la plus grande prudence, les différences d’activation dans le cortex préfrontal dans la schizophrénie étant elles- mêmes un large sujet de débat.

En n le domaine de la génétique a également béné cié ces dernières années d’une avancée technologique impor-tante, notamment grâce aux développements de puces permettant de génotyper plusieurs centaines de milliers de marqueurs bi alléliques, les SNPs (Single Nucleotides Polymorphisms), répartis sur l’ensemble du génome humain et sélectionnés pour permettre une couverture optimale de la majorité des variants génétiques fréquents. Cette avancée a permis l’émergence des études d’association pangénomique (genome- wide association [GWA] studies), qui ont pu fournir des données remarquables dans plusieurs domaines médicaux étudiant des maladies complexes telles que le diabète, les pathologies cardiovasculaires ou la maladie de Crohn par exemple [17]. Cependant, les résultats obtenus en psychiatrie, et particulièrement en ce qui concerne la schizophrénie et les troubles bipolaires, ont été globalement décevants [18]. Là encore, les résultats ne permettent pas de distinguer les deux entités. Ainsi, CACNA1C, variant largement pointé par les études d’as-sociation pangénomique dans les troubles bipolaires, a pu être également retrouvé dans la schizophrénie [19]. Inversement, ZNF804A, un des polymorphismes les mieux identi és dans la schizophrénie, est aussi associé aux troubles bipolaires [20]. L’étude génétique sans doute la plus informative est un travail d’association familiale, qui constitue une des publications les plus notables de ces dernières années puisqu’elle porte sur le plus large échan-tillon de sujets à ce jour avec plus de 2 millions de familles nucléaires [21]. Les données de cette étude montrent de manière indiscutable le risque considérablement accru de développer 1 des 2 pathologies, schizophrénie ou troubles bipolaires, lorsqu’un apparenté souffre de l’autre patholo-gie. Ces résultats af rment ainsi la non- indépendance des deux pathologies. Aussi, l’inclusion de sujets adoptés (avec connaissance des parents biologiques) et des demi- frères et sœurs permet-elle de quanti er la part de facteurs génétiques et environnementaux, partagés et spéci ques, des deux pathologies. De manière intéressante, si environ deux tiers de la variance génétique étaient communs aux deux pathologies, il restait néanmoins une large partie de facteurs génétiques « uniques » à chaque pathologie. Ceci contredit donc l’hypothèse d’une même et unique entité regroupant schizophrénie et troubles bipolaires. Au total, les données actuellement à notre disposition permettent de réfuter la stricte indépendance des deux troubles mais également de la pathologie unique. Nous aurions ainsi deux pathologies avec une susceptibilité partagée [22].

cognitifs dans le premier épisode schizophrénique, voir le très complet article de L. Lecardeur et al. [10]). Toutefois, lorsque l’on prenait en considération uniquement le groupe de patients schizophrènes avec un QI général élevé, le pro l cognitif était alors strictement superposable à celui des patients bipolaires [11]. Il est important de souligner que, contrairement à l’idée généralement véhiculée et à l’instar de la schizophrénie, les troubles bipolaires se caractérisent par des troubles cognitifs qui sont également présents tout au long de la maladie, y compris durant les phases de stabi-lisation inter critique [12], et certains marqueurs cognitifs ont pu être proposés comme endophénotypes [13].

Sur le plan de l’imagerie, la recherche de différences entre schizophrénie et troubles bipolaires a suscité beaucoup de travaux. Une méta- analyse récente portant sur 42 études sur la schizophrénie et 14 études sur les troubles bipolaires recense ces résultats [14]. Dans la schizophrénie, les auteurs rapportent des dé cits étendus de matière grise dans le lobe frontal, temporal, dans le cortex cingulaire et l’insula, alors que la matière grise est au contraire accrue dans les ganglions de la base. Dans les troubles bipolaires, les réductions plus restreintes de matière grise se retrouvent dans des régions chevauchant celles identi ées dans la schizophrénie : l’insula et le cortex cingulaire antérieur. Il existait cependant une région du cortex cingulaire dont l’atteinte semblait plus spéci que des troubles bipolaires. De manière intéressante, certaines des anomalies cérébrales de ces troubles sont présentes dès le premier épisode. Ainsi, une autre méta- analyse récente montre des effets de taille signi catifs chez les premiers épisodes, schizophrénique ou bipolaire, dans la réduction du volume intracrânien, du volume cérébral total, de la matière grise totale et de la matière blanche totale ainsi que dans l’augmentation des ventricules laté-raux [15]. Toutefois la diminution globale de matière grise et l’élargissement des ventricules étaient plus marqués dans la schizophrénie. En n, les travaux d’imagerie fonctionnelle semblent eux pointer des différences plus subtiles entre ces deux troubles, qui requièrent néanmoins d’être con rmées (voir aussi A. Kaladjian et al. dans ce numéro). En effet, il existe une hétérogénéité plus importante des données d’activation fonctionnelle, que l’on peut rattacher aux différences de paradigme, de méthodologie et d’analyse inhérentes aux études en IRMf. Il semblerait cependant que les travaux rapportent généralement une hyperactivation du système limbique dans les troubles bipolaires par rap-port à la schizophrénie [16]. Il est toutefois à noter qu’une augmentation d’activation pour des stimuli neutres a été rapportée dans la schizophrénie, ces stimuli neutres servant souvent de tâche contrôle en IRMf et pouvant donc fausser les résultats. Ceci pourrait être rapproché des observations cliniques où les patients bipolaires présentent une hyper-réactivité aux émotions, et les patients schizophrènes une hyperréactivité plus diffuse, y compris à des stimulations neutres ou ambiguës (excès de saillance). Les résultats concernant les activations dans le cortex préfrontal durant les

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ceux- ci, les symptômes de la lignée négative orienteraient le diagnostic plutôt vers une schizophrénie [34].

Le diagnostic différentiel est sans doute encore plus complexe chez l’adolescent et l’adulte jeune, lorsque les symptômes de perte des associations et d’émoussement des affects prédominent dans le tableau clinique des manies psychotiques et/ou mixtes [36]. Cohen et collaborateurs [37] ont pu réaliser une étude prospective à la Pitié- Salpêtrière et montré que sur les 85 sujets admis pour un épisode maniaque ou mixte, plus de 60 % présentaient des symptômes psycho-tiques. À distance (cinq ans), 19 de ces patients avaient changé de diagnostic initial pour une schizophrénie ou un trouble schizo- affectif. Il est donc possible que certains des patients diagnostiqués initialement avec un épisode mixte ou une manie mixte développent par la suite une schizophrénie. Ou bien peut- on considérer que des patients schizophrènes peuvent authentiquement présenter un épisode thymique, dépressif mais également maniaque ou mixte, sans pour autant changer le diagnostic ?

État mixte et schizophrénie

Il est bien connu que la dépression constitue un événement thymique fréquent au cours de la schizophrénie avec une incidence moyenne à 25 %, c’est- à- dire largement plus que la population générale [38]. Cette comorbidité importante a donné lieu à un système de classi cation et des conduites thérapeutiques précis [38]. Mais il n’est pas rare d’observer d’autres épisodes thymiques au cours de la schizophrénie et ceci est compatible avec le système de classi cation du DSM. En effet, si l’on reprend la classi cation DSM 5, celle- ci exige pour porter le diagnostic de schizophrénie que soient présentes deux ou plus des manifestations suivantes (dont au moins au moins une manifestation parmi les trois premières) : idées délirantes, hallucinations, discours désorganisé, comportement désorganisé ou catatonique et symptômes négatifs, chacune pendant une partie signi cative du temps (un mois sans traitement). On voit qu’il s’agit là de symptômes qui peuvent parfaitement se retrouver durant un épisode thymique du trouble bipolaire. La hiérarchisation de la classi cation exige qu’un trouble bipolaire ou schizo- affectif soit éliminé avant de porter le diagnostic de schizophrénie. Toutefois pour écarter ces diagnostics, le DSM propose que les éléments thymiques, même s’ils peuvent être présents et coexister avec les manifestations du rang A vues ci- dessus, doivent avoir une « durée totale brève par rapport à la durée des périodes actives et résiduelles ». En d’autres termes, les éléments thymiques de nature dépressive, maniaque ou mixte peuvent être présents à partir du moment où ils coexistent avec les symptômes de rang A (ces derniers pouvant eux- mêmes se rencontrer dans les troubles bipolaires) et sur une période de temps « brève » par rapport à ceux- ci. En ce qui concerne le trouble schizo- affectif, la distinction est encore plus

État mixte ou schizophrénie

Les cliniciens expérimentés se gardent généralement de por-ter un diagnostic face à un épisode aigu, tant ce diagnostic peut être par la suite mis à mal. La situation la plus complexe est de différencier un épisode de schizophrénie de celui de manie mixte avec présence de symptômes psychotiques incongruents à l’humeur. En effet, depuis l’introduction du DSM 3, les caractéristiques psychotiques, y compris les symptômes de premier rang considérés auparavant comme pathognomoniques de la schizophrénie, seront admises dans le corpus des troubles bipolaires. Des études récentes montrent qu’une partie importante de patients bipolaires présente ainsi des manifestations hallucinatoires complexes (automatisme mental) [23]. Cette hétérogénéité des symp-tômes a participé aux frontières oues du diagnostic de bipolarité et particulièrement de l’épisode mixte. Ainsi S. McElroy et al. [24] rapportent des prévalences de 5 à 70 %, ce qui peut s’expliquer par l’aspect polymorphe et les innombrables combinaisons de symptômes contrastés pou-vant être retrouvés durant ces épisodes [25]. Parallèlement, la vision actuelle de la schizophrénie va également se façon-ner dans les années 1980, notamment avec les propositions de Crow distinguant schizophrénie positive et schizophrénie négative, et celles de N. C. Andreasen [26] différenciant les symptômes positifs et les symptômes négatifs, ce qui a conduit à la création d’échelles d’évaluation spéci ques de ces axes symptomatiques [27]. Les analyses factorielles de ces échelles d’évaluation isoleront également un troisième facteur, la désorganisation [28]. De manière intéressante, plusieurs auteurs ont pu tester ces échelles d’évaluation sur des populations de patients présentant des symptômes psychotiques, mais indépendamment du diagnostic schi-zophrénique ou bipolaire. Cette solution à trois facteurs se retrouve dans les troubles bipolaires [29], et est ensuite décrite dans les troubles schizophréniformes, les troubles schizo-affectifs, les troubles de l’humeur, les troubles délirants, les psychoses réactionnelles et atypiques [30]. Ces facteurs négatifs de désorganisation et psychotiques (le terme « psychotique » recouvre les symptomatologies délirantes et hallucinatoires) apparaissent ainsi comme affranchis de la maladie, constituant des dimensions transno-sographiques. Il semble donc que les éléments sémiologiques ne parviennent à distinguer les deux troubles. Existe- t-il des symptômes spéci ques de l’un des deux troubles ? Le manque d’insight, un symptôme qui a plus récemment attiré l’attention du fait de son association avec le pronostic et la qualité du suivi [31-33], est considéré comme étroitement associé à la maladie schizophrénique. Pourtant, là encore des données montrent clairement que, particulièrement durant les épisodes aigus, ce symptôme ne parvient pas à distinguer les états maniaques ou mixtes des épisodes aigus schizoph-réniques [34,35]. De ce fait, le clinicien doit alors s’appuyer sur un cortège de symptômes plutôt que de chercher un signe pathognomonique de l’une ou l’autre des pathologies. Parmi

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Conclusion

Plus d’un siècle après l’introduction par Kraepelin de la dichotomie entre schizophrénie et trouble bipolaire, celle- ci semble constamment au bord de l’éclatement [40]. Certains auteurs plaident en faveur du regroupement de ces pathologies dans une même catégorie et pour l’abandon du terme de schizophrénie [41]. Cette position n’a pourtant pas prévalue lors de l’élaboration du DSM 5. On peut y voir le fait que les données actuelles, issues des avancées tech-nologiques en imagerie et en génétique, soulignent certes les similarités et les recoupements entre ces affections mais af rment une distinction de ces deux pathologies, unies par des facteurs de vulnérabilité communs. Certes, ce découpage catégoriel reste frustrant au niveau clinique : s’agit- il de différencier la schizophrénie du trouble bipo-laire, ou de se plonger dans une hétérogénéité tellement vaste que l’on soupçonnerait une multitude de formes de schizophrénies et de troubles bipolaires ? L’état mixte, par ses assemblages troublants de symptômes contrastés, peut rendre bien dif cile la distinction d’éléments dissociatifs. Il matérialise ainsi les frontières nébuleuses entre ces affections.

Liens d’intérêts

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt pour cet article.

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