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ARTICLE ORIGINAL / ORIGINAL ARTICLE DOSSIER Formation des professionnels aux soins psychiques Les groupes Balint : un apprentissage de lécoute Training of Professionals in Psychological Care Balint Groups: Learning how to Listen A. Polomeni Reçu le 10 janvier 2014 ; accepté le 15 janvier 2014 © Springer-Verlag France 2014 « Lhomme parlant parle lécoute quil imagine à sa propre parole » R. Barthes Résumé La formation aux soins psychiques en cancérologie implique un travail de réflexion sur la relation engagée avec le patient et/ou ses proches. L investissement affectif inhé- rent à ces relations (daccompagnement, de soutien, de suivi) demande à être élaboré pour quelles puissent être « théra- peutiques ». Décliné sous différentes appellations (groupes de paroles, délaboration clinique, danalyse de pratiques, détude de cas), le modèle des groupes Balint nous semble offrir un cadre propice à ce travail délaboration qui consti- tue lélément central dun apprentissage de lécoute. Mots clés Formation · Soins psychiques · Groupes Balint · Apprentissage de lécoute Abstract The training in the psychic care in cancer involves a work of reflection on the relation committed with the patient and/or his close relations. The emotional investment inherent to these relations (of support, accompaniment, and follow-up) asks to be thought so that it can be therapeutic. Declined under various names (groups of words, clinical ela- boration, analysis of practices, case study), the Balint groupsmodel seems to offer a convenient frame to this work of elaboration which constitutes the central element of learning to listen. Keywords Training · Psychic care · Balint groups · Learning to listen Introduction : paroles de soignants « Un groupe BalintUn espace-temps où les soignants font le récit de leurs expériences, de leurs doutes, de leurs difficul- téstémoignent dun non-savoirqui peut enfin se dire. Ils se dénudent de leurs certitudes, reviennent à leurs expériences, partagent leurs doutes, racontent les situations qui les ont mis en difficulté, partagent ce qui les engage en tant que professionnels, mais aussi en tant que sujets dans les relations avec les patients et leurs proches. Ceux qui parlent témoignent de la difficulté de dire (et dêtre entendus), la difficulté de répondre à cet autre (le patient, le proche) qui interpelle de sa place à lui, avec ses doutes, ses angoisses, ses maladressesIls disent ce quau- cun dispositif (dannonce de diagnostic, de fin de traitement, déchec thérapeutique)nenlève à cet exercice qui les expose malgré leur savoir, leur expérience, malgré la science, les protocoles, les innovations thérapeutiques à la souffrance de celui qui les dévisage. Ceux qui écoutent disent avec leurs visages, leurs regards, leurs silences leur présence à lautre (leur pair), ils disent aussi ce qui, dans ses dires, vient les interpeller, les toucher, les énerver, les émouvoirLe groupe est ce contenant qui permet une liberté de parole qui vient donner lieu à un autre lien, à dautres liens» 1 . Groupe Balint Quel est alors le dispositif 2 qui, favorisant le tissage de ces liens, permet à la parole (des présents, mais aussi des A. Polomeni (*) Service dHématologie, Hôpital Saint-Antoine, Assistance publiqueHôpitaux de Paris 184 rue du Fbg Saint Antoine F-75012 Paris, France e-mail : [email protected] 1 Ces propos ont été suscités par le film Les Visiteurs du soir, réalisé par G. Rabier, sur une idée de A. Livartowski et M. Ruzsniewski. Ce film naît du souhait des médecins participant à un groupe Balint de témoigner de lintérêt de ce type de travail pour les soignants impliqués dans la prise en charge de patients atteints de cancer. 2 Avec Rouchy [23], nous adoptons une distinction entre le dispositif (lespace analytique du groupe) et le cadre institutionnel dans lequel celui-ci sinsère. Psycho-Oncol. (2014) 8:14-19 DOI 10.1007/s11839-014-0448-4

Formation des professionnels aux soins psychiques; Training of professionals in psychological care;

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ARTICLE ORIGINAL / ORIGINAL ARTICLE DOSSIER

Formation des professionnels aux soins psychiquesLes groupes Balint : un apprentissage de l’écoute

Training of Professionals in Psychological CareBalint Groups: Learning how to Listen

A. Polomeni

Reçu le 10 janvier 2014 ; accepté le 15 janvier 2014© Springer-Verlag France 2014

« L’homme parlant parle l’écoutequ’il imagine à sa propre parole »

R. Barthes

Résumé La formation aux soins psychiques en cancérologieimplique un travail de réflexion sur la relation engagée avecle patient et/ou ses proches. L’investissement affectif inhé-rent à ces relations (d’accompagnement, de soutien, de suivi)demande à être élaboré pour qu’elles puissent être « théra-peutiques ». Décliné sous différentes appellations (groupesde paroles, d’élaboration clinique, d’analyse de pratiques,d’étude de cas…), le modèle des groupes Balint nous sembleoffrir un cadre propice à ce travail d’élaboration qui consti-tue l’élément central d’un apprentissage de l’écoute.

Mots clés Formation · Soins psychiques · Groupes Balint ·Apprentissage de l’écoute

Abstract The training in the psychic care in cancer involvesa work of reflection on the relation committed with thepatient and/or his close relations. The emotional investmentinherent to these relations (of support, accompaniment, andfollow-up) asks to be thought so that it can be “therapeutic”.Declined under various names (groups of words, clinical ela-boration, analysis of practices, case study), the Balintgroups’ model seems to offer a convenient frame to thiswork of elaboration which constitutes the central elementof learning to listen.

Keywords Training · Psychic care · Balint groups ·Learning to listen

Introduction : paroles de soignants

« Un groupe Balint… Un espace-temps où les soignants fontle récit de leurs expériences, de leurs doutes, de leurs difficul-tés… témoignent d’un non-savoir… qui peut enfin se dire.

Ils se dénudent de leurs certitudes, reviennent à leursexpériences, partagent leurs doutes, racontent les situationsqui les ont mis en difficulté, partagent ce qui les engage— entant que professionnels, mais aussi en tant que sujets— dansles relations avec les patients et leurs proches.

Ceux qui parlent témoignent de la difficulté de dire (etd’être entendus), la difficulté de répondre à cet autre (lepatient, le proche) qui interpelle de sa place à lui, avec sesdoutes, ses angoisses, ses maladresses… Ils disent ce qu’au-cun dispositif (d’annonce de diagnostic, de fin de traitement,d’échec thérapeutique…) n’enlève à cet exercice qui lesexpose — malgré leur savoir, leur expérience, malgré lascience, les protocoles, les innovations thérapeutiques — àla souffrance de celui qui les dévisage.

Ceux qui écoutent disent — avec leurs visages, leursregards, leurs silences — leur présence à l’autre (leur pair),ils disent aussi ce qui, dans ses dires, vient les interpeller, lestoucher, les énerver, les émouvoir…

Le groupe est ce contenant qui permet une liberté de parolequi vient donner lieu à un autre lien, à d’autres liens… »1.

Groupe Balint

Quel est alors le dispositif2 qui, favorisant le tissage de cesliens, permet à la parole (des présents, mais aussi des

A. Polomeni (*)Service d’Hématologie, Hôpital Saint-Antoine,Assistance publique–Hôpitaux de Paris184 rue du Fbg Saint Antoine F-75012 Paris, Francee-mail : [email protected]

1 Ces propos ont été suscités par le film Les Visiteurs du soir, réalisépar G. Rabier, sur une idée de A. Livartowski et M. Ruzsniewski. Cefilm naît du souhait des médecins participant à un groupe Balint detémoigner de l’intérêt de ce type de travail pour les soignantsimpliqués dans la prise en charge de patients atteints de cancer.2 Avec Rouchy [23], nous adoptons une distinction entre le dispositif(l’espace analytique du groupe) et le cadre institutionnel dans lequelcelui-ci s’insère.

Psycho-Oncol. (2014) 8:14-19DOI 10.1007/s11839-014-0448-4

absents— les patients, leurs proches) de se dire et de se faireentendre ?

En les nommant « groupes de formation–recherche »,Balint [2] pose les bases d’un travail collectif d’échange etde questionnement : il ne s’agit pas d’enseignement— entenducomme transmission de savoir, mais de formation— temps deréflexion à partir et sur l’expérience professionnelle.

C’est parce qu’il prend comme matériau l’expérience quece dispositif peut s’appliquer à différents publics— des étu-diants aux professionnels chevronnés.

Ainsi, autour d’un ou de deux leader(s)3, se réunissentrégulièrement de 8 à 12 soignants4 pour parler de situationsproblématiques. Le travail du groupe se déroule autour d’uncas clinique apporté par un des participants qui relate « libre-ment ses expériences d’une manière rappelant l’associationlibre, permettant toutes sortes de distorsions subjectives,d’omissions, de réflexions secondaires, d’interpolationsconsécutives, etc. »5. Les autres participants sont invités àréagir par des interrogations, associations, commentaires,questionnements.

Chaque participant, y compris le leader, est alors un cher-cheur potentiel, prêt à accueillir l’inattendu de ce qui émer-gera dans et par le travail du groupe. Le leader n’y est pas à laplace d’« expert », détenteur du sens qui échapperait auxautres participants ; la particularité de sa place — celled’« … un homme ordinaire dans une situation extraordi-naire »6 — tient à sa fonction : soutenir les conditions dece travail qui sont la confidentialité et « une atmosphère telleque chacun puisse parler sans précipitation, tandis que lesautres écoutent dans un état d’esprit libre et d’attention flot-tante une atmosphère qui autorise certains silences et donneà chacun le temps de trouver ce qu’il pense vraiment ou cequ’il veut vraiment dire »7.

Cette « atmosphère » correspond à la fonction conte-nante du groupe permettant la liberté des associations, lacirculation de la parole, l’émergence des affects qui sus-cite le cas — chez celui qui le présente et chez ceux quil’accueillent. Veiller sur cette « atmosphère » est une tâchecentrale qui revient aux leaders : favoriser la cohésion dugroupe, guider le travail en assurant la libre circulation dela parole, en bordant des propos personnels, intrusifs oumoralisants.

C’est en effet à cette condition que le soignant peut« raconter son cas », narrant l’histoire de sa relation à cepatient. Il ne s’agit pas d’un exposé, mais d’un récit en cesens donné par Gori [16] de ce qui permet aux événe-ments — « tricotés par les mailles du langage, racontés àsoi-même et aux autres » — d’acquérir un sens.

Balint propose que le récit du cas soit traité « commequelque chose d’analogue au texte du rêve manifeste, enessayant d’inférer à partir de lui les facteurs dynamiquesayant déterminé sa formulation »8.

Cette proposition de Balint pointe l’intérêt porté au « tra-vail du récit » qui, comme le démontre Freud, n’est pas ladescription du rêve ou d’un événement, mais sa « déforma-tion » [11]. En effet, si les cas de la clinique freudienne peu-vent être lus « comme des romans » [12], c’est bien en cequ’ils disent la subjectivité de celui qui les narre.

C’est la mise en lumière de ces processus de traductionpropres au récit9 qui permettra d’éclairer ce qui vient sejouer — à son insu — chez le soignant dans sa relation àce patient. Et de constater que l’expérience admet une multi-plicité de traductions possibles : les écarts des perceptionsentre les membres du groupe à propos d’un même cas ferontapparaître la part de subjectivité présente dans les différentesmodalités individuelles d’exercice de la fonction soi-gnante — ce que Balint nomme la « personnalitéprofessionnelle ».

La distinction entre la sphère privée et la sphère profes-sionnelle est un des socles du groupe Balint. Si cette fron-tière est condition sine qua non du travail dans ces groupes,elle n’implique pas un « clivage artificiel dans la réalité psy-chique du soignant » comme nous le précise Guérin [17] :« la distinction porte sur le terrain où se déploie cette réalitépsychique ».

Il paraît évident que le cas présenté vient illustrer uneproblématique personnelle du soignant : « on parle à quel-qu’un de quelqu’un, tout en sachant qu’on parle de soi.Mais pas directement », rappellent Gori et Miolan [15].Et cette nuance est fondamentale : elle dit aussi bien laposition du leader — analyste exerçant là une fonctionde formateur. Il lui revient de border le discours et le pro-cessus associatif de façon à permettre qu’on y entende ce qui,de sa pratique, vient interpeller le professionnel en tant quesujet — néanmoins, sans être dans le dévoilement de sonhistoire personnelle.

Lieu d’apprentissage de l’écoute, le groupe Balint permetainsi de « rendre sensible aux processus inconscients » inhé-rents à la relation de soin et, plus précisément, d’« être atten-tif dans sa propre pratique aux phénomènes de transfert et de

3 Les leaders sont des psychanalystes ou des soignants ayant suivi unparcours analytique personnel (cf. Société médicale Balint).4 À son origine, le groupe Balint réunissait des médecins omnipraticiens.Actuellement existent aussi des groupes multiprofessionnels. Nousemployons le mot « soignant » pour désigner les différentesprofessions (infirmiers, psychologues, médecins généralistes et/ouspécialistes, assistants sociaux, etc.) impliquées dans la prise en chargede personnes malades.5 Balint, op. cit., p. 318.6 Formule de W.R. Bion, citée par Guérin [17], p. 201.7 Balint, op. cit., p. 330.

8 Balint, op. cit., p. 318.9 S’impose ici aussi la classique référence à la lettre no 52 où Freud [13]aborde les processus qui entravent ce processus de traduction.

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contre-transfert qui se produisent entre son patient et lui-même »10.

L’analyse du contre-transfert — définie par Winnicott[28] comme ce qui « gêne l’attitude professionnelle » —

est l’objectif de ce travail de formation qui s’opère dans legroupe Balint, considéré comme « une extension de laméthode freudienne au champ médical » [20].

À partir de cette analyse, la problématique du cas apportépeut s’éclairer et la capacité de penser du professionnel peutse désentraver.

En ce sens, le groupe Balint assume pour les profession-nels engagés une fonction phorique, réparant leur possibilitéd’accueillir et de contenir les angoisses du patient, et de lesoutenir dans le processus psychique qui les transforme ensens. Cette capacité du soignant, que Bion a nommé la fonc-tion alpha11, est la condition de possibilité, pour le profes-sionnel, du maintien de sa position soignante.

Dispositif Balint en cancérologie

Dans le domaine des soins oncologiques, saturés de repré-sentations socioculturelles et de charge émotionnelle, cettefonction phorique du groupe Balint nous paraît prendre uncaractère « vital »12.

Derzelle [8] décrit avec acuité les résonances entre la souf-france du patient et la souffrance de l’équipe soignante dans cet« […] univers du “ tout ou rien ” où alternent le “ c’est foutu ”et l’espoir du miracle, l’impuissance et la toute-puissance,l’impossible et le possible, la science et la magie […] ». L’au-teur montre l’importance, pour le patient, d’y entrevoir « lapossibilité d’un lieu autre et d’un lien autre où il y a une exis-tence pour la vie relationnelle et donc psychique ».

Cette possibilité d’une « autre » parole que celle de lalogique médicale nous semble aussi nécessaire pour les pro-fessionnels qui, confrontés à la maladie et à la mort, peuventêtre amenés à « […] se vivre dans une “ position d’exception ”,de développer l’imaginaire qu’ils sont les seuls (ou parmi lesrares) à avoir le privilège, la compétence et le courage d’af-fronter ces situations-là, de savoir, de pouvoir se plaçantcomme un des rares êtres à pouvoir faire face à ça » — cette« identification héroïque phallique » venant alors obturer touteréflexion sur leur agir dans la relation soignante [14].

Le groupe Balint peut être cet espace-temps où les profes-sionnels ont la possibilité de se déprendre de l’imaginairesocial dans lequel patients— et soignants— se trouvent être

à la place de « héros ordinaires », pris dans ce tenace dis-cours social qui assimile le cancer à un combat.

Cet « encombrant appareil de la métaphore » dont parlaitSontag [24] en 1978 reste aujourd’hui présent, malgré lesavancées de la science médicale. Plus qu’une interface entrele soignant et le patient, les croyances et représentations de lamaladie cancéreuse, imprégnant les discours et les pratiquessoignantes, peuvent se constituer en « garde-corps » pour desprofessionnels « désarmés » face à la souffrance d’autrui.

Ces métaphores guerrières n’étant pas sans effets — et àBen Soussan [3] d’interroger : « quand donc en finirons-nousavec cette prescription de moral, sur ordonnance et cetteinjonction à se battre “jusqu’au bout” ? — », leur mise enquestion nous apparaît comme un impératif éthique : « s’épu-rer de la métaphore, résister à la contamination qui l’accom-pagne » [24] pour pouvoir être à nos places de soignants.

L’interrogation sur les investissements imaginaires et sym-boliques de chacun dans sa pratique professionnelle va pren-dre place dans le groupe Balint à partir de la confrontation à ladifférence. Il s’agit bien là d’accueillir l’autre « semblable »(le pair), mais aussi « différent » (puisque sujet) ainsi quel’autre « différent » (le patient), mais aussi « semblable »(puisque humain) — chacun avec ses références sociocultu-relles et professionnelles, ses valeurs, ses souffrances…

C’est là où la traduction — « processus où se joue toutnotre rapport à l’Autre » [4] — peut mener à une meilleureécoute des possibilités du dire et — de par un travail derepérage des identifications, mouvements transférentiels etcontre-transférentiels— faire place à une élaboration collec-tive sur les enjeux inhérents à la relation soignante.

Dans les groupes multiprofessionnels, cet exercice de latraduction s’avérera d’autant plus nécessaire et riche : nom-mer et élucider— pour soi et pour les autres— son point devue, lié à sa fonction et à sa subjectivité, opère un décentre-ment propice à rupture des monopoles du savoir (et du pou-voir) qui font obstacle au travail en équipe.

Les indispensables « traductions mutuelles » amènent lesprofessionnels à préciser les références (scientifiques, théo-riques, mais aussi déontologiques), à expliciter les valeurs, àdévoiler les idéaux qui sous-tendent leurs pratiques et, par là,à découvrir que leurs savoirs respectifs ne sont, à l’instar dela langue maternelle, qu’« une prise sur le réel parmi d’au-tres » [18].

Dispositif et cadres

Selon le cadre dans lequel il s’inscrit, ce dispositif du groupeBalint peut être décliné différemment, et le travail qui s’yopère sera influencé par ces conditions institutionnelles13.

10 Balint, op.cit., respectivement pp. 318 et 330.11 Définie par Bion [5] comme la fonction consistant à transformer leséléments psychiques archaïques et vécus comme destructeurs enéléments « détoxiqués » et susceptibles d’être assimilés par la psyché.12 L’impact positif des groupes de paroles et/ou d’analyse de pratiquessur les niveaux de burn-out et de détresse psychologique desprofessionnels en oncologie a été démontré par de nombreux travaux.Cf., entre autres, Rascle et Truchot [21].

13 Cohen-Léon [7] anime l’évolution du groupe Balint dans différentscontextes.

16 Psycho-Oncol. (2014) 8:14-19

Formation initiale

Dans le cadre de la formation initiale des professionnels de lasanté (étudiants en médecine, infirmiers et autres professionsparamédicales), le modèle du groupe Balint apparaît sousdifférentes appellations : « débriefing », discussion de cascliniques, analyse de pratiques…

Au sein de la faculté de médecine14, notre expérienceauprès des étudiants de troisième année confirme l’impor-tance de cet espace-temps de parole dans l’apprentissagede la fonction médicale.

Cet apprentissage, passage de la culture profane au savoirmédical, implique une transformation du regard qui exige dela part de l’étudiant une décentration, une autre perceptiondu corps, de la vie. Cette « traversée du miroir » peut êtrerevêtue d’une allure traumatique — la confrontation à lamaladie, au handicap, à la mort suscitant des mécanismesde défense qui peuvent venir à gêner la capacité relationnelledu médecin. Dans l’exercice médical, ces mécanismesinconscients agissent sur les interactions avec le patient,sur les manières dont le médecin à de prescrire (ou pas),d’informer (et comment), d’éduquer, d’accompagner, detraiter, de soigner le patient.

Dans le contexte actuel de l’evidence-based medicine, cesmécanismes tendent à se rigidifier, le médecin oscillant alorsentre l’obéissance stricte aux recommandations complexesde la science médicale et l’appropriation imparfaite de cesnormes, dans une tentative de concilier l’impératif scienti-fique et la pratique quotidienne.

Cette pratique quotidienne est aussi traversée par lesimpératifs liés à la divulgation des connaissances médicalespar Internet, à l’information du patient, à l’éducation théra-peutique, à l’approche préventive, aux dispositifs d’annonce(de diagnostic, de fin de traitement, d’échec thérapeu-tique…) — enjeux qui ont suscité pléthore de formationssur la communication médecin–malade.

À ce propos, il nous paraît pertinent de pointer les limitesde l’approche communicationnelle — à partir d’un articlequi se propose de traiter la communication entre soignantet soigné en oncologie [25]. Fondés sur plusieurs travauxsur le sujet, les auteurs affirment qu’« une communicationefficace entre soignant et soigné […] est associée à une meil-leure appréciation des soins de la part des patients ». Nepouvant pas nous attarder ici sur cette question, nous nous

limitons à interroger ce qu’on entend là par « communicationefficace » en reprenant les résultats d’une étude citée par lesauteurs sur les interactions entre des oncologues et despatients hospitalisés atteints de cancer [6]. Dans cetteenquête, les chercheurs observent, d’une part, le comporte-ment des médecins à l’aide d’une grille décrivant 17 catégo-ries comportementales ayant trait aux aspects techniques etrelationnels. D’autre part, ils sollicitent les patients pour éva-luer leurs perceptions des comportements cotés lors desinteractions observées. La discordance entre les observationset les perceptions des patients met en évidence l’empreintede la subjectivité dans ces interactions — et ce qui échappealors à l’approche « communicationnelle » qui les réduit auxaspects formels, cognitifs et comportementaux.

Pris dans ces exigences de formalisation d’une pratiquequi reste pourtant singulière, l’étudiant, mais aussi le méde-cin chevronné, aura tendance à évincer les enjeux subjectifsde la relation médecin–malade et à ne pas pouvoir considérerle patient en tant que sujet. Seule la prise en compte de cesdifficultés, leur élaboration, peut leur permettre de concevoirautrement l’apprentissage (toujours inachevé) de la fonctionmédicale.

En ce sens, un accompagnement des externes au sein desservices hospitaliers ou au cours du cursus universitaire peutêtre le prolongement de ce travail initial, leur permettant depoursuivre la réflexion sur les enjeux relationnels de la priseen charge des patients et le développement de leurs compé-tences dans ce champ.

Nous insistons sur la notion de compétence15 afin d’éviterl’opposition technique/soin (ou cure/care) et de réaffirmer,avec Weber, qu’« il importe avant tout que le médecinprenne soin de sa technè […] — savoir, savoir-faire, dansune pratique qui comporte des gestes et des paroles ajustésau cas particulier » [27]. La prise en compte de la dimensionsubjective inhérente à la relation soignant–soigné n’est pasici entendue comme un « supplément d’âme » à ajouter àl’approche technoscientifique de la médecine, mais commepartie intégrante de la compétence médicale.

La proposition de six séances de groupe Balint auxinternes en médecine générale16 répond justement à cettenécessité : bientôt confrontés à l’exercice éminemment soli-taire, aux exigences et aux responsabilités qui incombentdans notre système de santé à l’omnipraticien, ces jeunesmédecins peuvent trouver dans ce dispositif proposé parBalint — ainsi que dans les concepts par lui créés — desoutils pour penser leur pratique.

Notons que les innovations thérapeutiques actuelles encancérologie, allant dans le sens d’une prise en charge

14 Il s’agit du travail développé au sein du département de psychologiemédicale de la faculté de médecine de l’UPEC (Université Paris-Est-Créteil). La présentation du dispositif de cet enseignement estproposée par Even [9,10]. Les règles imposées par le cadreinstitutionnel (caractère obligatoire, nombre limité de séances,objectif « pédagogique » du dispositif) ne semblent pas gêner letravail d’élaboration des expériences vécues par les étudiants au seindes services hospitaliers, auprès des patients et des équipessoignantes, dans cette première approche de leur future profession.

15 Au sens étymologique de « proportion, juste rapport », de « capacitédue au savoir, à l’expérience », cf. Rey [22].16 Il s’agit du département de médecine générale de la faculté demédecine de l’UPEC, sous la direction du Pr Claude Attali.

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ambulatoire, appellent les médecins généralistes à assumerun rôle de plus en plus important dans le suivi des patientsatteints de cancer.

Formation continue

Dans le domaine de la formation aux soins psychiques desprofessionnels exerçant en cancérologie, le dispositif Balintpeut s’adresser à des médecins généralistes, ces « spécialistesde la relation avec le patient et sa famille » [1], à des méde-cins spécialistes et/ou à des groupes multiprofessionnelsimpliqués directement dans les services hospitaliers et/oude soins de suite17.

Dans le cadre de la formation médicale continue, des ainsinommés « groupes éphémères » présentent l’intérêt d’unesensibilisation à cette méthode et une prise de consciencedes enjeux transféro-/contre-transférentiels inhérents à larelation médecin–malade. La limite est là imposée par letemps18 : la constitution du groupe comme espace contenantsuffisamment sécurisant, l’implication et l’investissementdes professionnels pâtissent de la courte durée de ce typede formation.

Lorsqu’ils s’insèrent au sein d’une institution de soin, cesgroupes peuvent être sollicités en tant que moyen d’éluderles questions organisationnelles dans le traitement de la souf-france au travail. Il est impératif d’analyser la demande etd’éclairer les enjeux institutionnels qui la déterminent. Rap-pelons, avec Vallon [26], que l’institution produit une figurede l’Autre qui nous lie à lui par le discours ; un discours quine dit pas son origine, mais qui produit l’adhésion, voirel’aliénation du sujet. Le groupe sera traversé par les effetsde ce discours, et il incombe aux leaders de les circonscrire,en évitant de l’incarner et en refusant de le contredire, enrecentrant le travail sur la relation soignant–soigné, enredonnant la parole à un sujet (le professionnel) interpellépar celle d’un autre sujet à qui il fait face (le patient).

Conclusion

Au-delà d’un enseignement sur la communication, la forma-tion des professionnels aux soins psychiques en cancérolo-gie implique un travail de réflexion sur la relation engagéeavec le patient et/ou ses proches. L’investissement affectifinhérent à ces relations (d’accompagnement, de soutien, de

suivi) demande à être élaboré pour qu’elles puissent être« thérapeutiques ».

Décliné sous différentes appellations (groupes de paroles,d’élaboration clinique, d’analyse de pratiques, d’étude decas…), le modèle des groupes Balint nous semble offrir uncadre propice à ce travail d’élaboration qui constitue l’élé-ment central du processus de formation initiale et continuedes professionnels impliqués dans ce champ.

En effet, en ciblant le travail d’élaboration groupale sur« ce qui empêche de travailler » au sens de Winnicott [28],l’approche Balint permet d’aborder le sens des positions pro-fessionnelles en dégageant les dimensions imaginaires etsymboliques des pratiques de soins menées dans différentscadres institutionnels.

À l’instar du travail sur le rêve, le travail sur le récit du casdemande une écoute attentive aux lapsus, répétitions, faillesdans la narration— autant de manifestations qui révèlent lesprocessus inconscients à l’œuvre au sein des relations soi-gnantes. Pour le narrateur du cas, ce processus d’élaborationpermet de rétablir la capacité de penser la relation en ques-tion, remettant ainsi au travail des concepts théoriques perti-nents à la situation clinique examinée. Pour les autres mem-bres du groupe, cet exercice d’écoute attentive, d’associationlibre autour du cas narré offre la possibilité de repérer desprocessus identificatoires, de faire des liens avec ses proprescas cliniques posant des questions semblables, de penser lasituation clinique en termes de « diagnostic relationnel ».

Par ailleurs, lorsqu’ils sont composés aussi d’autres soi-gnants (médecins, assistantes sociales, kinésithérapeutes…),ces groupes Balint amènent les soignants à se confronter àd’autres logiques professionnelles, d’autres pratiques auprèsdes patients et/ou de leurs proches. Cette confrontation nousparaît un aspect important de la formation continue des soi-gnants, en ce qu’elle permet de mieux saisir la question de lafonction de chaque professionnel et ainsi de favoriser l’ap-prentissage du travail multidisciplinaire indispensable à laprise en charge dans le champ de l’oncologie.

Concluons avec Gori et Miolan :

« Parler de sa pratique professionnelle n’évite certaine-ment pas les avatars de la vivre dans l’innommable de notresubjectivité radicale ou de l’installer dans une objectivationdésaffectée […]. Mais c’est ce qui la rend analysable. Mêmesi cela n’est pas suffisant, c’est nécessaire » [15].

Conflit d’intérêt : l’auteur déclare ne pas avoir de conflitd’intérêt.

Références

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17 Notons à ce propos qu’une des attentes des équipes soignantes vis-à-vis des psychologues intervenant en cancérologie est le soutien deséquipes— « […] de manière individuelle et par des temps de parole engroupe…» [19].18 Et n’oublions pas le rappel de Balint à ce propos : « le facteur tempsest un des éléments les plus importants de ce type de formation, quiexige en premier lieu que soit éliminée toute hâte », op. cit., p. 324.

18 Psycho-Oncol. (2014) 8:14-19

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