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 LES DE ´ ME ˆ LE ´ S DE MERLEAU-PONTY AVEC FREUD: DES PULSIONS A `  UNE PSYCHANALYSE DE LA NATURE  ALAIN B EAULIEU Re ´ sume ´  Avec la phe ´nome ´nologie, la psychanalyse constitue l’autre point d’entre ´e dans l’œuvre de Mau ri ce Mer lea u- Ponty qui demeure sans doute le seul phil oso phe franc ¸ais d’importance a ` avoir entret enu un dialog ue ininterro mpu avec la pense ´e freudi enne. Merleau-Ponty n’adopte pas la perspective clinicienne et son point de vue sur la psy- chanalyse n’est pas toujours orthodoxe. C’est une lecture tanto ˆ t critique, tanto ˆ t intem- pestive, de la de ´marche freudienne a ` laquelle il nous convie. Le nouveau de ´consiste a ` soutenir que la phe ´nome ´nologie husserlienne et la psychanalyse freudienne n’entre- tiennen t qu’un minimum de contrad ictions , et a ` la limit e qu’elle s aborden t les me ˆ mes domaines d’e ´tude a ` travers une proble ´matisation incessante de la conscience. Nous  verrons comment le lexique merleau-pontien se de ´veloppe au contact de la psychana- lyse (pulsio n, amb iguı ¨ te ´, chiasma, investissement, cultur e nature , etc.) et comment aussi la psycha nalys e per met a ` Merle au-Ponty de faire avancer ses the `ses phe ´no me ´no - logiques (monde, autrui, corps propre, perception, chair, etc.). Pour ce faire, nous ana- lyser ons la perce´e des anne´es  1940  (distinction entre pulsions et instincts), ainsi que les recher ches des anne ´es d’ensei gnemen t a ` la Sorbonne ( psycho logie de l’enfan t) et au Colle `ge de France (psy chanalyse de la nature). Introduction Plusi eurs commentaires ont analy se ´ des aspects spe ´ciques des rapports de Maurice Merleau-Ponty au freudisme. 1 Nous souhaitons ici donner une cohe ´r- ence a ` l’entie`rete´ du parcours de Merleau-Ponty en la situant dans le contexte de la p sychanalys e freudienne. Si l a ten tative de r enouvellemen t d e la phe ´no me ´no lo- gie a ` la lumie `re des the `ses psychanalytiques, de me ˆ me que la re ´forme de la the ´or ie des pu ls ions co ns tituent des as pe ct s re lati vemen t bi en co nnus de la pense ´e de Merleau-P onty , il n’en va pas de me ˆ me de ses e ´ tud es con sacre ´ es a ` la psyc holog ie de l’enfant et a ` la psych analy se de la nature. En effet, les cours de Merleau-P onty sur l’enfant demeurent le plus souvent, et injustement, rele ´gue ´s au second plan par la litte ´rature secondaire, tandis qu’on commence a ` peine a ` reconnaı ˆ tre toute la richesse de l’invention merleau-pontienne d’une psychana- lyse de la nature. C’est en vue de combler la lacune relie´e a ` la fragmentation de la co mpre ´hens ion des li en s de la pense ´e de Si gmun d Fr eud au tr avail de Merle au-P onty que nous anal ysero ns cette dernie `re dans une pers pecti ve holis- tique qui inclut la phe ´nome ´nologie, les pulsions, l’enfant et la nature. Ce qui per- mettra de de ´g ager une nouvelle unite ´ dans l’œuvre de Merleau-Ponty. # The Author 2 009. Published by Oxford University Press on behalf of the Society for French Studies.  All rights reserved. For permissions, please email: journals.permissions@o xfordjournals.org 1 Une premie `re versi on de cet arti cle a e ´te´ pre ´se nte ´e au colloqu e 100  Years of Merleau-Ponty: A Centenary Confere nce’ a ` l ’Univer site ´ d e Soa (Bulga rie) le  14 mars  2008. French Studies , Vol. LXIII, No.  3 ,  295   307 doi:10.1093/fs/knp065

Freud Merleau Ponty

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LES DEMELES DE MERLEAU-PONTY AVEC FREUD: DESPULSIONS A UNE PSYCHANALYSE DE LA NATURE

 ALAIN BEAULIEU

Re  sume ´ 

 Avec la phenomenologie, la psychanalyse constitue l’autre point d’entree dans l’œuvrede Maurice Merleau-Ponty qui demeure sans doute le seul philosophe francaisd’importance a avoir entretenu un dialogue ininterrompu avec la pensee freudienne.Merleau-Ponty n’adopte pas la perspective clinicienne et son point de vue sur la psy-chanalyse n’est pas toujours orthodoxe. C’est une lecture tantot critique, tantot intem-pestive, de la demarche freudienne a laquelle il nous convie. Le nouveau defi consiste

a soutenir que la phenomenologie husserlienne et la psychanalyse freudienne n’entre-tiennent qu’un minimum de contradictions, et a la limite qu’elles abordent les memesdomaines d’etude a travers une problematisation incessante de la conscience. Nous

 verrons comment le lexique merleau-pontien se developpe au contact de la psychana-lyse (pulsion, ambiguıte, chiasma, investissement, culture – nature, etc.) et comment aussi la psychanalyse permet a Merleau-Ponty de faire avancer ses theses phenomeno-logiques (monde, autrui, corps propre, perception, chair, etc.). Pour ce faire, nous ana-lyserons la percee des annees 1940 (distinction entre pulsions et instincts), ainsi que lesrecherches des annees d’enseignement a la Sorbonne (psychologie de l’enfant) et auCollege de France (psychanalyse de la nature).

Introduction Plusieurs commentaires ont analyse des aspects specifiques des rapports deMaurice Merleau-Ponty au freudisme.1 Nous souhaitons ici donner une coher-ence a l’entierete du parcours de Merleau-Ponty en la situant dans le contexte dela psychanalyse freudienne. Si la tentative de renouvellement de la phenomenolo-gie a la lumiere des theses psychanalytiques, de meme que la reforme de latheorie des pulsions constituent des aspects relativement bien connus dela pensee de Merleau-Ponty, il n’en va pas de meme de ses etudes consacrees ala psychologie de l’enfant et a la psychanalyse de la nature. En effet, les cours deMerleau-Ponty sur l’enfant demeurent le plus souvent, et injustement, releguesau second plan par la litterature secondaire, tandis qu’on commence a peine areconnaıtre toute la richesse de l’invention merleau-pontienne d’une psychana-lyse de la nature. C’est en vue de combler la lacune reliee a la fragmentation dela comprehension des liens de la pensee de Sigmund Freud au travail deMerleau-Ponty que nous analyserons cette derniere dans une perspective holis-tique qui inclut la phenomenologie, les pulsions, l’enfant et la nature. Ce qui per-mettra de degager une nouvelle unite dans l’œuvre de Merleau-Ponty.

#  The Author 2009. Published by Oxford University Press on behalf of the Society for French Studies. All rights reserved. For permissions, please email: [email protected] 

1Une premiere version de cet article a ete presentee au colloque ‘100 Years of Merleau-Ponty: A Centenary Conference’ a l ’Universite de Sofia (Bulgarie) le 14 mars 2008.

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Phe ´ nome  nologie et psychanalyse Merleau-Ponty avoue candidement: ‘je ne suis ni analyse, ni analyste.’2 Soninteret pour la psychanalyse demeure cependant constant, mais aussi etrange-ment exterieur a elle en etant fortement marque par la phenomenologie husserli-enne.3 On ne saurait expliquer l’attrait simultane de Merleau-Ponty pourEdmund Husserl et Freud en se contentant de rappeler la fameuse ‘annee 1900’qui voit paraıtre les Logische Untersuchungen  de Husserl et la Traumdeutung  deFreud, ni meme en invoquant les similarites dans les parcours de Husserl et Freud qui les amenent a delaisser leur formation ‘objectiviste’ (mathematiquespour l’un, medecine biologique pour l’autre) a la faveur de l’exploration d’un‘autre monde’ sans attache objective (phenomenal pour le premier, psychiquepour le second). De plus, on ne peut inscrire Merleau-Ponty dans le courant dela psychiatrie phenomenologique qui a ete le destin dominant de la rencontreentre la phenomenologie et la psychanalyse. L’interet de Merleau-Ponty pour lapsychanalyse n’est pas simplement d’ordre historico-theorique pas plus qu’il nedebouche sur un art therapeutique. Le defi nouveau consiste plutot a soutenirque la phenomenologie et la psychanalyse n’entretiennent qu’un minimum decontradictions, et a la limite qu’elles abordent le meme domaine d’etude atravers une problematisation incessante de la conscience.

Comme on le sait, l’inconscient ne joue aucun role dans la phenomenologiehusserlienne ou tout est en quelque sorte donne a la conscience. Conformement au ‘principe des principes’,4 tout ce qui apparaıt originairement a l’intuition est 

une source pour la connaissance. Puisqu’on ne peut avoir un acces direct auxcontenus non conscients (compris en un sens freudien), ceux-ci ne peuvent etreconnus du phenomenologue. Ce qui n’empeche pas Merleau-Ponty de tenterune interpretation psychanalytique du travail husserlien d’introspection en tirant de nouvelles consequences du fait que les phenomenes soient, comme le sou-ligne Husserl, ‘caracterises comme irreels’ et que ‘la “fiction” constitue l’element   vital de la phenomenologie’.5 Husserl a toujours distingue l’acces au mondephenomenal de tout psychologisme non rigoureux et de toute ‘construction psy-chique’ qu’il renvoie a l’arbitraire pseudo-scientifique.6 Et pourtant l’investigation

freudienne des productions inconscientes, non totalement issues de la conscience  volontariste, pourrait bien reconduire a un tel niveau d’irrealite fondamentale.C’est du moins le pari que releve Merleau-Ponty en pensant l’inconscient comme une non presence irreductible ou s’entremelent le reel et l’imaginaire.7

2M. Merleau-Ponty, Parcours deux: 1951– 1961 (Lagrasse, Verdier, 2000 ), p. 211 (abreviation: PD  ).3Ce qui n’a pas empeche les theses de Merleau-Ponty de contribuer au renouvellement de la pratique psycha-

nalytique. Voir a ce sujet Martin Dillon, ‘The Implications of Merleau-Ponty’s Thought for the Practice of Psychotherapy’, Journal of Phenomenological Psychology , 14.1 ( 1983 ), 21 – 41; Dillon, ‘Merleau-Ponty and thePsychogenesis of the Self’, Journal of Phenomenological Psychology , 9.2 ( 1980 ), 84 – 98.

4E. Husserl, Ide ´ es directrices pour une phe  nome ´ nologie , I, trad. P. Ricoeur (Paris, Gallimard, 1950  ), §24 (abreviation:ID-I  ).

5Husserl, ID-I , p. 7 et p. 227.6 Voir, entre autres, Husserl, ID-I , p. 75.7Sur la conception merleau-pontienne de l’inconscient, voir Renaud Barbaras, ‘Le Conscient et l’inconscient’,

in Notions de philosophie , ed. par D. Kambouchner, I (Paris, Gallimard, 1995 ), pp. 489 – 551; Jacques Garelli, ‘LaRemise en cause de l’inconscient freudien par Merleau-Ponty et Simondon, selon deux notes inedites de

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Les ecrits de Merleau-Ponty operent un double geste audacieux: rendre lefreudisme compatible avec le projet husserlien visant a decrire le monde ‘fan-tasmagorique’ des phenomenes, tout en refusant d’adherer a la partition entrel’inconscient et le conscient qui constituent non pas deux ‘scenes’, mais plutot les deux faces d’une meme medaille. Ce qui ne peut se realiser qu’a conditionque la phenomenologie perde son statut de ‘science rigoureuse’ ou la con-science entre en contact avec des ‘intuitions donatrices originaires’. Il y a unesorte de synonymie entre, d’une part, l’identite Husserl– Freud produite parMerleau-Ponty, et d’autre part, l’affirmation selon laquelle percevoir n’est pasconnaıtre. Le croisement des pensees de Husserl et Freud ouvre, en outre, surune zone de brouillage de la conscience desormais depourvue de toute trans-parence a elle-meme. Une serie d’analyses novatrices naıt de cette rencontrequi permet a Merleau-Ponty d’etudier les etats ou la conscience, sans etredepassee (Martin Heidegger), demeure neanmoins privee de toute substancepredefinie. Ces analyses concernent l’enfance, l’univers du sommeil et du re ve,la relation avec la corporeite, l’entre-appartenance avec autrui, la perceptionhallucinee, l’integration dans la nature, etc., bref tous les etats de presence – absence a soi ou, fait capital, subsiste l’attache a l’experience commune dumonde. Freud n’a cesse de situer son questionnement a la frontiere entre lesgestes les plus familiers et la plus parfaite etrangete a soi. En ce sens, il serait la source d’inspiration majeure pour Merleau-Ponty. Mais voila queMerleau-Ponty decele une logique similaire a l’œuvre chez Husserl. Ce qui

l’amene a provoquer l’histoire des idees jusqu’a associer un Freud ‘de-clinicise’au mouvement phenomenologique.

On ne peut terminer cette breve introduction sans mentionner deux autreselements marquants dans le rapport de Merleau-Ponty aux psychanalystes. Tout d’abord, on doit a Merleau-Ponty d’avoir introduit a la francophonie les impor-tants travaux de Melanie Klein. Non seulement cette derniere a-t-elle ete unereference de premier ordre dans les cours de Merleau-Ponty consacres a la psy-chologie des enfants (nous y reviendrons), mais elle lui fournit aussi la distinc-tion centrale entre ambivalence et ambiguıte,8 c’est-a-dire entre l’experience de la

disjonction exclusive (ex.: moi – mere) et l’experience fusionnelle des opposes quidemeure pour Merleau-Ponty constitutive du monde. Et deuxiemement, il faut rappeler la profonde amitie qui a lie (tardivement) Merleau-Ponty a JacquesLacan. Sur le plan biographique, on raconte que Lacan aurait verse des larmesdevant la sepulture de Merleau-Ponty en 1961 alors qu’il serait demeure insensi-ble a la mort de son propre pere survenue quelques mois plus tot.9 Sur un planplus theorique, outre le fait que Lacan ait consacre quelques textes a

Merleau-Ponty’, Chiasmi international , 7 ( 2006 ), 75 – 89; Jean-Bertrand Pontalis, ‘Note sur le probleme de l’incons-cient chez Merleau-Ponty’, Les Temps modernes , 184 ( 1961 ), 287 – 303; repris dans Pontalis, Apre s Freud  (Paris,

Gallimard, 1968 ), pp. 76 – 97.8  Voir notamment M. Merleau-Ponty, Nature: cours au Colle `   ge de France  1956 – 1960  (Paris, Seuil, 1994  ), p. 347

(abreviation: N   ); id., PD , p. 340; id., Merleau-Ponty a `  la Sorbonne: re ´ sume   de cours  1949 – 1952 (Grenoble, Cynara,1988 ), p. 305 et p. 359 (abreviation: MPS  ).

9Elisabeth Roudinesco, Jacques Lacan: esquisse d’une vie, histoire d’un syste `me de pense e (Paris, Fayard, 1993 ), p. 368.

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Merleau-Ponty,10 il faut signaler que le modele merleau-pontien de reversibilitedu dedans –dehors, envers– endroit, senti–sentant, etc. a ete une source d’inspi-ration pour la topologie lacanienne des annees 1960. En ce sens, les paradoxeslacaniens qui font emerger tout un reseau de contradictions apparentes (‘cequ’on regarde, c’est ce qui ne peut pas se voir’, ‘il n’y a pas de rapport sexuel’,‘aimer c’est donner ce que l’on n’a pas’, ‘l’objet  a  se manifeste dans sonabsence’, etc.) peuvent etre lus comme des prolongements de la pensee merleau-pontienne. Ajoutons toutefois que Merleau-Ponty a toujours resiste a la these deLacan selon laquelle l’inconscient serait structure comme un langage rendutransparent et intelligible par la vision du psychanalyste.11 Pour Merleau-Ponty,le primat est toujours accorde a la perception ‘semi-consciente’ au detriment desideaux de transparence et d’intelligibilite.12

Pulsions et instincts (les anne ´ es 1940  )L’entree de Merleau-Ponty sur la scene philosophique est marquee, entre autres,par un retour a Freud visant a neutraliser les derives behavioristes qui reduisent le fonctionnement de la psyche humaine a une serie d’habitudes empiriquement apprises.13 Pensons ici aux travaux realises dans la lignee du pavlovien John Watson. Freud peut nous aider, croit Merleau-Ponty, a penser le comportement autrement qu’en appliquant la grille behavioriste qui explique le comportement humain en termes de conditionnement et d’automatisme. Delivrer l’existence dela mecanique behavioriste revient aussi a clarifier la distinction entre instinct 

( Instinkt   ) et pulsion ( Trieb  ) qui a anime une partie des recherches freudiennes et continue encore aujourd’hui a alimenter les discussions. Toute la question con-siste a savoir si ce qui habite l’inconscient a une nature biologique. Si c’est le cas,la realite humaine serait tout entiere somatique et il n’y aurait rien de ‘metaphysi-que’ en l’homme, rien au-dela ou en-deca du corps physique. Dans cette optiquematerialiste (par rapport a laquelle Merleau-Ponty prend ses distances, commenous le verrons), on decrit les motivations dans les termes d’une physiologie desinstincts et rien d’essentiel ne distingue alors le comportement humain de celuide l’animal. Si toutefois on pose l’existence d’une poussee irreductible a la meca-

nique corporelle des reflexes, alors intervient la notion ambigue de ‘pulsion’10 J. Lacan, ‘Maurice Merleau-Ponty’, Les Temps modernes , 184 ( 1961 ), 245 – 54; repris dans Lacan, Autres e ´ crits 

(Paris, Seuil, 2001  ), pp. 178 – 82; id., ‘Du regard comme objet a’ ( 1964  ), in Lacan, Le Se ´ minaire XI: les quatre con- cepts fondamentaux de la psychanalyse  (Paris, Seuil, 1973  ), pp. 65 – 109.

11Merleau-Ponty, PD , p. 212 et pp. 273 – 75. Cette derniere reference est tiree d’une intervention deMerleau-Ponty au VIe colloque de Bonneval consacre a l’inconscient et organise en 1960 par Henry Ey. Lesactes ont ete publies dans Henry Ey (ed.), L’Inconscient  (Paris, Desclee de Brouwer, 1966  ). Le recit de ces joutestheoriques qui reunissaient representants des societes de psychanalyse, philosophes et psychiatres est donne parRoudinesco, Histoire de la psychanalyse , II (Paris, Seuil, 1994  ), pp. 317 – 28.

12Sur les rapports theoriques entre Lacan et Merleau-Ponty, nous renvoyons a Bernard Baas, ‘L’Elaborationphenomenologique de “l’objet a”: Lacan avec Kant et Merleau-Ponty’, in Baas, De la chose a `  l’objet: Jacques Lacan et la traverse ´e de la phe ´nome nologie  (Leuven, Peeters, 1998  ), pp. 41 – 87; Guy Felix Duportail, ‘Le Chiasme d’une

amitie: Lacan et Merleau-Ponty’, Chiasmi international , 6 ( 2005 ), 345 – 67; Alexandra Renault, ‘Merleau-Ponty et Lacan: un dialogue possible?’, dans Merleau-Ponty aux frontie ` res de l’invisible , ed. par M. Cariou et al. (Milan,Mimesis, 2003  ), pp. 117 – 29.

13Sur la critique du behaviorisme, voir notamment M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement , 6e ed.(Paris, PUF, 1967  ), pp. 196 – 99 (abreviation: SC  ); id., PD , pp. 211 – 12 et p. 276.

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situee a mi-chemin du spirituel et du somatique. Il s’agit toutefois d’une conven-tion a laquelle Freud lui-meme, et quelques-uns de ses traducteurs, ne demeur-ent pas toujours fideles. En effet, dans une lettre a Wilhelm Fliess datant du 15octobre 1897, Freud utilise le terme Instinkt  pour decrire la poussee humaine deprocreation, et la Standard Edition  des œuvres de Freud traduit indistinctement Instinkt  (dont on ne trouve qu’une demi-douzaine d’occurrences dans l’œuvrefreudienne) et  Trieb  par l’anglais instinct .14 Peut-etre aurait-il mieux fallu creer leneologisme de pulsion  (inexistant dans la langue anglaise) ou rendre le sens depoussee inherent au verbe treiben  (pousser) par drive  qui, en anglais, n’echappeque secondairement et metaphoriquement a l’idee d’une action exterieure ( to drive a car   ) ou a celle d’une contrainte ( you drive me crazy   ). Ce qui dans tous lescas aurait cependant pour effet d’alterer la pensee freudienne.

Dans ses travaux des annees 1940, Merleau-Ponty en vient graduellement areaffirmer dans ses propres termes l’opposition entre instinct et pulsion.15 Cequi lui permet de reformuler la reponse freudienne apportee a la question durapport entre la relation entre le corps et l’esprit en s’inspirant librement dela distinction husserlienne etablie entre le corps physique ( Ko ¨ rper   ) et le corps  vivant ou corps propre ( Leib  ).16 Le texte de reference issu du corpus freudienest ici ‘Pulsions et destins des pulsions’.17   Au debut de cet essai, Freud dis-tingue excitations pulsionnelles et excitations physiologiques. Les deux typesde stimulations ont la capacite d’agir sur le psychique, mais seules les exci-tations pulsionnelles trouvent leur origine a l’interieur de l’organisme. Les pul-

sions (de vie, de mort, sexuelles, d’agression, etc.) ne proviennent pas dumonde externe (ex.: un objet de desir) et leur satisfaction ne peut jamais etreatteinte de maniere definitive. Contrairement a l’excitation physiologique quipeut etre satisfaite (temporairement a tout le moins) par la force de l’instinct (ex.: combler la faim, la soif, etc.), l’excitation pulsionnelle ne peut jamais etreassouvie completement, bien que la psychanalyse freudienne puisse exercersur elle un controle partiel. La pulsion est un concept-limite ayant une doublenature psychique et somatique qui impose un plus grand defi a l’analyse quele simple instinct biologique. Non seulement les pulsions sont-elles complexes

par leur source interne et leur caractere psychosomatique, mais elles le sont egalement par le destin qui les gouverne et qui peut les amener a etre renver-sees en leur contraire, retournees sur l’objet de desir, refoulees ou

14Le responsable de la traduction anglaise explique ce choix dans la preface generale aux œuvres de Freud.  Voir James Strachey (ed.), The Standard Edition of the Complete Psychological Works of Sigmund Freud , I (London,Hogarth Press, 1966  ), pp. xxiv–xxvi.

15Sur la conception merleau-pontienne de la pulsion, voir Joseph Kockelmans, ‘The Function of Psychology in Merleau-Ponty’s Early Works’, Review of Existential Psychology and Psychiatry , 18 ( 1982 – 83 ), 119 – 42; RenaudBarbaras, ‘Pulsion et perception’, Alter , 9 ( 2001 ), 13 – 26; Nathalie Depraz, ‘Pulsion, instinct, desir: que signifieTrieb  chez Husserl? A l’epreuve des perspectives de Freud, Merleau-Ponty, Jonas et Scheler’, Alter , 9 ( 2001 ),113 – 25.

16Sur le Leib  chez Husserl, voir notamment E. Husserl, Ide  es directrices pour une phe ´ nome  nologie , II,trad. E. Escoubas (Paris, PUF, 1982 ), pp. 91 – 136 et pp. 205 – 27 (abreviation: ID-II  ); Ide  es directrices pour une phe  - nome  nologie , III, trad. D. Tiffeneau (Paris, PUF, 1993 ), pp. 139 – 51 (abreviation: ID-III  ).

17S. Freud, ‘Pulsions et destins des pulsions’, in Freud, Me  tapsychologie  (Paris, Gallimard, 1968  ), pp. 11 – 43(abreviation: M  ).

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sublimees.18 L’une des taches du psychanalyste consiste precisement a identi-fier l’alliance psychosomatique toujours particuliere des pulsions et a ensonder les metamorphoses.

Un danger subsiste, cependant, qui est de confondre la doctrine des pulsionsavec une forme de mecanique causale teleologiquement orientee. Cette con-fusion est issue d’une lecture trop rapide du texte freudien qui explique le plussouvent, il est vrai, le comportement pulsionnel en termes d’echange energetique(investissement, resistance, transfert, refoulement et retour du refoule, trans-formation du latent en manifeste, etc.). Si, pour Merleau-Ponty, Freud est unallie de premier ordre pour comprendre la structure du comportement, il faut aussi montrer que cette energetique demeure irreductible a une physique ducorps. Ce dont discute Merleau-Ponty dans une section de La Structure du compor- tement  intitulee ‘Contre la pensee causale en psychologie: interpretation duFreudisme en termes de structure’. Il souligne d’emblee les equivoques possiblesinherentes a la doctrine freudienne des pulsions: ‘Ce que nous voudrions nousdemander [ . . .  ] c’est si les conflits memes dont il [Freud] parle, les mecanismespsychologiques qu’il a decrits, la formation des complexes, le refoulement, laregression, la resistance, le transfert, la compensation, la sublimation exigent  vraiment le systeme de notions causales par lequel il les interprete.’19 La psycha-nalyse mobilise-t-elle une grille interpretative ‘scientifiquement’ concue? Y a-t-il une correspondance entre chaque traumatisme et une attitude determinee? Y a-t-il un symbolisme predefini qui domine le monde des re ves? Bien entendu,

Merleau-Ponty souhaite sauver le freudisme de ce type d’interpretation objecti-  viste qui reduit la psyche humaine a une simple mecanique. La vie psychiquen’obeit pas a la meme logique de fonctionnement que la realite somatique. Undetour par les ‘metaphores energetiques’20 est inevitable, mais ce ne sont prec-isement que des metaphores et elles ne sauraient en aucun cas deboucher surune ‘science exacte’ de l’homme. En d’autres termes, l’existence echappe a laconnaissance: les energies pulsionnelles se laissent saisir qualitativement sans selaisser expliquer a la maniere d’une realite physique. L’intuition demeure donctoujours premiere par rapport a l’ideal de mesure. Dans La Structure du comporte- 

ment , Merleau-Ponty ecorche au passage Watson et la methode behavioriste ensoulignant bien le fait que le comportement echappe au mecanisme et au fina-lisme.21 Mais il ne parvient pas a developper une alternative valable quant aumode particulier de fonctionnement et a la comprehension des ambiguıtes del’existence. Ce qu’il fera par la suite a l’aide de la doctrine husserlienne de l’incar-nation afin de liberer definitivement l’energetique freudienne des positions phy-siologistes avec lesquelles elle risque d’etre confondue. Il ne s’agit pas pourMerleau-Ponty, comme le fera Paul Ricoeur, d’assimiler le discours psychanaly-tique sur l’‘appareil psychique’ a une hermeneutique.22 Ce type d’approche

18Freud, M , p. 24.19Merleau-Ponty, SC , p. 192.20Ibid., p. 194.21Ibid., pp. 196 – 99.22P. Ricoeur, ‘Energetique et hermeneutique: le probleme epistemologique du freudisme’, in Ricoeur, De 

l’interpre ´ tation: essai sur Freud  (Paris, Seuil, 1965 ), pp. 75 – 169.

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comprehensive qui considere la psychanalyse comme un art de l’interpretationdemeure, pour Merleau-Ponty, trop abstrait parce que purement discursif et desincarne. La doctrine freudienne est a la fois autre chose et plus qu’un dechif-frage infini de symboles. Afin de surmonter le modele de l’echange economique,il est imperatif pour Merleau-Ponty de maintenir une attache avec l’experiencede la corporeite charnelle.

Dans le chapitre de Phe ´ nome  nologie de la perception  intitule ‘Le corps comme etresexue’, Merleau-Ponty pousse sa reflexion encore plus loin en montrant comment Freud peut etre considere comme un allie dans son entreprise phe-nomenologique. Il reprend certains acquis anterieurs et innove par rapport a sesanciens themes de reflexion en abordant de front la question de la sexualite:‘Chez Freud lui-meme, le sexuel n’est pas le genital [ . . .  ] la libido n’est pas uninstinct, c’est-a-dire une activite orientee naturellement vers des fins determi-nees.’23 Merleau-Ponty considere desormais la sexualite decrite par Freudcomme une experience existentielle, vitale et atmospherique. ‘Prise ainsi,c’est-a-dire comme atmosphere ambigue, la sexualite est coextensive a la vie. Autrement dit, l’equivoque est essentielle a l’existence humaine.’24 Les analysesfreudiennes des re ves, des gestes, des paroles, des attitudes, des symptomes, etc.reconduisent invariablement a la vie sexuelle. Mais la realite de ces ‘objets’d’analyse, tout comme ce vers quoi ils sont orientes, ne se laissent approcherque par une sorte d’intuition constituante. C’est pourquoi Merleau-Ponty n’hesite pas a affirmer: ‘on aurait tort de croire que la psychanalyse [ . . . ]

s’oppose a la methode phenomenologique.’25 En outre, Merleau-Ponty presentela doctrine freudienne comme venant ajouter une dimension aux descriptionshusserliennes du corps vivant ( Leib   ). L’aspect sexuel de l’existence, refoule ouocculte par Husserl, est pleinement assume par Merleau-Ponty qui demeure ainsifidele a ses deux maıtres a penser tout en ouvrant de nouvelles avenues a leurexperience respective du corporel en faisant de la sexualite une modalite ducorps propre. En tant qu’expression d’une maniere d’etre-au-monde, la sexualiten’est pas consideree par Merleau-Ponty comme une relation entre deux corpsphysiques, mais plutot, pour reprendre une notion freudienne rehabilitee par

Merleau-Ponty, comme un investissement originaire et desirant (desir entendu enun sens classique associe au manque) entre les etres et le monde qui leurapporte une valeur ou une signification libidinale.26 Merleau-Ponty ouvre ainsi laperspective d’une erotisation du monde ou les regards s’interpenetrent a lamaniere des fils qui font tenir un tissu. ‘Il faut’, ecrit Merleau-Ponty, ‘qu’il y ait un Eros ou une Libido qui anime un monde original.’27 Bref, la description du

23M. Merleau-Ponty, Phe  nome ´ nologie de la perception  (Paris, Gallimard, 1945  ), p. 185 (abreviation: PP  ).24Merleau-Ponty, PP , p. 197.25

Ibid., p. 184.26Sur l’appropriation par Merleau-Ponty de la notion freudienne d’investissement ( Besetzung   ), voirMerleau-Ponty, PD , p. 5; M. Merleau-Ponty, Signes  (Paris, Gallimard, 1960  ), p. 288 (abreviation: S  ); id., Le Visible et l’invisible  (Paris, Gallimard, 1964 ), p. 290 et p. 309 (abreviation: VI  ).

27Merleau-Ponty, PP , p. 182. Voir aussi Merleau-Ponty, VI , p. 281 qui evoque ‘le rapport de Kopulation  oudeux intentions ont  une seule Erfu ¨ llung ’. Ce qui n’est pas sans rappeler la Paarung  ou l’‘accouplement originel’ hus-serlien; voir Husserl, Me  ditations carte  siennes  (Paris, Vrin, 1992  ), §51. Sur les rapports entre Eros et Psyche, voir

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monde sexuel et la variete des manieres d’exister qui le compose font partie inte-grante d’une phenomenologie de la perception.

Psychologie de l’enfant (les anne ´ es Sorbonne: 1949 – 52 ) Avant d’etre elu au College de France, Merleau-Ponty a occupe la chaire de psy-chologie de l’enfant et de pedagogie a la Sorbonne.28 Les sources utilisees parMerleau-Ponty dans ces cours sont nombreuses. Elles vont des psychologues et psychanalystes (Freud, Jean Piaget, Klein, Lacan, etc.) jusqu’aux phenomenolo-gues (Husserl, Heidegger, Max Scheler, etc.) en passant par les anthropologues,les linguistes et les ‘gestaltistes’. Les themes de predilection developpes parMerleau-Ponty dans ses ouvrages anterieurs (autrui, langage, perception, corpspropre, etc.) sont revisites et appliques au monde de l’enfance, c’est-a-dire a cestade preindividuel, prelangagier et fusionnel ou la conscience est, plus qu’aaucun autre moment de l’existence, en processus de formation. On reconnaıt evidemment les preoccupations de Merleau-Ponty pour l’univers de la preobjec-tivite ou les identites (de soi, des autres, des choses, etc.) entrent dans une zoned’indetermination. A ce titre, l’experience du monde chez l’enfant devient para-digmatique pour les descriptions phenomenologiques. Ce ne sont pas les philo-sophes de formation devenus phenomenologues qui se voient attribuer le titrede ‘Fonctionnaires de l’Humanite’,29 et encore moins les Presocratiques quifournissent, selon la these heideggerienne bien connue, l’exemple oublie d’unepensee authentique. C’est plutot l’enfant avec ses perceptions singulieres, present 

de maniere universelle en l’homme, qui devient la reference pour l’experiencephenomenologique. Ce privilege accorde a l’enfance durant la periode 1949 – 52est clairement affirme ici: ‘L’enfant n’est pas [ . . . ] un “adulte en miniature”, avecune conscience semblable a celle de l’adulte, mais inachevee, imparfaite [ . . . ]L’enfant possede un autre equilibre, il faut traiter la conscience enfantine commeun phenomene positif.’30   Ailleurs il ajoute: ‘Quand un enfant commence aparler, son langage est beaucoup plus interessant et significatif que lorsque nousparlons avec un systeme de mots et un systeme d’idees deja etablis.’31

Plusieurs descriptions surprenantes dans les cours de Merleau-Ponty a la

Sorbonne, comme par exemple celles qui concernent le rapport phenomenologi-que de la femme enceinte a son enfant, valent le detour.32 Nous nous limiteronscependant a quelques elements nouveaux concernant Freud. Fait unique dansl’itineraire merleau-pontien, on y retrouve certaines positions critiques a l’egarddu freudisme. Merleau-Ponty juge par exemple comme ‘insuffisantes’,

David M. Levin, ‘Eros and Psyche: A Reading of Merleau-Ponty’, Review of Existential Psychology and Psychiatry , 18( 1982 – 83 ), 219 – 39.

28Les notes de cet ensemble de huit cours ont ete rassemblees dans Merleau-Ponty, MPS ; reedite sous le titrePsychologie et pe  dagogie de l’enfant: cours de Sorbonne  1949 – 1952 (Lagrasse, Verdier, 2001 ). Ces deux editions utilisent la meme pagination. Quelques versions sensiblement differentes de ces cours ont ete reproduites dans les 2

 volumes de Parcours  (Lagrasse, Verdier, 1997 et 2000 ).29E. Husserl, La Crise des sciences europe  ennes , trad. G. Granel (Paris, PUF, 1976 ), p. 23.30Merleau-Ponty, MPS , p. 171.31Merleau-Ponty, interventions suite a la conference L’Homme et l’adversite  ( 1951 ), dans PD , p. 338.32Merleau-Ponty, MPS , pp. 101 – 02.

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‘inauthentiques’ et ‘non convaincantes’ les ‘hypotheses’ freudiennes relatives autotemisme presentees dans Totem et tabou . Que le totemisme s’explique par unparricide originaire, voila ce qui ne repose sur ‘aucune preuve historique’.33  Amaintes reprises, Merleau-Ponty reprend cette critique en opposant a Freud cer-taines etudes anthropologiques qui lui permettent d’invalider l’universalite sup-posee du complexe d’Œdipe.34 Pour ce faire, Merleau-Ponty s’appuienotamment sur les analyses du celebre anthropologue Bronislaw Malinowski et considere le complexe d’Œdipe comme un produit de la civilisation occidentaledifficilement transposable aux autres cultures ou au reste de l’humanite.

 A cet argument critique s’ajoute le fait que la psychanalyse freudienne, memesi elle considere comme cruciales les premieres annees de la vie, a moinscherche a comprendre la realite de l’enfance pour elle-meme qu’a ouvrir des  voies de guerison de la psyche adulte35 (ce que Freud pourrait admettre). Lefonctionnement psychologique, c’est-a-dire les mecanismes de censure, la verba-lisation des conflits, la proximite a l’inconscient, les rapports entre le reel et l’imaginaire, etc., sont pourtant bien differents chez l’enfant et chez l’adulte (ceque Klein et d’autres ont percu mieux que Freud). Merleau-Ponty commenteabondamment ces differences. En somme, le freudisme s’adresse en premier lieua l’adulte occidental et il demeure moins efficace pour comprendre le vecu del’enfance de meme que celui des cultures extra-occidentales.

Merleau-Ponty juge la doctrine freudienne comme incomplete et imparfaite.  Toutefois, en marge de ces critiques, il maintient un profond attachement a

l’inventeur de la psychanalyse. Les vues freudiennes sur le totemisme paraissent certes dogmatiques et naıves, mais Merleau-Ponty se montre elogieux devant l’ouverture par Freud d’une nouvelle voie de reflexion sur la culture. Directionque les anthropologues ont pu corriger ou ameliorer. ‘Malgre son dogmatisme’,ecrit Merleau-Ponty, ‘Freud a le merite de poser des amorces; il a eu l’intuitionde ce qui, dans les phenomenes pathologiques, se rapprochait des faits sociologi-ques.’36 Merleau-Ponty relativise aussi sa critique en soulignant que, meme si sadistinction entre psychologie de l’enfant et psychologie de l’adulte souffre d’unmanque de nuance, Freud demeure ‘l’un des premiers a `  prendre l’enfant au se ´ rieux ’.37

En outre, Merleau-Ponty reactualise ses anciennes theses qui font de Freud unpenseur de l’incarnation ayant rompu avec la perspective physiologique tout enproposant une alternative au causalisme et au finalisme afin de mieux approcherl’existence.38

Un texte de 1951 intitule ‘L’Homme et l’adversite’39 resume assez bien la pos-ition de Merleau-Ponty par rapport a Freud durant les annees d’enseignement a

33Ibid., p. 94.34Ibid., pp. 116 – 27 et pp. 290 – 91. Pour une autre critique de l’interpretation subjectiviste du destin œdipien

par la psychanalyse freudienne, voir Jean-Pierre Vernant, ‘Œdipe sans complexe’, Raison pre ´ sente , 4 ( 1967 ), 3 – 20.35Notons tout de meme S. Freud, ‘La Sexualite infantile’, in Freud, Trois essais sur la the ´orie sexuelle ,

trad. P. Koeppel (Paris, Gallimard, 1987 ), pp. 91 – 140.36Merleau-Ponty, MPS , p. 291.37Ibid., p. 351.38Ibid., pp. 334 – 35, p. 349 et p. 505.39Merleau-Ponty, ‘L’Homme et l’adversite’, in S , pp. 284 – 308 (voir principalement pp. 284 – 94 ).

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la Sorbonne. Tous les themes principaux du freudisme merleau-pontien s’y trou- vent rassembles, notamment en ce qui concerne la rupture avec la theorie desinstincts a la faveur d’une approche plus ‘spiritualiste’ ou l’inconscient charnel est associe a une dynamique des pulsions en mesure de contester les dichoto-mies de l’ame et du corps, du moi et d’autrui. C’est d’ailleurs dans ce bref essai,en dialogue avec Freud, que Merleau-Ponty presente pour la premiere fois lanotion de ‘chiasma’.40

La question de la culture s’impose graduellement comme l’un des motifs cen-traux des cours de Merleau-Ponty sur l’enfance. Merleau-Ponty la definit commeune mediation entre la vie psychique et la vie sociale. L’abandon du causalismeet du finalisme signe la fin de l’explication du comportement par une origineunique (psychique ou sociale) et ouvre sur une perspective ‘chiasmique’ quiamene Merleau-Ponty a se reclamer d’une forme de culturalisme.41 Est-ce a direque le monde phenomenologique doit etre considere comme un produit cul-turel? Qu’au-dela ou a cote de la culture, il n’y rien, aucune nature?Merleau-Ponty apportera des elements de reponse a ces questions dans uneoptique encore plus etrangement freudo-husserlienne: tout n’est pas culture et il y a de la nature, tout n’est pas civilisationnel et il y a de la vie sauvage. Et cettenature sauvage doit maintenant etre psychanalysee.

Vers une psychanalyse de la nature (les anne  es Colle `   ge de France: 1952– 61 )42

 Avant d’en arriver aux lecons de 1956 – 60 consacrees a la nature, disons un mot 

au sujet du cours de 1954 – 55 intitule ‘Le Probleme de la passivite: le sommeil,l’inconscient, la memoire’ qui offre la premiere confrontation detaillee avec letexte de Freud, en particulier avec la Traumdeutung . Avant  1954, Merleau-Ponty se referait au ‘freudisme’ et a la ‘psychanalyse freudienne’ sans commenter ledetail des cas etudies par Freud. Avec le cours sur la passivite, il scrute les ana-lyses freudiennes, n’hesite pas a exercer sur elles une certaine violence interpret-ative, et en tire la conception d’une zone de brouillage entre les etats de veille et de sommeil. Le re  ve inconscient et la realite consciente ne forment pas uncouple d’opposes, mais ils entretiennent une indepassable relation d’ambiguıte

laissant apparaıtre une seule (in)conscience a la fois presente et absente a elle-meme. En d’autres termes, le je pense  (du psychanalyste/hermeneute) n’est paspremier par rapport au je re ˆ ve  (du patient). La veille est elle-meme une conscienceonirique diffuse. Merleau-Ponty critique les fausses pretentions de la ‘re verie her-meneutique’ qui croit detenir les cles d’interpretation du re ve. ‘Il n’est pas ques-tion’, soutient Merleau-Ponty, ‘de subordonner la vie eveillee a la vie onirique’.

40Merleau-Ponty, S , p. 294.41Merleau-Ponty, MPS , pp. 380 – 81 et p. 396.42Une partie seulement des notes de cours au College de France a ete publiee: M. Merleau-Ponty, Nature: 

cours du Colle    ge de France 1956 – 

1960  (Paris, Seuil, 1994 ) (abreviation: N  ); Notes des cours au Colle    ge de France 1958 – 

1959  et  1960 – 1961 (Paris, Gallimard, 1996 ); Notes de cours sur ‘L’Origine de la ge ´ ome  trie’ de Husserl  1959 – 1960 (Paris, PUF, 1998 ); L’Institution: la passivite  : notes de cours au Colle    ge de France 1954 – 1955 (Paris, Belin, 2003 ) (abre- viation: IP   ). Voir aussi Re  sume ´ s des cours: Colle `   ge de France 1952– 1960  (Paris, Gallimard, 1968  ). Les inedits sont conserves a la Bibliotheque Nationale de France.

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Et plus loin: ‘Les deux modalites [reel et onirique] empietent l’une sur l’autre.Nos relations de la veille avec les choses et surtout avec les autres ont par prin-cipe un caractere onirique: les autres nous sont presents comme des re ves,comme des mythes.’43 Ce qui confirme l’aspect non clinique de la perspectivemerleau-pontienne sur la psychanalyse.

La dehierarchisation des rapports entre la veille et le sommeil est realisee aunom d’une semi-conscience mythique et partiellement aculturee. Elle permet aMerleau-Ponty de revitaliser la nature. La nature merleau-pontienne se distinguebien sur d e l a res extensa  etudiee par les sciences physiques. En ce sens,Merleau-Ponty demeure fidele a la conversion du regard reclamee par lamethode husserlienne qui appelle une ‘mise entre parentheses’ des objectivites( bloße Sachen   ). Dans les Ideen , Husserl avait d’ailleurs lui-meme ouvert la voie aune nouvelle meditation sur la nature ‘charnelle’ et ‘sentie’ composee non pasd’entites sensibles et isolees dans l’espace tridimensionnel, mais plutot de sen-sations kinesthesiques a travers lesquelles l’homme, l’animal, les plantes, et tout le vivant communiquent dans le monde fusionnant.44 Dans un texte tardif de1959 intitule ‘Le Philosophe et son ombre’,45 Merleau-Ponty rend hommage a laconception husserlienne de la nature ou l’ame est ‘entrelacee’ avec la matiereanimee.46 Merleau-Ponty evoque alors la vie anonyme d’un etre brut et sauvagequ’il rattache, incidemment, au monde de l’enfant et a une certaine conceptionromantique (plus precisement schellingienne) de la nature.47

Les cours de Merleau-Ponty sur la nature prolongent non seulement les medi-

tations husserliennes, mais ils s’inspirent a nouveau de l’anthropologie qui sedonne egalement comme tache d’etudier la vie sauvage et mythique.48

Merleau-Ponty participe au mouvement de revitalisation de la nature en retirant a ‘l’homme rationnel et cultive’ le privilege sur la perception pour mieux situerla vision anonyme dans le monde. Du point de vue du monde non mecaniqueet vivant, l’homme, l’animal et la nature en general vivent dans un rapport d’‘Ineinander ’. Il y a un ‘entrelacement humanite–animalite’, dont la penseemythique detient les secrets, et qui considere erronee la definition de l’hommecomme un l’animal doue de raison.49 La philosophie merleau-pontienne de la

nature pense une ‘participation de l’animal a notre vie perceptive’ et une ‘partici-pation de notre vie perceptive a l’animalite’ qui empechent de ‘concevoir

43Merleau-Ponty, IP , pp. 204 – 05 et p. 268.44Husserl, ID-II  et  ID-III ; E. Husserl, La Terre ne se meut pas , trad. D. Franck (Paris, Minuit, 1989 ).45Merleau-Ponty, ‘Le Philosophe et son ombre’, in S , pp. 201 – 28. Voir aussi Merleau-Ponty, ‘Husserl et la

notion de Nature’, in PD , pp. 215 – 34.46Husserl, ID-II , p. 151. L’entrelacement traduit ici l’allemand Verflechtung .47Merleau-Ponty, ‘Le Philosophe et son ombre’, in S , voir p. 215, p. 220, p. 225 et p. 228. Cette phenomenolo-

gie de la nature pourrait etre completee en comparant les ‘archi-objets’ de Husserl ( ID-II , p. 41  ) aux ‘ultra-choses’ qui peuplent le monde des enfants selon Merleau-Ponty (  MPS , pp. 242 – 44 ).

48Merleau-Ponty, ‘De Mauss a Claude Levi-Strauss’, in S , pp. 143 – 57, voir en particulier p. 151. Notons que

Freud evoquait l’idee d’une ‘psychanalyse sauvage’ en l’attribuant de maniere pejorative aux psychanalystes nat-uralistes qui reduisent la sexualite au somatique en croyant pouvoir guerir les maux des la premiere seance. VoirS. Freud, ‘De la psychanalyse “sauvage”’, dans Œuvres comple ` tes , X, trad. A. Bourguignon (Paris, PUF,1993 ), pp. 201 – 13.

49Merleau-Ponty, N , pp. 269 – 77.

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hierarchiquement les rapports entre les especes ou entre les especes et l’homme’.50  Toutes les especes, incluant l’homme, sont animees dans la Naturecharnelle, par un ensemble de mouvements pulsionnels et sensoriels.

L’etude de la nature, et non celle de Dieu ou de l’homme, constitue le pream-bule pour l’ontologie merleau-pontienne51 qui, comme on le sait, est demeuree al’etat de projet. L’analyse de la vie naturelle devait ouvrir sur une ontologie del’etre brut 52 distincte de toute ‘metaphysique de la presence’. La nature merleau-pontienne n’est peuplee ni de matiere physique ni d’entites metaphysiques, maisde figures mythiques, de consciences oniriques, d’investissements corporels, dedevenirs non humains, de forces imaginaires et d’energie libidinales latentes et situes a la frontiere du visible et de l’invisible. C’est pourquoi Merleau-Ponty acru bon de presenter son etude de la psyche de cette vie primitive et imperson-nelle dans les termes d’une ‘psychanalyse de la Nature’.53 C’est pourquoi aussiMerleau-Ponty en vient a opposer sa ‘psychanalyse ontologique ’ (impersonnelle et charnelle) a la psychanalyse existentielle54 (individuelle).

Le cycle des cours sur la nature culmine dans une explication avec la psycha-nalyse sur le statut a accorder au corps libidinal,55 et Freud demeure omnipre-sent dans les notes de travail jointes au Visible et l’invisible  ou on peut lirenotamment: ‘La philosophie de Freud n’est pas une philosophie du corps maisde la chair.’56 L’etat d’ebauche des dernieres notes de Merleau-Ponty ne permet pas de determiner avec precision la place et le role du freudisme dans une telle‘psychanalyse ontologique de la nature’.57 On sait tout de meme que les cas

etudies par la psychanalyse freudienne sont deja habites par une presenceanimale (l’homme aux loups, l’homme aux rats, le cheval du petit Hans, etc.).On percoit aussi clairement, chez le dernier Merleau-Ponty, une tentative visant a radicaliser cette perspective afin de desanthropomorphiser la psychanalyse quin’aspire plus a sonder les conflits enfouis dans la profondeur de la psyche indivi-duelle et humaine, mais plutot a explorer les soubassements de la vie naturelle,extra-personnelle, sauvage et mythique. Le mythe fondateur n’est plus Œdipe,mais il renvoie maintenant a la Chair comme ‘cinquieme element’ ajoute a la par-tition des naturalistes ioniens.58 Du premier au dernier Merleau-Ponty, le boule-

  versement de l’opposition entre psychique et corporel se transporte du cote dela division entre humanite et naturalite. Peut-etre pourrions-nous y voir alors,

50Ibid., p. 375.51Ibid., p. 370.52Ibid., p. 282; Merleau-Ponty, VI , p. 139, p. 209 et p. 223.53Merleau-Ponty, VI , p. 321.54Cette reference a la psychanalyse existentielle vaut aussi bien pour Jean-Paul Sartre que pour l’orthodoxie

freudienne et, de maniere autocritique, pour le premier Merleau-Ponty.55Merleau-Ponty, N , pp. 343 – 52.56Merleau-Ponty, VI , p. 324.57Les commentaires au sujet de la psychanalyse ontologique de Merleau-Ponty en sont a leurs premiers balbu-

tiements. Voir par exemple: Emmanuel de Saint Aubert, ‘La “Promiscuite”: Merleau-Ponty a la recherche d’unepsychanalyse ontologique’, Archives de philosophie , 69.1 ( 2006 ), 11 – 35; Alexandra Renault, ‘L’Ontologie merleau-pontyenne de la chair dans son rapport a la metapsychologie freudienne des pulsions’, Alter , 9 ( 2001 ), 171 – 95.

58Merleau-Ponty, VI , p. 184.

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bien qu’aucun texte ne rende explicite cette affirmation, un certain tournant jungien dans le rapport de Merleau-Ponty a la psychanalyse.

Conclusion Merleau-Ponty n’est pas l’unique philosophe francais a proposer une reinterpre-tation du freudisme, mais il est sans doute le seul a faire de Freud un complicede chaque instant qui l’accompagne dans les etapes les plus decisives de sapensee. Jusqu’a la fin, Merleau-Ponty temoigne de son admiration pour l’œuvrefreudienne en cherchant inlassablement a montrer et/ou a creer des liens deconvergence entre la psychanalyse et la phenomenologie qui lui permettent d’ebranler les convictions de l’‘ideologie scientiste’.59 Incidemment, cette critiquede l’’ideologie scientiste’, developpee au nom d’une experience plus ‘charnelle’de l’etre humain avec lui-meme et avec le monde, est non seulement dirigeecontre la psychanalyse materialiste, mais aussi contre le materialisme dialectiqueet le stalinisme.60 Comme on a pu le voir, une partie du lexique merleau-pontiense developpe au contact de la psychanalyse (pulsion, ambiguıte, chiasma, inves-tissement, rapports culture–nature, etc.) et la psychanalyse lui permet de faireavancer ses theses phenomenologiques (sur le monde, les relations avec autrui,le corps propre, la perception, la chair, etc.). Husserl a pu fournir aMerleau-Ponty l’impulsion necessaire a une experimentation du monde de la vieet de la nature. Freud lui a permis d’envisager l’experience sexuelle comme sous-traite a tout determinisme biologique. Ce qui amene Merleau-Ponty a erotiser le

monde phenomenal husserlien et a rendre charnel le monde psychique freudien.De cette conjonction, fondamentale dans l’œuvre merleau-pontienne, nait l’exploration d’un monde ou tous les regards se croisent et s’investissent mutuel-lement pour ainsi donner tout son sens a l’univers chiasmique que l’on habite et que l’on anime, qui nous habite et qui est lui-meme anime.

UNIVERSITE L  AURENTIENNE (C ANADA )

59M. Merleau-Ponty, ‘Preface’, in Angelo Hesnard, L’Œuvre et l’esprit de Freud et son importance dans le monde moderne  (Paris, Payot, 1960 ), pp. 5 – 10; repris dans Merleau-Ponty, PD , pp. 276 – 84.

60M. Merleau-Ponty, Humanisme et terreur  (Paris, Gallimard, 1947  ); id., Les Aventures de la dialectique  (Paris,Gallimard, 1955  ); ainsi que les chapitres ‘Autour du marxisme’ et ‘Marxisme et philosophie’, inM. Merleau-Ponty, Sens et non-sens  (Paris, Nagel, 1965 ), pp. 173 – 241.

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