Grands Courants de La Pensée Économique

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Grands courants de la pensée économique est un manuel comprenaient les différentes pensées économiques ========== gratuitement

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  • Universite dAuvergne - Clermont-Ferrand 1

    Notes de Cours - 2nd Semestre L2

    Grands Courants de la Pensee EconomiqueContemporaine

    redigees par Vianney Dequiedt

    Annee 2009-2010

  • 2

  • Table des matie`res

    1 Introduction 5

    1.1 Contenu du Cours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

    1.2 Objectifs du Cours . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6

    2 Economie, Morale et Politique 7

    2.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

    2.2 Le Droit Naturel Moderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

    2.3 Le Liberalisme Politique de Thomas Hobbes . . . . . . . . . . . . . . . . . 10

    2.4 Morale et Economie chez John Locke . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12

    2.5 La Physiocratie ou lInvention de lEconomie . . . . . . . . . . . . . . . . . 15

    2.6 La Philosophie Morale de David Hume . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

    2.7 Adam Smith : de la Sympathie a` lEchange . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18

    2.8 David Ricardo ou la Rupture Methodologique . . . . . . . . . . . . . . . . 20

    3 Utilitarisme, Utilite et Justice Sociale 23

    3.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

    3.2 Bentham et la Naissance de LUtilitarisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24

    3.3 Le Developpement de lUtilitarisme par J.S. Mill . . . . . . . . . . . . . . . 26

    3.4 Marginalisme et Utilite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27

    3.5 LElaboration de la Micro-Economie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

    3.6 Les Theories de la Justice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31

    3.7 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33

    4 La Theorie de la Valeur 35

    4.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35

    3

  • 4 TABLE DES MATIE`RES

    4.2 La Theorie de la Valeur avant Adam Smith . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36

    4.3 La Theorie de la Valeur chez les Classiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

    4.4 Vers lEquilibre Partiel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44

    4.5 Vers lEquilibre General . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 47

    4.6 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50

    5 Croissance, Accumulation et Progre`s Technique 51

    5.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

    5.2 Adam Smith et la Division du Travail . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

    5.3 Ricardo et la Croissance vers lEtat Stationnaire . . . . . . . . . . . . . . . 55

    5.4 Dynamique du Capitalisme chez Karl Marx . . . . . . . . . . . . . . . . . 58

    5.5 Marginalisme et Croissance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

    5.6 Schumpeter et lEvolution Economique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60

    5.7 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64

    6 Opportunisme et Incitations 65

    6.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

    6.2 LEconomie Agricole . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66

    6.3 LEconomie Manageriale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68

    6.4 La Theorie du Monopole . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70

    6.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71

  • Chapitre 1

    Introduction

    1.1 Contenu du Cours

    Ce cours dHistoire de la Pensee Economique a ete concu pour vous proposer uneintroduction a` luvre de quelques uns des plus cele`bres economistes de lhistoire, commeAdam Smith, David Ricardo, Leon Walras ou encore Joseph Schumpeter. Son contenusarticule naturellement avec les autres enseignements deconomie que vous recevez parailleurs, notamment en micro-economie et macro-economie.

    Etudier lHistoire de la Pensee Economique, cest se donner loccasion de prendre unpeu de recul par rapport aux concepts que vous utilisez dans ces autres cours, comme parexemple le cout marginal, ou lequilibre de marche, et dont lenseignant na pas forcementle temps de retracer la construction historique.

    Pour remplir cet objectif, le cours ne suivra pas un cheminement purement chrono-logique, mais adoptera une optique thematique. Ainsi, nous etudierons successivementcinq the`mes disctincts et pour chacun de ces the`mes nous adopterons une approche chro-nologique. The`me par the`me, nous auront alors loccasion de detailler comment la pra-tique contemporaine de la recherche economique sarticule avec les travaux fondateurs desgrands economistes du passe.

    Nous auront ainsi loccasion de reflechir sur les concepts de valeur, de bien-etre social,dutilite, dequilibre, de cout de production ou encore sur la notion dentrepreneur.

    Ce cours est en fait la premie`re partie de lenseignement que vous recevrez pendant vosannees de Licence, puisque vous aurez egalement un cours dHPE en L3. Le decoupagedu contenu nous a amene a` operer la division suivante : pendant ce cours, nous nousconcentrerons plutot sur des the`mes qui rele`vent de la micro-economie, ou de la macro-economie non-monetaire (la croissance par exemple). Ainsi, les rapprochements les plusevidents seront avec vos cours de micro-economie et deconomie publique. En L3, vousaborderez le the`me, central en macro-economie, de la monnaie. Ce decoupage expliquepourquoi il ne sera presque jamais question de John Maynard Keynes dans ce cours-ci,malgre la place centrale quil occupe dans lhistoire de la pensee economique.

    5

  • 6 CHAPITRE 1. INTRODUCTION

    Il peut etre utile de dire un mot sur lintitule de ce cours : histoire de la penseeeconomique. Ce cours nest donc pas un cours dhistoire des doctrines economiques commeon intitulait souvent cela par le passe. Il ne sagit pas de discuter ici des recommendationsde politique economique de tel ou tel auteur ou courant de pensee, mais plutot detudiercomment ces auteurs ou courants de pensee ont forge des outils et des concepts qui nouspermettent aujourdhui dorganiser notre analyse de la vie economique.

    1.2 Objectifs du Cours

    Lobjectif premier de ce cours est de vous donner lenvie de lire les uvres originales desgrands auteurs en economie. Aucun cours ne peut remplacer cette lecture et les extraitsqui pourront etre lus dans le cours de lexpose risquent detre mal interpretes si vousnetes pas capables de les resituer dans les uvres.

    Ensuite, ce cours cherchera egalement a` vous fournir une culture economique quivous permette dapprehender les problematiques contemporaines et de comprendre lacoherence des demarches adoptees. Lobjectif est ici de renforcer votre interet pour lascience economique dans son ensemble en vous en proposant une vision un peu differentede celle que vous pouvez avoir dans des cours descriptifs ou instrumentaux.

    Enfin, la perspective thematique que nous adopterons doit vous permettre de mieuxcerner comment la science economique fonctionne et pourquoi et comment une memequestion peut etre abordee de manie`re differente par differents economistes a` differentesepoques. Lobjectif est ici de vous initier, a` travers lhistoire de la pensee economique, a`lepistemologie et lhistoire des sciences en general.

  • Chapitre 2

    Economie, Morale et Politique 1

    2.1 Introduction

    Lobjet de ce chapitre est detudier lemergence, au sie`cle des lumie`res, dune ScienceEconomique distincte de la Morale et de la Politique et dexpliciter quelques unes desrelations que ces trois disciplines entretiennent. De manie`re naturelle, cest le personnagedAdam Smith (1723-1790) qui va occuper le centre de notre analyse. On a coutume dedire quAdam Smith, philosophe et economiste est le fondateur de la pensee economiquemoderne. La publication en 1776 des Recherches sur la Nature et les Causes de la Richessedes Nations [50] marque lacte de naissance dun courant de pensee determinant dansla construction du discours economique scientifique du dix-neuvie`me et de la premie`remoitie du vingtie`me sie`cle. Aujourdhui encore, les economistes, quils soient theoriciensou empiristes, reconnaissent la dette quils ont envers Adam Smith. Ce que lon retientde luvre de Smith, cest un mode`le qui explique la production et la distribution desrichesses materielles, dans un syste`me que lon qualifie aujourdhui de capitaliste, a` traverslechange marchand. Les choses serieuses commenceraient donc avec Adam Smith.

    Cependant, si lon adopte une demarche dhistorien des idees et que lon porte attentionau contexte intellectuel dans lequel Smith ecrit la Richesse des Nations, force est deconstater que Smith a des precurseurs et que nombre didees et de concepts presentesdans son ouvrage se retrouvent chez dautres penseurs.

    Sur le plan des idees economiques, tout dabord, on sinteresse a` Smith pour la partquil a prise dans le detournement de la philosophie politique en direction de leconomie.A ce titre, il a gagne le droit detre connu comme lun des architectes de notre syste`mede pensee economique actuel. Il a neanmoins en la personne de John Locke (1632-1704)un rival dont les ecrits precede`rent les siens da` peu pre`s un sie`cle.

    Sur le plan de la theorie economique ensuite, on sinteresse a` Smith pour la part quil aprise dans la description formelle du fonctionnement dune economie capitaliste comme unprocessus sequentiel de production et dechange. Cependant, le concept de deroulement

    1. La redaction de ce chapitre emprunte amplement au cours dHistoire de la Pensee Economiquedispense par Philippe Solal, [51].

    7

  • 8 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

    non simultane de la production et de lechange marchand est deja` constitutif des ecrits quele francais Francois Quesnay [38], chef de file de la physiocratie, publie quelques anneesavant la Richesse des Nations. En somme, nombre dauteurs ont deja` bien avance dans ledomaine des idees et de la theorie economique sans attendre Adam Smith.

    Comme philosophe Adam Smith merite-t-il beaucoup plus degards ? On peut en dou-ter. Dans ce domaine, qui etait central a` son activite professionnelle denseignement dela philosophie morale a` Glasgow, son uvre principale est la Theorie des SentimentsMoraux, [49], publiee en 1759 soit dix-sept ans avant la Richesse des Nations. Commephilosophe, Smith est un critique de la philosophie morale et politique de son epoquerepresentee par lecole du droit naturel. Les philosophes du droit naturel ont en commundapporter alors une solution moderne au proble`me de savoir ce qui fait quun ensembledindividus tiennent ensemble pour former une societe. La modernite du droit naturel desdix-septie`me et dix-huitie`me sie`cles est de deduire un ensemble de re`gles de conduite enpartant de la nature humaine telle quelle se presenterait dans un etat prive du pouvoirpolitique : letat de nature. Le droit naturel est donc une science morale qui enseigne cequi est bon ou mauvais dans les rapports des individus entre eux. Quelles actions meritentapprobation ? Sabstenir de prendre le bien dautrui, reparer les torts causes, respecter sespromesses sont des preceptes que chacun de nous conside`re comme vertueux. Mais quelleest leur origine ? A quoi servent-ils ? Pourquoi les individus doivent-ils les suivre ? A quoisert un gouvernement ? Malgre la pluralite des reponses apportees par differents auteurs,un invariant lie les philosophe du droit naturel : la confiance quils placent dans la raisonhumaine pour decouvrir les lois universelles de juste conduite et pour apprehender lori-gine du gouvernement civil. De Thomas Hobbes (1588-1679) a` John Locke et FrancoisQuesnay, le rationalisme est omnipresent.

    Adam Smith comme philosophe refuse categoriquement de fonder les jugements de va-leur et lorigine du gouvernement civil sur la raison humaine. Il napprecie pas la methodequi consiste a` deduire des lois universelles de conduite juste, a` partir dun ensemble deverites generales sur la nature humaine. Pour Smith, la morale est une affaire de senti-ments, elle est dependante du contexte dans lequel les activites humaines prennent place,elle sassimile par lexperience et par les consequences quelle produit. Pour resumer, a`une demarche axiomatique, rationnelle et a-historique, Smith substitue une demarcheempirique, sensualiste et evolutionnaire (on voudra bien excuser lanachronisme de cesdifferents termes). Il faut que les individus puissent se comparer, sentir ce qui procurede la peine ou du plaisir, se mettre par limagination a` la place dautres individus pourevaluer les consequences de telle ou telle action. Il faut quils apprennent a` communiquerleurs sentiments. La` encore, il serait trompeur de dire que Smith est a` lorigine de ce ren-versement epistemologique. Le matre en la matie`re est le compatriote et ami de Smith,David Hume (1711-1776). La philosophie morale et politique de Smith, comme il ladmetlui-meme, est un approfondissement de celle de Hume et nen diffe`re que sur quelquespoints.

    Tout cela est vrai, reste quAdam Smith est un auteur incontournable dont les travauxont connu un succe`s retentissant. Le secret de ce succe`s est a` chercher dans larticulationentre la philosophie politique et morale dune part, et leconomie dautre part. Ce queSmith a invente, cest une manie`re de penser la societe et plus particulie`rement la societe

  • 2.2. LE DROIT NATUREL MODERNE 9

    deconomie politique. Je dis economie politique et non pas simplement economie carle discours de Smith nest pas celui de la specialisation de la discipline economique maiscelui de lintegration de leconomie a` linterieur de la philosophie politique et morale.

    Pour apprehender correctement le cheminement intellectuel dAdam Smith, il faudrarevenir a` lanalyse de son matre David Hume, et plus loin encore, a` la rupture deja`mentionnee entre Hume et lecole du droit naturel moderne. On sattardera donc dansun premier temps sur des penseurs clefs de la modernite : Hobbes, Locke et Quesnay.Dans une dernie`re partie, on sinteressera a` luvre de David Ricardo (1772-1823), dontle discours economique, a` la difference de celui de Smith est specialise et ouvre la voie a`une discipline economique autonome des sciences morales et politiques.

    2.2 Le Droit Naturel Moderne

    Aux dix-septie`me et dix-huitie`me sie`cles, limage de la societe traditionnelle reposantsur la loi divine seffrite. Cette image, on la trouve par exemple dans louvrage de RobertFilmer, Patriarcha, publie a` titre posthume en 1680. Dans cet ouvrage, Filmer tente delegitimer une monarchie de droit divin en invoquant la Bible. Sa the`se est que les hommesne sont pas nes libres mais sujets de leur pe`re. La puissance du pe`re est absolue, il estdetenteur de tous pouvoirs sur sa progeniture. Comme consequence, la volonte de laprogeniture est reduite a` la volonte du pe`re. La paternite est une relation de dominationqui fait de chaque individu un esclave (chaque individu a un pe`re). En remontant dans letemps, cette paternite a commence avec Adam, investi de ce pouvoir par Dieu lui-meme.Elle se serait ensuite transmise par heritage direct. Selon Filmer, Adam est le premiermonarque sur terre et incarne la volonte de Dieu. Dieu fournit alors aux hommes unensemble de droits et de devoirs qui soumet les institutions (la monarchie) a` son autoritesupreme.

    On peut faire trois remarques a` propos de cette conception de la societe. Tout dabord,lordre social (les institutions politiques et juridiques) preexiste aux individus. Ceci signifieque letablissement de la societe politique nest pas le resultat des actions individuelles. Aucontraire, les actions des individus sont determinees par un ensemble de re`gles exterieura` leur volonte. Ensuite, selon cette conception, les relations hierarchiques (de paternite)definissent les rapports entre individus (le monarque envers Dieu, les sujets envers lemonarque, et le fils envers son pe`re). Les individus netant pas nes libres, il est exclu quilsaient la liberte de choisir la forme de leur gouvernement ; le pouvoir du monarque sur sessujets est absolu et de droit divin (cest a` dire venant en ligne directe, via Adam, de Dieu).Enfin, troisie`me remarque, selon cette conception, le pouvoir politique est egalement lepouvoir religieux. Le premier nest pas separe du second.

    Par opposition a` cette image de la societe, la problematique centrale de la modernite(cest a` dire des Lumie`res), en matie`re de philosophie sociale est de penser une societelaque ne reposant sur aucun ordre exterieur aux individus qui la composent. On voit icile refus dadmettre que la societe est une institution divine et la volonte daffirmer, paropposition, que la societe est une institution humaine. Le principe demergence de lordresocial doit desormais etre recherche dans la volonte dindividus libres. Cest donc a` partir

  • 10 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

    de lindividu et de sa nature, cest a` dire des principes premiers qui le font agir, quil fautdebuter la reflexion sur linstitution du lien social ou de la societe. Cette reflexion va alorsnaturellement de pair avec une reflexion sur la regulation du social.

    Les questions de linstitution et de la regulation du social sont en premier lieu desquestions de philosophie morale et politique. Quel est le fondement du pouvoir politiqueque lon designe par societe civile ou Etat ? Quelles sont les re`gles morales qui assurent laregulation de la societe civile ? Quels sont les fondements de la morale ?

    La tradition philosophique qui domine ce discours est celle du droit naturel moderne 2

    dont les principaux representants sont Thomas Hobbes (1588-1679), John Locke (1632-1704) et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778). On peut mettre en avant deux grandes ideesstructurantes pour cette tradition du droit naturel moderne : lidee detat de nature etlidee de contrat social.

    Letat de nature, cest lhypothe`se dun etat pre-politique. Il caracterise la conditiondes hommes en dehors de lexistence dun pouvoir politique. Letat de nature ne corres-pond pas a` un moment historique de lhumanite, mais consiste en une situation abstraite,identifiant les comportements humains soit lorsque lEtat nexiste pas encore, soit lors-quil est detruit. Ce dernier cas correspond par exemple a` une guerre civile. Letat denature reve`le ainsi les rapports naturels quentretiennent les individus entre eux. Si lestheoriciens du droit naturel saccordent sur cette definition, ils sopposent en revanche surla nature des relations que les individus entretiennent dans cet etat. Cette opposition estnette entre Hobbes et Locke, mais nous y reviendrons plus loin.

    Le contrat social est un engagement volontaire et mutuel des individus a` transfererune partie des droits quils detiennent dans letat de nature, a` un homme ou un groupedhomme, ceci dans leur interet commun. Ainsi chacun sengage envers les autres individuset se soumet a` lautorite de la personne ou du groupe choisi. Ainsi sont choisis le oules souverains. La` aussi, si les theoriciens du droit naturel saccordent sur le fait que lasouverainete tire son origine du contrat social, ils sopposent sur lidentite du detenteur decette souverainete : Hobbes penche pour la souverainete dun monarque quand Rousseaudeveloppe lidee de la souverainete du peuple.

    Les ramifications du Droit Naturel moderne sont nombreuses. Cette tradition philo-sophique est au cur des differentes Declarations des Droits de lHomme. Elle occupeegalement une place centrale dans les reflexions portant sur les relations internationaleset le droit international.

    2.3 Le Liberalisme Politique de Thomas Hobbes

    Thomas Hobbes conside`re son ouvrage Du Citoyen [16], publie en 1642 comme lepremier ouvrage de philosophie politique. Ce quil reproche a` ses predecesseurs, cest soitdavoir imagine des syste`mes politiques utopiques (on pense ici bien sur a` Platon), soitde traiter la question politique comme une question pratique (on pense ici a` Machiavel).

    2. Le philosophe neerlandais Hugo Grotius (1583-1645) est considere comme le pe`re de la doctrine dudroit naturel moderne.

  • 2.3. LE LIBERALISME POLITIQUE DE THOMAS HOBBES 11

    or dans lesprit de Hobbes, la question de linstitution du social et plus exactement delinstitution du pouvoir politique doit etre envisagee comme une question theorique :

    Je ne parle pas des hommes, mais dans labstrait, du sie`ge du Pouvoir.- T. Hobbes,1642.

    Hobbes cherche a` elever la Politique au rang de Science. La guerre civile qui ebranlales structures politiques anglaises a certainement confirme Hobbes dans lidee quil etaitnecessaire de fonder theoriquement le pouvoir politique afin deviter la discorde, le conflitet la guerre. Comme Hobbes refuse daborder la question de lorigine de la societe civile pardes causes historiques, il faut passer du recit a` la deduction, des circonstanves particulie`resaux principes universels, en un mot, de lhistoire a` la philosophie. Autrement dit, lhistoiredevenait une source dexemples dont on pouvait eventuellement tirer des lecons, mais pasune source de principes dont on aurait pu deduire des consequences. Dans ce sens, Hobbesa bien invente un nouveau style de pensee, une nouvelle manie`re de poser le proble`me delinstitution du social. Cette posture saccompagne dune reflexion sur lindividu et sur lestatut de la raison humaine.

    Dans la mesure ou` dans lesprit de Hobbes, dune part la societe civile est une construc-tion humaine, et dautre part lobjet dune nouvelle science, il est necessaire de rechercherdans lindividu ce quil a duniversel. Il sagit de mettre en evidence les motifs des compor-tements individuels tels quils se manifestent dans letat de nature, cest a` dire en dehorsde tout pouvoir politique.

    Lindividu est avant tout un etre de desir. Le desir est une force par laquelle lhommetend a` rechercher ce qui contribue a` la preservation de son etre. Et ce quil desire avanttoute autre chose, cest de continuer a` etre. Lindividu est ensuite un etre de parole, ce quile differencie de lanimal. Cest par la` meme un etre capable de mener des raisonnements.Par la parole, les individus peuvent communiquer leurs pensees. Ainsi, les idees de justiceou de loi prennent sens. Puis, lindividu dans letat de nature est un etre libre de penser etdagir selon sa volonte et independamment de toute attache politique. Enfin, les principesde la raison permettent datteindre la verite et le bien. Cest donc par un raisonnementque les individus decouvrent par exemple que

    Tout homme doit sefforcer a` la paix aussi longtemps quil a lespoir de lobtenir. -T. Hobbes, Leviathan, [17] 1651.

    La definition de lhomme comme etre de desir et de parole conduit necessairementa` letude des relations interindividuelles qui setablissent dans letat de nature. Ce quicaracterise les relations entre les hommes dans cet etat, cest une double inquietude.Premie`rement, chaque individu est inquiet davoir a` sa disposition de quoi conserver sonetre (nourriture, abri, vetements). Deuxie`mement, il est inquiet des intentions des autresindividus. En effet, dans letat de nature, aucune re`gle nimpose de limites a` la volontede puissance des individus. Les relations entre individus vont etre caracterisees par ladefiance, la rivalite et la recherche de domination. Cest ce que Hobbes appelle letat deguerre. Cette situation de conflit est aussi le moment ou` seveille en chacun la consciencede la necessite dinstituer un pouvoir politique qui, en imposant des limites aux actionsdes individus, pourra etablir la paix civile.

  • 12 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

    Linsitution du pouvoir politique, ou societe civile, est ce passage dune multitudedindividus independants en une societe dindividus unis par un pouvoir commun, le sou-verain. Cette union est le produit dun accord entre individus. Chacun accepte de limiterses droits naturels et autorise le souverain a` exercer le pouvoir de legiferer et de juger lesactions des individus. Puisque la societe civile est le produit dun accord entre individus,elle est comparable nous dit Hobbes a`

    une creation a` partir du neant operee par lesprit humain. - Hobbes, 1642.

    Il est important de noter que ce contrat de soumission a` un souverain ne comportepas de rapport de propriete entre le souverain et les individus. Cest pour cette raisonque Hobbes laisse a` lindividu un droit de resistance dans leventualite ou` la societe civiletenterait de mettre sa vie en danger.

    Dans la tradition pre-moderne, a` laquelle Filmer appartient, lindividu est subordonnea` la societe. De ce postulat decoulait lidee que le premier fait moral est un devoir enversla societe et non un droit individuel. Hobbes renverse la problematique en affirmant aucontraire, que lindividu est a` lorigine de la societe. pour cela il fallait imaginer un individuabstrait, independant du pouvoir politique : cest lindividu de letat de nature. AvecHobbes, tous les droits du souverain decoulent des droits qui appartenaient aux individusdans letat de nature. Les limites du pouvoir politique sont fixees par le droit naturel.

    On appelle liberalisme politique la tradition pour laquelle le fait fondamental residedans les droits naturels des individus et pour laquelle la mission politique de lEtat consistea` proteger ces memes droits. Hobbes peut etre considere comme le fondateur du liberalismepolitique.

    2.4 Morale et Economie chez John Locke

    Chaque action individuelle est passible dun jugement par lequel nous distinguons lesactions vertueuses, celles qui inclinent vers le Bien, des actions vicieuses, celles qui inclinentvers le Mal. La morale est lensemble des jugements qui approuvent ou desapprouventune action selon son caracte`re vertueux ou vicieux. Une question centrale est de savoirquels sont les fondements de la morale. nous avons vu que dans la perspective classiquequi est par exemple celle de Filmer (on aurait pu egalement citer Bossuet), la religion(chretienne) est a` lorigine des re`gles de conduite, notamment la relation de subordina-tion, qui ordonnent les comportements sociaux. Linnovation de Hobbes est de penserlinstitution du social a` partir dun vide moral. En effet, chez Hobbes, la morale est ab-sente de letat de nature. Dans cet etat, le sentiment du devoir est inexistant ou sans cessesurpasse par un sentiment de puissance. La morale ne fait son apparition qua` travers lecontrat social par lequel les individus promettent de respecter un ensemble de re`gles pourle bien de tous.

    La position de John Locke est differente. Dans ses deux Traites du Gouvernement [26],parus en 1690, il soppose, comme Hobbes, a` lidee que les hommes naissent lies par desrelations hierarchiques de type matre-esclave :

  • 2.4. MORALE ET ECONOMIE CHEZ JOHN LOCKE 13

    Pour comprendre correctement le pouvoir politique et tracer le cheminement de soninstitution, il nous faut examiner la condition naturelle des hommes, cest a` dire un etatdans lequel ils sont parfaitement libres dordonner leurs actions,... sans demander lauto-risation daucun autre homme ni dependre de sa volonte. - J. Locke, chap 2, 1690.

    Cependant, il soppose a` Hobbes sur letat de nature. Le monde de Locke appartienta` Dieu ; la manie`re den disposer ne peut etre determinee que par lautorite divine. Letatde nature nest donc pas exempt de toutes lois morales. Les lois morales inscrites dans lanature sont une declaration de la volonte de Dieu. Cest un postulat que Locke partageavec Filmer contre Hobbes.

    Comment peut-on au juste connatre les lois morales inscrites dans la nature ? Lockesuppose que cette connaissance advient par la raison et estime possible que la moralesoit elevee au rang de science demonstrative. Ces lois morales se decouvriraient par unenchanement logique darguments en partant de principes evidents.

    En transgressant le droit naturel, le delinquant declare quil vit selon une autre re`gleque celle de la raison et de lequite etablie par Dieu comme mesure de laction des hommes,en vue de leur securite mutuelle. - J. Locke, chap 2, 1690.

    Dans letat de nature, non seulement chacun est tenu de se conserver lui-meme, maisaussi, toutes les fois que sa propre conservation nest pas en jeu, est tenu de

    veiller a` celle du reste de lhumanite, de ne pas detruire ou affaiblir la vie dun autre,ni ce qui tend a` la preserver, ni sa liberte, ni sa sante, ni son corps, ni ses biens. - J.Locke, 1690.

    En consequence, letat de nature imagine par Locke est deja` un etat de sociabilitepuisque ordonne par des lois morales naturelles. En fait, pour Locke, letat de naturenest pas seulement une hypote`se de travail. Cest aussi une bonne representation desrelations quont les princes et les gouvernements entre eux. Ainsi, les lois morales quigouvernent la diplomatie sont les lois morales naturelles.

    On a souvent demande, comme si on proposait une puissante objection, en quelslieux, et quand les hommes sont ou ont ete dans cet etat de nature ? A quoi il suffira pourle present, de repondre que les Princes et les Magistrats des gouvernements independants,qui se trouvent dans lunivers, etant dans letat de nature, il est clair que le monde najamais ete, ne sera jamais sans un certain nombre dhommes qui ont ete, et qui seront dansletat de nature. Quand je parle des Princes, des Magistrats et des societes independantes,je les conside`re precisement en eux-memes, soit quils soient allies, ou quils ne le soientpas. Car ce nest pas toute sorte daccord qui met fin a` letat de nature, mais seulementcelui par lequel on entre volontairement dans une societe et on forme un corps politique.Toute autre sorte dengagements et de traites, que les hommes peuvent faire entre eux, leslaisse dans letat de nature. Les promesses et les conventions faites, par exemple entre deuxhommes dans lle deserte dont parle Garcilaso de la Vega, dans son histoire du Perou ; ouentre un Suisse et un Indien dans les deserts de lAmerique, sont des liens quil nest paspermi de rompre, et sont des choses qui doivent etre ponctuellement executees, quoiqueces sorte de gens soient en cette occasion dans letat de nature par rapport lun a` lautre.En effet, la sincerite et la fidelite sont des choses que les hommes sont obliges dobserver

  • 14 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

    religieusement en tant quils sont hommes, non en tant quils sont membres dune memesociete. - J. Locke, 1690.

    Le fait que letat de nature imagine par Locke soit deja` un etat de sociabilite ordonnepar des lois morales naturelles est important pour comprendre comment certaines notionseconomiques vont emerger dun discours moral et politique.

    La grande innovation de Locke est dassimiler la propriete a` une loi naturelle et de lafonder sur le travail.

    Toutes les fois quil [lHomme] fait sortir un objet de letat ou` la Nature la mis etla laisse, il y mele son travail, il y joint quelque chose qui lui appartient, et par la`, il faitde lui sa propriete. - J. Locke, chap 5, 1690.

    La propriete est donc dabord luvre du travail et non pas celle du pouvoir politique.Pour Locke, la propriete nest pas reduite a` la solution politique du contrat social. Lapropriete est legitime, mais elle doit etre compatible avec la paix sociale. La loi naturelleimpose alors deux limites a` lappropriation.

    Premie`rement, lappropriation ne doit pas leser autrui ou provoquer de penurie. Deuxie`mement,le gaspillage est immoral et donc interdit.

    Tout ce quun homme peut utiliser de manie`re a` en retirer un avantage quelconquepour son existence sans gaspiller, voila` ce que son travail peut marquer du sceau de lapropriete... Dieu na rien cree pour que lhomme le gaspille ou le detruise. - J. Locke,chap 5, 1690.

    Le respect de ces contraintes ne pose pas vraiment de proble`me avant lintroductionde la monnaie car le seul travail ne permet pas daccumuler des biens en quantite telleque cela fasse du tort aux autres individus. Linvention de la monnaie, qui chez Locke estpresente dans letat de nature, va destabiliser cette situation car elle permet lextensiondes droits de propriete. Avec la monnaie,

    il [lhomme] pouvait amasser tant quil voulait de ces biens durables ; il ne pouvaitsortir des bornes de sa propriete legitime par letendue de ses possessions, mais seulementpar le gaspillage de lune quelconque dentre elles. - J. Locke, Chap 5, 1690.

    Locke est a` la fois enthousiaste et inquiet a` legard de linvention de la monnaie. Duncote, elle est le moyen qui permet daccumuler du capital et favorise la richesse. Dunautre cote, en exercant une pression constante sur les ressources, elle attire convoitise,ambition et peut etre source de conflit entre les hommes. Bien que la loi naturelle soitclaire et intelligible pour tous les individus raisonnables, lenvie et lignorance de certainsrendent lordre social naturel tre`s instable. La solution raisonnable est alors labandon deletat de nature pour la societe civile. Le contrat social instaure un pouvoir politique dontle premier objectif est de faire appliquer la loi naturelle et entre autres choses, le droit depropriete. Chez Locke, la morale et leconomie presentes dans la loi naturelle jettent lesbases sur lesquelles la societe civile se batit. On peut considerer que louvrage de Lockeet plus particulie`rement son chapitre De la propriete est une des premie`res justificationsde lesprit du capitalisme.

  • 2.5. LA PHYSIOCRATIE OU LINVENTION DE LECONOMIE 15

    2.5 La Physiocratie ou lInvention de lEconomie

    La Physiocratie est la science des lois naturelles qui gouvernent le monde phy-sique et moral. Le chef de file de ce courant de pensee est Francois Quesnay (1694-1774),medecin a` la cour du roi Louis XV. Il est credite davoir, le premier, presente un mode`leeconomique global coherent. Linnovation de Quesnay nest ni de se limiter a` commen-ter une serie dobservations pour proposer quelque mesure de politique economique, nimeme denoncer quelques concepts originaux non articules, mais de proposer un veritablesyste`me de relations logiques expliquant la manie`re dont les richesses sont creees et dis-tribuees dans une societe. Ces mecanismes sont resumes dans le Tableau Economique,publie en 1758. Ce tableau est la representation des interdependances entre la produc-tion et la circulation des richesses entre les differentes classes sociales pour une periodede production annuelle. Neanmoins, le programme des physiocrates nest pas celui de laspecialisation ou de lautonomisation dune discipline, mais celui de lextension de la phi-losophie politique a` leconomie politique. Leur programme est de decouvrir par la raison,les lois naturelles qui gouvernent le monde economique, moral et politique. Le projet estglobal et le discours sadosse sur la philosophie du droit naturel.

    Detaillons ce point. Quesnay a certainement ete influence par Locke en admettantquil faut delimiter le droit naturel pour le penser en termes de morale et de justice : ledroit naturel na de sens que pour des etres moraux. Cette conception morale se rattachea` lidee de loi naturelle et a` son caracte`re religieux. Pour Quesnay, la loi naturelle est lanorme divine qui, seule, permet dapprecier la morale dune action. Un autre point derapprochement entre Locke et Quesnay est laccent mis sur linitiative individuelle.

    Dans letat de pure nature, les choses propres a` la jouissance des hommes se reduisenta` celles que la nature produit spontanement, et chaque homme ne peut sen procurerquelques portions autrement que par son travail, cest a` dire par ses recherches. Dou`il sensuit 1) que son droit a` tout est une chime`re, 2) que la portion des choses dont iljouit dans letat de nature sobtient par le travail ; 3) que son droit aux choses propres a`sa jouissance doit etre considere dans lordre de la nature et dans lordre de la justice. -F. Quesnay, Droit Naturel,[37] 1765.

    Neanmoins, a` la notion Lockeenne de travail comme moyen de realiser une vocation,Quesnay substitue une notion de travail associe a` de la peine et de la douleur. La` ou` Lockevoit une source de valeur, Quesnay voit un mal necessaire a` la survie. Pour Quesnay, laveritable richesse est luvre de la nature. Le travail individuel nest que linstrumentutile a` la mise en valeur du don gratuit de la nature, cest a` dire de la fertilite de laterre.

    La nouveaute de Quesnay est la the`se de lextension du droit naturel en societe. Cestdans le rapport de lhomme a` la nature, source de richesses, que Quesnay situe lextensiondu droit a` la jouissance. Plus exactement, le mouvement vers lopulence debute danslagriculture. Les richesses sont creees dans le secteur agricole avant de circuler danslensemble de la societe. Nous avons deja` mentionne que Locke voyait dans leconomie,le motif a` partir duquel la societe civile sinstitue. Quesnay saventure en quelque sorteplus loin. Pour lui, leconomie permet le passage du minimum (la conservation de la vie)

  • 16 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

    au maximum (lopulence du royaume). La societe (deconomie) politique va ainsi etendreles droits naturels de chacun au lieu de les reduire, et ce, grace a` leconomie. Le discourseconomique des physiocrates nest donc pas dissocie de la morale et de la politique. Plusque cela, leconomie emerge comme une discipline du droit naturel.

    Chez Quesnay, lordre naturel repose sur deux types de relations. La premie`re est unerelation physique entre lhomme et la nature. La seconde est une relation de sociabilite.De la premie`re relation on tire les fonctions economiques depenser et produire ; la seconderelation sert a` decrire le circuit des richesses produites dans la societe. Lanteriorite de laproduction sur la circulation ou lechange rappelle la primaute de la nature, mais sugge`reaussi un deroulement sequentiel de lactivite economique. Dans une premie`re phase, lesdepenses en capitaux et le travail de la terre determinent le montant des richesses qui,dans une seconde phase circuleront par lechange a` travers leconomie. Lechange a pourfonction de redistribuer les richesses creees avant dengager un nouveau processus deproduction (une nouvelle periode). Les entrepreneurs recupe`rent les sommes versees auxtravailleurs en debut de periode, reconstituent les sommes avancees pour la formation ducapital, et versent une rente aux proprietaires fonciers a` qui ils louent la terre. Le produitnet est lexcedent de la production de richesses sur celles consommees pour les besoins dela production. Lexistence dun tel produit net est essentiel a` la reiteration du processusde creation de richesses.

    Les recommandations des physiocrates en matie`re de politique economique sont lessuivantes. Le developpement de lagriculture doit etre favorise, les proprietaires fonciersencourages a` louer leurs terres aux fermiers, et incites a` redistribuer leurs revenus sousforme de depense. Lamelioration des conditions de travail des fermiers est eglement unepriorite. A cet effet, 180 000 hectares ont ete defriches en France entre 1766 et 1769. Ence qui concerne les echanges, les physiocrates sont clairement favorables a` un laissez-faireinterieur afin que les produits circulent librement dans le royaume.

    2.6 La Philosophie Morale de David Hume

    Chez Locke et Quesnay, le droit naturel reste tiraille entre liberte individuelle etsujetion a` un ordre divin. Cette tension est visible dans la position centrale quoccupela notion de loi naturelle. Avec eux, le grand projet dautonomie de la decision humaineouvert avec Hobbes nest pas totalement accompli. Le pas va etre franchi avec les philo-sophes ecossais du dix-huitie`me sie`cle et notamment par David Hume et son ami AdamSmith. Si ces deux figures se rapprochent de Hobbes sur le chemin intellectuel de lauto-nomie de la volonte humaine, elles sen eloignent radicalement sur la nature humaine etlinstitution du social. Hume et Smith partagent la conviction quil existe un lien entre lanature sensible de letre humain, sa capacite didentification a` lautre et de compassion, sasociabilite donc, et la moralite. Dans cette matie`re, la raison est au service des sentiments.

    Ne a` Edimburgh, David Hume na pas trente ans lorsque parat en 1739 le troisie`melivre de son Traite de la Nature Humaine, [18]. Le premier livre est consacre a` lentende-ment humain, le second est une enquete sur les passions humaines ; le troisie`me et dernierlivre est consacre a` la morale. Le Traite nobtient pas le succe`s escompte et Hume consacre

  • 2.6. LA PHILOSOPHIE MORALE DE DAVID HUME 17

    une grand part du reste de sa vie a` la refonte de cette uvre de jeunesse (voir [19] et [20]).

    Pour bien saisir largumentation de Hume concernant la part que les sentiments et laraison ont dans levaluation morale des actions, il est necessaire de faire un detour par satheorie de lesprit humain. Hume definit cet esprit comme une collection de perceptions :le gout dune boisson, la chaleur dune flamme, lidee de la chaleur de cette flamme, ouencore lidee dune theorie scientifique. Une perception est donc tout ce qui est present a`lesprit et lesprit nest quun amas plus ou moins ordonne de perceptions. Hume poursuiten distinguant deux classes de perceptions : les sensations (Hume dit egalement impres-sions) et les idees. Les idees, chez Hume, ne sont que des copies ou des transformationspar limagination des sensations. Dans lesprit humain, les idees sassocient les unes auxautres selon certains principes. Quand nous approchons notre main dune flamme, nousne pouvons pas nous empecher de penser a` leffet qui suit cette action : la brulure. Laflamme et la brulure sont associees dans lesprit humain grace a` la relation de cause a`effet. Et lassociation des idees est necessaire a` la formation de lesprit, cest a` dire a`lacquisition de connaissances. Hume ope`re alors une distinction utile entre deux typesdobjets de connaissance : ceux qui concernent les relations didees et ceux qui onttrait aux relations de faits. Les mathematiques, la logique rentrent dans la premie`recategorie, les sciences de la nature, les sciences de la societe, la morale, dans la deuxie`me.

    Pour David Hume, le raisonnement logique ne peut etre le fondement de la connais-sance des relations de faits.

    Les causes et effets peuvent se decouvrir non par la raison mais par lexperience. -D. Hume, 1751.

    Nous avons observe par le passe telle ou telle connexion entre des faits et nous croyonsque lme futur ressemblera au passe. Tre`s bien, mais quel est le fondement qui nous poussea` croire que les situations futures seront similaires aux relations passees ? Pour Hume,cest lhabitude qui, ecrit Hume,

    produit une tendance a` renouveler le meme acte ou la meme operation sans limpul-sion daucun raisonnement ou processus de lentendement. - D. Hume, 1751.

    Le processus de connaissance des faits est ainsi reduit a` une question dhabitude,depourvue de validite logique. Hume propose ainsi une methode experimentale pour laconnaissance des faits qui nest pas celle du pur raisonnement. Il applique ensuite ceci a`letude des faits moraux.

    Recemment sest elevee une controverse,[...], concernant les fondements generaux dela morale. Il sagit de savoir si elle provient de la raison ou du sentiment, si lon en atteintla connaissance par un enchanement darguments et dinductions ou par une sensationimmediate. - D. Hume, 1751.

    On garde a` lesprit que lentendement humain a deux operations : le raisonnementlogique qui deduit les relations didees et le raisonnement par induction qui decouvre lesrelations de faits. Ces deux types doperation ont pour objet la decouverte du vrai et dufaux. Or lobjet de la morale nest pas de distinguer le vrai du faux mais le Bien du Mal.Donc la morale ne peut etre un objet de la raison.

  • 18 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

    Hume part du constat que les reactions envers les actions de nos semblables se repartissenten deux grandes categories : la douleur et le plaisir. Ces sensations naissent des consequencesdes actions, observees ou imaginees. Si les actions sont utiles, elles provoquent du plaisir etlapprobation morale est un type particulier de plaisir. Les individus evaluent les actionsdautres individus car il existe un rapport naturel entre eux, un operateur par lequel ils enviennent a` sintereser les uns aux autres. Cet operateur est la sympathie. La sympathienest pas un sentiment tel que la compassion ou la bienveillance, il sagit de la capacitedes individus a` communiquer leurs sentiments. Ce qui cause notre sympathie, cest a` direla contagion des sentiments, cest leffet que laction tend a` avoir sur autrui. Cest donc lasympathie associee a` lutilite (la tendance a` produire des effets) qui constitue levaluationmorale. Une action est moralement acceptable lorsquelle est lexpression dune qualitequi tend globalement a` etre utile a` la coexistence sociale et que nous sommes en mesuredapprecier grace a` la sympathie.

    Letape suivante consiste a` incorporer leconomie a` cette philosophie morale sensualisteet empiriste. Cest Adam Smith qui realisera cette uvre.

    2.7 Adam Smith : de la Sympathie a` lEchange

    La contribution majeure dAdam Smith (1723-1790) tient en deux livres : la Theoriedes Sentiments Moraux [49] publiee en 1759 et lEnquete sur la Nature et les Causes de laRichesse des Nations [50], publiee en 1776. Sa principale activite fut denseigner pendanttrente ans la philosophie morale a` luniversite de Glasgow. Nombre de commentateurs ontcru voir un changement radical de point de vue entre les deux ouvrages de Smith. Cettehypothe`se formulee pour la premie`re fois en 1853 par Karl Knies a ete baptisee Das AdamSmith Problem ou la the`se du revirement. Pour les partisans de cette the`se, Smith dansla Theorie des Sentiments Moraux ferait reposer les relations sociales sur les sentimentsde bienveillance, alors que dans la Richesse des Nations, ce serait les echanges marchandssous-tendus par des motivations egostes qui maintiendraient le lien social. Aujourdhui,la the`se du revirement est abandonnee. Lopinion commune est que la pensee dAdamSmith forme un tout coherent.

    Comme Hume, Smith pense tout dabord que la sympathie, meme sil la definit demanie`re sensiblement differente, est loperateur qui permet aux agents de communiquer,de reguler leurs sentiments, de modeler leurs preferences et de faire emerger naturellementdes re`gles de juste conduite. Ensuite, leconomie nest pas une sphe`re autonome des affaireshumaines. Bien au contraire, les positions que Smith expose dans la Theorie des Senti-ments Moraux permettent de jeter un eclairage sur les raisons qui poussent les individusa` creer des richesses et les canaux par lesquels la morale contient leur developpement.

    Dans la perspective de Smith, lorsque nous sympathisons avec les sentiments dautrui,cest que nous les jugeons convenables au regard du contexte qui les a declenches. Si lessentiments imagines de lautre sont juges disproportionnels ou dissonnants relativementau contexte, nous les reprouvons. Dans le cas contraire, nous les approuvons. Le crite`re delevaluation morale se situe dans la relation entre le contexte et laction. Chez Hume, silaction est utile a` la societe, nous sympathisons volontiers avec les sentiments de lacteur

  • 2.7. ADAM SMITH : DE LA SYMPATHIE A` LECHANGE 19

    et nous jugeons son comportement moral. Ce que Smith reproche a` Hume, cest quilexiste des actions qui peuvent effectivement avoir des consequences benefiques pour lasociete bien que les motifs qui les declenchent ne soient pas dignes detre approuves. Il ya une possible distortion entre le motif de laction et les consequences sociales de cetteaction. Cest ce type de distortion que Bernard Mandeville avait mis en evidence dans saprovocante Fable des Abeilles[28], de`s le debut du dix-huitie`me sie`cle.

    Pour Smith, outre la sympathie, les comportements humains sont motives par la va-nite. La vanite est lamour de la louange, le desir detre admire. Elle est fondee sur lacroyance que nous sommes toujours lobjet dattention de spectateurs. Or ceux-ci sontnaturellement enclins a`

    admirer, et presque venerer, les riches et les puissants,[...] et mepriser, ou du moinsnegliger les personnes pauvres et dhumble condition. - A. Smith, 1759.

    Cette tendance prend racine dans lillusion que la richesse est le moyen detre parfai-tement heureux. Smith ajoute alors :

    il est heureux que la nature nous abuse de cette manie`re. - A. Smith, 1759.

    car cette illusion est cause deffets sociaux benefiques meme sils ne sont pas intention-nels.

    Cest cette illusion qui suscite et entretient le mouvement perpetuel de lindustrie dugenre humain. Cest elle qui dabord incita les hommes a` cultiver la terre, a` construiredes maisons, a` fonder des villes et des Etats. [...] Cest independamment de toute fin quelorgueilleux et insensible proprietaire se rejouit de letendue de ses champs, et cest sansla moindre pensee pour les besoins de ses fre`res quil consomme en imagination toute larecolte qui les recouvre. Le proverbe familier et vulgaire selon lequel les yeux sont plus grosque le ventre na jamais ete mieux verifie qua` son propos. Son estomac a une capacitequi nest en rien a` la mesure de limmensite de ses desirs, et il ne pourra contenir rien deplus que celui du plus humble paysan. Quant au reste, le riche est tenu de le distribuer a`ceux qui preparent, de la meilleure manie`re qui soit cette petite part dont il fait lui-memeusage, a` ceux qui entretiennent le palais dans lequel cette petite part sera consommee, a`ceux qui procurent et maintiennent en ordre les bibelots et les babioles qui sont employesdans leconomie de la grandeur. Cest de son luxe et de son caprice que tous obtiennentleur part des necessites de la vie quils auraient en vain attendue de son humanite ou de sajustice.[...] Ils [les riches et les pauvres] sont conduits par une main invisible a` accomplirpresque la meme distribution des necessites de la vie que celle qui aurait eu lieu si la terreavait ete divisee en portions egales entre tous les habitants : et ainsi, sans le vouloir, sansle savoir, ils servent les interets de la societe et fournissent des moyens a` la multiplicationde lespe`ce. - A. Smith, 1759.

    On voit deja` apparatre dans cet extrait de la Theorie des Sentiments Moraux, desthe`mes qui seront au centre de La Richesse des Nations. Dans ce dernier ouvrage, Smithexpose sa theorie economique, et meme si la sympathie ne semble pas, a` premie`re lectureetre un concept central, il est facile de verifier que le penchant a` lechange, principe quidonne lieu a` la division du travail, nest pas dissociable de loperateur de sympathie. Cetaspect est important car Smith explique dans la Richesse des Nations que lenrichissement

  • 20 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

    dun pays est pour une large part le resultat des gains de productivite issus de la divisiondu travail. Comprendre les principes qui donnent lieu a` la division du travail et a` sonextension, cest fournir une des clefs du progre`s et des transformations economiques.

    Cette division du travail, dou` proviennent tant davantages, nest a` lorigine leffetdaucune sagesse humaine, prevoyant et projetant lopulence gererale a` laquelle elle donnelieu. Cest la consequence necessaire quoique tre`s lente et graduelle, dune certaine pro-pension de la nature qui na point en vue une utilite aussi considerable : la propension a`changer, troquer et echanger une chose pour une autre. - A. Smith, 1776.

    Lintervention de limagination, melee a` la recherche de lapprobation du spectateur,permet de conclure que cette propension a` lechange nest pas une disposition innee de laraison, mais une habitude qui setend par la pratique sociale eet se nourrit elle-meme deletendue de la division du travail. Quant a` lordre economique et social chez Smith, silest qualifie de naturel, cest au sens ou` il est le resultat necessaire quoique non planifiede linteraction repetee des comportements individuels. Avec Smith, lEconomie nest pasdissociee dune philosophie politique et morale.

    2.8 David Ricardo ou la Rupture Methodologique

    David Ricardo est ne en 1772 a` Londres. De`s lage de quatorze ans son pe`re le faittravailler avec lui a` la Bourse de Londres. Il devient agent de change, amasse une grandefortune et se retire des affaires a` 42 ans. Il meurt dix ans apre`s en 1823. Il publie sonprincipal ouvrage Principes de lEconomie Politique et de lImpot [41] en 1817.

    A la difference du discours de ses predecesseurs, le discours economique de DavidRicardo ne deborde pas sur la philosophie morale et politique. De plus, Ricardo sefforcede distinguer un discours abstrait dun discours pratique, meme sil ne sinterdit pas dese prononcer en faveur de certaines politiques economiques (comme le libre-echange). Lepoint de depart de luvre de Ricardo est louvrage de Smith, le Richesse des Nations.On peut neanmoins degager deux specificites de Ricardo. Tout dabord, Ricardo glissevers une theorie de la repartition dans une economie de production et delaisse lanalysedu fonctionnement des marches. Ensuite, Ricardo est nettement moins enclin a` croire a`lexistence dun ordre spontane et auto-regule. Il a une vision beaucoup moins optimisteque celle de Smith. Il va par exemple insister sur les antagonismes entre les differentesclasses sociales : proprietaires fonciers, capitalistes, salaries. Il sera en cela le precurseur deMarx. Luvre de Ricardo va ouvrir la voie a` lautonomisation de la Science Economique,cest a` dire a` son emancipation de la philosophie morale et politique, meme si la separationne sera nette qua` partir de luvre dEdgeworth et surtout de Pareto comme nous leverrons au chapitre suivant. Elle est decisive dans lorientation de cette Science dans ladirection de la theorie de la valeur qui sera etudiee egalement en detail dans la suite dece cours.

    Le produit de la terre, cest a` dire tout ce que lon retire de sa surface par lutilisa-tion conjointe du travail, des machines et du capital, est reparti entre trois classes de lacommunaute : les proprietaires de la terre, les detenteurs du fonds ou capital necessaire a`

  • 2.8. DAVID RICARDO OU LA RUPTURE METHODOLOGIQUE 21

    son exploitation, et les travailleurs qui la cultivent. Pourtant, aux differentes etapes de lasociete, les parts du produit total de la terre respectivement allouees a` chacune des classessous les noms de rente, de profits et de salaires, seront fondamentalement differentes ;elles dependront principalement de la fertilite effective du sol, du capital accumule et dela population, ainsi que du savoir-faire, de lesprit dinvention et des instruments mis enuvre dans lagriculture. Determiner les lois qui gouvernent cette repartition, constituele principal proble`me en Economie Politique. Les ecrits de Turgot, Steuart, Smith, Say,Sismondi et bien dautres, sont autant dapports a` cette science, mais ils nous eclairentde facon peu satisfaisante sur levolution naturelle de la rente, des profits et des salaires.- D. Ricardo, Preface, 1817

    Ricardo initie en fait un style qui sera emblematique de la discipline economiquejusqua` nos jours : la construction de mode`les theoriques simples et abstraits pour conduirelanalyse.

  • 22 CHAPITRE 2. ECONOMIE, MORALE ET POLITIQUE

  • Chapitre 3

    Utilitarisme, Utilite et JusticeSociale 1

    3.1 Introduction

    Lobjet de ce chapitre est de detailler les origines de la micro-economie telle quelle estpratiquee de nos jours. Notre point de depart sera le courant de la modernite tel quil estapparu au dix-huitie`me sie`cle. Ce courant a fourni des discussions politiques et morales quiont servi de terreau pour la construction du cadre danalyse micro-economique. Commenous lavons mentionne au chapitre precedent, les penseurs du courant de la modernitetraitent principalement de deux questions : tout dabord la question de lorigine de lasociete ou de ses fondements, dautre part la question de la regulation de la societe.Concernant la premie`re question, les penseurs de la modernite raisonnent a` travers laquestion de la sortie de letat de nature. La deuxie`me question trouve son origine dans lamorale. Elle est liee au fait que, dans une societe, chaque action menee par un individu peutfaire lobjet dun jugement. Cette action peut etre juste ou injuste, bonne ou mauvaise.A partir de la`, lobjectif majeur des institutions economiques, sociales et politiques quiregulent la societe est de faire emerger les actions bonnes ou justes et deradiquer lesactions mauvaises ou injustes.

    Lorsquon se penche sur le courant de la modernite, on remarque que deux grandes doc-trines se distinguent et sopposent. Dun cote nous avons la doctrine des droits naturelsdont nous avons parle au chapitre precedent ; de lautre se trouve la doctrine utilitariste.Ces deux doctrines sont endesaccord sur la definition des caracteristiques qui permettentde reperer une action juste/bonne dune action injuste/mauvaise.

    La doctrine du droit naturel peut etre synthetisee par les elements suivants : 1) il existeun droit naturel a priori, chaque etre posse`de par nature, cest a` dire independamment deson appartenance a` telle societe particulie`re, des droits. Ces droits preexistants peuventimpliquer des devoirs moraux egalement inscrits dans la nature ; 2) le droit naturel estlensemble des droits et devoirs que les hommes doivent respecter pour que la societe

    1. Ce chapitre emprunte largement aux notes de cours redigees par Jacques Durieu [14].

    23

  • 24 CHAPITRE 3. UTILITARISME, UTILITE ET JUSTICE SOCIALE

    existe dans un etat paisible et ordonne, il inclue en general le droit a` la vie, le droit a`la liberte et le droit de propriete ; 3) ce droit naturel est immuable, universel, valable entous temps et en tous lieux ; 4) le crite`re de justice qui en decoule stipule que les actionsjustes/bonnes sont celles qui ne violent les droits naturels de personne. On retrouve bienevidemment cette doctrine de manie`re sous-jacente dans les differentes Declarations desDroits de lHomme.

    La doctrine utilitariste, elle, repose sur les principes suivants : 1) il nexiste pas de droitsa priori qui seraient presents avant la formation de la societe, lidee de droits naturels estrejetee ; 2) la doctrine utilitariste developpe une theorie hedoniste, le bonheur/plaisir estle seul bien, toute action qui procure du bonheur/plaisir est dite utile (dou` le termeutilitariste) et donc bonne/juste ; 3) le crite`re de justice qui decoule de cet hedonismeindique quune action est juste/bonne si elle accroit le bonheur/plaisir de la collectivite,de la societe ; 4) la doctrine utilitariste est une doctrine consequentialiste, pour jugerune action il ne faut pas prendre en compte laction elle-meme mais il faut uniquementobserver quelles sont ses consequences, notamment sur le bonheur/plaisir des individus ;5) le crite`re de justice adopte par la doctrine utilitariste inclue la possibilite de sacrifiercertains individus au profit de la collectivite, une action qui penalise un individu estbonne/juste si elle accroit neanmoins le bonheur/plaisir collectif, cet individu est alorssacrifie au profit de la collectivite.

    Avec ces principes, on voit que la doctrine utilitariste soppose assez fortement a` lamorale Kantienne, notamment par son consequentialisme.

    Dans le cadre de ce chapitre, nous mettrons essentiellement laccent sur la doctrineutilitariste. Notre propos est de montrer comment lutilitarisme a pu inspirer les au-teurs a` lorigine de la micro-economie, et notamment ceux que lon appelle les margina-listes, mais egalement de montrer comment en se detachant de cette doctrine, la scienceeconomique a pu devenir une discipline autonome. Dans un premier temps, nous appro-fondirons notre etude du courant utilitariste a` travers les figures de ses deux pe`res fonda-teurs, Jeremy Bentham et John Stuart Mill. Ensuite, nous montrerons comment le courantmarginaliste a repris certaines caracteristiques fondamentales de lutilitarisme tout en sesituant dans une perspective nouvelle et differente. Puis nous analyserons comment desauteurs tels que Francis Edgeworth et Vilfredo Pareto ont permis le passage du courantmarginaliste a` la theorie micro-economique neo-classique. Enfin, dans une dernie`re partie,nous reviendrons vers lutilitarisme et nous etudierons les critiques recentes formulees a`legard de cette doctrine, notamment par John Rawls.

    3.2 Bentham et la Naissance de LUtilitarisme

    Jeremy Bentham (1748-1832) est ne a` Londres. Il entreprend des etudes juridiques etest fortement marque par le caracte`re incomprehensible des principes legislatifs (principesqui gouvernent lelaboration des lois). Certaines lois anglaises de lepoque emanent direc-tement de la Bible, dautres reprennent danciennes coutumes dont les motifs initiaux ontete oublies, enfin certaines lois semblent plutot relever du desir de vengeance que dunmotif de justice. A partir de ses annees detude, Bentham tire la conviction dune necessite

  • 3.2. BENTHAM ET LA NAISSANCE DE LUTILITARISME 25

    de reforme du syste`me legislatif anglais. Il va poursuivre cet objectif sa vie durant et cestseulement a` la lumie`re de cet objectif que lon peut comprendre lensemble de ses travaux.En particulier, cet objectif permet de comprendre pourquoi il ne sest jamais interesse a` laquestion de lorigine du gouvernement et du pouvoir politique. En effet, son but nest pasde delivrer une analyse philosophique sur lexistence de la societe civile, mais simplementde mettre en place un appareillage pouvant servir de base a` la reforme (la refonte) dusyste`me legislatif en vigueur. Cest dans cette perspective quil faut comprendre la volontede Bentham de se doter dun crite`re de justice/morale. Ce crite`re doit avant tout servirde guide a` la reforme des institutions (des lois). La pensee de Bentham sarticule autourde trois principes.

    1) Le principe de lindividu calculateur. Bentham, comme tous les modernes, adopte undemarche fondee sur letre humain individuel. A la base de son raisonnement se trouve lanature humaine representee par des lois psychologiques. Particulie`rement, il met laccentsur une loi psychologique centrale : les hommes recherchent le plaisir et evitent les peines.

    La Nature a place lesprit humain sous la direction de deux matres souverains : lapeine et le plaisir. Cest seulement en fonction deux que lon agit et quest determine ceque lon doit faire. - J. Bentham, 1789.

    Cette proposition revet un double caracte`re. Elle a une portee positive (description dece qui est) et egalement normative (description de ce qui doit etre). En ce qui concerne lecote positif, lhomme est presente comme un etre calculateur. Chacun se livre au momentde la prise de decision a` une evaluation des plaisirs et des peines procures par lactionenvisagee et a` une mise en balance. De plus, si lhomme nest pas exclusivement tournevers lui-meme, il tend a` faire passer la personne du moi en premier : on est dans unelogique de poursuite des interets individuels. Chaque homme est capable de mesurer sesplaisirs et ses peines et de les comparer en effectuant des calculs. Bentham fait jouer unrole preponderant a` la raison dans la determination des actions. Le cote normatif presentdans la citation ci-dessus nous ame`ne au second principe.

    2) Le principe de lutilite. Chez Bentham, le plaisir et la peine doivent determiner ceque lhomme doit faire. Puisque seuls le plaisir et la peine interviennent comme motifs desactions, il est normal que la definition de la moralite/justice fasse appel exclusivement a`ces deux elements. En particulier, Bentham defend le principe du plus grand bonheur pourle plus grand nombre. Bentham va meme plus loin et precise les modalites de ce calcul. Encoherence avec la methodologie individualiste, le bonheur collectif est la somme des bon-heurs individuels. Dans la logique de Bentham, cest par ailleurs le legislateur qui efectuece calcul des plaisirs et des peines des differents individus et en tire le niveau de bonheurcollectif. Pour justifier ceci, Bentham introduit alors une metrique (une echelle de mesure)des plaisirs et des peines. Ceux-ci sont classes en fonction de leur intensite, leur duree,leur probabilite et leur proximite dans le temps, qui sont des caracteristiques intrinse`quesauxquelles il rajoute leur fecondite (aptitude a` generer une sensation de meme type), leurpurete (probabilite que la sensation initiale ne soit pas suivie dune sensation opposee) etenfin lextension de la sensation a` dautres individus. Grace a` cette metrique des peineset des plaisirs, le legislateur est en mesure devaluer le bonheur collectif. Ceci impliqueque les peines et les plaisirs, qui sont des donnees subjectives, ressenties a` sa manie`repar chaque individu, puissent etre transcrites en donnees objectives. Notons que ce calcul

  • 26 CHAPITRE 3. UTILITARISME, UTILITE ET JUSTICE SOCIALE

    moral respecte un principe degalite entre les individus. Chaque individu compte pour unet ceci independamment de sa situation sociale. Il est entendu que la dimension morale dela doctrine utilitariste tient a` la dimension collective du principe dutilite. La specificitede la doctrine utilitariste est de se fonder sur une nature humaine essentiellement egosteet den arriver a` prescrire la recherche dun bonheur collectif.

    3) Le principe de lharmonisation par le legislateur. Loptimisme de Smith et de samain invisible est etranger a` Bentham. Dapre`s la description des individus retenue, il nap-parait pas de motif evident permettant de penser que les individus agissent spontanementde manie`re a` atteindre le plus grand bonheur du plus grand nombre. Pour Bentham, lareconciliation des interets personnels et du bonheur collectif ne peut etre quartificielle,par lintermediaire dun syste`me de recompenses et de sanctions institutionalise. PourBentham, lensemble des lois doit etre concu en respect du principe dutilite. Au final, lareconciliation entre le niveau individuel et le niveau collectif passe par lintroduction duneentite superieure : le legislateur et le syste`me juridique. Toutefois, cette entite superieureagit en se fondant sur la nature humaine. Tout le travail du legislateur consiste justementa` mesurer les plaisirs et les peines engendres par les actions des hommes. Il doit dissuaderles actions jugees mauvaises (par ce calcul) en mettant en place un syste`me de sanctionset de punitions qui incitent les individus a` ne pas entreprendre dactions mauvaises pourla societe (actions decidees a` la suite dun calcul prenant en compte les sanctions et pu-nitions a` titre individuel). Naturellement, la mise en place de ce syste`me juridique peutentrainer lapparition de sacrifices de certains individus.

    Ce dernier principe va etre quelque peu tempere par les successeurs de Bentham, etnotamment par John Stuart Mill.

    3.3 Le Developpement de lUtilitarisme par J.S. Mill

    John Stuart Mill (1806-1873) est ne a` Londres. Il est le fils de James Mill, lui-memeun economiste et philosophe, ami de Bentham. John Stuart Mill est tre`s tot en contactavec les ecrits de Bentham et de`s lage de quinze ans, il se donne pour but de reformerles lois et institutions anglaises de manie`re a` ce que celles-ci concourrent au plus grandbonheur du plus grand nombre. Lanalyse utilitariste de Mill trouve son origine et sonoriginalite dans le double objectif de repondre a` certaines critiques formulees a` lencontrede la theorie de Bentham et daffirmer une vision personnelle.

    John Stuart Mill, comme economiste est lauteur des Principes de lEconomie Politique[32], publies en 1848 et qui a ete la bible des economistes anglo-saxons tout au long dela deuxie`me moitie du dix-neuvie`me sie`cle. Ce nest pas cette uvre qui nous interesserale plus ici, mais plutot les fondements philosophiques qui la sous-tende et que Mill aregroupe dans lessai LUtilitarisme [33], publie en 1863. Cet essai se presente comme unprolongement de lanalyse de Bentham et non pas comme une remise en cause, meme siMill est critique vis a` vis de la conception de la nature humaine retenue par Bentham. PourMill, lhomme nest pas seulement un calculateur de plaisirs et de peines. Il existe dautesfins qui justifient les actions et notamment la vertu, lhonneur ou encore la recherche dunideal. Toutefois, ces diverses fins sont poursuivies par les hommes parce quelles sont des

  • 3.4. MARGINALISME ET UTILITE 27

    parties du bonheur ; ainsi, le bonheur reste tout de meme la fin ultime de nos actions et lesdifferentes fins recherchees le sont toutes parce quelles sont source de plaisir. Lutilitarismede Mill peut etre qualifie dindirect et donne jour a` une conception plus elargie de lanature humaine. Mill reste par ailleurs un hedoniste, une action nest pas jugee a` partirdu motif qui la sous-tend mais toujours sur la base du plaisir quelle procure. Dautre part,alors que chez Bentham les plaisirs sont homoge`nes et ne presentent que des differencesqualitatives, Mill plaide en faveur de differences qualitatives entre les plaisirs. Pour Mill (etcontrairement a` Bentham), deux plaisirs peuvent presenter une telle difference de qualitequil nexiste aucune quantite de lun qui soit equivalente a` lautre plaisir. Mill se fondesur cette distinction qualitative pour justifier la poursuite de fins spirituelles, nobles.

    Il vaut mieux etre un etre humain insatisfait quun imbecile satisfait, Socrate insa-tisfait quun imbecile satisfait. - J. S. Mill, 1863.

    La distinction qualitative des plaisirs et des peines nest pas sans consequences sursa vision dun syste`me de sanctions lie au principe dutilite. Mill met ainsi laccent surdes sanctions moins centralisees et qui ne passent pas necessairement par le legislateur :le regard porte par les autres, la conscience ou encore le remord qui sont des peinesdordre spirituel et permettent la construction de mecanismes de sanction internes. Dautrepart, la distinction qualitative des plaisirs et des peines pose egalement un proble`me deconnaissance : comment les plaisirs qualitativement plus eleves sont-ils decouverts ? Millintroduit alors une dimension temporelle et repond que cette connaissance sacquiert parlexperience. dans ce schema, la societe a un role a` jouer, elle doit faciliter lapparition etle developpement de ces plaisirs superieurs et des sanctions internes. Le developpement delaspect mental de lhomme tant du cote des plaisirs que des peines doit faciliter latteintede lobjectif utilitariste : la recherche du plaisir collectif maximal.

    La vision du fonctionnement de la societe developpee par Mill tranche donc avec cellede Bentham sur deux point. Premie`rement, Mill place son analyse dans une logique dy-namique. Les hommes et les societes evoluent dans le temps et dans leur recherche dubonheur. Deuxie`mement, en etoffant sa conception de lhomme, Mill soriente vers unsyste`me moins centralise. par la`, il reconcilie utilitarisme et liberalisme. Le principe duti-lite, la recherche du bonheur collectif maximal, peut etre poursuivi sans quil y ait necessitedune intervention centralisee (du legislateur par exemple) dans les choix individuels.

    3.4 Marginalisme et Utilite

    Nous allons nous interesser maintenant a` un episode central de lhistoire de la penseeeconomique, la revolution marginaliste. Cette revolution correspond a` la periode desannees 1870 durant lesquelles trois auteurs (Stanley Jevons, Leon Walras et Carl Menger)vont concevoir independamment des theories comportant de fortes similarites. Une desprincipales caracteristiques communes de ces theories est lez raisonnement a` la marge (surla dernie`re unite produite ou consommee), dou` le qualificatif deconomie marginaliste.Naturellement il ne sagit pas ici de faire une presentation exhaustive de chacune destheories de Jevons, Walras et Menger. Nous mettrons laccent sur les influences recuespar les auteurs de la revolution marginaliste. Nous insisterons sur la transition entre une

  • 28 CHAPITRE 3. UTILITARISME, UTILITE ET JUSTICE SOCIALE

    tradition du courant de la modernite, lutilitarisme et le marginalisme. Il sagit dexaminerles continuites et les ruptures apparaissant lors du passage de la philosophie morale a`leconomie marginaliste. On etudie ainsi la progression dans lautonomisation de la scienceeconomique, au niveau de la definition de son domaine en tant que science a` part entie`reet au niveau des outils specifiques employes.

    Nous nous focaliserons principalement sur un auteur de la revolution marginaliste,Stanley Jevons (1835-1882). Jevons, en tant quauteur anglo-saxon a subi une forte in-fluence de la doctrine morale utilitariste. 2 Il est ainsi appele a` jouer un role preponderantdans la phase de transition entre utilitarisme et marginalisme. Comme on le verra, saconception hedoniste de lhomme se reve`le particulie`rement appropriee pour comprendreles racines utilitaristes du marginalisme.

    Il est important de souligner lemploi commun a` lutilitarisme et au marginalismedu concept dutilite. Ce concept est en fait entendu dans des acceptions differentes chezles utilitaristes et chez Jevons et il constitue un fil conducteur apparent mais trompeur.Le cur de la theorie de Jevons se fonde sur une utilite subjective et mesurable parune fonction dutilite cardinale (qui peut etre representee par un nombre). Ceci estcoherent avec le cadre danalyse utilitariste car cette fonction dutilite fait reference a` desmotivations hedonistes.

    Louvrage majeur de Jevons est la Theorie de lEconomie Politique [22], publiee en1871. Dans cet ouvrage, Jevons adhe`re a` la vision de lhomme calculateur popularisee parBentham. Precisement, Jevons soutient, a` linstar de Bentham, que lhomme est mu parla recherche du bonheur maximal. En ce sens, Jevons partage la dimension positive delanalyse de Bentham. Neanmoins, il existe une rupture entre Bentham et Jevons qui asa source dans le sens que ces deux auteurs attribuent au terme dutilite.

    Pour Bentham, lutilite est une qualite propre aux objets, aux actes.

    On entend par utilite la propriete presente en tout objet de tendre a` produire benefice,avantage, plaisir, bien ou bonheur,[...], a` empecher que dommage, peine, mal ou malheurnadviennent au parti dont on conside`re linteret. - J. Bentham, 1789.

    Autrement dit, lutilite se reve`le dans la relation entre les hommes et les choses. Tou-tefois, elle se presente comme une propriete inherente aux objets, intrinse`que. Il resultede cette conception une consequence majeure, lutilite est objective. En quelque sorte,Bentham suppose que tous les hommes, indistinctement, vont eprouver les memes plaisirset les memes peines face a` un objet donne quelconque. A la suite de Bentham, Mill adopteune position largement similaire quoique moins claire. Mill tend en effet a` ramener lutilitea` un sentiment, ainsi la dimension objective de lutilite devient moins nette. Elle resteneanmoins la reference pour Mill et a` aucun moment il nevoque la possibilite que luti-lite dune chose varie entre individus. Bien sur, comme nous lavons dit precedemment,Mill conside`re possible les differences entre individus dans leur decouverte de lutilite decertains actes (la spiritualite par exemple), mais une fois ces plaisirs decouverts, tous leshommes sont censes eprouver le meme plaisir, retirer la meme utilite.

    2. Ce nest pas le cas de Walras qui etant francais a ete beaucoup plus proche de la doctrine du droitnaturel, ni de Menger, plus inspire par la philosophie allemande.

  • 3.4. MARGINALISME ET UTILITE 29

    Jevons retient lidee de synonymie entre plaisir et utilite. Toutefois, chez Jevons, luti-lite nest pas une caracteristique des choses ou des actes. Lutilite dun objet varie selonles circonstances et surtout, elle est differente dun individu a` lautre. Lutilite devientsubjective.

    Jevons adhe`re a` la conception hedoniste de letre humain soutenue par les utilitaristes.Il reprend a` son compte la vision de lhomme qui est a` la recherche du plaisir et se livrea` un calcul perpetuel des plaisirs et des peines. Neanmoins, son ambition nest pas deconstruire une theorie morale, mais une theorie economique. Aussi precise-t-il quil limiteson analyse aux calculs egostes effectues par les individus sur les plaisirs materiels. ildefinit ainsi le champ de la science economique et trace la ligne de demarcation entremorale et economie. Leconomie doit se preoccuper des plaisirs inferieurs ou ordinaireset de la peine generee par le travail. Il en decoule que leconomie est principalementconcernee par les actes de consommation et de production de biens. Cest a` ce niveauquintervient lutilite. Leconomie doit determiner les conditions de lutilite dun bien afindexpliciter les mecanismes regissant sa valeur (son prix). Jevons laisse a` la morale lesplaisirs superieurs de Mill.

    En consequence, chez Jevons, lanalyse de lutilite (subjective) participe dune theoriede la valeur economique et non dune theorie de la valeur morale.

    Partant de lidee dun homme calculateur, Jevons fait lhypothe`se que le comporte-ment des hommes, pertinent pour leconomie, prend la forme dune maximisation dunefonction objectif particulie`re. Il rame`ne le comportement de lhomme a` un proble`me dop-timisation individuel (propre a` chaque individu). De la sorte, il fait une hypothe`se derationalite des individus. Cest en reference a` cette representation de la rationalite quilest le plus adequat de parler de revolution marginaliste. Dailleurs, cette hypothe`se derationalite maximisatrice se reve`lera etre un pilier de la theorie de la decision au cur dela micro-economie neo-classique. Dun point de vue methodologique, elle marque lentreedans le domaine de la methode hypothetico-deductive (hypothe`se-raisonnenment logiqueou mathematique - conclusion). En effet, la formulation dune rationalite comme maxi-misation dune fonction dutilite individuelle rele`ve de la conjecture. De`s lors, sil nestpas possible de garantir la verite des premisses de lanalyse (des hypothe`ses), il convientde mettre en place des procedures de verification des conclusions des mode`les. Pour lesauteurs marginalistes, le premier crite`re de validite dune theorie devient sa coherence in-terne, ce qui est coherent avec lutilisation massive des mathematiques. Notons par ailleursque la fonction dutilite definie par Jevons est cardinale, le niveau dutilite atteint est unnombre.

    Jevons developpe ensuite sa theorie de lechange. Sans rentrer dans les details, le calcula` la marge que developpe Jevons permet de mesurer le rapport dechange entre quantitesde marchandises et donc le pouvoir dachat dun bien Ce rapport dechange (qui doitlaisser indifferent lindividu) refle`te la valeur de chaque bien relativement a` un autre.En outre, ce calcul permet de montrer lefficacite du marche. Il permet de calculer unesituation dequilibre dans un echange bilateral. Cette situation est telle que, pour chaquepartie, toutes les possibilites daccroissement du niveau dutilite ont ete exploree. Ainsilechange constitue le moyen adequat pour atteindre un niveau de plaisir maximal. Enmettant laccent sur la theorie de lechange, Jevons peut alors concevoir leconomique

  • 30 CHAPITRE 3. UTILITARISME, UTILITE ET JUSTICE SOCIALE

    comme un domaine a` part, mais coherent avec la morale utilitariste.

    3.5 LElaboration de la Micro-Economie

    Les travaux de Jevons trouvent un prolongement assez immediat dans les ecrits deFrancis Edgeworth (1845-1926) et notamment dans son ouvrage majeur Mathematical Psy-chics [15], publie en 1881. Comme Jevons, Edgeworth adopte une approche hedoniste derecherche du plaisir par les individus et fait lhypothe`se dun comportement maximisateura` travers une hypothe`se de rationalite semblable a` celle de Jevons. Il articule egalementeconomie et morale utilitariste. Toutefois, Edgeworth introduit un certain nombre de raffi-nements des outils mathematiques utilises par Jevons. Tout dabord il elargit la classe desfonctions dutilite retenue. Il le`ve notamment la restriction introduite par Jevons sur lad-ditivite et la separabilite de ces fonctions (en termes mathematiques, u = f(x, y) remplaceu = g(x) +h(y)). Ainsi, lutilite retiree de la consommation dun bien x peut dependre dela quantite consommee du bien y. Edgeworth introduit egalement le concept de courbedindifference : lensemble des combinaisons de biens engendrant un niveau donne dutiliteforme une courbe (ou surface) dindifference. Enfin, Edgeworth entreprend une analysebeaucoup plus detaillee des situations dechanges bilateraux. Disons tout de suite quilnintroduit cependant pas lanalyse graphique de la cele`bre bote dEdgeworth, celle-ci seraen fait luvre de Vilfredo Pareto. Edgeworth initie donc letude de la theorie du mar-chandage, comme on lappelle de nos jours. En fait, le soucis dEdgeworth est de montrerque dans une situation dechange bilateral ou de marchandage, lequilibre defini par Je-vons est indetermine car il existe une multitude daccords qui satisfont les deux parties :lhypothe`se de rationalite ne permet pas de conclure a` lexistence dun prix (dune va-leur) dequilibre unique. Cette analyse save`rera etre dune fecondite remarquable pour latheorie micro-economique.

    Cependant, les travaux dEdgeworth, meme sils contiennent des avancees consequentesrelativement aux ecrits de Jevons, ne marquent pas encore lave`nement de la micro-economie neo-classique. Ceci tient principalement au fait quEdgeworth situe toujoursson analyse dans un cadre coherent avec lutilitarisme.

    La transition vers le cadre de la micro-economie est veritablement accomplie par Vil-fredo Pareto (1848-1923), ne a` Paris et mort en Suisse. Luvre de Pareto est immense eta concerne des domaines aussi differents que la theorie economique pure, leconomie ap-pliquee ou la sociologie. Ses ouvrages qui nous interesseront ici sont son Cours dEconomiePolitique [34], publie en 1896, et surtout son Manuel dEconomie Politique [35], publie en1909.

    A loppose de Jevons ou Edgeworth, Pareto ne propose aucune articulation de satheorie avec lutilitarisme et surtout aucune articulation entre le calcul individuel economiqueet un calcul moral supervisateur. Avec Pareto, leconomie se detache de toute reflexionmorale. Ainsi, Pareto ne met pas en avant la vision hedoniste de lhomme pronee par sespredecesseurs. La question, pour Pareto nest pas de savoir sil convient daccepter oude rejeter cette vision ; en fait, il souhaite montrer quil sagit dun questionnement nonnecessaire a` leconomie. Pour lui, il nest pas necessaire de prendre lhomme comme un

  • 3.6. LES THEORIES DE LA JUSTICE 31

    etre a` la recherche de quelque but precis, il suffit de le considerer comme un etre dote depreferences. LEconomie doit alors prendre ces preferences pour base, sans les discuter nianalyser leur fondement. Cette orientation doit permettre a` leconomie deviter les ana-lyses psychologiques ou introspectives (qualifiees de metaphysiques par Pareto) pour sefonder sur des faitrs dexperience. Etant donne des preferences, la science economique doitconstruire une theorie du choix individuel et montrer comment ces choix se coordonnent.

    Par rapport a` Edgeworth, Pareto apporte une modification majeure. Elle concernelutilite. Pareto remet en cause la conception cardinale de lutilite quil juge injustifiee etinutile. Dun cote elle est injustifiee car elle revient a` adopter une echelle particulie`re duti-lite qui est comple`tement arbitraire. Dun autre cote, lutilite cardinale nest pas necessairesur le plan technique (en termes microeconomiques actuels, il nest pas necessaire deconnatre la fonction dutilite dun individu pour representer son comportement, il suffitde connatre les taux marginaux de substitution). Pareto montre comment determiner unpanier optimal a` partir dune conception ordinale de lutilite (cest a` dire une simplerelation dordre sur les preferences).

    Pareto va egalement revisiter lanalyse dEdgeworth et introduit la bote dEdgeworth.Ses analyses sont realisees sans recourir a` une conception cardinale de lutilite mais sim-plement en raisonnant sur la notion de courbe dindifference. La construction de Paretoautorise alors une rupture comple`te avec lutilitarisme et les theories morales. Notons queladoption dune representation ordinale de lutilite interdit tout recours aux comparai-sons interpersonnelles (ou inter-individuelles) dutilite. Elle conduit donc necessairementa` un abandon du crite`re utilitariste. En coherence avec sa theorie ordinale, Pareto proposealors un crite`re defficacite economique. Il ne sagit ni dun crite`re moral ni dun crite`rebase sur lagregation de donnees individuelles. Il construit un crite`re mesurant lefficacitedun syste`me economique et fonde sur le principe dunanimite. Une allocation des biensest efficace au sens de Pareto si elle satisfait tous les agents au sens ou` personne ne peutameliorer sa situation sans deteriorer la situation dau moins un autre individu.

    3.6 Les Theories de la Justice

    Si labandon de lutilitarisme ne pose pas de proble`me particulier, comme le montrePareto, pour ce qui concerne lanalyse de lechange et la theorie de la valeur (ou de laformation des prix sur les marches), il est des domaines pour lesquels la reference a` unedoctrine morale reste essentielle. Cest le cas par exemple de leconomie publique ou plusgeneralement des theories du choix social. Des questions telles que : quelles politiquesredistributives faut-il mettre en uvre ? quelle infrastructure collective faut-il construire ?quel argent public consacrer aux differentes politiques de sante ? sont des questions aux-quelles on ne peut repondre sans un crite`re qui permette de degager des preferencescollectives, par exemple en agregeant au niveau collectif les preferences individuelles. Lecrite`re utilitariste qui consiste a` sommer les utilites individuelles est dailleurs encorede nos jours un outil de reference pour lEconomie Publique. A moins de restreindre demanie`re considerable son domaine dapplication et de laisser a` la politique le soin dedefinir entie`rement les crite`res devaluation de laction de lEtat, lEconomie ne peut faire

  • 32 CHAPITRE 3. UTILITARISME, UTILITE ET JUSTICE SOCIALE

    abstraction, aussi facilement que le presente Pareto, des questions de morale.

    Les proble`mes qui surgissent lorsque lon souhaite definir des preferences collectivessont de deux ordres. Le premier vient de ce que lon appelle le proble`me dagregation despreferences. Il a ete mis en evidence par Condorcet ( le paradoxe de Condorcet, [10]) et sonetude a ete systematisee par Arrow [3] en 1951. En quelques mots, Arrow demontre quesi lon souhaite construire des preferences collectives a` partir de preferences individuellesen respectant les proprietes suivantes : 1) si tous les individus prefe`rent A a` B, alors lacollectivite prefe`re aussi A a` B, 2) la preference collective entre A et B ne depend quede la manie`re dont les individus classent A et B et non de la manie`re dont ils classentdautres alternatives, alors a` partir de fonctions dutilite individuelles, la seule fonctiondutilite collective qui peut etre construite est une fonction dictatoriale, cest a` direquelle replique les preferences dun individu, le dictateur. Ce proble`me est central pourqui cherche a` comprendre les fondements des regimes democratiques et a valu le prixNobel a` Arrow.

    Ce nest pas ce premier proble`me qui va nous interesser le plus ici, mais le secondproble`me qui est le proble`me lie aux comparaisons interpersonnelles dutilite. On a vuen effet qua` la suite de Pareto, les micro-economistes definissent lutilite dun individua` partir des courbes dindifference et par consequent, un meme syste`me de preferencescorrespond a` toute une famille de fonctions dutilite. La fonction dutilite est en fait definiea` une transformation croissante pre`s. Comparer des niveaux dutilite entre individus naaucun sens puisque cela revient a` faire des choix arbitraires de niveau dutilite. De mememesurer le bien-etre social a` laide dun crite`re utilitariste qui revient a` faire une sommedutilite individuelle semble totalement arbitraire.

    Ceci nous ame`ne naturellement a` un ouvrage majeur de la philosophie politique etmorale contemporaine : la Theorie de la Justice [40], que John Rawls a publie en 1971.Cet ouvrage qui est le best-seller de la philosophie de la seconde moitiee du vingtie`mesie`cle, se presente comme une critique de lutilitarisme et comme une recherche sur lesfondements de ce que doit etre une societe equitable. La demarche de Rawls est en quelquesorte un retour a` la philosophie des lumie`res. Rawls reprend a` son compte la logique destheories du contrat social pour reflechir a` ce que doit etre une societe juste et equitable. lepoint de depart de Rawls est donc un etat de nature particulier qui caracterise le pointde depart a` partir duquel les individus choisissent u