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Tous droits réservés © Études internationales, 1972 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/ Document generated on 06/07/2020 7:52 p.m. Études internationales La Chine et l’URSS : liens entre politique interne et politique externe William Badour Volume 3, Number 4, 1972 URI: https://id.erudit.org/iderudit/700245ar DOI: https://doi.org/10.7202/700245ar See table of contents Publisher(s) Institut québécois des hautes études internationales ISSN 1703-7891 (digital) Explore this journal Cite this article Badour, W. (1972). La Chine et l’URSS : liens entre politique interne et politique externe. Études internationales, 3 (4), 473–484. https://doi.org/10.7202/700245ar

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Études internationales

La Chine et l’URSS : liens entre politique interne et politiqueexterneWilliam Badour

Volume 3, Number 4, 1972

URI: https://id.erudit.org/iderudit/700245arDOI: https://doi.org/10.7202/700245ar

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Publisher(s)Institut québécois des hautes études internationales

ISSN1703-7891 (digital)

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Cite this articleBadour, W. (1972). La Chine et l’URSS : liens entre politique interne et politiqueexterne. Études internationales, 3 (4), 473–484. https://doi.org/10.7202/700245ar

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LA CHINE ET L'URSS: LIENS ENTRE POLITIQUE INTERNE

ET POLITIQUE EXTERNE

par William BADOUR*

Nous ne nous proposons pas, dans cette brève étude, de dresser un inventaire de l'état actuel des relations entre la Chine et l'URSS. Nous entendons plutôt préciser l'influence de quelques-uns des facteurs les plus importants sur l'état des relations sino-soviétiques. Nous avons l'intention de faire une sélection de nos commentaires et de nous en tenir à quelques thèmes se rapportant précisément au problème de l'état actuel et de l'avenir des relations sino-soviétiques.

D'une part, avant la révolution d'octobre, les relations entre la Chine et la Russie se sont situées exclusivement au niveau étatique. Les relations entre Y Union soviétique et la Chine, d'autre part, ont été menées, depuis la naissance du parti communiste chinois en 1921, à la fois au niveau étatique et au niveau du parti. Bien qu'un conflit doctrinal oppose ces deux partis et que leurs relations semblent se limiter à d'occasionnelles communications formelles, il n'en demeure pas moins que le très haut degré d'hostilité qui caractérise les relations entre ces deux partis communistes exerce une influence considérable sur le caractère de leurs relations étatiques.

En somme, bien que pour des fins d'analyse nous entendions distinguer chacun de ces deux niveaux, il est nécessaire de se rappeler que l'un exerce une influence sur l'autre, précisant ainsi les caractéristiques essentielles des relations sino-soviétiques.

I - LA RIVALITÉ DES ÉTATS

L'expérience historique accentuée par un ensemble de variables géographiques importantes constitue un des facteurs principaux nous permettant de saisir la nature des relations entre ces deux pays. Nous avons tendance à considérer les relations sino-soviétiques dans la perspective des vingt-cinq dernières années. Toutefois, il s'avère nécessaire de tenir compte de la période d'avant 1949. De fait, les relations entre ces deux pays remontent à plus de trois cent cinquante ans. La première expédition russe à Pékin date de 1618 et le premier traité (celui de Nerchinsk) a été conclu par les deux pays en 1689l. (Ce traité fut d'ailleurs la première entente de type occidental à être signée par la Chine avec une autre puissance occidentale.)

* Professeur de science politique à V Université d'Ottawa. 1. Pour une vue d'ensemble des rapports sino-soviétiques, voir: O. Edmund CLUBB, China and Russia:

The Great Game, Columbia University Press, New York, 1971.

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Il nous est possible de constater que certains comportements caractérisant les relations historiques entre ces deux pays se répètent, notamment en ce qui concerne la rivalité et les nombreuses confrontations entre ces deux pays dans les régions frontalières de Sin-kiang, de la Mongolie extérieure et de la Mandchourie. L'intérêt de la Russie à dominer les régions de l'Asie adjacentes à la frontière russe s'expliquait par son désir de consolider son accès aux régions les plus à l'est de l'empire russe. Cette préoccupation demeure très actuelle. De son côté, la Chine voit en la présence d'une puissance aussi importante que l'URSS une menace à sa sécurité et à son intégrité2. Les conflits frontaliers en Mandchourie et au Sin-kiang, la menace constante de subversion de la part de l'URSS au Sin-kiang de même que la rivalité au sujet de la Mongolie constituent donc l'aspect le plus important de l'héritage historique entre ces deux pays3.

D'ailleurs, les traités inégaux conclus par la Chine avec la Russie au XIXe siècle au sujet de ces régions ont, on le sait, fortement influencé les attitudes des leaders chinois contemporains. Mao a, à de nombreuses reprises, présenté la Russie comme une puissance impérialiste expansionniste et a qualifié l'expansionnisme soviétique d'«impérialisme social4». Les conflits frontaliers sont donc pour la Chine une question très importante intimement liée à sa sécurité et à son intégrité territoriale.

Un deuxième aspect de l'héritage historique consiste en la constatation, par le leadership chinois actuel que, dans le passé, la faiblesse et la division de la Chine ont souvent été exploitées par la Russie dans le but de promouvoir ses intérêts dans les régions avoisinantes. Ainsi, durant la révolte des T'ai-p'ing, la Russie a profité de l'agitation et du désordre causés par cette rébellion paysanne afin d'extorquer de la Chine d'importantes concessions territoriales tant dans la région au nord de la rivière Amour et à l'est de la rivière Ossouri de même que dans la région de la vallée Ili au Sin-kiang. Le même scénario se répéta durant les derniers jours de la dynastie mandchoue et les premières années de la république lorsque la Russie s'empressa de consolider son contrôle sur la Mandchourie et plus tard sur le Sin-kiang. Récemment, en 1945, Staline obtint d'importantes concessions de Chang-Kai-chek en Mandchou­rie.

Ces événements ont bien montré aux leaders chinois que seule une Chine forte et unie peut résister aux pressions soviétiques. Ce sont les périodes de désunion et de désordres internes qui ont fourni, tant à la Russie qu'à l'URSS, des possibilités d'intervention5. Il semble bien, par exemple, que ce soit la perception d'une menace soviétique à ses frontières qui ait amené les leaders chinois à tempérer les objectifs de la Grande révolution culturelle prolétarienne en 1967 et à rétablir l'ordre à l'intérieur du pays6.

Le troisième aspect de l'héritage historique apparaît d'une façon assez évidente si l'on se rappelle que les Russes et les Chinois entretiennent depuis assez longtemps des

2. Pour les conflits frontaliers de 1969, voir le numéro spécial de la revue Studies in Comparative Communism, «The Border Issue: China and the Soviet Union», mars-octobre 1969, vol. 2, Nos 3-4, juillet-octobre 1969, pp. 121-382.

3. George KENNAN, Russia and the West under Lenin and Stalin, Mentor Books, New York, 1962 pp. 245-261.

4. Voir la déclaration de Mao aux socialistes japonais, citée dans Denis DOOLIN, The Sino-Soviet Border Conflict, pp. 42-44.

5. Voir à cet effet Hu SHENG, Imperialism and Chinese Politics, Foreign Languages Press, Peking, 1955. 6. Pour une excellente analyse d'un problème semblable en 1911-1912, voir Mary WRIGHT (éd.), China in

Révolution: The First Phase 1910-1913, Yale University Press, New Haven, 1968, pp. 1-66.

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rapports directs. En effet, de tous les États occidentaux, la Russie est celui qui a la plus longue expérience des relations diplomatiques avec la Chine. Ces contacts ont, vraisemblablement, influencé la conception que se font ces deux pays l'un de l'autre de même que leurs façons d'envisager les facteurs qui guident leurs politiques respectives.

D'ailleurs, il semble bien que les inquiétudes actuelles du leadership chinois en ce qui a trait aux intentions soviétiques s'expliquent en partie par le comportement traditionnel de la Russie. La Russie, dans ses rapports avec la Chine, a toujours agi avec résolution, n'hésitant pas à utiliser les calculs ou la force. (Ceci est tout aussi vrai de la diplomatie stalinienne que de la diplomatie tsariste.) La conception que se font les leaders chinois des intentions soviétiques tient probablement compte de ce fait de même que de la volonté de l'URSS à avoir recours à la force afin d'atteindre ses buts7. L'invasion de la Tchécoslovaquie par l'URSS en 1968 de même que les confrontations que la Chine a eues avec ce dernier au printemps et à l'été 1969 ont fortement impressionné les leaders chinois et les ont convaincus que l'URSS n'hésiterait pas à avoir recours à la force soit pour défendre ses intérêts soit même pour promouvoir son influence8.

Le quatrième aspect de l'héritage historique consiste dans le fait suivant : Alors qu'originalement les rapports entre la Chine et la Russie se sont déroulés dans un cadre bilatéral, depuis le milieu du XIXe siècle, ces rapports se sont inextricablement mêlés à ceux que la Chine entretenait avec les autres grandes puissances, offrant ainsi à la Chine une plus grande liberté de manœuvrer et une plus grande flexibilité dans ses négociations. Au cours du XXe siècle, l'instabilité de même que la faiblesse du gouvernement central ont empêché la Chine de poursuivre une diplomatie vigoureuse dans ses négociations avec les grandes puissances. Toutefois, la tradition d'une diplomatie flexible, sensibilisée aux possibilités d'exploiter les conflits entre ses adversaires est une tradition à laquelle le gouvernement actuel peut faire appel afin d'assurer sa sécurité en Extrême-Orient9. Les initiatives récentes de la Chine dans ses relations avec les É.-U. et le Japon en font preuve.

Ce sont là quelques-uns des principaux thèmes de l'évolution complexe d'une rivalité diplomatique, que nous considérons susceptibles de fournir une explication des rapports entre ces deux États et qui sont étroitement liés aux problèmes actuels de la confrontation sino-soviétique.

Il — LA RIVALITÉ DES PARTIS COMMUNISTES

A — Les relations sino-soviétlques et la politique du leadership en Chine: 1921-1949

Depuis 1921, les relations entre l'Union soviétique et la Chirre sont une réplique assez fidèle des relations entre les leaders du Kremlin et ceux du parti communiste chinois et, par voie de conséquence, des tentatives dans chaque pays de constituer une société communiste. Les rapports sino-soviétiques sont donc étroitement liés à la question de la direction du parti dans l'un et l'autre pays. À cet égard, on peut se

7. Déclaration de Mao Tsé-toung cité dans DOOLIN, op. cit. 8. « Down with the New Tsars », éditorial de Jen M I N JIH PAO and Jiefangjun PAO, Peking Review, N° 10,

7 mars 1969, pp. 6-7. 9. Yang LIEN-SHENG, « Historical Notes on the Chinese World Order », dans John FAIRBANK (éd.), The

Chinese World Order, Harvard University Press, Cambridge, 1968, pp. 20-33.

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rendre compte de la susceptibilité des Chinois en se reportant aux fréquentes allusions de Mao aux cadres du parti qui entretiennent des « relations illicites avec des pays étrangers». Il n'est pas besoin d'appuyer outre mesure sur la gravité de pareilles accusations d'intervention dans les affaires internes d'un autre parti.

Évidemment, c'est là un domaine où la recherche s'avère très difficile. La découverte de données fiables est laborieuse; nombreuses sont les interprétations divergentes et souvent contradictoires. De tels ennuis ne doivent pas cependant nous détourner des tentatives d'explorer le dynamisme de l'interaction politique des partis au palier du leadership. Nous sommes convaincu que cet aspect de la question est un facteur d'une importance vitale aux relations entre la Chine et l'Union soviétique. Nous tenons à rappeler deux points concernant la façon dont nous voulons aborder ce problème. D'abord, une étude élaborée du sujet exigerait une analyse soignée des interactions et des interventions à l'intérieur de chacun des deux pays. Toutefois, notre exposé se limite au thème de l'intervention soviétique dans la politique du leadership chinois. L'intervention chinoise dans la politique du leadership soviétique n'entre pas dans le cadre de ce travail, même si elle est une question d'égale importance. Ensuite, nous n'avons pas l'intention d'examiner, au moyen de cas isolés, toutes les péripéties d'une telle interaction. Nous nous préoccupons beaucoup plus d'établir la structure essentielle à pareille analyse et d'esquisser le plan général d'une telle interaction.

1 — PREMIÈRE PÉRIODE (1921-1927)

La première phase comprend la période allant de 1921 à 1927, caractérisée par la collaboration du Kouo-min-tang et du parti communiste chinois (PCC) au tout début de la révolution nationaliste 10. Le point saillant de la politique du leadership au cours de ces années est la domination absolue du leadership du PCC par les dirigeants soviétiques. Le principal agent de cette maîtrise était, il va sans dire, le Komintern, Staline recourant à ses émissaires personnels du Komintern pour exercer sa maîtrise sur le leadership et les programmes politiques du parti communiste chinois. Des agents du Komintern comme Voitinsky, Maring, Borodin, M. N. Roy, Lominadze et Neumann ont joué tour à tour des rôles de premier plan dans la supervision et la mise en application des directives du Staline en Chine. Étant donné les circonstances, il ne faut pas juger exceptionnelle une «tutelle étrangère» comme celle-là. Le parti communiste chinois était encore jeune et ses dirigeants avaient peu d'expérience au double point de vue révolution et organisation. Le chef du parti communiste chinois, Chen Tu-hsiu, était un intellectuel qui devait être plus tard l'objet de critiques de la part de Mao Tsé-toung, celui-ci l'accusant de manquer de compréhension et des conditions requises dans l'exercice du leadership révolutionnaire. Une autre preuve du peu d'estime dont jouissait le parti aux yeux du Kremlin était la proposition soviétique voulant que le Komintern serve de véhicule pour l'expansion de l'influence commu­niste en Chine. Voilà autant de raisons qui expliquent le peu d'ampleur du rôle dévolu au leadership chinois dans ses prises de position personnelles et le manque total d'occasions d'évoluer en fonction des besoins nationaux.

En somme, le caractère dominant du leadership durant cette période est l'intervention constante des Soviets dans la politique interne de la Chine et la

10. Voir l'excellente analyse présentée par Conrad BRANDT, Stalin's Failure in China, Cambridge, Harvard University Press, 1958. On peut aussi consulter, Benjamin SCHWARTZ, Chinese Communism and the Rise of Mao, Cambridge, Harvard University Press, 1951.

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subordination complète du leadership chinois à la maîtrise soviétique, compte tenu évidemment des distances et de l'habileté du leadership soviétique à anticiper et à interpréter correctement les événements dont la Chine était le théâtre.

2 — DEUXIÈME PÉRIODE (1927-1935)

La seconde période de la politique du leadership en Chine s'étend de 1927 à 1935. C'est une étape féconde dans l'évolution du parti communiste chinois. Elle marque la fin d'une décennie presque complète de tentatives de déclenchement de l'activité révolutionnaire dans les villes de Chine et la mise en branle d'une stratégie révolutionnaire propre à la Chine façonnée par Mao Tsé-toung et Chu Te et édifiée sur la paysannerie qui devient le fondement et la force de frappe du mouvement révolutionnaire chinois11. Déjà on peut déceler les fondements des différences fondamentales entre l'Union soviétique et la Chine quant à la nature de la société communiste et à la stratégie voulue pour bâtir cette société après la prise du pouvoir.

Du commencement à la fin de cette période, le parti est nettement divisé entre le groupe des partisans de Mao Tsé-toung et Chu Te et les autres leaders postés dans la région soviétique du centre, d'une part, et du Comité central à Shang-hai (plus tard Kiang-si), d'autre part, qui tombe sous la domination des soi-disant vingt-huit bolcheviques, ex-étudiants de l'université Sun Yat-sen à Moscou, au milieu des années vingt. La plupart retournèrent en Chine en mai 1930 avec Pavel M if, ancien recteur de l'université Sun Yat-sen, envoyé de Staline pour diriger la main-mise par les «étudiants» sur le leadership des organisations centrales du PCC. Mao et ses collègues les plus intimes réussirent à consolider leur pouvoir dans la région centrale et stratégique de Kiang-si vers le début de 1931 mais, à partir de ce moment, Mao perdit peu à peu de son influence auprès du parti, du gouvernement et des forces armées. Le leadership du parti de Shang-hai commença à s'affirmer à Kiang-si en septembre 1931 et la maîtrise de la politique dans la région soviétique du Centre échappa à Mao. Lors de la Conférence de Ningtu en août 1932, on le destitua du Comité des affaires militaires et son prestige commença à s'estomper rapidement. Le pouvoir passa aux mains de Chou En-lai et à la faction des « étudiants » sous la gouverne de Chin Pang-hsien et de Wang Ming. Au moment même où il fut décidé d'entreprendre la Longue Marche, l'influence de Mao à l'intérieur du parti était tombée à son point le plus bas.

Nous pourrions brièvement décrire la politique de leadership durant cette période par les observations suivantes: du commencement à la fin, la division des forces demeura vive, le groupe de Mao formant un pôle d'attraction et la faction des « étudiants » formant l'autre. La lutte entre les deux groupes se résolut finalement, mais d'une façon temporaire seulement, en faveur de ce qu'on pourrait appeler le groupe soviétique, c'est-à-dire les vingt-huit bolcheviques. L'influence du Komintern demeura plutôt ferme (bien que moins forte que durant la période antérieure), comme en fait foi la présence constante des conseillers du Komintern dans le centre de la région de Kiang-si, tandis que les questions fondamentales de la stratégie militaire étaient réglées conformément à la politique du Komintern et non d'après la stratégie préconisée par Mao Tsé-toung.

Pour conclure, cette période constitue un prolongement de l'intervention directe

11. John E. RUE, Mao Tse-Tung in Opposition, Stanford, Stanford University Press, 1966, et Hsiao Tso-LIANG, Power Relations within the Chinese Communist Movement, 1930-1934, Seattle, University of Washington Press, 1961.

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des Soviets dans la politique du leadership du PCC ; toutefois, et ce pour la première fois dans l'histoire du parti, on assista à l'établissement de bases bien définies d'un leadership propre à la Chine et à une première réussite de sa stratégie militaire. La capacité soviétique de mettre en œuvre une politique unilatérale à l'intention du parti chinois a été virtuellement minée par l'apparition et la consolidation à l'intérieur du parti d'un puissant groupe rival indigène qui en revendiquait vivement le leadership. À compter de ce moment, les Soviets ont commencé à perdre de leur influence au sein du parti chinois.

3 — TROISIÈME PÉRIODE (1935-1949)

La Conférence de Tsunyi du Bureau politique du parti communiste chinois a été pour Mao Tsé-toung l'occasion de faire sa rentrée sur la scène politique à titre de leader principal du parti. Il remplaça Chou En-lai à la présidence du Comité des affaires militaires et devint membre du Bureau politique ainsi que du Comité permanent du Politburo. De nombreux spécialistes de la politique chinoise ont vu dans ce retour et cette promotion de Mao un signe évident et précurseur de son ascension à la direction du parti. Mais les faits ne confirment pas cette opinion. Au cours de la période allant de la Conférence de Tsunyi jusqu'au déclenchement du conflit sino-japonais en 1937, Mao dut d'abord affronter une vive opposition de la part de Chang-Kuo-tao et ensuite des chefs de la faction des «étudiants», dont Wang Ming, Ch'in Pang-hsien et Chang-Wen-tien. Durant ce laps de temps, Mao réussit à déjouer ses rivaux à la fois par une diplomatie personnelle astucieuse et par une évaluation précise des options politiques d'alors. Toutefois, le déclenchement de la guerre contre le Japon vint entraver toute tentative pour consolider sa position au leadership12.

Le conflit sino-japonais marqua de son emprinte la nature même du leadership aux échelons supérieurs. La guerre a servi de moule aux relations internes du leadership qui sont restées fondamentalement intactes jusqu'à la Grande révolution culturelle prolétarienne de la fin des années soixante. Leur influence se fera sentir sur le destin de la Chine même après la mort de Mao.

Les exigences de la guerre et la décision d'installer des bases militaires à l'arrière des lignes de combat japonaises ont abouti à une fragmentation du leadership et à une décentralisation des prises de décisions au sein du leadership du parti. À mesure que les bases militaires devenaient de plus en plus distantes et isolées les unes des autres, le pouvoir de prendre des décisions devait être laissé aux dirigeants locaux qui, dans la plupart des cas, étaient des chefs politiques militaires. « Les dirigeants régionaux du parti en vinrent donc à assumer de vastes pouvoirs discrétionnaires et à former des groupes homogènes dont la composition a peu changé avec les années... Ils étaient les éléments de groupes unis par l'amitié, la confiance et la loyauté et dont l'existence devait se prolonger longtemps, une fois la guerre terminée13.»

La guerre a eu des effets de longue portée sur l'évolution politique du leadership au sein du parti communiste chinois. Comme le fait observer Henry Schwartz : « En bref, la guerre a donné lieu à un leadership de coalition dans le parti communiste 14 » .

12. Henry SCHWARTZ, «The Nature of Leadership: The Chinese Communists, 1930-1945», World Politics, vol. XXII, juillet 1970, pp. 54-581.

13. Ibid.,p.512. 14. Henry SCHWARTZ, « Political Leadership and Modernization in Communist China », dans

J. KITAGAWA, (éd.), Understanding Modem China, Quadrangle Books, Chicago, 1969, p. 104.

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Lors du septième congrès du parti en 1945, les membres des cadres hiérarchiques du parti se divisaient en deux groupes : les dirigeants du Yenan et les dirigeants hors du Yenan ou le non-Yenan. Bien entendu, Mao était le chef de file du groupe Yenan. Liu Shao-chi parvint à s'affirmer comme chef de file du groupe non-Yenan. Mao fut élu président du parti mais, comme leader du parti, il était beaucoup plus le premier parmi des partenaires égaux que le dictateur à la tête d'un parti monolithique, comme dans le cas de Staline, par exemple15 .

B — Les relations sino-soviétiques et le modèle de la politique du leadership en Chine : 1949-1972

Au cours de la Grande révolution culturelle prolétarienne, la Chine a étonné le monde en lui révélant des divisions internes aptes à détruire l'unité et l'autorité du leadership du parti communiste chinois. La lutte décisive entre, d'une part, Liu Shao-chi et ses collaborateurs et, d'autre part, le groupe dirigé par Mao Tsé-toung tout comme la purge récente du groupe de Lin Piao ont pris les spécialistes par surprise et les ont incités à réexaminer leur conception de la structure du leadership politique en Chine.

En effet, depuis la création de la République populaire de Chine en 1949, les spécialistes ont vu dans le parti communiste chinois un parti monolithique et hiérarchique ayant un leader incontesté, Mao Tsé-toung. Cette conception était si bien établie parmi les spécialistes que ces derniers ont interprété les désaccords entre les leaders chinois comme une confirmation d'un leadership monolithique plutôt que comme des indices d'un leadership beaucoup plus souple. Récemment, ce modèle dit de « dictature stable » a été l'objet de nombreuses critiques, tout d'abord dans le domaine des études soviétiques et ensuite dans le domaine des études chinoises. Il a fait place à un nouveau modèle de leadership politique dans les systèmes communistes, modèle qu'on a qualifié de « conflictuel » (ou de modèle des « conflits constants ») Ul. Ce modèle souligne les aspects essentiellement dynamiques et instables de la politique chinoise de même que l'influence qu'exercent les luttes politiques sur les institutions et l'élaboration de la politique. Selon ce modèle, la position hiérarchique d'un leader de parti dépend essentiellement de ses affiliations politiques et organisationnelles, de ses rapports avec les leaders d'autres groupements de même que du succès ou de l'échec des politiques qu'il préconise17.

Il nous apparaît très important pour l'étude des relations sino-soviétiques de déterminer si la dynamique de la politique du leadership chinois depuis 1949 est plus conforme au modèle conflictuel qu'au modèle de «dictature stable». En effet, le modèle de « dictature stable » postule un leadership qu'il est fort difficile d'influencer de l'extérieur et qui résiste assez bien aux interventions étrangères. Le modèle

15. Henry SCHWARTZ, « The Nature of Leadership », op. cit., pp. 573-574. 16. Richard C. THORNTON, «The Structure of Communist Politics», World Politics, vol. XXIV, juillet

1972, pp. 498-517. Voir aussi: Philip BRIDGHAM, « Factionalism in the Central Committee », dans John LEWIS (éd.), Party Leadership and Revolutionary Power in China, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, pp. 1-31 ; Uri RA'ANAN, «Chinese Factionalism and Sino-Soviet Relations», Current History, septembre 1970, pp. 134-141 ; Michel C. OKSENBERG, « Policy-Making under Mao Tse-Tung, 1949-1968», Comparative Politics, avril 1971, pp. 323-360; John W. LEWIS, «Leadership and Power in China », dans J. LEWIS (éd.), op. cit., pp. 1-31.

17. Melvin GURTOV, «The Style of Politics and Foreign in Communist China», dans Joseph KITAGAWA (éd.), op. cit., pp. 139-162.

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« conflictuel », d'autre part, pose en principe un leadership beaucoup plus sensible aux influences étrangères. Il est possible, par exemple, qu'un certain groupe de leaders soient incités à solliciter l'appui des leaders politiques de puissances étrangères en faveur de politiques qu'ils préconisent afin d'avoir raison d'une opposition interne qui se manifeste dans les plus hauts conseils du parti, de l'armée et du gouvernement. C'est donc à partir de cette hypothèse que nous examinerons le problème du leadership chinois et des relations sino-soviétiques depuis 1949.

La première crise importante du leadership de la Chine communiste durant ses années de formation, survint peu de temps après la naissance de la République populaire de Chine. En 1953, certains leaders haut-placés, désireux d'exploiter les changements de structures politiques et militaires prévus, formèrent une coalition contre Mao et quelques-uns des autres leaders. Ce fut la tentative de la soi-disant « alliance antipartiste de Kao-Jao ». Cette coalition, dirigée par Kao Kang et Jao Shu-shih, comprenait aussi d'autres leaders tels que P'eng Teh-huai et Chu Teh de même que certains membres du leadership soviétique dont l'identité n'a jamais été révélée par les Chinois. Il semble bien que Kao exigea le remplacement de quelques-uns des leaders en place (notamment Liu Shao-chi et Chou En-lai) de même que son propre avancement et celui de Chu Teh. Dans le but de justifier ses revendications, Kao Kang élabora sa « théorie des deux partis » faisant allusion au parti des bases révolutionnai­res, d'une part, et au parti des zones blanches, d'autre part18.

Cette théorie des deux partis est d'un très grand intérêt et mérite d'être étudiée très attentivement car elle est conforme au modèle de la politique du leadership présenté plus haut. Toutefois, nous nous intéressons ici avant tout au rôle qu'aurait joué l'URSS dans cette tentative. Kao Kang fut accusé d'avoir voulu établir un « royaume indépendant » dans le Nord-Est de la Chine et d'avoir entretenu des relations illicites avec l'Union soviétique 19. De toute évidence, Staline avait décidé de concentrer l'aide économique soviétique dans la région du Nord-Est afin d'être en mesure d'étendre les limites de l'influence soviétique dans cette région. Kao Kang, de son côté, ne semble pas avoir hésité à exploiter l'aide soviétique afin d'affermir son propre pouvoir en Mandchourie. Il avait d'ailleurs précédé Mao à Moscou en 1949 et avait signé au nom du gouvernement de la Mandchourie une entente séparée avec l'URSS. En outre, la présence soviétique dans le Nord-Est était particulièrement manifeste, à l'époque, tirant partie de l'administration du système de chemin de fer et de la reconstruction de l'infrastructure industrielle du Nord-Est. L'accusation de complicité avec l'Union soviétique formulée contre Kao Kang semble être bien fondée. Que ce soit Kao Kang ou Staline qui ait pris l'initiative de cette relation importe peu. Du point de vue de Mao, une telle intervention étrangère dans les affaires intérieures de la Chine serait inacceptable. La mort de Staline en 1953 provoqua un changement radical dans la politique soviétique à l'égard de la Mandchourie et la position de Kao Kang en fut irrémédiablement compromise.

La deuxième crise importante du leadership depuis la Libération s'est déroulée à Lushan aux mois de juillet et août en 1959 lors d'une réunion élargie du Politburo

18. Voir: Frederick TEIWES, «A Review Article: The Evolution of Leadership Purges in Communist China», China Quarterly, 1970, N° 41, pp. 122-126; Richard THORNTON, op. cit., pp. 502-513; National Conférence of the Chinese Communist Party: Révolution on the Anti-Party Block of Kao Kang and Jao Shu-shih, mars 1955 ; JEN MIN JIH PAO (éditorial), « Tremendous Victory of the Party in History», 10 avril 1955.

19. Hong Qi, « From the Defeat of P'eng Teh-huai to the Bankrupicy of China's Krushchev », août 1967.

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convoquée par le Comité central. Des lignes politiques divergentes furent à l'origine de cette lutte20.

À Lushan, le maréchal P'eng Teh-huai appuyé par le commandant en chef de l'état-major de l'armée de libération, Huang K'o-cheng et un certain nombre de leaders gouvernementaux et militaires se lancèrent dans une critique virulente du « Grand Bond en Avant21 ». P'eng dénonça les efforts mis à développer l'économie par l'entremise des mouvements de masse de même que les erreurs et les faiblesses de la campagne menée en faveur de l'établissement des communes. P'eng, comme l'avait fait Kao Kang quelques années plus tôt, laissa entendre que les leaders militaires devaient être appelés à jouer un rôle plus important dans les affaires du parti. Enfin, et c'est ce qui est le plus important de notre point de vue, P'eng fut accusé de « s'être opposé aux politiques préconisées par Mao visant à créer par nos propres efforts, un complexe indépendant et complet d'industries nationales de défense ».

Au lieu de cela, P'eng préconisa « en s'appuyant sur la clique révisioniste de Khrouchtchvev l'amélioration de l'armement de notre armée et le développement d'une science militaire et d'une technologie moderne u ».

On a ensuite prétendu que P'eng Teh-huai avait obtenu l'appui de la clique révisioniste de Khrouchtchvev dans sa lutte contre Mao.

Si nous jetons un coup d'oeil rétrospectif sur cet événement, il semble bien que les opinions de P'eng sur le développement économique et militaire s'étaient fortement inspirées de l'expérience soviétique. En outre, P'eng estimait que la Chine ne saurait se moderniser sans une aide militaire et économique de la part de l'URSS. Enfin, ses liens intimes avec les leaders soviétiques (Khrouchtchvev affirmera après la purge que P'eng était « son meilleur ami » et qu'il était « un homme brave ») fortifièrent les soupçons de Mao qui vit en P'eng Teh-huai un intrigant qui complotait avec l'URSS dans le but de causer sa chute.

La période entre 1960 et 1965, permit à la Chine et à l'URSS de présenter l'ensemble de leurs différends en termes doctrinaux, dans le but de solliciter l'appui des autres partis communistes. En outre, et c'est ce qui nous importe, Mao en arriva à croire qu'il y avait un lien très intime entre, d'une part, l'orientation qu'avait donnée l'URSS à son développement social et économique et, d'autre part, les difficultés qu'il avait eues à persuader ses collègues à accepter sa stratégie de la mobilisation des masses en faveur du développement. Mao voyait là une menace aux valeurs maoïstes et aux possibilités de réalisation du communisme en Chine.

La Grande révolution culturelle prolétarienne, la troisième crise du leadership, fournit à Mao l'occasion de renvoyer les leaders chinois dont les politiques, d'après Mao, étaient en voie de changer la « couleur » même de la Chine.

Liu Shao-chi fut qualifié de Khrouchtchvev chinois et ses collègues les plus proches traités de « révisionistes bourgeois23 ». Les renseignements que nous possé­dons ne nous permettent pas de conclure que Liu agissait de connivence avec les

20. Philip BRIDGHAM, op. cit., pp. 212-220; Resolution of the Chinese Communist Party Central Committee Concerning Anti-Party Clique Headedby P'eng Teh-huai », 16 août 1959 ; Union Research Service, The Case of P'eng Teh-huai, Hong Kong, 1970.

21. Richard THORNTON, op. cit., p. 516; Donald ZAGORIA, The Sino-Soviet Conflict 1956-1961, Princeton, Princeton University Press, 1962, pp. 66-143.

22. /VC7V/l,20août 1967, cité dans BRIDGHAM, op. cit., p. 217. 23. Voir: The Great Cultural Révolution in China, Hong Kong, Asia Research Centre, 1967; CCP

Documents on the Great Proletarian Cultural Révolution, 1966-67, Hong Kong, Union Press Limited, 1968; The Great Power Struggle in China, Hong Kong, Asia Research Centre. 1969.

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leaders de l'URSS. Il se peut que la guerre au Viêt-nam ait provoqué des débats acerbes et des divisions au sein du leadership chinois quant à l'opportunité de concerter leurs efforts avec ceux de l'URSS. Il semble bien que le crime commis par Liu ait été celui de préconiser des politiques qui, selon Mao, allaient nécessairement amener une « restauration du capitalisme » en Chine. Mao était convaincu que des politiques analogues avaient eu cet effet en URSS, Liu devient, inconsciemment, le principal agent du révisionisme en Chine.

D'autre part, l'ampleur de la purge parmi les aspirants au leadership et les remous populaires au début de la Révolution culturelle eurent pour effet d'accentuer la vulnérabilité de la Chine aux intrusions venant de l'extérieur. La décision de couper court à la première phase de la Révolution culturelle, sinon de la faire avorter, et de mettre le PLA à l'abri des attaques venant de l'extrême-gauche en 1967-1968 était probablement dictée, partiellement du moins, par la crainte d'une intervention soviétique (advenant la propagation mal contenue des désordres et l'impuissance du PLA à garantir la sécurité de la Chine). Ce fut probablement le danger perceptible d'une intervention soviétique de même que l'appui de Liu aux mesures de politique intérieure — ce qui, aux yeux de Mao, constituait une seule et même menace — qui détermina les limites de la participation soviétique à la Révolution culturelle. Même si ouvertement on en faisait peu de cas, c'est l'URSS qui demeurait pendant tout ce temps le principal souci des partisans du leadership de Mao.

Puis ce fut l'événement du 13 septembre 1971 qui devait se dénouer, le 30 du même mois, par les protestations de la République populaire de Mongolie: la violation du territoire mongolien par un avion Trident chinois qui s'écrasa au cours d'un vol Pékin-Irkoutsk avec neuf personnes à son bord. C'était, aux yeux du monde extérieur, l'indication qu'une lutte farouche, déclenchée au cours de l'été 1971 parmi les membres du Politburo chinois, avait atteint son paroxysme au début de septembre24. Ce conflit interne, quatrième crise pour le leadership chinois depuis 1949, se solda par la plus étonnante des purges à bien des égards. Lin Piao, successeur désigné de Mao, était accusé d'avoir comploté, avec Chen-Po-ta et des officiers supérieurs de l'armée, l'assassinat du président Mao et son remplacement par une dictature bonapartiste. L'enjeu de toute l'affaire remontait à l'assemblée plenière de Lushan en août 1970 et se ramenait aux questions suivantes:

1) le châtiment des ultra-gauchistes à qui on attribuait les pires excès de la Révolution culturelle;

2) le rôle des forces armées dans la restauration des structures du parti ; 3) l'orientation nouvelle de la politique étrangère chinoise qui se concrétisa

éventuellement par les invitations à M. Kissinger et au président Nixon de se rendre en Chine;

4) des divergences de vues en politique agricole, surtout en rapport avec la mécanisation de l'agriculture.

L'absence de preuves formelles ne nous permet pas d'en arriver à une reconstitution satisfaisante des péripéties de cette lutte pour le pouvoir25. Pour confirmer le thème de notre exposé, on peut relever l'accusation chinoise portée récemment à Hong Qi et les déclarations subséquentes du personnel des Affaires

24. « China's Political Crisis : Calendar of Conspiracy », Hong Kong, Far Eastern Economie Review, annuaire 1972, pp. 46-48.

25. Pour la version officielle, voir le New York Times, 28-29 juillet 1972 et le document « Douze » attribué au Comité central du parti communiste chinois, publié dans Le Devoir, Montréal, 11 septembre 1972.

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extérieures à l'effet que Lin Piao et d'autres personnalités influentes des forces armées étaient de connivence avec les leaders soviétiques pour tramer le prétendu complot contre Mao Tsé-toung26. La mise en accusation de Hong Qi souligne l'existence de « trames internationales » à la conspiration du maréchal Lin ; elle précise encore que les dirigeants de luttes entre factions recherchaient inévitablement l'appui de P« impérialisme social » pour s'emparer du pouvoir. En même temps, les Chinois faisaient part à deux membres du Parlement japonais que Lin Piao avait été en communication étroite avec l'ancien ministre soviétique de la Défense, le maréchal Rodion Malinowsky, décédé en 1967. Bien entendu, les Soviets ont contesté la version chinoise de cette lutte pour le pouvoir, se contentant toutefois d'opposer un démenti formel de complicité et de préméditation.

Le rôle joué par les Soviets relativement à la purge de Lin Piao reste donc problématique. Les renseignements disponibles semblent indiquer une certaine précon­naissance de la part des Soviets, mais on ne peut rejeter du revers de la main les tentatives des Chinois pour discréditer Lin et Chen Po-ta en inventant de toutes pièces cette histoire de liaison avec les révisionnistes soviétiques.

III — CONCLUSION

Le rôle décisif de l'armée au cours de cette lutte en quatre étapes et les assertions chinoises concernant l'existence de liens étroits entre Kao Kang, P'eng Teh-huai, Lin Piao et les leaders soviétiques confirment jusqu'à un certain point notre hypothèse initiale relativement à l'influence soviétique sur la politique du leadership chinois. Cette hypothèse souligne encore l'importance cruciale des incidences qui précèdent sur l'avenir des relations sino-soviétiques. Dans l'opinion de Mao, l'Union soviétique constitue une menace mortelle à l'implantation du communisme en Chine.

Compte tenu de cette documentation, nous pouvons conclure que l'atmosphère de grande hostilité qui caractérise les relations sino-soviétiques repose sur de profondes divergences idéologiques, sur un désaccord fondamental concernant la nature de deux systèmes sociaux et sur une susceptibilité extrême et bien enracinée de la part de la Chine à toute intrusion soviétique dans la politique du leadership chinois. Les éléments de division géopolitique solidement ancrés dans l'histoire, ajoutés aux conceptions radicalement différentes sur la façon d'édifier une société communiste sont une source de tensions toujours croissantes entre ces deux États et, signe de relâche, de toute l'orientation de l'alignement des pouvoirs dans l'Est et le Sud-Est de l'Asie.

Dans les milieux chinois, on s'accorde à dire que le niveau d'hostilité qui se manifeste dans les relations de parti à parti n'empêche pas nécessairement des relations normales d'État à État. Cependant, compte tenu des liens entre la politique interne maoïste et la définition de l'idéologie communiste aussi bien que des rapports

26. Chi PING, «The Law of Class Struggle in the Socialist Period »., Hong Qi, N° 8, 1972; traduction abrégée dans Peking Review, N° 33, 18 août 1972, pp. 7-10. Voir aussi: Wang CHE, « How Engels Criticized Duhring's Apriorism », Peking Review, N° 10, 10 mars 1972, pp. 5-9; Chi PING, « Attach Importance to the Rôle of Teachers by Négative Example », Peking Review, N° 13, 31 mars 1972, pp. 5-8 (traduction abrégée de Hong Qi, N° 3, 1972)'; « University of Revolutionary Cadres— A Guarantee of Victory », Peking Review, N° 27, 21 juillet 1972, pp. 6-9; Tien CHIHSUNG, «The Masses are the Makers of History», Peking Review, N° 29, 21 juillet 1972, pp. 7-11.

27. New York Times, 13 août 1972.

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existants entre cette idéologie et la légitimité des opinions politiques dans les deux pays, il semble que les obstacles à l'amélioration des relations de part et d'autre demeurent formidables. Tant que la politique interne de la Chine continuera d'évoluer vers l'autonomie, c'est-à-dire dans une direction sensiblement différente de l'expé­rience soviétique, les relations entre la Chine et l'Union soviétique demeureront sujettes à de vives dissensions de part et d'autre.