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L'ENFANT DE WINNICOTT R. J. E. Bacon In Press | Libres cahiers pour la psychanalyse 2000/1 - N°1 pages 59 à 69 ISSN 1625-7480 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2000-1-page-59.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bacon R. J. E., « L'enfant de Winnicott », Libres cahiers pour la psychanalyse, 2000/1 N°1, p. 59-69. DOI : 10.3917/lcpp.001.0059 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour In Press. © In Press. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.92.237.46 - 12/11/2012 09h13. © In Press Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 176.92.237.46 - 12/11/2012 09h13. © In Press

L’enfant de Winnicott

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L'ENFANT DE WINNICOTT R. J. E. Bacon In Press | Libres cahiers pour la psychanalyse 2000/1 - N°1pages 59 à 69

ISSN 1625-7480

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-libres-cahiers-pour-la-psychanalyse-2000-1-page-59.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bacon R. J. E., « L'enfant de Winnicott »,

Libres cahiers pour la psychanalyse, 2000/1 N°1, p. 59-69. DOI : 10.3917/lcpp.001.0059

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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L’enfant de Winnicott

R. J. E. BACON

MALGRÉ LES AMBIGUÏTÉS et les ambivalences queWinnicott entre-tenait avec la psychanalyse classique, malgré son souhait que

ses idées et points de vue y occupent une place bien distincte, il resta pour-tant paradoxalement fidèle au projet fondamental de la psychanalyse,aussi bien dans ses capacités créatrices qu’autodestructrices.

Je précise que ce que j’entends par « psychanalyse » n’est pas uneidentité fixe, une méthode ou un corpus de pensée, mais plutôt unemanière décentrée, inquiétante, de considérer la personne, toujours endécalage par rapport au « sens commun » établi, et beaucoup plus concer-née par le non-dit ou le non-exprimable que par ce qui est déjà parlé ouexprimable. Et dans mes observations sur Winnicott, je m’intéresseraiautant à ce qu’il n’a pas dit ou à ce qu’il a laissé inexprimable qu’à cequ’il a approfondi.

Il est généralement plus confortable de repenser aux choses familières,qu’il s’agisse de retrouver de vieilles connaissances, amis ou sentiments,ou de rétablir ce qui a été perdu, oublié ou écarté. Mais un regard psy-chanalytique nouveau implique beaucoup plus que cela et de manièrebeaucoup moins confortable : il relève d’une technique générant doute etanxiété par ses attaques continuelles contre le pouvoir du savoir établi.

Cliniquement j’ai souvent trouvé au cœur de la névrose une imagefigée qui pourrait se formuler comme « c’est ainsi » ou « voilà commeje suis », et qui représente une sorte de demande « comment cela devrait

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être » ou « comment je devrais être ». Et cette image, aussi négative ethonteuse qu’elle puisse paraître, doit être protégée contre toute intrusion,interférence ou changement ; car elle est devenue la « véritable » iden-tité, tout ce que la personne pense qu’elle peut savoir ou posséder en toutecertitude. Et ce qui vaut pour les personnes vaut aussi bien pour lessystèmes de pensée, les cultures et les sociétés.

Tous les grands penseurs et praticiens de la psychanalyse ont, dediverses manières, généré anxiété profonde, haine et représailles, enraison et en proportion de la menace qu’ils ont fait peser sur ces imagesfigées et ces demandes, et sur le savoir établi qu’ils ouvrent au chan-gement et à la transformation. Et cependant, il y a dans tout cela del’ironie ; car ces mêmes iconoclastes et révolutionnaires sont souventtransformés, ou se transforment eux-mêmes, en icônes et gardiens d’unnouveau savoir qui devient à son tour le dogme procurant stabilité,sécurité et identité. C’est ainsi que la psychanalyse devient une techniqueou une institution ne soutenant que sa croyance en elle-même – le patientdevenant le moyen de ses fins – et finit par être identique à la maladiequ’elle cherche à soigner. Ou pour dire les choses autrement, la « cure »devient la perpétuation ou le tabernacle de la maladie.

Un moyen psychanalytique de sortir de ce refus pervers de change-ment est la reconnaissance de ce que Bion appelait « les multiples ver-tex », ce qui signifie simplement qu’il faut travailler activement entenant compte de tous les points de vue, si nombreux soient-ils. Cartoutes les grandes théories psychanalytiques sont orientées vers la com-préhension du développement de la personnalité, qu’il s’agisse de larésolution du complexe d’Œdipe, de l’acceptation de la castration, dela confrontation au non (m) du père et au grand Autre, ou de l’accès àla position dépressive. Toutes suivent ce fil central d’une transformationet appellent au renoncement d’une position d’unicité et à l’acceptationde la multiplicité du monde interne comme du monde externe.

La clé de cette acceptation et de cette transformation tient, pour lespatients, pour les thérapeutes, comme pour les théoriciens, en un acteanalytique particulier dont la relecture est un des modèles : retour aumoyen d’un Autre, à travers sa présence et sa pensée, à une inconnue quifera office de perpétuel point d’interrogation. C’est cela la fonctionmême de la thérapie, car un thérapeute n’est pas celui qui amène le

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patient à dire « oh oui, je me souviens très bien de cela », mais littéra-lement à se re-souvenir de ce dont il se souvient mal, à re-penser cequi n’a pas eu lieu et comment ce n’était pas. Et bien sûr, ce dont on doitretrouver le souvenir n’est pas « la vérité », mais plutôt toutes ces accu-mulations d’images, de fantasmes, de souvenirs, devenues mythes ouromans familiaux, et comprises ou acceptées comme s’il s’agissait dela vérité – reflets dans les histoires que nous et les autres avons racon-tées sur eux-mêmes et sur nous et où nous nous reconnaissons… à tort.

* **

Deux points m’ont répétitivement frappé en relisant Winnicott. Lepremier fut l’étrangeté et la difficulté de ses écrits, alors qu’ils parais-saient faciles et simples. J’ai trouvé une différence radicale entre l’image(mon image) de Winnicott comme l’un des écrivains les plus populaireset les plus accessibles de la psychanalyse, et le sentiment pénible quebeaucoup de ce qu’il disait était loin d’être accessible ou populaire.J’irais même jusqu’à dire qu’il y a une tension dans son écriture commes’il voulait retenir ou tenir secrète sa pensée, tout autant qu’il voulait larévéler. Au moment où vous pensez « ah, voilà ce qu’il veut dire », iléchappe de nouveau à votre compréhension. Winnicott s’est plaint lui-même – je pense que c’était auprès de Masud Khan – de cette tendanceà le réduire à un objet familier. « Les gens pensent que je suis Winniel’ourson. Mais non, je suis Winnicott ».

« Impitoyable » est déjà en soi un concept winnicottien importantmais il définirait assez bien une autre caractéristique de cette écritureoù le non-dit est presque aussi important que le dit. On en trouve unsigne dans l’absence dans ses articles de tout appareil critique : ni notesde bas de pages, ni remerciements, ni références bibliographiques etc.Il laissa une grande partie de cette tâche à Masud Khan, et dans sesremerciements au début des Processus de maturation1, il dit de celui-ci :« C’est à lui que je dois de voir peu à peu les liens de mon travail aveccelui d’autres analystes, passés et présents. En particulier je lui suis

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1. Processus de maturation chez l’enfant, Payot 1970 (The Maturational Processes &The Facilitating Environment, London, The Hogarth Press, 1965).

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reconnaissant de la préparation d’un index ». Cette solitude deWinnicott se reflète dans ses textes : il ne débat avec personne ; il y atrès peu de dialogues ou de discussions, il y a toujours la présencelointaine et sous-entendue de Mélanie Klein, mais il la cite rarement.Cela est très différent des écrits de Klein, Bion ou Lacan, engagésentre eux et avec les Freudiens, dans de furieuses querelles et tragédiesœdipiennes, et qui se reconnaissent, par là même et ouvertement, unepréhistoire commune tout en luttant pour se faire une place à l’inté-rieur de la famille.

De même au plan théorique, ce que Winnicott écarte est impres-sionnant : c’est la plupart des questions-clés de la sexualité, l’identitésexuelle, la castration, le complexe d’Œdipe, le père, la libido et lespulsions en général, le ça, le langage et les mots, le désir… l’essentielde l’appareil théorique de Sigmund Freud. Et certes, si Winnicott refuseainsi de débattre avec les idées orthodoxes, c’est parce que celles-cisont devenues le « savoir », le « dicible », et qu’elles ont pour lui, désor-mais, fonction de résistance. S’il veut parler, ce doit être d’ailleurs.

* **

Pour Winnicott au fond, il existe un seul sujet, l’enfant. Au moinsdans ses écrits de l’après-guerre, l’enfant est devenu sa préoccupationprimordiale, le lieu à partir duquel la plupart de ses autres idées furentdéveloppées.

L’enfant n’était pas vraiment un nouveau sujet pour la psychana-lyse, mais l’enfant winnicottien était différent. Il n’était pas l’enfant dela pensée freudienne classique, enveloppé de son narcissisme primaire,et ayant progressivement à se détacher, par une série de castrations, duprincipe de plaisir. Il n’était pas non plus l’enfant kleinien, arrivant aumonde muni de sa panoplie éclatante de fantasmes inconscients etenfermé dans son monde intérieur psychotique.

Selon moi, l’enfant winnicottien comporte trois caractéristiques.Premièrement, il naît dans un état de dépendance absolue ; deuxième-ment et par conséquent, on ne peut parler de cet enfant sans inclure cedont il est complètement dépendant, le « holding », l’environnementnourricier, représenté à l’origine par la mère ; et troisièmement, cet

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enfant complètement dépendant « possède » cependant un noyau d’au-tonomie et d’indépendance absolue, ou plutôt il « est » ce noyau, àcondition qu’il soit protégé contre l’empiétement et l’intrusion. Et cenoyau est son « vrai self ».

Chacune de ces trois caractéristiques entraîne certains paradoxes.Premièrement l’impuissance totale de l’enfant, sa grande fragilité sontce qui lui offre cette position absolument centrale qui transforme l’en-vironnement autour de lui ; par la demande de l’enfant à être porté, lamère est transformée de sujet en objet. Elle doit renoncer à son indivi-dualité, à ses désirs, pour devenir ce dont l’enfant a besoin. Dans sonarticle célèbre « L’utilisation de l’objet »2, Winnicott décrit comment lamère-objet ne peut reconquérir son autonomie, sa subjectivité, qu’à tra-vers le « cadeau » du développement de l’enfant. C’est ainsi que, para-doxalement, au moyen de cette dépendance totale, l’enfant devient « Hismajesty the baby ».

Deuxièmement, la mère, dans le souci d’être suffisamment bonne,du moins au tout début, doit cesser d’avoir une vie indépendante : bienqu’elle ait tout pouvoir sur lui, elle devient un être totalement soumisà l’enfant.

Cela nous conduit au troisième paradoxe. Pour Winnicott, l’impor-tant est l’état unitaire de l’enfant, son « je », sa conviction d’être l’unique.Etre capable de dire « je suis » et « je suis seul » est pour lui une desgrandes réussites du développement. Dans les mathématiques winni-cottiennes 1+1 = 1, c’est-à-dire que l’enfant plus son environnementproduisent un « je ». Pour Winnicott, cela est un concept central qu’ildéveloppera avec une impitoyable vigueur et déploiera dans toute lacomplexité de ses théories concernant l’agression et la destructivité.Et, là encore, il se distingue des autres analystes en laissant de côté lesdeux autres conséquences psychanalytiques possibles de cette équa-tion : soit 1+1 = 2 représentant la confrontation œdipienne, soit 1+1 = 3représentant la confrontation avec la scène primitive.

Et le quatrième paradoxe tient à ce que la vérité de l’enfant ne résidepas dans sa totale dépendance, mais dans sa totale indépendance, c’est-à-dire dans son « vrai self ».

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2. In Jeu et réalité, Gallimard 1975 (Playing & Reality, London, Penguin, 1971).

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L’apport des concepts de Winnicott concernant l’enfant fut aussirévolutionnaire que la découverte par Freud de l’inconscient. Ils bou-leversèrent le monde psychanalytique. Mais ils montraient aussi sonadhésion au véritable projet de la psychanalyse : allant au-delà de ce quiavait été déjà dévoilé, se centrant sur ce qui était non-exprimé, le met-tant en mots dans la conscience, et amenant à réorganiser les manièreshabituelles de penser et les points de vue admis, il devenait de ce fait véri-tablement analytique. Quand Winnicott « passe en revue » les sujetsimportants de la psychanalyse, ce n’est pas pour les admettre mais pourêtre capable de dire : « il y a quelque chose qui manque ici ». Et pourêtre capable de voir ce qui manquait, pour le mettre en mots, il a écartéradicalement tout ce qui remplissait déjà l’écran.

Solitude de Winnicott. Un des meilleurs ouvrages sur ses travaux aété écrit par Madeleine Davis3. Dans cette brillante évocation de sa pen-sée et de son style, l’auteur fait surgir l’image d’une île, une image quidepuis des siècles est centrale et précieuse dans la conscience de l’iden-tité anglaise.

* **

En préparant cet article, je lisais le livre de Sebastian Faulks Ledrame de l’homme anglais4, qui comprend trois courtes biographies,de l’artiste d’avant-guerre Christopher Wood, celle du pilote de ladeuxième guerre mondiale Richard Hillary, et celle de l’intellectuel,journaliste et espion des années 50, Jeremy Wolfenden.

Malgré les nombreuses différences entre ces trois hommes, Faulks dis-tingue certaines caractéristiques communes qu’il identifie comme spé-cifiques de leur identité anglaise. La première est un sens élevé et idéaliséde leur individualité, la seconde, une sorte d’isolation par rapport auxidées, tendances et coutumes étrangères, et la troisième, un certain replie-ment sur leur propre self et donc une sorte d’indifférence au mondeextérieur et à la mort. Et ce repli vers l’intérieur s’inscrit dans un milieusocial et culturel également replié sur lui-même, celui de la classe

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3. Winnicott : introduction à son œuvre, PUF, 1992 (Boundary and space : anintroduction to the work of D.W.Winnicott, London, Karnac, 1981).

4. The Fatal Englishman, London, Penguin, 1997.

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moyenne anglaise. Faulks décrit une autre particularité commune : cestrois hommes ont eu des relations très profondes, quasi incestueuses,avec leur mère, leur père restant absent ou évoqué avec mépris.

Que Faulks ait choisi des personnages ayant vécu avant, pendant ouaprès la deuxième guerre mondiale n’est pas un hasard car ce furent despériodes critiques dominées par la peur des invasions, par l’effort exigéd’une guerre totale, puis par l’épuisement et la reconstruction. Les îlessont difficiles à envahir, mais elles sont constamment préoccupées par lamenace de l’invasion, que ce soit par les personnes, les maladies ou lesidées. Le bon État, le bon « parent » de la nation insulaire n’est pas le pèrequi oriente ses enfants vers le monde, mais le père/mère protecteur quicrée un espace nourricier sécurisant, à l’abri de toute contaminationextérieure. Et c’est précisément l’exécution de ces fonctions parentalesqui a absorbé et épuisé l’État anglais dans ces moments historiques.

Mais pendant et après la deuxième guerre mondiale, comme cela seproduisit déjà lors de la première guerre mondiale, l’Angleterre, bienqu’elle résistât avec succès à l’invasion extérieure, subit une autre sorted’invasion venant de l’intérieur, et qu’elle dut également repousser :une invasion causée par le bouleversement des modèles de comportementet de sensibilité personnels et collectifs, et par la perturbation des hié-rarchies rigides et des organisations sexuelles et sociales. Un grandnombre de jeunes hommes partirent au combat ; il y eut un relâchementdes interdits, notamment sexuels. De plus, comme pendant la premièreguerre mondiale, les hommes durent s’aimer les uns les autres pourcombattre ensemble, avec l’angoisse de s’aimer l’un l’autre de « manièreincorrecte ». Enfin, un grand nombre de femmes furent également affran-chies des contraintes sociales et personnelles, et acquirent plus de libertéet d’autonomie au plan économique, politique et sexuel. La psychana-lyse elle-même ne fut pas épargnée par ces changements, ni par lespressions pour un retour à la « normalité ».

Dans ce contexte, Winnicott fut profondément anglais. En lisant sesarticles d’après-guerre, notamment sur les objets transitionnels ou surle jeu, on ne peut qu’être frappé par son souci profond de ménager desespaces protégés de toute intrusion et de toute contestation, au sein des-quels il soit possible de jouer et de grandir. Et consciemment ou non, ilparticipa au souci de normalisation par l’attention qu’il porta aux mères

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et aux enfants, comme par la façon dont il écarta la sexualité de sonapproche de la psychanalyse et de ses considérations sur le rôle desfemmes, et enfin par sa tendance à réduire le rôle de l’homme à un pèreprotecteur veillant sur le couple mère-enfant. Laïos, Jocaste et Œdipe,ce trio agité, conflictuel et érotique fut ainsi totalement perdu de vue.

Le contexte culturel et social où s’inscrivit la pensée de Winnicottpermet d’abord d’expliquer pourquoi, en Angleterre, il est soit adoré, soitignoré ; il est rarement soumis à un examen critique détaillé, mais sim-plement accepté comme « ayant raison ». Ce sentiment de sa « jus-tesse » a beaucoup à voir avec la « conformité culturelle » de ses idées :Winnicott pouvait être considéré comme exprimant un ensembled’images et de contraintes culturelles et sociales profondément enra-cinées ; et pour la société au sens large, par opposition à la très parti-culière société de psychanalystes, il pouvait être ressenti commeprofondément conventionnel et rassurant. Quoi de mieux, en effet, aprèsune guerre mondiale, que cette idée « Home is where we start from »,le titre de l’un de ses livres les plus connus5.

* **

Dans « l’Esprit et ses rapports avec le psyché-soma »6, Winnicott aécrit sur le corps vivant indissociable de l’esprit sans jamais mention-ner les caractéristiques de la vie du corps, du moins celles qui impor-tent à une compréhension psychanalytique. Il substitue à la notion decorps le concept métaphysique de « continuité de l’être » et cet inter-médiaire désincarné qu’il appelle l’environnement. Ainsi ce qu’il écarted’une élaboration psychique est précisément ce corps dangereux aucœur de la psychanalyse, le corps des vides, des manques et desorifices, des pulsions instinctuelles, des exigences et des désirs. Nil’environnement, ni l’enfant, qui sont au centre du schéma deWinnicott,ne possèdent un tel corps.

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5. Home is where we start from : essays by a psychoanalyst. Penguin, 1986. Il est difficilede rendre le côté sagesse populaire de l’expression. On peut dire « la maison, c’est delà qu’on part », mais il faudrait ajouter la nuance que « c’est là que tout commence ».

6. In De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969 (Through Paedriatrics toPsychoanalysis, Hogarth Press, 1958).

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Winnicott s’est intéressé de façon primordiale à la séparation et à lasolitude. Alors qu’il est communément considéré comme le principalchantre de la « relation d’objet », il ne cesse cependant de démontrer qu’ilexiste chez l’enfant un besoin aussi total d’un espace sans contact, sansrelation, et qui ne doit être menacé ni par les demandes ou les désirsdu monde extérieur, ni par les pulsions et les désirs provenant de l’en-fant lui-même : il appelle cette aire de non-contact « le vrai self ». Dans« La théorie de la relation parent-nourrisson »7, il montre par exemplecombien cette menace peut être dangereuse et insidieuse. Le messageest clair : assimiler, et avoir envie d’assimiler, connaître la satisfactiond’avoir envie et d’assimiler, c’est, en puissance, être envahi, être fis-suré, et perdre cette complétude, cette solitude, ou cet « état unifié »qui est pour lui le cœur du vrai self.

Il est très difficile de savoir ce que Winnicott pensait de ce que pou-vait être « la vérité du self dans la relation d’objet », ou plus précisément,« la vérité du self dans les rapports humains ». Paradoxalement l’ar-ticle qui examine cette question au plus près est intitulé « La capacitéd’être seul »8 ! Winnicott y affirme en fait que la masturbation est l’apo-gée de la maturité érotique et que la véritable capacité de relation du moise manifeste lorsque deux personnes sont seules, chacune avec elle-même, comme cela se passe après avoir fait l’amour, ou au concert, oudans un lien d’amitié : elles ne se perturbent pas l’une l’autre par desdemandes ou des désirs ; elles s’autorisent mutuellement l’expérienced’être un « je » unifié.

Le développement de ce courant de pensée trouve son expressiondéfinitive dans « L’Utilisation de l’objet »9. Le pôle patient/enfant repré-sente l’unité de base, le pôle analyste/mère est là pour être utilisé. Danscet article, son raisonnement est subtil et complexe, usant d’une argu-mentation féroce contre Klein et les travaux de ses successeurs surl’identification projective et l’agression. Mais finalement, il s’y emploieà frayer un circuit impossible : celui-là même qui permet et exige quesurgisse le besoin d’un Autre distinct et qu’il soit créé sans compro-mettre pour autant le sentiment de complétude et d’intégrité du self.

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7. Ibid.8. Ibid.9. Op. cit.

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Comment y parvient-il ? En substituant à la dialectique freudienne de ladépendance relationnelle – à la fois intrapsychique et interpersonnelle –la notion de dépendance totale.

Dans le modèle freudien, il y a, nécessairement, débat, négociationet compromis entre les diverses formations intrapsychiques : moi, sur-moi, ça ; pulsions et instincts concurrentiels d’amour et de haine, devie et de mort, etc. De même, il doit y avoir lutte, compromis et négo-ciation entre les parties extérieures liées ensemble – l’enfant, ses parents,leurs sexes – toutes prises dans un drame œdipien et qui, à profit ouperte, doivent finir par s’entendre. A l’origine de la vie psychique, il ya, pour Freud, un drame, des personnages, des liens et des mots.

Winnicott en donne, lui, une toute autre image : non un drame, sim-plement un sujet dans un besoin absolu ou une exigence absolue ; pasde débat, de vide que les mots viendraient habiter. Pour lui l’infans estlittéralement un non-parlant avec lequel la mère doit être empathique-ment en phase. Et ce qu’il redoute le plus pour cet enfant, pour son vraiself, est l’invasion, ou l’intrusion, non seulement de l’extérieur maisaussi de l’intérieur, des instincts et de leurs excitations sexuelles. Aussi,pour préserver cet enfant et son vrai self, il doit inventer non un corpsmais un corps-esprit, un psyché-soma qui est – ou peut s’imaginer être –complet en lui-même.

Pour Freud, les instincts sont inextricablement liés aux pulsions, àla libido, aux excitations sexuelles et aux orifices, sources essentiellesde frustrations. Ces orifices – la bouche, l’anus, l’urètre, et les organesgénitaux – contiennent un agglomérat de caractéristiques importantes :ils sont, d’abord, littéralement des trous ou des vides, des limites – sor-ties et entrées – c’est-à-dire des lieux de prolongement du self vers lesautres, et des lieux de réception des autres dans le self ; ensuite, ils nereprésentent pas que des limites du self, ils expriment aussi son incom-plétude, sa position de manque (à la fois vide et désir) dans sa relationaux autres. La possession d’orifices aussi vitaux conduit l’être à uninextricable compromis avec les autres ; ils sont les lieux de la plusgrande excitation, de la plus grande tension; désirs et angoisses naissentà leur proximité, ces orifices les incarnent en tant qu’ils constituent unepart significative de « la vérité du sujet humain ».

Mais pour Winnicott, c’est tout le contraire, car l’existence du vraiself, son organisation et le sentiment de continuité de l’être exigent

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protection et isolation par rapport à cette circulation à double sens pro-duite par les instincts et les désirs qui s’expriment et se conflictuali-sent au travers des orifices. Et ce n’est pas seulement l’enfant, le self del’enfant, qui nécessite une telle protection. Dans ses articles majeurs, ilfait de cette exigence le pivot de ses idées sur le développement du jeu,des phénomènes transitionnels, de la maturité et de la créativité.

Winnicott était un anglais, un médecin et un romantique ; ces traitsqui lui permettaient de voir, d’entendre et de parler comme il l’a faiteurent aussi leurs conséquences négatives : son isolement, son refus dudialogue et sa méfiance à l’égard de l’étranger sont les marques d’uncaractère exceptionnel, presque narcissique, qui refusait de se laisserentamer. Ses idées étaient son bébé, et comme les enfants sur lesquelsil écrivait, il devait les protéger aussi bien de l’extérieur que d’elles-mêmes. Cela n’a pas été sans conséquence sur l’influence que sa pen-sée a exercée sur les analystes : la « maternalisation », la désexualisationde la pratique psychothérapeutique a entraîné beaucoup de praticiens àadopter une position de pseudo-mère. Car les thérapies conduites selonles directives winnicottiennes écartent les questions et les soucis de lasexualité : les organes génitaux, la différence des sexes, les désirs… Ily a là un problème pour les patients et aussi pour la psychanalyse. Carcelle-ci a montré qu’elle ne se rappelle pas toujours comment grandiret devenir adulte, dans sa tendance à traiter sa propre multiplicité et sadiversité par les processus primaires de clivage, de projection et dedéni, dans la tendance de chaque « membre » de la famille analytiqueà revendiquer sa propre unité et son absolue complétude.

Winnicott, au moins dans sa théorie, participe de ce refus psychana-lytique d’accéder à l’état adulte. Son enfant, semblable en cela à celui desfreudiens classiques et des kleiniens, souffre d’une difficulté à s’articu-ler à l’adulte qu’il deviendra. A toute théorie de l’enfant, s’attache uneprofonde nostalgie de l’enfance, une résistance à grandir et à changer.

R.J.E. Bacontraduit de l’anglais par Josiane Rolland

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