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UN MALENTENDU DE TROP : ESQUISSE POUR UNE ANALYSE DE L'HUMOUR CHEZ BATAILLE Sandrine Israël Editions Lignes | « Lignes » 2005/2 n° 17 | pages 110 à 124 ISSN 0988-5226 ISBN 2849380369 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-110.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sandrine Israël, « Un malentendu de trop : Esquisse pour une analyse de l'humour chez Bataille », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 110-124. DOI 10.3917/lignes.017.0110 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Lignes. © Editions Lignes. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 121.108.86.73 - 16/08/2015 13h40. © Editions Lignes

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UN MALENTENDU DE TROP : ESQUISSE POUR UNE ANALYSE DEL'HUMOUR CHEZ BATAILLESandrine Israël

Editions Lignes | « Lignes »

2005/2 n° 17 | pages 110 à 124 ISSN 0988-5226ISBN 2849380369

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-lignes-2005-2-page-110.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sandrine Israël, « Un malentendu de trop : Esquisse pour une analyse de l'humour chez Bataille », Lignes 2005/2 (n° 17), p. 110-124.DOI 10.3917/lignes.017.0110--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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supplée l’éveil devant quoi la philosophie ne cesse de s’engourdir à lamesure même de ses efforts. Et cet éveil, toute philosophie, alors mêmequ’elle s’efforce de se reposer dans des résultats définitifs, le rechercheobscurément.

Cet éveil ne consiste pas en une vague illumination, où l’individu alorsattaché à résoudre un problème particulier ferait éclater dans son rire leslimites de son objet et du sujet qu’il était juste auparavant pour rejoindreune vérité d’un ordre supérieur. Il s’annonce bien plutôt dans la saisieprécise du distinct – la connaissance discursive, claire et distincte – et del’indistinct – la perte des limites des êtres unis par telle forme de dépense,par telle charge émotionnelle – conjoints l’un à l’autre. Autrement dit, lerire ouvrira le champ intégral des possibilités humaines, au lieu derestreindre celui-ci à ce qui peut s’articuler en un discours clair et distinct,horizon de la distinction qui n’est jamais mieux préservé que lorsque l’ons’endort au moment où l’indistinct vient le menacer. C’est ainsi que l’intel-ligence voulant étendre les limites de son pouvoir rétrécit d’autant le champde l’expérience. Philosophique, la démarche de Bataille ne veut pas, parsouci de rigueur, des illusions bienfaisantes qui font office de narcotiques.Mais elle est également à l’opposé de la philosophie qui par souci de rigueurexclut les formes de dépense où les limites des êtres se perdent et qui, parlà, retombe sans le vouloir dans les illusions bienfaisantes. Pourtant, cetteheureuse résolution du problème philosophique que le rire promet à celuiqui escompta tout savoir aboutit-elle bien à l’éveil, ou n’est-elle encorequ’un narcotique de plus ?

« L’analyse du rire m’avait ouvert un champ de coïncidences entre lesdonnées d’une connaissance émotionnelle commune et rigoureuse et cellesde la connaissance discursive. Les contenus se perdant les uns dans les autresdes diverses formes de dépenses (rire, héroïsme, extase, sacrifice, poésie,érotisme ou autres) définissaient d’eux-mêmes une loi de communicationréglant les jeux de l’isolement et de la perte des êtres. La possibilité d’uniren un point précis deux sortes de connaissances jusqu’ici étrangères l’uneà l’autre ou confondues grossièrement donnait à cette ontologie saconsistance inespérée : tout entier le mouvement de la pensée se perdait, maistout entier se retrouvait, en un point où rit la foule unanime. J’en éprouvaiun sentiment de triomphe : peut-être illégitime, prématuré ?... il me sembleque non. Je sentis rapidement ce qui m’arrivait comme un poids. Ce qui

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SANDRINE ISRAËL

Un malentendu de trop :Esquisse pour une analyse de l’humour chez Bataille

En 1953, dans une conférence intitulée « Non-savoir, rire et larmes »,Bataille expose le principe de la réflexion encore balbutiante du jeunehomme d’une vingtaine d’années qu’il était alors dans les années vingt :« Il y a tout de même quelque chose que je puis retenir de ma réflexion àce moment-là, c’est son principe. Ce principe, c’était de considérer que leproblème majeur était le problème du rire ; et, formulant cela d’une façontout à fait grossière, très loin de ce que je représente maintenant même, jeme disais que si j’arrivais à savoir ce qu’était le rire, je saurais tout, j’auraisrésolu le problème des philosophies. Il me semblait que résoudre le problèmedu rire et résoudre le problème philosophique était évidemment la mêmechose. L’objet que je saisissais en riant, si vous voulez, me paraissait d’unintérêt comparable à l’objet que la philosophie se pose la plupart du temps 1. »

Ce que Bataille énonce ici à l’aide de termes classiquement philoso-phiques – « réflexion », « principe », « tout savoir », « résoudre le problèmedes philosophes » – n’est en effet pas étranger à la philosophie. Cependant,identifier la résolution qu’apporte « l’objet saisi en riant » avec la résolutionque la philosophie apporte à tel problème défini relèverait d’unmalentendu, puisque une telle résolution, atteinte à travers le rire, ne résoutrien d’autre qu’un certain paradoxe. Soit l’ensommeillement qui gagne lapensée à mesure qu’elle s’efforce de connaître, effort fatigant et reposantà la fois dont le rire éveille. À la réflexion philosophique qui se repose dansles résultats acquis au terme d’efforts fatigants, la pensée en train de rire

1. G. Bataille, Œuvres complètes (abrégées Œ. C. à partir de maintenant), t. VIII, p. 221.

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supplée l’éveil devant quoi la philosophie ne cesse de s’engourdir à lamesure même de ses efforts. Et cet éveil, toute philosophie, alors mêmequ’elle s’efforce de se reposer dans des résultats définitifs, le rechercheobscurément.

Cet éveil ne consiste pas en une vague illumination, où l’individu alorsattaché à résoudre un problème particulier ferait éclater dans son rire leslimites de son objet et du sujet qu’il était juste auparavant pour rejoindreune vérité d’un ordre supérieur. Il s’annonce bien plutôt dans la saisieprécise du distinct – la connaissance discursive, claire et distincte – et del’indistinct – la perte des limites des êtres unis par telle forme de dépense,par telle charge émotionnelle – conjoints l’un à l’autre. Autrement dit, lerire ouvrira le champ intégral des possibilités humaines, au lieu derestreindre celui-ci à ce qui peut s’articuler en un discours clair et distinct,horizon de la distinction qui n’est jamais mieux préservé que lorsque l’ons’endort au moment où l’indistinct vient le menacer. C’est ainsi que l’intel-ligence voulant étendre les limites de son pouvoir rétrécit d’autant le champde l’expérience. Philosophique, la démarche de Bataille ne veut pas, parsouci de rigueur, des illusions bienfaisantes qui font office de narcotiques.Mais elle est également à l’opposé de la philosophie qui par souci de rigueurexclut les formes de dépense où les limites des êtres se perdent et qui, parlà, retombe sans le vouloir dans les illusions bienfaisantes. Pourtant, cetteheureuse résolution du problème philosophique que le rire promet à celuiqui escompta tout savoir aboutit-elle bien à l’éveil, ou n’est-elle encorequ’un narcotique de plus ?

« L’analyse du rire m’avait ouvert un champ de coïncidences entre lesdonnées d’une connaissance émotionnelle commune et rigoureuse et cellesde la connaissance discursive. Les contenus se perdant les uns dans les autresdes diverses formes de dépenses (rire, héroïsme, extase, sacrifice, poésie,érotisme ou autres) définissaient d’eux-mêmes une loi de communicationréglant les jeux de l’isolement et de la perte des êtres. La possibilité d’uniren un point précis deux sortes de connaissances jusqu’ici étrangères l’uneà l’autre ou confondues grossièrement donnait à cette ontologie saconsistance inespérée : tout entier le mouvement de la pensée se perdait, maistout entier se retrouvait, en un point où rit la foule unanime. J’en éprouvaiun sentiment de triomphe : peut-être illégitime, prématuré ?... il me sembleque non. Je sentis rapidement ce qui m’arrivait comme un poids. Ce qui

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SANDRINE ISRAËL

Un malentendu de trop :Esquisse pour une analyse de l’humour chez Bataille

En 1953, dans une conférence intitulée « Non-savoir, rire et larmes »,Bataille expose le principe de la réflexion encore balbutiante du jeunehomme d’une vingtaine d’années qu’il était alors dans les années vingt :« Il y a tout de même quelque chose que je puis retenir de ma réflexion àce moment-là, c’est son principe. Ce principe, c’était de considérer que leproblème majeur était le problème du rire ; et, formulant cela d’une façontout à fait grossière, très loin de ce que je représente maintenant même, jeme disais que si j’arrivais à savoir ce qu’était le rire, je saurais tout, j’auraisrésolu le problème des philosophies. Il me semblait que résoudre le problèmedu rire et résoudre le problème philosophique était évidemment la mêmechose. L’objet que je saisissais en riant, si vous voulez, me paraissait d’unintérêt comparable à l’objet que la philosophie se pose la plupart du temps 1. »

Ce que Bataille énonce ici à l’aide de termes classiquement philoso-phiques – « réflexion », « principe », « tout savoir », « résoudre le problèmedes philosophes » – n’est en effet pas étranger à la philosophie. Cependant,identifier la résolution qu’apporte « l’objet saisi en riant » avec la résolutionque la philosophie apporte à tel problème défini relèverait d’unmalentendu, puisque une telle résolution, atteinte à travers le rire, ne résoutrien d’autre qu’un certain paradoxe. Soit l’ensommeillement qui gagne lapensée à mesure qu’elle s’efforce de connaître, effort fatigant et reposantà la fois dont le rire éveille. À la réflexion philosophique qui se repose dansles résultats acquis au terme d’efforts fatigants, la pensée en train de rire

1. G. Bataille, Œuvres complètes (abrégées Œ. C. à partir de maintenant), t. VIII, p. 221.

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une limite supplémentaire. Autrement dit, atteindre l’extrême du possiblene consiste pas à indéfiniment reculer les limites du possible, mais c’estaller là où s’illimitent les limites de l’expérience, mettre en question lefondement même de l’expérience possible. Car un tel fondement témoignede la confusion que fait l’homme dormant entre ce qui est en son pouvoiret ce qu’il « est », libre des liens qui l’asservissent à ce qu’il asservit.

Pourtant, une telle mise en question est menacée de s’épuiser à son touren devenant une connaissance de plus. « Et même à supposer l’extrêmeatteint, ce ne serait pas l’extrême encore, si je m’endormais. L’extrêmeimplique “il ne faut pas dormir pendant ce temps-là 4…” ». Par conséquent,même si Bataille continue à faire du rire la mise en jeu du possible, larévélation de l’« amère et insoluble énigme » en modifie la portée. Il nes’agit plus désormais, ou cela n’est plus l’essentiel – cet essentiel qu’est leproblème du rire lorsqu’il équivalait encore au problème de la philosophie– de trouver ces heureux points de coïncidence entre la connaissanceémotionnelle commune et la connaissance discursive au moyen des loisinhérentes aux formes de la dépense, dont le rire est la métonymie. « Rireà mort » est la seule image que trouve Bataille pour évoquer la portée d’unrire qui ne sera plus – ou plus seulement – commun, mais souverain : unrire qui sera la puissance d’éveil d’une mise en question désormaisinépuisable.

Dans Le Coupable, Bataille dira : « Le rire éperdu sort de la sphèreaccessible au discours, c’est un saut qui ne peut se définir à partir de sesconditions. […] Le rire est le saut du possible dans l’impossible – et del’impossible dans le possible. Mais ce n’est qu’un saut : le maintien serait laréduction de l’impossible au possible ou l’inverse 5. »

Un rire, donc, qui ne peut se définir à partir de ses conditions, et parlequel ne devra avoir lieu ni la réduction de l’impossible au possible – sansquoi l’on retombe dans ce paradoxe qui veut qu’à mesure que laconnaissance veut s’accroître, elle diminue le champ de son possible et s’envoit en retour amoindrie – ni la réduction du possible à l’impossible – sansquoi, plus d’expérience du tout. D’où l’occasion de malentendus sur l’expé-

4. G. Bataille, Œ. C., t. V, p.56.5. G. Bataille, Le Coupable, Œ. C., t. V, p. 346.

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ébranla mes nerfs fut d’avoir achevé ma tâche : mon ignorance portait surdes points insignifiants, plus d’énigmes à résoudre ! Tout s’écroulait ! Jem’éveillai devant une énigme nouvelle, et celle-là, je le sus aussitôt,insoluble : cette énigme était si amère, elle me laissa dans une impuissancesi accablée que je l’éprouvai comme Dieu, s’il est, l’éprouverait. Aux troisquarts achevé, j’abandonnai l’ouvrage où devait se trouver l’énigmerésolue. J’écrivis Le Supplice, où l’homme atteint l’extrême du possible 2. »

Ce passage figure dans l’avant-propos de L’Expérience intérieure, écritentre 1941 et 1942, et consigne l’étrange succès du désir philosophique dujeune Bataille, succès devenu si rapidement une déconvenue. En effet,Bataille aura tout su, aura résolu l’énigme. Le rire aura bien mis la penséeà l’épreuve de la perte, et le champ du possible s’en sera trouvé élargi. Maisla triomphante satisfaction de Bataille lui apparaît alors ressemblerfortement à la satisfaction du philosophe une fois sa tâche accomplie,comme si la modalité du rire ayant affecté la modalité discursive s’étaittrouvée déterminée en retour par la pensée discursive. Autrement dit, lesort qui veut que l’intelligence pure, en étendant ses limites, restreigne lechamp du possible, un tel sort va tomber sur la connaissance émotionnelleou l’émotion connaissante : il n’y a désormais plus rien qui puisse être misà l’épreuve du rire.

En 1953, Bataille avait rajouté, évoquant toujours son intuition de jeunehomme, qu’alors « rire et penser [lui] parurent d’abord se compléter. Lapensée sans le rire [lui] parut mutilée, le rire sans la pensée était réduit àcette insignifiance qui lui est communément accordé […] 3 ». S’éveiller à lacharge de sens du rire, et par là s’éveiller à la plénitude de l’expérience, cen’était pourtant que reculer un peu plus les limites du possible, faire gagnerun peu de terrain. Ce que révèle cependant la résolution de l’énigme enl’accomplissement de ce champ de possibles plus riche, plus ample, c’estqu’aboutir, c’est dormir encore. L’extrême du possible n’est pas une limiteplus éloignée encore que celle à laquelle aboutit Bataille dans le livreabandonné aux trois quarts achevé. L’extrême du possible est là où il n’estpas possible d’aller plus loin, sans que pour autant ce point d’arrêt forme

2. G. Bataille, Œ. C., t. V, p. 11.3. G. Bataille, Œ. C., t. VIII, p. 562.

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une limite supplémentaire. Autrement dit, atteindre l’extrême du possiblene consiste pas à indéfiniment reculer les limites du possible, mais c’estaller là où s’illimitent les limites de l’expérience, mettre en question lefondement même de l’expérience possible. Car un tel fondement témoignede la confusion que fait l’homme dormant entre ce qui est en son pouvoiret ce qu’il « est », libre des liens qui l’asservissent à ce qu’il asservit.

Pourtant, une telle mise en question est menacée de s’épuiser à son touren devenant une connaissance de plus. « Et même à supposer l’extrêmeatteint, ce ne serait pas l’extrême encore, si je m’endormais. L’extrêmeimplique “il ne faut pas dormir pendant ce temps-là 4…” ». Par conséquent,même si Bataille continue à faire du rire la mise en jeu du possible, larévélation de l’« amère et insoluble énigme » en modifie la portée. Il nes’agit plus désormais, ou cela n’est plus l’essentiel – cet essentiel qu’est leproblème du rire lorsqu’il équivalait encore au problème de la philosophie– de trouver ces heureux points de coïncidence entre la connaissanceémotionnelle commune et la connaissance discursive au moyen des loisinhérentes aux formes de la dépense, dont le rire est la métonymie. « Rireà mort » est la seule image que trouve Bataille pour évoquer la portée d’unrire qui ne sera plus – ou plus seulement – commun, mais souverain : unrire qui sera la puissance d’éveil d’une mise en question désormaisinépuisable.

Dans Le Coupable, Bataille dira : « Le rire éperdu sort de la sphèreaccessible au discours, c’est un saut qui ne peut se définir à partir de sesconditions. […] Le rire est le saut du possible dans l’impossible – et del’impossible dans le possible. Mais ce n’est qu’un saut : le maintien serait laréduction de l’impossible au possible ou l’inverse 5. »

Un rire, donc, qui ne peut se définir à partir de ses conditions, et parlequel ne devra avoir lieu ni la réduction de l’impossible au possible – sansquoi l’on retombe dans ce paradoxe qui veut qu’à mesure que laconnaissance veut s’accroître, elle diminue le champ de son possible et s’envoit en retour amoindrie – ni la réduction du possible à l’impossible – sansquoi, plus d’expérience du tout. D’où l’occasion de malentendus sur l’expé-

4. G. Bataille, Œ. C., t. V, p.56.5. G. Bataille, Le Coupable, Œ. C., t. V, p. 346.

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ébranla mes nerfs fut d’avoir achevé ma tâche : mon ignorance portait surdes points insignifiants, plus d’énigmes à résoudre ! Tout s’écroulait ! Jem’éveillai devant une énigme nouvelle, et celle-là, je le sus aussitôt,insoluble : cette énigme était si amère, elle me laissa dans une impuissancesi accablée que je l’éprouvai comme Dieu, s’il est, l’éprouverait. Aux troisquarts achevé, j’abandonnai l’ouvrage où devait se trouver l’énigmerésolue. J’écrivis Le Supplice, où l’homme atteint l’extrême du possible 2. »

Ce passage figure dans l’avant-propos de L’Expérience intérieure, écritentre 1941 et 1942, et consigne l’étrange succès du désir philosophique dujeune Bataille, succès devenu si rapidement une déconvenue. En effet,Bataille aura tout su, aura résolu l’énigme. Le rire aura bien mis la penséeà l’épreuve de la perte, et le champ du possible s’en sera trouvé élargi. Maisla triomphante satisfaction de Bataille lui apparaît alors ressemblerfortement à la satisfaction du philosophe une fois sa tâche accomplie,comme si la modalité du rire ayant affecté la modalité discursive s’étaittrouvée déterminée en retour par la pensée discursive. Autrement dit, lesort qui veut que l’intelligence pure, en étendant ses limites, restreigne lechamp du possible, un tel sort va tomber sur la connaissance émotionnelleou l’émotion connaissante : il n’y a désormais plus rien qui puisse être misà l’épreuve du rire.

En 1953, Bataille avait rajouté, évoquant toujours son intuition de jeunehomme, qu’alors « rire et penser [lui] parurent d’abord se compléter. Lapensée sans le rire [lui] parut mutilée, le rire sans la pensée était réduit àcette insignifiance qui lui est communément accordé […] 3 ». S’éveiller à lacharge de sens du rire, et par là s’éveiller à la plénitude de l’expérience, cen’était pourtant que reculer un peu plus les limites du possible, faire gagnerun peu de terrain. Ce que révèle cependant la résolution de l’énigme enl’accomplissement de ce champ de possibles plus riche, plus ample, c’estqu’aboutir, c’est dormir encore. L’extrême du possible n’est pas une limiteplus éloignée encore que celle à laquelle aboutit Bataille dans le livreabandonné aux trois quarts achevé. L’extrême du possible est là où il n’estpas possible d’aller plus loin, sans que pour autant ce point d’arrêt forme

2. G. Bataille, Œ. C., t. V, p. 11.3. G. Bataille, Œ. C., t. VIII, p. 562.

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dès lors on peut, comme Sartre l’a fait, successivement me reprocherd’aboutir à Dieu, d’aboutir au vide ! ces reproches contradictoires appuientmon affirmation : je n’aboutis jamais. C’est pourquoi la critique de mapensée est si difficile. Ma réponse, quoi qu’on dise, est donnée d’avance :je ne pourrai d’une critique bien faite tirer, comme c’est le cas, qu’unnouveau moyen d’ivresse. Je ne m’arrêtais pas dans la précipitation de mafuite à tant d’aspect comiques : Sartre me permettant d’y revenir… C’estsans fin 7. »

Que Bataille use de moyens conceptuels, comme dans le passage tiréde Méthode de méditation, en distinguant « commun » et « souverain »,ou encore de moyens « pratiques », en tirant de la critique sartrienne autantde nouvelles occasions d’éveil, de sorte que si Bataille ne fait pas rire Sartreau sens commun du terme, Sartre fait rire Bataille au sens souverain, celui-ci a une « réponse donnée d’avance » à lui opposer. Autrement dit, loin deconstituer un obstacle à la communication de sa pensée, les malentendusà quoi prête celle-ci favorisent au contraire la portée que cherchait à rendrel’auteur par son livre. C’est par conséquent au sens fort qu’il s’agitd’entendre ce mot qui apparaît quelques lignes plus loin dans la réponseà Sartre : « Chaque livre est aussi la somme des malentendus qu’iloccasionne 8. »

Il y a cependant une chose pour laquelle Bataille ne semble pas avoirde réponse donnée d’avance, et c’est, d’une façon d’abord difficilementcompréhensible eu égard à la façon dont, par ailleurs, Bataille répond à lacritique de Sartre, l’accusation de rire jaune ou amer. Dans la « Discussionsur le péché », où Sartre est présent, Bataille y reviendra : « Quant à rirejaune, c’est ce qui m’est le plus étranger 9. » On peut également lire, dansSur Nietzsche écrit en 1944 : « Rien ne m’est davantage étranger qu’unrire amer. Je ris naïvement, divinement. Je ne ris pas quand je suis triste,et quand je ris, je m’amuse bien. » « On m’a traité de “veuf de Dieu”,d’“inconsolable veuf”… Mais je ris. Le mot revenant sans fin sous ma

7. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p. 199.8. Idem, p. 2009. Idem, p. 356. Cette discussion suivit une conférence intitulée « Le sommet et ledéclin », conférence qui donnera la première partie de Sur Nietzsche.

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rience dont cherche à parler Bataille, malentendus dont le ressort reposesur la différence de portée entre le rire éprouvé comme expérienceémotionnelle – une émotion parmi d’autres dans le vaste champ desémotions possibles – et le rire à mort, rire « souverain » excédant et faisantexcéder le possible.

On connaît les termes de ce qui semble depuis bien longtemps déjà êtrela version la plus grossière d’un tel malentendu. On les trouve dans lacritique de L’Expérience intérieure écrite par Sartre en 1943 sous le titre« Un nouveau mystique ». Dans celle-ci, Sartre oppose « le rire blanc etinoffensif de Bergson » au « rire jaune de Bataille ». Le rire de Bataille est,selon Sartre, « forcé », « amer ». Sartre dira encore : « Il se peut que M. Bataille rie beaucoup dans la solitude, mais rien n’en passe dans sonouvrage. Il nous dit qu’il rit, il ne nous fait pas rire. » Ce malentendu seproduit à la faveur de la confusion entre le rire comme émotion possibledont la qualité de la portée se mesurera à sa spontanéité, et donc à sonauthenticité, et le rire « à mort » dont parle Bataille. Dans un passage deMéthode de méditation, probablement rédigé en 1945, Bataille distingueraexplicitement les deux rires : « Rapporter les objets de pensée aux momentssouverains suppose une opération souveraine, différente du rire, et généra-lement, de toute effusion commune. C’est l’opération dans laquelle la penséearrête le mouvement qui la subordonne et, riant – ou s’abandonnant àquelque autre effusion souveraine –, s’identifie à la rupture des liens qui lasubordonnaient 6. »

Cette confusion entre le « commun » et le « souverain » qui affectel’intégralité de la lecture sartrienne donnera par conséquent lieu à ce relevédes contradictions de la pensée que Bataille expose dans L’Expérienceintérieure que constitue en grande part « Un nouveau mystique », etfournira également matière à la double accusation de mysticisme et descientisme. Or dans sa « Réponse à Jean-Paul Sartre », Bataille montreracomment, simultanément, celui-ci n’a rien compris tout en participant àson insu au mouvement déconcertant exprimé par le livre ainsi critiqué :« Ma chute vertigineuse et la différence qu’elle introduit dans l’espritpeuvent n’être pas saisies par qui n’en fait pas l’expérience par lui-même :

6. G. Bataille, Œ. C., t. V, p. 214.

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dès lors on peut, comme Sartre l’a fait, successivement me reprocherd’aboutir à Dieu, d’aboutir au vide ! ces reproches contradictoires appuientmon affirmation : je n’aboutis jamais. C’est pourquoi la critique de mapensée est si difficile. Ma réponse, quoi qu’on dise, est donnée d’avance :je ne pourrai d’une critique bien faite tirer, comme c’est le cas, qu’unnouveau moyen d’ivresse. Je ne m’arrêtais pas dans la précipitation de mafuite à tant d’aspect comiques : Sartre me permettant d’y revenir… C’estsans fin 7. »

Que Bataille use de moyens conceptuels, comme dans le passage tiréde Méthode de méditation, en distinguant « commun » et « souverain »,ou encore de moyens « pratiques », en tirant de la critique sartrienne autantde nouvelles occasions d’éveil, de sorte que si Bataille ne fait pas rire Sartreau sens commun du terme, Sartre fait rire Bataille au sens souverain, celui-ci a une « réponse donnée d’avance » à lui opposer. Autrement dit, loin deconstituer un obstacle à la communication de sa pensée, les malentendusà quoi prête celle-ci favorisent au contraire la portée que cherchait à rendrel’auteur par son livre. C’est par conséquent au sens fort qu’il s’agitd’entendre ce mot qui apparaît quelques lignes plus loin dans la réponseà Sartre : « Chaque livre est aussi la somme des malentendus qu’iloccasionne 8. »

Il y a cependant une chose pour laquelle Bataille ne semble pas avoirde réponse donnée d’avance, et c’est, d’une façon d’abord difficilementcompréhensible eu égard à la façon dont, par ailleurs, Bataille répond à lacritique de Sartre, l’accusation de rire jaune ou amer. Dans la « Discussionsur le péché », où Sartre est présent, Bataille y reviendra : « Quant à rirejaune, c’est ce qui m’est le plus étranger 9. » On peut également lire, dansSur Nietzsche écrit en 1944 : « Rien ne m’est davantage étranger qu’unrire amer. Je ris naïvement, divinement. Je ne ris pas quand je suis triste,et quand je ris, je m’amuse bien. » « On m’a traité de “veuf de Dieu”,d’“inconsolable veuf”… Mais je ris. Le mot revenant sans fin sous ma

7. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p. 199.8. Idem, p. 2009. Idem, p. 356. Cette discussion suivit une conférence intitulée « Le sommet et ledéclin », conférence qui donnera la première partie de Sur Nietzsche.

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rience dont cherche à parler Bataille, malentendus dont le ressort reposesur la différence de portée entre le rire éprouvé comme expérienceémotionnelle – une émotion parmi d’autres dans le vaste champ desémotions possibles – et le rire à mort, rire « souverain » excédant et faisantexcéder le possible.

On connaît les termes de ce qui semble depuis bien longtemps déjà êtrela version la plus grossière d’un tel malentendu. On les trouve dans lacritique de L’Expérience intérieure écrite par Sartre en 1943 sous le titre« Un nouveau mystique ». Dans celle-ci, Sartre oppose « le rire blanc etinoffensif de Bergson » au « rire jaune de Bataille ». Le rire de Bataille est,selon Sartre, « forcé », « amer ». Sartre dira encore : « Il se peut que M. Bataille rie beaucoup dans la solitude, mais rien n’en passe dans sonouvrage. Il nous dit qu’il rit, il ne nous fait pas rire. » Ce malentendu seproduit à la faveur de la confusion entre le rire comme émotion possibledont la qualité de la portée se mesurera à sa spontanéité, et donc à sonauthenticité, et le rire « à mort » dont parle Bataille. Dans un passage deMéthode de méditation, probablement rédigé en 1945, Bataille distingueraexplicitement les deux rires : « Rapporter les objets de pensée aux momentssouverains suppose une opération souveraine, différente du rire, et généra-lement, de toute effusion commune. C’est l’opération dans laquelle la penséearrête le mouvement qui la subordonne et, riant – ou s’abandonnant àquelque autre effusion souveraine –, s’identifie à la rupture des liens qui lasubordonnaient 6. »

Cette confusion entre le « commun » et le « souverain » qui affectel’intégralité de la lecture sartrienne donnera par conséquent lieu à ce relevédes contradictions de la pensée que Bataille expose dans L’Expérienceintérieure que constitue en grande part « Un nouveau mystique », etfournira également matière à la double accusation de mysticisme et descientisme. Or dans sa « Réponse à Jean-Paul Sartre », Bataille montreracomment, simultanément, celui-ci n’a rien compris tout en participant àson insu au mouvement déconcertant exprimé par le livre ainsi critiqué :« Ma chute vertigineuse et la différence qu’elle introduit dans l’espritpeuvent n’être pas saisies par qui n’en fait pas l’expérience par lui-même :

6. G. Bataille, Œ. C., t. V, p. 214.

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pour les besoins de la cause, Bataille aurait recours au langage commun– ces mots encore gluants du mensonge – que pourra peut-être entendrecelui qui, n’entendant que ce langage commun, ne saisit pas la portée dumalentendu, et en commet un de trop. À moins encore qu’il ne s’agissepour Bataille de renforcer le malentendu au moyen d’une justification simaladroite, et de transformer le grain de sable en moteur supplémentaire.Mais une telle ruse, faisant si parfaitement réussir l’échec (à aboutir), netrahirait-elle pas une complicité sinon demeurée insensible, entre leregistre commun, qui, dans la faiblesse du sommeil, veut l’efficace, et leregistre souverain 12 ? N’y a-t-il pas alors à cet endroit l’occasion de mettreen jeu ou en question, non pas ce qui sans la puissance d’éveil du riresouverain se résout en savoir, mais l’évidence de la distinction entre« commun » et « souverain » ?

*

C’est celui qui n’a d’expérience que commune, et qui n’est jamais quedemeuré dormant dans l’extériorité des choses et de lui-même, voulant dèslors qu’on lui parle de choses distinctes qu’il puisse saisir objectivement,qui aura produit chez Bataille quelque chose comme une surprisemalvenue, sans réponse donnée d’avance, en l’espèce d’une grossièrecontestation du principe même de contestation. Étrange échec, non inclusà l’avance dans cette mise en question incessante où défaille la suffisancedu moi.

De celui qui rit de lui au moment où il se trouve affecté par un échec,on dit qu’il fait preuve d’humour. Freud définit ainsi l’essence de l’humourdans son article intitulé « L’humour » : « Il n’y a aucun doute, l’essencede l’humour consiste à économiser les affects que la situation devraitoccasionner, et à se dégager par une plaisanterie de la possibilité de telles

12. Dans Le Coupable, rédigé entre 1939 et 1943, Bataille écrit : « Je célèbre en riantles noces de l’échec et de la puissance […] La mise en question veut encore l’échec, elleveut la réussite de l’échec (que ce soit l’échec qui réussisse) : la pure lucidité ne peuten ce sens aller jusqu’au bout, elle n’est pas réussite de la déchirure ! ». Œ. C., t. V,p. 348-349.

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plume, on dit alors que je ris jaune. Je m’amuse et m’attriste à la fois dumalentendu. » « Combien, certaines fois, il est douloureux de parler. J’aimeet c’est mon supplice de ne pas être deviné, de devoir prononcer des mots –encore gluants du mensonge, de la lie des temps. Je m’écœure d’ajouter (dansla crainte de grossiers malentendus) : “Je me moque de moi-même” 10. »

« Le rire », dit Bataille dans L’Expérience intérieure, « naît de dénivel-lations, de dépressions données brusquement. Si je tire la chaise… à lasuffisance d’un sérieux personnage succède soudain la révélation d’uneinsuffisance dernière (on tire la chaise à des êtres fallacieux). Je suis heureux,quoi qu’il en soit, de l’échec éprouvé. Et je perds mon sérieux moi-même,en riant. Comme si c’était un soulagement d’échapper au souci de masuffisance 11. » Bataille n’avait pas prévu que l’on rît du rieur, surprenantce dernier alors même que celui-ci laisse entraîner dans le mouvement deson propre rire. Car Sartre a tiré la chaise à Bataille en train de rire.

Encore une fois, concernant les propositions par lesquelles Bataille tentede parler de l’expérience intérieure, on comprend aisément que les contes-tations émises par un lecteur critique ne font que relancer cette incessantemise en question qui définit une telle expérience. Et c’est pourquoi lemalentendu, loin de fermer à l’entente du livre, empêche au contraire lemalentendu plus fondamental qui ferait de ce livre l’aboutissement d’unerecherche. Mais la proposition « je ris » n’a pas le même statut que le restedes propositions, puisqu’elle en est précisément la puissance de mise enquestion, ou encore la puissance qui éveille ce qui autrement endormiraitdans la satisfaction d’un résultat acquis.

Soutenir alors, comme le fait Bataille, que son rire n’est pas jaune niamer, ne revient alors pas tout uniment à ce qu’il confonde à son tour« commun » et « souverain », pour affirmer l’adéquation de son rire à cequ’on lui associe communément (l’amusement et non la tristesse). Maisc’est tenter plus vraisemblablement de remédier, d’une façon étrangementmaladroite, à un malentendu cette fois « grossier » qui, loin de relancer lemouvement de l’expérience intérieure, y glisse un grain de sable. Et ainsi

10. Idem, p. 74, 81, 162.11. Idem, p.106.

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pour les besoins de la cause, Bataille aurait recours au langage commun– ces mots encore gluants du mensonge – que pourra peut-être entendrecelui qui, n’entendant que ce langage commun, ne saisit pas la portée dumalentendu, et en commet un de trop. À moins encore qu’il ne s’agissepour Bataille de renforcer le malentendu au moyen d’une justification simaladroite, et de transformer le grain de sable en moteur supplémentaire.Mais une telle ruse, faisant si parfaitement réussir l’échec (à aboutir), netrahirait-elle pas une complicité sinon demeurée insensible, entre leregistre commun, qui, dans la faiblesse du sommeil, veut l’efficace, et leregistre souverain 12 ? N’y a-t-il pas alors à cet endroit l’occasion de mettreen jeu ou en question, non pas ce qui sans la puissance d’éveil du riresouverain se résout en savoir, mais l’évidence de la distinction entre« commun » et « souverain » ?

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C’est celui qui n’a d’expérience que commune, et qui n’est jamais quedemeuré dormant dans l’extériorité des choses et de lui-même, voulant dèslors qu’on lui parle de choses distinctes qu’il puisse saisir objectivement,qui aura produit chez Bataille quelque chose comme une surprisemalvenue, sans réponse donnée d’avance, en l’espèce d’une grossièrecontestation du principe même de contestation. Étrange échec, non inclusà l’avance dans cette mise en question incessante où défaille la suffisancedu moi.

De celui qui rit de lui au moment où il se trouve affecté par un échec,on dit qu’il fait preuve d’humour. Freud définit ainsi l’essence de l’humourdans son article intitulé « L’humour » : « Il n’y a aucun doute, l’essencede l’humour consiste à économiser les affects que la situation devraitoccasionner, et à se dégager par une plaisanterie de la possibilité de telles

12. Dans Le Coupable, rédigé entre 1939 et 1943, Bataille écrit : « Je célèbre en riantles noces de l’échec et de la puissance […] La mise en question veut encore l’échec, elleveut la réussite de l’échec (que ce soit l’échec qui réussisse) : la pure lucidité ne peuten ce sens aller jusqu’au bout, elle n’est pas réussite de la déchirure ! ». Œ. C., t. V,p. 348-349.

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plume, on dit alors que je ris jaune. Je m’amuse et m’attriste à la fois dumalentendu. » « Combien, certaines fois, il est douloureux de parler. J’aimeet c’est mon supplice de ne pas être deviné, de devoir prononcer des mots –encore gluants du mensonge, de la lie des temps. Je m’écœure d’ajouter (dansla crainte de grossiers malentendus) : “Je me moque de moi-même” 10. »

« Le rire », dit Bataille dans L’Expérience intérieure, « naît de dénivel-lations, de dépressions données brusquement. Si je tire la chaise… à lasuffisance d’un sérieux personnage succède soudain la révélation d’uneinsuffisance dernière (on tire la chaise à des êtres fallacieux). Je suis heureux,quoi qu’il en soit, de l’échec éprouvé. Et je perds mon sérieux moi-même,en riant. Comme si c’était un soulagement d’échapper au souci de masuffisance 11. » Bataille n’avait pas prévu que l’on rît du rieur, surprenantce dernier alors même que celui-ci laisse entraîner dans le mouvement deson propre rire. Car Sartre a tiré la chaise à Bataille en train de rire.

Encore une fois, concernant les propositions par lesquelles Bataille tentede parler de l’expérience intérieure, on comprend aisément que les contes-tations émises par un lecteur critique ne font que relancer cette incessantemise en question qui définit une telle expérience. Et c’est pourquoi lemalentendu, loin de fermer à l’entente du livre, empêche au contraire lemalentendu plus fondamental qui ferait de ce livre l’aboutissement d’unerecherche. Mais la proposition « je ris » n’a pas le même statut que le restedes propositions, puisqu’elle en est précisément la puissance de mise enquestion, ou encore la puissance qui éveille ce qui autrement endormiraitdans la satisfaction d’un résultat acquis.

Soutenir alors, comme le fait Bataille, que son rire n’est pas jaune niamer, ne revient alors pas tout uniment à ce qu’il confonde à son tour« commun » et « souverain », pour affirmer l’adéquation de son rire à cequ’on lui associe communément (l’amusement et non la tristesse). Maisc’est tenter plus vraisemblablement de remédier, d’une façon étrangementmaladroite, à un malentendu cette fois « grossier » qui, loin de relancer lemouvement de l’expérience intérieure, y glisse un grain de sable. Et ainsi

10. Idem, p. 74, 81, 162.11. Idem, p.106.

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contrainte et forcée 16. » Sous couvert d’une maladroite défense, Batailledonnerait alors raison à Sartre. Mais en confirmant d’une manière outréeet bouffonne que Sartre a raison, qu’il a, si on veut, « absurdement raison »,Bataille démontre en réalité que la critique de Sartre est absurde. Or l’enjeude cette surenchère d’absurdité est-il tout uniment d’annuler, d’une manièreaussi insidieuse qu’efficace, la portée de la critique de Sartre ?

Ce qui fait de ce moment de l’échange entre Sartre et Bataille bien autrechose qu’un épisode anecdotique, c’est que le procédé même de sa démons-tration d’absurdité affecte la pratique humoristique elle-même. Deleuze amontré que l’humour consiste à obéir littéralement à une loi pour endémontrer l’absurdité 17. L’humoriste feint d’apporter le plus grand soin àrépondre à ce que la loi exige de lui, feint de s’appliquer à ce que tout se passepour le mieux. Il s’agit alors pour lui de montrer qu’il ne veut surtout pasprendre le risque d’obéir à la loi d’une manière qui trahirait une initiativepersonnelle, et donc une obéissance en défaut. Et la voie la plus sûre pourcela est, feint-il de penser, de s’interdire tout jugement personnel, tenantcompte des circonstances et de la situation singulière dans laquelle il convient

16. Ce mouvement recoupe d’une manière troublante la danse que firent ensemble,unsoir chez Leiris, Sartre et Bataille, et que celui-ci évoque dans le Sur Nietzsche en ladésignant précisément comme un « potlatch d’absurdité » : « Heureux de me rappelerla nuit où j’ai bu et dansé – dansé seul, comme un paysan, comme un faune, au milieudes couples. Seul ? A vrai dire, nous dansions face à face, le philosophe – Sartre – et moi. »t. VI, p. 90.17. « Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès de zèle : c’est parune scrupuleuse application qu’on prétend alors en montrer l’absurdité, et en attendreprécisément ce désordre qu’elle est censé interdire et conjurer. On prend la loi au mot,à la lettre […] » G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, 10/18, 1967, p. 89.Theodor Reik, dont la grande étude sur le masochisme a fourni nombre de matériauxà celle à laquelle s’est livrée Deleuze, dont l’analyse mettra en évidence le caractèrehumoristique de la posture masochiste, dira : « Il y a un principe qui conseille de nejamais accepter une défaite. Le masochiste suit la règle contraire ; il admet toujours sadéfaite mais est en réalité invincible. Sa capitulation complète a plus de force qu’unerévolte ouverte ; parce qu’il ne résiste pas, il peut beaucoup supporter. Son obéissanceanéantit les ordres de ses ennemis ; son acceptation honteuse et ridicule des autorités lesrend impuissantes, et son acquiescement en leur puissance amène leur défaite. » Th. Reik,Le Masochisme, Paris, Payot, 1953, p. 166.

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extériorisations affectives 13. » Nous pouvons naturellement tout d’abordnous demander en quoi la plaisanterie humoristique, en tant qu’elle a pourvisée une économie d’affects, peut concerner la démarche de Bataille. Ontrouve cependant l’indice d’une telle posture humoristique, en l’espècede la formule « Je ris de moi-même 14 », que l’on trouve dès la réponse àSartre, et qui présente par la suite plusieurs occurrences dans SurNietzsche, tandis qu’avant l’épisode du « grossier malentendu »,l’expression ne figure pas à ma connaissance dans l’œuvre de Bataille.Nous remarquerons alors aussitôt que l’usage d’une telle formule, quicomprendrait la lettre mais non l’esprit de la posture humoristique, neconstitue en rien une plaisanterie humoristique, mais bien au contraire,semble tenir lieu de riposte, et par là exprimer le dépit occasionné par lacritique de Sartre. Bataille ne semble pas feindre de consentir à l’humi-liation occasionnée par un événement, en y participant par le biais de laplaisanterie, et cela afin de mieux se soustraire à son impact, ce que faitl’humoriste en tirant un plaisir évident de ses échecs 15. De même, il nefait apparemment pas preuve d’autodérision en se contentant d’énoncerla formule : « Je ris de moi-même ».

Cependant, en opposant à l’accusation de rire forcé un « humour »manifestement contraint, réduit à cette formule absurdement vide, Bataillene fait-il pas de cette accusation qui devait atteindre en lui un endroitvulnérable le ressort d’une surenchère d’absurdité ? N’est-ce pas commes’il démontrait : « Non seulement mon rire est forcé, ce à quoi je réplique,d’une manière contrainte et forcée, qu’il ne l’est pas, pour également tentervainement de donner le change par une tentative d’humour toute aussi

13. S. Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1985,p. 323.14. « Je ne puis que rire de moi-même écrivant (écrirais-je une phrase si le rire aussitôtne s’y accordait ? ». Œ. C., t. VI, p. 200.15. « Le caractère grandiose [de l’humour] est manifestement lié au triomphe dunarcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmé du moi. Le moi refuse à se laisseroffenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ;il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuventl’atteindre ; davantage : il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. »(S. Freud, op. cit.)

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contrainte et forcée 16. » Sous couvert d’une maladroite défense, Batailledonnerait alors raison à Sartre. Mais en confirmant d’une manière outréeet bouffonne que Sartre a raison, qu’il a, si on veut, « absurdement raison »,Bataille démontre en réalité que la critique de Sartre est absurde. Or l’enjeude cette surenchère d’absurdité est-il tout uniment d’annuler, d’une manièreaussi insidieuse qu’efficace, la portée de la critique de Sartre ?

Ce qui fait de ce moment de l’échange entre Sartre et Bataille bien autrechose qu’un épisode anecdotique, c’est que le procédé même de sa démons-tration d’absurdité affecte la pratique humoristique elle-même. Deleuze amontré que l’humour consiste à obéir littéralement à une loi pour endémontrer l’absurdité 17. L’humoriste feint d’apporter le plus grand soin àrépondre à ce que la loi exige de lui, feint de s’appliquer à ce que tout se passepour le mieux. Il s’agit alors pour lui de montrer qu’il ne veut surtout pasprendre le risque d’obéir à la loi d’une manière qui trahirait une initiativepersonnelle, et donc une obéissance en défaut. Et la voie la plus sûre pourcela est, feint-il de penser, de s’interdire tout jugement personnel, tenantcompte des circonstances et de la situation singulière dans laquelle il convient

16. Ce mouvement recoupe d’une manière troublante la danse que firent ensemble,unsoir chez Leiris, Sartre et Bataille, et que celui-ci évoque dans le Sur Nietzsche en ladésignant précisément comme un « potlatch d’absurdité » : « Heureux de me rappelerla nuit où j’ai bu et dansé – dansé seul, comme un paysan, comme un faune, au milieudes couples. Seul ? A vrai dire, nous dansions face à face, le philosophe – Sartre – et moi. »t. VI, p. 90.17. « Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès de zèle : c’est parune scrupuleuse application qu’on prétend alors en montrer l’absurdité, et en attendreprécisément ce désordre qu’elle est censé interdire et conjurer. On prend la loi au mot,à la lettre […] » G. Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, 10/18, 1967, p. 89.Theodor Reik, dont la grande étude sur le masochisme a fourni nombre de matériauxà celle à laquelle s’est livrée Deleuze, dont l’analyse mettra en évidence le caractèrehumoristique de la posture masochiste, dira : « Il y a un principe qui conseille de nejamais accepter une défaite. Le masochiste suit la règle contraire ; il admet toujours sadéfaite mais est en réalité invincible. Sa capitulation complète a plus de force qu’unerévolte ouverte ; parce qu’il ne résiste pas, il peut beaucoup supporter. Son obéissanceanéantit les ordres de ses ennemis ; son acceptation honteuse et ridicule des autorités lesrend impuissantes, et son acquiescement en leur puissance amène leur défaite. » Th. Reik,Le Masochisme, Paris, Payot, 1953, p. 166.

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extériorisations affectives 13. » Nous pouvons naturellement tout d’abordnous demander en quoi la plaisanterie humoristique, en tant qu’elle a pourvisée une économie d’affects, peut concerner la démarche de Bataille. Ontrouve cependant l’indice d’une telle posture humoristique, en l’espècede la formule « Je ris de moi-même 14 », que l’on trouve dès la réponse àSartre, et qui présente par la suite plusieurs occurrences dans SurNietzsche, tandis qu’avant l’épisode du « grossier malentendu »,l’expression ne figure pas à ma connaissance dans l’œuvre de Bataille.Nous remarquerons alors aussitôt que l’usage d’une telle formule, quicomprendrait la lettre mais non l’esprit de la posture humoristique, neconstitue en rien une plaisanterie humoristique, mais bien au contraire,semble tenir lieu de riposte, et par là exprimer le dépit occasionné par lacritique de Sartre. Bataille ne semble pas feindre de consentir à l’humi-liation occasionnée par un événement, en y participant par le biais de laplaisanterie, et cela afin de mieux se soustraire à son impact, ce que faitl’humoriste en tirant un plaisir évident de ses échecs 15. De même, il nefait apparemment pas preuve d’autodérision en se contentant d’énoncerla formule : « Je ris de moi-même ».

Cependant, en opposant à l’accusation de rire forcé un « humour »manifestement contraint, réduit à cette formule absurdement vide, Bataillene fait-il pas de cette accusation qui devait atteindre en lui un endroitvulnérable le ressort d’une surenchère d’absurdité ? N’est-ce pas commes’il démontrait : « Non seulement mon rire est forcé, ce à quoi je réplique,d’une manière contrainte et forcée, qu’il ne l’est pas, pour également tentervainement de donner le change par une tentative d’humour toute aussi

13. S. Freud, L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, Folio Essais, 1985,p. 323.14. « Je ne puis que rire de moi-même écrivant (écrirais-je une phrase si le rire aussitôtne s’y accordait ? ». Œ. C., t. VI, p. 200.15. « Le caractère grandiose [de l’humour] est manifestement lié au triomphe dunarcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement affirmé du moi. Le moi refuse à se laisseroffenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ;il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuventl’atteindre ; davantage : il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. »(S. Freud, op. cit.)

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contredire, car elle constitue une mesure de protection : le moi est enjointde se montrer invulnérable à l’égard des échecs, humiliations, souffrancesqu’il rencontre dans la réalité. Ainsi, il peut tout se permettre, non pas parceque la preuve lui serait donnée que toute loi est absurde, et qu’il peutdésormais vivre comme en jouant, sans souci des conséquences. Il lui estcommandé au contraire, sous couvert de la preuve qu’il apporte del’absurdité des lois oppressives, de fournir la preuve qu’il peut s’en passer.Autrement dit, au lieu d’être dispensé de se protéger par la loi luigarantissant en principe la protection en échange d’un renoncement, le moidoit être à lui-même sa propre protection.

La preuve qu’apporterait alors Bataille en tournant en dérision la loimême de l’humour serait de mettre en échec son résultat qui, de façonconnexe, est l’invulnérabilité du moi et l’obtention du plaisir, le triomphedu moi à travers le défi porté à la réalité et l’affirmation victorieuse duprincipe de plaisir. Dans un texte lu vraisemblablement en 1943, dans lecadre du Collège socratique, Bataille disait déjà qu’« il n’y a pas d’expé-rience intérieure possible à qui se laisse dominer par le plaisir et la douleur.[…]. Elle [l’expérience intérieure] postule une valeur positive au-delà duplaisir 19 ». De même, ouvrir le moi au-delà de lui-même, dépasser leprincipe de plaisir égoïste, sont des « thèmes » déjà fortement présents dansL’Expérience intérieure.

Or nous pouvons remarquer que le lexique de L’Expérience intérieureest celui de la déchirure, et que le moi qui excède ses limites est pensécomme un reflet de la déchirure de l’univers. Ainsi, par exemple : « […]que ta déchirure n’empêche pas ta réflexion d’avoir lieu, ce qui demandequ’un glissement se produise (que la déchirure soit seulement reflétée, etlaisse pour un temps le miroir intact 20). » Le mouvement décrit ici parBataille n’a certes pas pour visée l’invulnérabilité du moi, le triomphenarcissique. Mais, profondément paradoxal, ce mouvement indiquecependant que pour être déchiré, le moi ne doit pas être déchiré. Répondantà la nécessité de l’expérience intérieure, une telle ruse n’est, cependant,peut-être pas sans analogie avec la ruse « masochiste-humoristique ».

19. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p.289.20. G. Bataille, Œ. C., t. V, p.113.

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alors de se soumettre à une loi, mais d’appliquer celle-ci de façon strictementlittérale. L’humoriste sait évidemment très bien que c’est là le plus sûr moyende faire échouer le résultat que l’obéissance à la loi aurait dû obtenir.

Si l’humoriste fait un usage de la loi qui en détourne le but, il indiqueégalement par là qu’il ne prend pas au sérieux le danger qui menace celuiqui la transgresse, et dont à l’inverse elle protège celui qui la respecte. Freudqui, dans son analyse de l’humour, se bornera à traiter de son essence, etnon de ses modes de manifestation, de ses procédés, pourra alors au moinsdéduire de cette essence que la plaisanterie comme telle n’en fait pas partie :« La plaisanterie que fait l’humour n’est du reste pas l’essentiel, elle n’aqu’une valeur d’échantillon ; le principal est l’intention que l’humour meten acte […]. Il veut dire : “Regarde, voilà donc le monde qui paraît sidangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’uneplaisanterie” 18 ! » La plaisanterie humoristique devient alors un procédé,analogue à celui qui consiste à obéir de façon si zélée à la loi, devant fairela preuve que la réalité menaçante que la loi conjure n’a rien qui doive êtrepris au sérieux et être susceptible de priver des plaisirs que celle-ci refuse.Freud remarque à cette occasion que le surmoi, qui traite le moi commeun enfant dont les souffrances et les craintes de souffrances sont dérisoires,est un cas exceptionnel où l’injonction du surmoi est au service du principede plaisir. On voit bien l’analogie qui existe entre le détour de la plaisanterieet celui de l’obéissance excessivement zélée : sans un tel détour – sij’affirmais seulement que les souffrances et les échecs ne me touchent pasou que la loi est absurde – la preuve ne serait pas faite de l’absurdité decelle-ci et du caractère dérisoire du danger qui me menace si je transgressela loi pour obtenir un plaisir.

Mais quelle preuve Bataille veut-il apporter au juste en énonçant laformule littérale de la loi humoristique, cette loi à laquelle le surmoi enjointle moi d’obéir, et qui est de tourner en dérision ce moi affecté sipuérilement ? En effet, la loi humoristique n’est pas une loi comme lesautres, puisqu’elle permet d’obtenir le plaisir que les autres lois refusent.Elle est une loi transgressive, et non oppressive. Néanmoins elle entretientun rapport d’identité avec la loi oppressive qu’elle semble pourtant

18. « L’Humour », p. 328.

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contredire, car elle constitue une mesure de protection : le moi est enjointde se montrer invulnérable à l’égard des échecs, humiliations, souffrancesqu’il rencontre dans la réalité. Ainsi, il peut tout se permettre, non pas parceque la preuve lui serait donnée que toute loi est absurde, et qu’il peutdésormais vivre comme en jouant, sans souci des conséquences. Il lui estcommandé au contraire, sous couvert de la preuve qu’il apporte del’absurdité des lois oppressives, de fournir la preuve qu’il peut s’en passer.Autrement dit, au lieu d’être dispensé de se protéger par la loi luigarantissant en principe la protection en échange d’un renoncement, le moidoit être à lui-même sa propre protection.

La preuve qu’apporterait alors Bataille en tournant en dérision la loimême de l’humour serait de mettre en échec son résultat qui, de façonconnexe, est l’invulnérabilité du moi et l’obtention du plaisir, le triomphedu moi à travers le défi porté à la réalité et l’affirmation victorieuse duprincipe de plaisir. Dans un texte lu vraisemblablement en 1943, dans lecadre du Collège socratique, Bataille disait déjà qu’« il n’y a pas d’expé-rience intérieure possible à qui se laisse dominer par le plaisir et la douleur.[…]. Elle [l’expérience intérieure] postule une valeur positive au-delà duplaisir 19 ». De même, ouvrir le moi au-delà de lui-même, dépasser leprincipe de plaisir égoïste, sont des « thèmes » déjà fortement présents dansL’Expérience intérieure.

Or nous pouvons remarquer que le lexique de L’Expérience intérieureest celui de la déchirure, et que le moi qui excède ses limites est pensécomme un reflet de la déchirure de l’univers. Ainsi, par exemple : « […]que ta déchirure n’empêche pas ta réflexion d’avoir lieu, ce qui demandequ’un glissement se produise (que la déchirure soit seulement reflétée, etlaisse pour un temps le miroir intact 20). » Le mouvement décrit ici parBataille n’a certes pas pour visée l’invulnérabilité du moi, le triomphenarcissique. Mais, profondément paradoxal, ce mouvement indiquecependant que pour être déchiré, le moi ne doit pas être déchiré. Répondantà la nécessité de l’expérience intérieure, une telle ruse n’est, cependant,peut-être pas sans analogie avec la ruse « masochiste-humoristique ».

19. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p.289.20. G. Bataille, Œ. C., t. V, p.113.

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alors de se soumettre à une loi, mais d’appliquer celle-ci de façon strictementlittérale. L’humoriste sait évidemment très bien que c’est là le plus sûr moyende faire échouer le résultat que l’obéissance à la loi aurait dû obtenir.

Si l’humoriste fait un usage de la loi qui en détourne le but, il indiqueégalement par là qu’il ne prend pas au sérieux le danger qui menace celuiqui la transgresse, et dont à l’inverse elle protège celui qui la respecte. Freudqui, dans son analyse de l’humour, se bornera à traiter de son essence, etnon de ses modes de manifestation, de ses procédés, pourra alors au moinsdéduire de cette essence que la plaisanterie comme telle n’en fait pas partie :« La plaisanterie que fait l’humour n’est du reste pas l’essentiel, elle n’aqu’une valeur d’échantillon ; le principal est l’intention que l’humour meten acte […]. Il veut dire : “Regarde, voilà donc le monde qui paraît sidangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’uneplaisanterie” 18 ! » La plaisanterie humoristique devient alors un procédé,analogue à celui qui consiste à obéir de façon si zélée à la loi, devant fairela preuve que la réalité menaçante que la loi conjure n’a rien qui doive êtrepris au sérieux et être susceptible de priver des plaisirs que celle-ci refuse.Freud remarque à cette occasion que le surmoi, qui traite le moi commeun enfant dont les souffrances et les craintes de souffrances sont dérisoires,est un cas exceptionnel où l’injonction du surmoi est au service du principede plaisir. On voit bien l’analogie qui existe entre le détour de la plaisanterieet celui de l’obéissance excessivement zélée : sans un tel détour – sij’affirmais seulement que les souffrances et les échecs ne me touchent pasou que la loi est absurde – la preuve ne serait pas faite de l’absurdité decelle-ci et du caractère dérisoire du danger qui me menace si je transgressela loi pour obtenir un plaisir.

Mais quelle preuve Bataille veut-il apporter au juste en énonçant laformule littérale de la loi humoristique, cette loi à laquelle le surmoi enjointle moi d’obéir, et qui est de tourner en dérision ce moi affecté sipuérilement ? En effet, la loi humoristique n’est pas une loi comme lesautres, puisqu’elle permet d’obtenir le plaisir que les autres lois refusent.Elle est une loi transgressive, et non oppressive. Néanmoins elle entretientun rapport d’identité avec la loi oppressive qu’elle semble pourtant

18. « L’Humour », p. 328.

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énigme ». Bataille ferait ainsi de l’occasion d’une blessure « commune » leressort d’une mise en question de la déchirure souveraine, principe de miseen question. C’est selon cette ligne de lecture que l’on pourrait lire unpassage comme celui-ci, tiré du Sur Nietzsche : « Ce caractère de théopathiedes états mystiques connus de Proust, je ne l’avais nullement aperçu quand,en 1942, je tentai d’en élucider l’essence (Expérience intérieure, p. 158-175).À ce moment, je n’avais moi-même atteint que des états de déchirure. Jene glissai dans la théopathie que récemment : je pensai aussitôt de lasimplicité de ce nouvel état que le zen, Proust et, dans la dernière phase,sainte Thérèse et saint Jean de la Croix l’avaient connu.

Dans l’état d’immanence – ou théopathique – la chute dans le néantn’est pas nécessaire. En entier, l’esprit est lui-même pénétré de néant, estl’égal du néant (le sens est l’égal du non-sens) 23. »

Bataille se rend compte rétrospectivement qu’il n’avait alors connu quedes « états de déchirure », ce qui vraisemblablement désigne l’état d’unmoi qui, pour se briser, reste intact. Tandis que dans ce qu’il nomme étatd’immanence ou théopathique, l’esprit est l’égal du néant, et non son reflet.N’est-ce pas alors comme si Bataille, en mettant l’humour à l’épreuve desa propre loi, s’était lui-même mis à l’épreuve de la mise en échec durésultat de l’humour ? Dès lors, ce ne serait pas tant la charge de défi etde jeu que comporte l’humour qui serait atteint à travers sa mise en échec,mais ce dont il préserve l’humoriste. Car ce n’est plus seulement la réalitéau sens lourd de menace et de souffrance qui s’égalise au non-sens, maisle moi lui-même. Ainsi, la tentation de rester indemne de la blessureoccasionnée par le mot de Sartre touchant son rire « jaune et amer »,tentation à laquelle Bataille cède à travers un usage dévié de l’humour,l’aura atteint en retour, l’aura mis lui-même à l’épreuve de la puissancehumoristique, puissance étrangement conservée alors même que sa loi estrenversée en non-sens.

Que Bataille réfère sa nouvelle expérience au zen, dont la pratiquehumoristique a simultanément pour visée de dissoudre l’illusion du mondesensé et celle du moi, auquel la dissolution des apparences ne réserve aucungain, aucun sens ultime venant se substituer au sens indéfiniment perdu

23. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p. 160.

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Tandis que le lexique du Sur Nietzsche sera celui de la blessure, et doncd’une perte d’intégrité d’un moi qui n’aura plus la charge de refléter ladéchirure de l’univers. Ce dont il s’agit alors, c’est de ne plus escamoterpar une ruse l’inextricable difficulté que présente l’expérience intérieure,où le moi doit se perdre sans être annulé. Ou plutôt, puisqu’une telledifficulté ne peut être traitée sans détour, il convient de trouver unexpédient qui permette de se passer de la ruse d’un moi qui, pour se briser,demeure intact. Autrement dit, à rebours de la ruse qui évite un péril,l’expédient tentera de s’approcher du péril que la ruse contourne 21. Un telexpédient, Bataille le trouve en l’espèce de la tentation à laquelle on cède,tentation dont le contenu évoqué par lui peut faire sourire ou agacer, maisdont nous ne retenons ici que l’enjeu : « Je ne communique qu’en dehorsde moi, qu’en me lâchant ou me jetant dehors. Mais en dehors de moi, jene suis plus. J’ai cette certitude : abandonner l’être en moi, le chercher au-dehors, c’est risquer de gâcher – ou d’anéantir – ce sans quoi l’existence dudehors ne me serait même pas apparue, ce moi sans lequel rien de “ce quiest pour moi” ne serait. L’être dans la tentation se trouve, si j’ose dire, broyépar la double tenaille du néant. S’il ne communique pas, il s’anéantit – dansce vide qu’est la vie s’isolant. S’il veut communiquer, il risque égalementde se perdre.

Sans doute, il ne s’agit que de souillure et la souillure n’est pas la mort.Mais si je cède dans des conditions méprisables – ainsi payant une fillepublique – ne mourant pas, je serai cependant ruiné, déchu à mon proprejugement : l’obscénité crue rongera l’être en moi, sur moi sa natureexcrémentielle déteindra, ce néant que porte avec elle l’ordure, qu’à toutprix j’aurais dû rejeter, séparer de moi, je serai sans défense, désarmé devantlui, je m’ouvrirai à lui par une épuisante blessure 22. »

C’est pourquoi, et la différence de lexique entre L’Expérience intérieureet Sur Nietzsche nous y engage, nous pourrions faire l’hypothèse que cepassage par l’humour, dont le malentendu commis par Sartre est l’occasion,conduira Bataille à mettre en question l’évidence que lui révéla alors, nonsur le mode commun, mais sur le mode souverain, « l’amère et insoluble

21. « Ruse » vient du latin recusare qui signifie « repousser, refuser ».22. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p. 47.

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énigme ». Bataille ferait ainsi de l’occasion d’une blessure « commune » leressort d’une mise en question de la déchirure souveraine, principe de miseen question. C’est selon cette ligne de lecture que l’on pourrait lire unpassage comme celui-ci, tiré du Sur Nietzsche : « Ce caractère de théopathiedes états mystiques connus de Proust, je ne l’avais nullement aperçu quand,en 1942, je tentai d’en élucider l’essence (Expérience intérieure, p. 158-175).À ce moment, je n’avais moi-même atteint que des états de déchirure. Jene glissai dans la théopathie que récemment : je pensai aussitôt de lasimplicité de ce nouvel état que le zen, Proust et, dans la dernière phase,sainte Thérèse et saint Jean de la Croix l’avaient connu.

Dans l’état d’immanence – ou théopathique – la chute dans le néantn’est pas nécessaire. En entier, l’esprit est lui-même pénétré de néant, estl’égal du néant (le sens est l’égal du non-sens) 23. »

Bataille se rend compte rétrospectivement qu’il n’avait alors connu quedes « états de déchirure », ce qui vraisemblablement désigne l’état d’unmoi qui, pour se briser, reste intact. Tandis que dans ce qu’il nomme étatd’immanence ou théopathique, l’esprit est l’égal du néant, et non son reflet.N’est-ce pas alors comme si Bataille, en mettant l’humour à l’épreuve desa propre loi, s’était lui-même mis à l’épreuve de la mise en échec durésultat de l’humour ? Dès lors, ce ne serait pas tant la charge de défi etde jeu que comporte l’humour qui serait atteint à travers sa mise en échec,mais ce dont il préserve l’humoriste. Car ce n’est plus seulement la réalitéau sens lourd de menace et de souffrance qui s’égalise au non-sens, maisle moi lui-même. Ainsi, la tentation de rester indemne de la blessureoccasionnée par le mot de Sartre touchant son rire « jaune et amer »,tentation à laquelle Bataille cède à travers un usage dévié de l’humour,l’aura atteint en retour, l’aura mis lui-même à l’épreuve de la puissancehumoristique, puissance étrangement conservée alors même que sa loi estrenversée en non-sens.

Que Bataille réfère sa nouvelle expérience au zen, dont la pratiquehumoristique a simultanément pour visée de dissoudre l’illusion du mondesensé et celle du moi, auquel la dissolution des apparences ne réserve aucungain, aucun sens ultime venant se substituer au sens indéfiniment perdu

23. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p. 160.

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Tandis que le lexique du Sur Nietzsche sera celui de la blessure, et doncd’une perte d’intégrité d’un moi qui n’aura plus la charge de refléter ladéchirure de l’univers. Ce dont il s’agit alors, c’est de ne plus escamoterpar une ruse l’inextricable difficulté que présente l’expérience intérieure,où le moi doit se perdre sans être annulé. Ou plutôt, puisqu’une telledifficulté ne peut être traitée sans détour, il convient de trouver unexpédient qui permette de se passer de la ruse d’un moi qui, pour se briser,demeure intact. Autrement dit, à rebours de la ruse qui évite un péril,l’expédient tentera de s’approcher du péril que la ruse contourne 21. Un telexpédient, Bataille le trouve en l’espèce de la tentation à laquelle on cède,tentation dont le contenu évoqué par lui peut faire sourire ou agacer, maisdont nous ne retenons ici que l’enjeu : « Je ne communique qu’en dehorsde moi, qu’en me lâchant ou me jetant dehors. Mais en dehors de moi, jene suis plus. J’ai cette certitude : abandonner l’être en moi, le chercher au-dehors, c’est risquer de gâcher – ou d’anéantir – ce sans quoi l’existence dudehors ne me serait même pas apparue, ce moi sans lequel rien de “ce quiest pour moi” ne serait. L’être dans la tentation se trouve, si j’ose dire, broyépar la double tenaille du néant. S’il ne communique pas, il s’anéantit – dansce vide qu’est la vie s’isolant. S’il veut communiquer, il risque égalementde se perdre.

Sans doute, il ne s’agit que de souillure et la souillure n’est pas la mort.Mais si je cède dans des conditions méprisables – ainsi payant une fillepublique – ne mourant pas, je serai cependant ruiné, déchu à mon proprejugement : l’obscénité crue rongera l’être en moi, sur moi sa natureexcrémentielle déteindra, ce néant que porte avec elle l’ordure, qu’à toutprix j’aurais dû rejeter, séparer de moi, je serai sans défense, désarmé devantlui, je m’ouvrirai à lui par une épuisante blessure 22. »

C’est pourquoi, et la différence de lexique entre L’Expérience intérieureet Sur Nietzsche nous y engage, nous pourrions faire l’hypothèse que cepassage par l’humour, dont le malentendu commis par Sartre est l’occasion,conduira Bataille à mettre en question l’évidence que lui révéla alors, nonsur le mode commun, mais sur le mode souverain, « l’amère et insoluble

21. « Ruse » vient du latin recusare qui signifie « repousser, refuser ».22. G. Bataille, Œ. C., t. VI, p. 47.

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DIOGO SARDINHA

L’éthique et les limites de la transgression

Les textes du dernier Foucault sur l’éthique, publiés en 1984,contrastent profondément avec ce qu’il avait écrit pendant la premièremoitié des années soixante sous l’influence d’écrivains comme Bataille. Audébut, dans ses textes inspirés de la littérature, la transgression mettait lesujet en péril, peut-être même le déchirait ; vingt ans plus tard, la recherchede la mesure et les exigences d’austérité contribueront à former un nouveausujet et à le protéger. Rien d’étonnant, donc, qu’une lecture des deuxderniers volumes de l’Histoire de la sexualité ouvre devant nous un universsi différent de celui que Foucault nous avait offert à partir de l’expériencelittéraire du supplice du sujet. L’attention qu’au début des années 1960 ilprêtait aux œuvres d’écrivains comme Roussel, Blanchot, Bataille et Artaudle poussait à considérer le sujet comme une instance non pas à former età protéger, mais à supplicier et à détruire. On retrouvait ainsi dans lalittérature la face violente d’une disparition de l’homme dont, peu d’annéesplus tard, l’archéologie des sciences humaines nous dévoilerait la facepositive et calme. Mais au même moment, l’éthique, capitale pour le dernierFoucault, était envisagée selon deux perspectives distinctes et jusqu’à uncertain point opposées : elle était comprise d’une part comme tempéranceet équilibre, d’autre part comme scandale et subversion. Et la premièrecaractéristique commune à ces perspectives était le fait que Foucault lesrefusait l’une comme l’autre.

Aussi étrange que cela puisse paraître, l’expérience littéraire du débutdes années soixante et le déplacement vers l’Antiquité propre aux annéesquatre-vingt appartiennent à un même univers problématique, qu’onpourrait appeler celui des limites de l’être et de leur rapport à l’éthique.

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par son égalisation avec le non-sens – « Il n’y a pas de cycle de la naissanceet de la mort auquel il faut échapper, ni de connaissance suprême àatteindre 24. » – marquerait ce discret passage du rire à l’humour. Discretpassage où le rire souverain remis en jeu à l’occasion d’une blessurecommune rend possible une expérience qui ne sera certes pas « commune »,mais davantage partagée. Le zen, mais aussi Proust, sainte Thérèse et saintJean de la Croix, d’autres encore, ceux qui, nommés ou non dansL’Expérience intérieure, rataient l’expérience intérieure en finissant parcéder, et par en interrompre l’incessante mise en question, l’ont connu.

24. Cité par Deleuze dans Logique du sens, Paris, 10/18, 1969, p. 186

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