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Annie Vernay-Nouri Marges, gloses et décor dans une série de manuscrits arabo-islamiques Abstract: The margins in manuscripts are the privileged place for glosses. These are often used to specify a certain point in the text and they rarely play a deliberate decorative role in the layout of the page. Nonetheless, a small group of Arabic books, preserved in the National Library of France (BNF), contain glosses of micrographic writing which are composed of figu- rative motifs which, in the most finished work among them, have an aesthetic quality over a double page when the book is laid out open. These manuscripts, in addition to several others preserved in foreign libraries, seem to have all been copied in Ottoman Anatolia, most often during the 16th century; almost all of them contain grammatical texts. Are these isolated examples or are they part of a decorative practice which has spread out and which is related to Arabic, Hebrew and Persian models? This article begins to explore these questions. Résumé. La marge, dans les manuscrits, est le lieu privilégié des gloses. Celles-ci, destinées sou- vent à préciser un point du texte, jouent rarement un rôle décoratif délibéré dans l’ordonnan- cement de la page. Néanmoins, un petit groupe de livres arabes, dans les collections de la BNF, présente des gloses en écriture micrographiée composant des motifs figuratifs qui s’or- ganisent, dans les manuscrits les plus achevés, en fonction de l’esthétique de la double page, livre ouvert. Ces manuscrits, ainsi que quelques autres conservés dans des bibliothèques étran- gères, semblent tous avoir été copiés en Turquie ottomane, le plus souvent au XVI e siècle, et contiennent presque toujours des textes de grammaire. Constituent-ils des exemples isolés ou témoignent-ils d’une pratique décorative assez répandue, à mettre en relation avec des modèles arabes, hébraïques, persans ? On trouvera dans cet article un début de réponse à ces questions. Mon intérêt pour la marge et ses décors dans les manuscrits arabes est né presque par hasard avec la découverte dans les collections de la Bibliothèque REMMM 99-100, 117-131

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Annie Vernay-Nouri

Marges, gloses et décor dans une sériede manuscrits arabo-islamiques

Abstract: The margins in manuscripts are the privileged place for glosses. These are oftenused to specify a certain point in the text and they rarely play a deliberate decorative role inthe layout of the page. Nonetheless, a small group of Arabic books, preserved in the NationalLibrary of France (BNF), contain glosses of micrographic writing which are composed of figu-rative motifs which, in the most finished work among them, have an aesthetic quality over adouble page when the book is laid out open. These manuscripts, in addition to several otherspreserved in foreign libraries, seem to have all been copied in Ottoman Anatolia, most oftenduring the 16th century; almost all of them contain grammatical texts. Are these isolatedexamples or are they part of a decorative practice which has spread out and which is related toArabic, Hebrew and Persian models? This article begins to explore these questions.

Résumé. La marge, dans les manuscrits, est le lieu privilégié des gloses. Celles-ci, destinées sou-vent à préciser un point du texte, jouent rarement un rôle décoratif délibéré dans l’ordonnan-cement de la page. Néanmoins, un petit groupe de livres arabes, dans les collections de laBNF, présente des gloses en écriture micrographiée composant des motifs figuratifs qui s’or-ganisent, dans les manuscrits les plus achevés, en fonction de l’esthétique de la double page,livre ouvert. Ces manuscrits, ainsi que quelques autres conservés dans des bibliothèques étran-gères, semblent tous avoir été copiés en Turquie ottomane, le plus souvent au XVIe siècle, etcontiennent presque toujours des textes de grammaire. Constituent-ils des exemples isolés outémoignent-ils d’une pratique décorative assez répandue, à mettre en relation avec des modèlesarabes, hébraïques, persans ? On trouvera dans cet article un début de réponse à ces questions.

Mon intérêt pour la marge et ses décors dans les manuscrits arabes est népresque par hasard avec la découverte dans les collections de la Bibliothèque

REMMM 99-100, 117-131

nationale de France (BNF) d’un manuscrit du XVIe siècle contenant un texte degrammaire arabe, dont les marges sont remplies de commentaires en écritureminuscule, composant au fil des pages des motifs décoratifs. Le décor de cemanuscrit, d’un intérêt esthétique évident, soulevait plusieurs questions et enparticulier celle-ci : cette manière d’ornementer les marges provenait-elle de l’ima-gination isolée d’un copiste ou était-elle le reflet d’une tradition qu’il était pos-sible de dater et de localiser ? Mes recherches dans le fonds arabe de la Bibliothèquem’ont permis de trouver d’autres manuscrits, plus ou moins élaborés, présentantle même type de décor. Il semble donc qu’il ait bien existé, sinon un courant déco-ratif, tout au moins une inspiration commune à tous ces manuscrits. Ceux-ci n’ontpas été étudiés jusqu’ici de ce point de vue, même si les pages d’un ou deuxmanuscrits de même style, conservés dans d’autres bibliothèques, ont déjà fait l’ob-jet de publications.

Dans un domaine encore mal connu, je me propose, à partir d’interroga-tions suscitées par ces manuscrits, de donner les premiers résultats d’une étudeencore à ses débuts et d’indiquer quelques pistes de réflexion.

Un corpus homogène

Mon corpus s’élève actuellement à dix manuscrits, tous de petit format, donthuit proviennent de la BNF. Deux autres manuscrits, qui sont conservés dansdes bibliothèques étrangères (à Londres et à Istanbul) n’ont pu être examinés direc-tement. L’ensemble présente une homogénéité étonnante de lieu, de date et decontenu.

Les dix manuscrits ont été produits dans le monde ottoman et plusieurs élé-ments plaident en faveur d’une origine plus particulièrement turque : ils sont tou-jours copiés dans un style d’écriture assez caractéristique, et les gloses y sontsouvent en cette langue. Si peu de manuscrits possèdent des colophons men-tionnant une localisation précise (Constantinople pour Arabe 4167, Andrinoplepour Arabe 4176), d’autres indications, à manier avec plus de prudence, renforcentcette hypothèse. Ainsi plusieurs d’entre eux sont entrés dans les collections dela Bibliothèque royale peu de temps après avoir été achevés et proviennent deConstantinople. Les nisba-s portées par plusieurs copistes ou possesseurs ont uneconsonance turque évidente, ce qui fournit un argument allant dans le même sens.

Homogénéité d’origine donc mais aussi de dates. Un seul manuscrit, Arabe4181, n’est pas daté (il pourrait avoir été copié au XVIe siècle). Les autres ont étécopiés à des dates qui s’échelonnent entre 925h/1519 (Arabe 4176) et 1064h/1654(Arabe 4018) avec une forte prédominance du XVIe siècle. Les deux manuscritsles plus élaborés se situent au milieu de cette tranche chronologique, 947h/1540pour Arabe 4166 et 977-980h/1569-1573 pour Istanbul 9032.

Homogénéité enfin au niveau du contenu. Hormis un livre traitant de phi-losophie (Arabe 6632), tous contiennent des textes de grammaire ayant connuune énorme diffusion et qui firent l’objet de nombreuses copies. Un recueil de

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textes, dont le premier est intitulé MarâÌ al-arwâÌ, apparaît cinq fois dans notrecorpus1 (il en existe pas moins de vingt copies dans le fonds arabe de la BNFet presque toutes présentent un nombre important de gloses). Pour preuve deson audience, ce recueil, qui a fait l’objet de nombreuses éditions orientalesmodernes, a été l’un des premiers à sortir des presses égyptiennes de Bûlâq auXIXe siècle. Il contient une série de textes sur la conjugaison (taÒrîf ). Le premierd’entre eux, écrit au XVe siècle, a pour auteur Ahmad b. ‘Alî b. Mas‘ûd. Lesecond, al-‘Izzî fî-l-taÒrîf, est une copie d’un traité de ‘Izz al-Dîn al-Zanjânî,tandis que le troisième texte, al-MaqÒûd, est anonyme. Enfin le dernier texte, al-amthila al-mukhtalifa, donne les différentes formes de la conjugaison du verbenaÒara. Ce texte est omis dans l’une des copies2 tandis qu’un texte supplémen-taire, ‘Awâmil al-mi’a ou Mi’at ‘âmil, dû au grand grammairien ‘Abd al-Qâhir al-Jurjânî, mort en 474/1078, est présent dans un autre manuscrit3. Ce dernier titrefigure aussi dans un exemplaire orné de micrographies, présent dans la collec-tion de la Library of the School of Oriental and African Studies à Londres4.

Un autre traité de grammaire, al-Kâfiya, est conservé au musée de Topkapi àIstanbul ; il a été montré à Paris au Grand Palais en 1990, à l’occasion de l’ex-position “Soliman le magnifique”. C’est la copie d’un texte d’Ibn al-Îâjib, morten 647/1249 ou 651/1253. Dans ce manuscrit richement décoré dont la réali-sation a pris plus de trois ans, le commentaire de Molla Cami (mort en 1492)al-Favâ’id al-ziyâ’iyya, est constitué par des motifs architecturaux, animaliers, flo-raux ou géométriques, exécutés en écriture microscopique et parfois rehaussésd’or ou d’encres de couleurs5.

Deux autres livres de grammaire figurent encore dans notre corpus : al-Δaw’,de Taj al-dîn al-Isfarâ’inî (Arabe 4010) et Mishkât al-miÒbâÌ (Arabe 4018), sansnom d’auteur. L’un et l’autre sont des commentaires du grand compendium degrammaire al-MiÒbâÌ fî-l-naÌw d’al-Mu†arrizî (mort en 610/1213), ouvrage quiconnut une large diffusion et fut l’objet de nombreuses commentaires en arabe,persan et turc.

Description des manuscrits

Le manuscrit Arabe 4166 est sans nul doute l’exemplaire le plus abouti de la col-lection parisienne. Plus sobre que celui d’Istanbul exécuté quelques années plus tard,il est néanmoins de facture extrêmement soignée et témoigne dès sa conceptiond’une volonté décorative manifeste. L’utilisation de l’or pour souligner encadrementset dessins le classe parmi les manuscrits de prix. Composé de 75 feuillets, il a été

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1. BNF, Arabe 4166, 4167, 4168, 4176 et 4181.2. BNF, Arabe 4168.3. BNF, Arabe 4181.4. N° 47270, n° 34 du catalogue (Gacek, 1981).5. Istanbul, Bibliothèque de Topkapi Sarayi Müzevi, inv. YY 159, n° 9032 (Soliman, 1990 : 133).

achevé par MuÌammad b. YaÌyâ b.Yûsuf Iznîqî, le 25 muÌarram 947 soit le1er juin 1540. Son colophon ne précise pas le lieu où il a été produit mais une noteen latin en attribue la provenance à un don fait par un certain Isaac Badneriius deConstantinople. Il a appartenu ensuite à la bibliothèque de Colbert.

Il contient le recueil des cinq textes de grammaire évoqué précédemment. Lamise en page s’organise comme une architecture avec le texte en son centre dansun cadre bordé d’un liseré d’or ; le commentaire se déploie tout autour et des-sine des figures décoratives en écriture minuscule qu’on a parfois désignée sousle nom de ghubârî. Chacun des quatre textes qui compose le manuscrit est intro-duit par un sarlawh de bleu et d’or mêlés, et le décorateur des marges – on nesait si c’est le copiste – a témoigné d’une inventivité sans cesse renouvelée puisqueaucun des motifs réalisés en écriture ne se rencontre plusieurs fois. Cependantdans les folios 67v à 71 (ce qui correspond au dernier texte) le même décor, com-posé de triangles placés tête-bêche se répète et c’est alors le commentaire inter-linéaire en pavés micrographiés qui introduit une variété, s’articulant harmo-nieusement dans l’espace laissé vacant.

On possède fort peu d’éléments sur la manière dont l’artisan a procédé pourpréparer sa mise en page. À l’exception de trois ou quatre planches, le dessin s’or-ganise toujours en fonction de la double page. Chacune est composée en par-faite symétrie avec celle qui lui fait face, selon des axes bien précis. Le manus-crit se présente comme une alternance régulière, double page après double page,de décors successivement géométriques et figuratifs. Les premiers s’insèrent dansun cadre doré tandis que les seconds, plus aérés, occupent la pleine page. On ignorecomment le copiste procédait pour reproduire ses illustrations. Les dessins géo-métriques, basés sur la répétition ou la combinaison de motifs semblables, exi-geaient une construction rigoureuse de l’espace. Seule subsiste la trace, peu per-ceptible, d’une réglure au f. 45, qui a guidé la composition d’une frise assezcomplexe. Les dessins figuratifs posent d’autres problèmes : disposait-on decalques ou de pochoirs pour reproduire les mêmes schémas sur la page d’enface ? La superposition des contours laisse entrevoir de légères variations, ce quitendrait à prouver le contraire. Par ailleurs, la nécessité de répéter le même des-sin avec un contenu textuel différent suppose une grande habileté. Les copistesavaient sans doute à leur disposition un volume de gloses qu’ils considéraientcomme modulable ; ils les utilisaient selon les besoins de l’illustration et toujoursen cohérence avec le texte central.

L’illustrateur joue ici avec l’écriture, variant de la simple ligne à la surfacetotalement pleine, pliant le mot aux besoins du dessin, allongeant une lettre finalepour donner plus d’ampleur au tracé d’une figure. La première série de glosess’inscrit entre les lignes du texte et commente le vocabulaire employé sans aucuneffet décoratif tandis que la seconde, dans les marges, dessine des formes géo-métriques faites de mots qui s’esquissent, se tressent et s’entrelacent, inventantà chaque page de nouvelles figures : polygones pleins ou évidés, étoiles, carrés,losanges, seuls ou alternance, en lignes ou en guirlandes, parfois marqués d’un

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Paris, BNF, Arabe 4166, f. 32.

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Paris, BNF, Arabe 4166, f. 6.

point d’or. Les cercles, motifs privilégiés, s’y déclinent eux aussi entièrementremplis ou simplement suggérés d’un trait d’écriture, isolés ou reliés par une voluteou par une simple courbe.

Les éléments figuratifs montrent une large utilisation du vocabulaire décora-tif ottoman tel qu’on le retrouve dans les autres arts tels que la céramique, la pierreou le textile. Les motifs floraux et végétaux y sont prépondérants. La représen-tation du cyprès, omniprésente (f. 4v-5, 19v-20, 43v-44 par exemple) se confondsouvent avec celle de flambeaux mais s’associe avec celle d’autres arbres, parfoisidentifiables, comme le palmier dattier aux folios 31v-32 (voir p. 121).

Les fleurs, isolées ou en bouquets stylisés, sont évoquées dans des vases auxformes variées (f. 6v-7, 12v-13, 27v-28, 29v-30, 38v-39, 41v-42, 58v-59,60v-61). La tulipe reste la seule aisément reconnaissable, (f. 14v-15, 33v-33bis) ;motif floral privilégié du monde ottoman, les historiens de l’art en recensent plu-sieurs centaines de modèles différents. Les objets de la vie quotidienne ne sontpas non plus oubliés : aiguières (f. 2v-3, 8v-9), aspersoirs à eau de rose (f. 15v-16), flacons (f. 34v-35), en négatif et positif, mais aussi objets de combat commeces sabres au f. 56v-57. On reconnaît également des formes qui évoquent desmodèles plus abstraits comme les feuilles saz, ces longues palmes souples et den-telées utilisées dans les compositions florales dès le XVIe siècle (f. 26v-27) ou lesnuages tchi, ce motif de nuage stylisé d’origine chinoise (f. 21v-22).

On trouve également plusieurs représentations architecturales, dans desdoubles pages organisées dans le sens vertical qui rompent avec la symétrie envigueur dans les autres feuillets. Au f. 5v-6, une mosquée ottomane élance sesdeux minarets et ses trois coupoles sur la page de gauche tandis que sur la pagede droite, le texte s’entoure des huit coupoles restantes. Le dessin, aux contoursdélicatement soulignés d’or, pourrait évoquer une mosquée existante, comme c’estle cas pour le manuscrit d’Istanbul cité précédemment, qui reproduit suivant lamême technique d’écriture figurée, plusieurs sanctuaires célèbres du mondemusulman, ceux de La Mecque, Médine, Jérusalem ou de la célèbre Süleyma-niyye d’Istanbul (voir p. 122). Aux folios 25v-26, le cadre qui enserre l’écrit, rétrécipour les besoins du dessin, se coiffe d’un chapiteau de tente tandis que bannièreset fanions s’élancent et flottent dans l’espace vacant des marges. Aux folios 44v-45 enfin, entouré d’arbres aux essences diverses, un système pour puiser l’eau (cha-douf) actionne des leviers dont l’un traverse le texte lui-même.

Un autre manuscrit de ce groupe (Arabe 4181) (voir p. 124), plus tardif et quicontient le même ensemble de textes grammaticaux, présente une mise en pageinhabituelle. Le copiste, lors de la réglure, a découpé sa page en privilégiant lamarge aux dépens du texte. Ce dernier, copié dans un naskhî soigné, n’occupeque sept lignes par page, d’à peine trois ou quatre mots dans un module étroit,lui-même inséré dans un encadrement plus large réservé aux notes. L’espacementanormalement important entre chacune des lignes laisse toute la place au com-mentaire interlinéaire. C’est pourtant la disposition des gloses qui frappe d’abordle regard. Les notes semblent s’échapper des termes qu’elles commentent dansdes formes géométriques aux lignes rectilignes comme tracées à la règle dont l’asy-

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métrie laisse rêveur. Dans d’autres feuillets bien plus encore, elles paraissents’élancer à partir du bord extérieur du cadre qu’elles enserrent, délimitant desformes où l’imagination se perd, croyant y reconnaître coupoles et minaret,(f. 14v-15). Le dessin se livre parfois sans ambiguïté, révélant ainsi un croissantislamique au f. 15v. Mais aux pages suivantes de nouveau l’on s’interroge :seraient-ce des étendards ou des drapeaux qui se détachent d’entre les lignes etdéploient leurs oriflammes ? Ces figures d’écriture dessinent des mosaïques auxemboîtements complexes, découpant de nouvelles géométries faites de vide,formes énigmatiques dont on n’arrive pas à percer la signification. Le com-mentateur s’est-il seulement laissé prendre au jeu des formes ou nous a-t-il laisséun sens caché ? Ce manuscrit témoigne d’une grande originalité dans l’organi-sation de son décor.

Les mêmes textes toujours, font parfois l’objet d’un autre ordonnancement.Dans le manuscrit Arabe 4176, copié en 925/1519 à Andrinople, les marges s’or-nent d’un enchevêtrement de lignes et de courbes où s’esquissent des formes defeuilles ou de triangles évasés : jamais symétriques, les doubles pages n’en déga-gent pas moins un équilibre qui ne peut être le fruit du hasard (voir p. 125).

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Paris, BNF, Arabe 4181, f. 16V°-17.

Les autres manuscrits enfin, ne donnent que quelques figures en micrographie6.Perdues au milieu d’annotations sans ordre ni logique, leur présence interroge :fantaisies, exercices de style ou copies malhabiles de scribes ? Les motifs icono-graphiques y restent assez limités : arbres, flambeaux, bouteilles et aspersoirs, enca-drements en écriture, frises de feuilles. Les plus surprenants sont sans doute cesdessins de serpents au manuscrit Arabe 4010 (copié en 954h/1547) : entre lesfolios 65 et 68, les reptiles, gueule ouverte et queue effilée, se lovent et sedéploient comme s’ils s’enroulaient et se déroulaient pour mieux ceindre le textegrammatical, concourant à un curieux effet de mouvement (voir p. 126).

Peut-on ainsi traiter sur le même plan des manuscrits dans lesquels tous lesfeuillets présentent des décors exécutés en écriture et d’autres où l’on découvre,presque par hasard, une ou deux figures de ce type ? Les premiers sont toujoursdes copies soignées, correspondant probablement à des commandes dont l’exé-cution a du prendre beaucoup de temps. Les autres restent des copies ordinairesdont les marges décorées ne sont pas fondamentalement différentes de celles quine le sont pas. L’étude des micrographies touche alors à celle de l’esthétique de

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6. BNF, Arabe 4010, 4018, 4167, 4168, 6632 ; SOAS, 47270.

Paris, BNF, Arabe 4176, f. 58V°-59.

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Paris, BNF, Arabe 4010, f. 65v.

la glose dans la page manuscrite arabe. L’observation de nombreux manuscritsmontre en effet que les commentaires jouent souvent, volontairement ou invo-lontairement, un rôle décoratif dans la page. Dans un jeu subtil entre ordre etdésordre, les gloses remplissent parfois si totalement les marges que la lisibilités’y perd au profit de la visibilité, créant ainsi des compositions ornementales. Eton ne sait plus très bien quand commence la volonté du scribe de faire décor.

À ce stade de notre recherche, on peut affirmer qu’il a existé, surtout dans laTurquie ottomane du XVIe siècle, une tradition de fabrication de manuscrits àdécors micrographiés dont nos manuscrits sont les témoins. Même s’il est diffi-cile actuellement d’estimer le nombre de livres qui furent produits de cettemanière, on peut se demander si certains d’entre eux n’ont pas circulé, suscitantensuite de nouvelles copies plus ou moins élaborées. Il semble néanmoins qu’ils’agisse d’une pratique demeurée marginale. Ce n’est pourtant pas le seul exemplede recours à la micrographie d’une part, et à la micrographie utilisée comme élé-ment de décor autour du texte dans le milieu culturel fréquenté par les copistesmusulmans.

Des rapprochements, des influences

Ces décors faits d’écriture rappellent en effet d’autres usages. Le premierconcerne l’utilisation de l’écriture ghubârî, le second la pratique de la micrographieornementale dans les manuscrits hébraïques. On en évoquera aussi l’emploi faitdans certaines lithographies persanes ou arabes du XIXe siècle.

L’écriture ghubârî

L’utilisation des figures en micrographie peut être replacée dans le cadre d’uneculture où l’écriture et sa réalisation artistique, la calligraphie, ont occupé une placefondamentale dans l’art. Instrument de matérialisation de la parole divine, l’écri-ture arabe a été dès sa naissance à la recherche d’un véritable accomplissement esthé-tique et décoratif. L’énonciation de règles de formation des lettres par Ibn Muqlaet la formalisation en six styles classiques a correspondu à la volonté de normali-ser des pratiques existantes et de codifier des écritures parfois mal définies

L’écriture ghubârî (de l’arabe ghubâr, qui signifie poussière) ne constitue pas àproprement parler un style spécifique mais désigne tout type d’écriture minus-cule dont la taille varie entre 1,3 et 3 mm. Elle peut s’employer avec tous lesgenres d’écriture mais était surtout utilisée avec le naskhî et le riqâ’. Selon Shihâbal-Dîn al-Qalqashandî, mort en 821/1418, secrétaire de chancellerie sous lesMamluks et auteur d’un manuel de chancellerie al-∑ubÌ al-a‘shâ fî Òinâ‘at al-inshâ’, le ghubârî était à l’origine destiné aux messages urgents qu’on attachait àl’aile des pigeons.

En dehors de cette fonction réservée à la poste (barîd), cette écriture était sur-tout utilisée pour les petits corans, en forme de codex ou en rouleaux, ainsiqu’aux écrits à caractère talismanique. La confection de rouleaux, dont on a de

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nombreux exemples, est attestée dès les périodes mamluke et ilkhanide, mais elleleur est certainement antérieure et resta vivante en Iran et en Turquie au moinsjusqu’au XIXe siècle. On y recopiait des versets coraniques connus pour leurpouvoir protecteur, comme le verset du trône dans la sourate al-Baqâra (II,255). Dans deux rouleaux conservés à la BNF, (Arabe 571 et 5102) les versetsse déploient en un large thuluth dans lequel s’inscrit en caractères minuscules letexte coranique ou bien à l’inverse, les mots se détachent en blanc, sur un fondsrempli d’écriture. Ce caractère magique et protecteur de l’écriture est aussi pré-sent dans les corans de format miniature (parfois octogonal) destinés à être glis-sés dans les vêtements. De la même manière, on copiait vers et dessins prophy-lactiques sur les chemises talismaniques qu’on portait à même la peau sous lesarmures pour se protéger au combat.

L’emploi de cette écriture a perduré dans des compositions calligraphiques exé-cutées principalement en Turquie (Safwat, 1996) au XIXe siècle, où des maîtrescomme Mehmet Nuri Sivasi se sont illustrés. Un autre usage plus anecdotiqueexiste encore en Afghanistan : c’est celui de graver sur des œufs ou des grains deriz l’une des sourates les plus courtes du Coran.

Micrographies hébraïques

On peut s’étonner qu’il soit très rarement fait référence à l’emploi de cette écri-ture ghubârî pour les commentaires marginaux7 : cela constitue-t-il néanmoinsune preuve de l’originalité de cette pratique dans le monde musulman ? Elle n’estpas sans rappeler également l’art de la micrographie dans les manuscrits hébraïquesqui constitua un procédé décoratif aussi ancien que constant8. Les premiersexemples remontent à la fin du IXe siècle en Orient, où les scribes prirent vite l’ha-bitude de noter la massore, le commentaire grammatical et lexicologique dutexte biblique, en écriture microscopique, disposée de manière à dessiner des formesgéométriques et abstraites ou à s’intégrer dans des dessins de représentationshumaines ou animales. La micrographie se répandit aussi bien en zone sépha-rade qu’ashkénaze : la tradition, bien établie au Yémen et au Proche-Orient,s’imposa à l’Europe chrétienne pendant le Moyen Âge, surtout en Espagne, aunord de la France et en Allemagne. Elle ne se développa qu’avec la Renaissanceen Italie et en Europe orientale. Les motifs, d’une grande variété, se dessinaientsur les pages tapis du début et de la fin des textes, ou dans les marges et les bor-dures ; ils pouvaient se combiner avec d’autres types d’illustrations. Le dessin,bien que ce ne soit pas systématique, était parfois en rapport avec le texte bibliquequ’il illustrait.

Les micrographies des manuscrits arabes présentent bien des similitudes avecces dernières. Bien que moins élaborées et utilisant un vocabulaire décoratif spé-

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7. Seule la notice n° 141 du catalogue Soliman le magnifique y fait référence à propos de commentairesmarginaux.8. Voir Garel, 1997 ; Sirat et Avrin, 1981.

cifiquement ottoman, elles aussi nous enseignent la “bonne lecture” du texte, mêmesi ce dernier est dans un cas la Bible et dans l’autre, non pas le Coran commeon l’attendrait ici, mais un texte grammatical. Il y a lieu alors de s’interroger surle statut de la grammaire dans la société islamique et tout particulièrement dansla société ottomane de langue turque. Quant à la ressemblance qui existe entreles mises en page, on pourrait poser cette hypothèse : lorsqu’ils furent chassés d’Es-pagne en 1492, de nombreux Juifs trouvèrent refuge à Constantinople et s’y ins-tallèrent. L’art de la micrographie était alors en Espagne à sa pleine apogée et onpeut supposer que les copistes turcs furent influencés par ces nouveaux modèles.Les dates d’ailleurs correspondent parfaitement, puisque aucun manuscrit n’estantérieur au début du XVIe siècle. Ces manuscrits arabes exécutés en Turquie repré-senteraient alors un étonnant exemple de croisements culturels entre des copistesissus de différentes communautés confessionnelles.

Lithographies

Un troisième groupe de livres ne sera évoqué que brièvement : c’est celui deslithographies du XIXe siècle. On va en effet retrouver l’utilisation de la micrographieà des fins décoratives dans des livres imprimés en lithographie à Istanbul et à Téhé-ran au milieu du siècle dernier. Plusieurs pages sont reproduites dans le cataloguede l’Université MacGill au Canada (Gacek, 1981) qui montrent la présence demicrographies dans les frontispices, les pleines pages ou les marges. Il ne s’agitpas cette fois d’ouvrages de grammaires mais de philosophie ou de sciences reli-gieuses. Ils rappellent par leur mise en page et leur iconographie une copie per-sane du XIXe siècle des Lavâ’ih de Jâmî conservée à Londres (Waley, 1997 : 102).Il faudrait savoir s’ils ont été exécutés d’après des manuscrits existants et anté-rieurs au XIXe siècle, ou si la mise en page est originale. Dans ce dernier cas, lamicrographie des manuscrits ottomans en langue arabe a-t-elle influencé cespremiers imprimés ?

État des lieux

Ce travail, fait d’après un corpus aléatoire, devra être étayé par des recherchescomplémentaires dans le fonds arabe de la BNF, menées parallèlement à laconsultation des fonds d’autres bibliothèques, orientales ou européennes. Cecidevrait permettre de confirmer ou d’infirmer certaines des hypothèses qui ontété proposées. Le travail sur les micrographies ne peut, à notre avis, être disso-cié de celui sur les gloses marginales. En effet, contrairement aux micrographieshébraïques qu’on trouve sur des manuscrits de facture très soignée, les micro-graphies arabes, à une ou deux exceptions près (Arabe 4166 et Istanbul 9032),se trouvent dans des copies ordinaires au milieu d’autres annotations. Il faudraitdonc, à partir de recensements systématiques (toutes les copies d’un mêmefonds) et thématiques (toutes les copies existantes de textes de grammaire dansles différentes bibliothèques) déterminer :

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130 / Annie Vernay-Nouri

Corpus des manuscrits à micrographie

— s’il existe bien une unité géographique et historique ;— si ces types de décor ont touché, comme il le semble, essentiellement le

domaine de la grammaire et certains titres en particulier et, dans ce cas, chercherpourquoi ;

— si cette production est restée limitée à quelques exemplaires ou si elle a consti-tué un courant décoratif original ;

— la part jouée par les différentes influences culturelles (hébraïque, per-sane…).

Répondre à l’ensemble de ces questions permettra sans doute de révéler la pro-fonde originalité de ce processus décoratif et de sortir les micrographies arabesdu domaine marginal et inexploité où elles étaient cantonnées, plaisir d’esthèteou curiosité de chercheur qu’on découvre au hasard des pages…

BIBLIOGRAPHIE

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Marges, gloses et décor dans une série de manuscrits arabes… / 131