Marmo2013 Logique Élargie Et Sémiotique_Albert Le Grand, Roger Bacon Et Gilles de Rome

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    Logique élargie et sémiotique :Albert le Grand , Roger Bacon et Gilles de Rome

    Costantino Marmo

    1. Avant-propos

    Nous nous proposons de montrer dans cet article le lien entre l’adoption dumodèle néoplatonicien de l’ «  Organon long » par certains philosophes latinsde la seconde moitié du xiiie siècle (un modèle qui avait été transmis à travers

    les traductions des œuvres logiques et rhétoriques de divers philosophesarabes) et la redéfinition de la notion de signe qui, dans la même période, estproposée par différents philosophes et théologiens, comme Albert le Grand,Thomas d’Aquin et Roger Bacon. Ils cherchent à juxtaposer ou à intégrerla définition aristotélique de signe, de nature inférentielle (c’est-à-direinterprétée comme la prémisse d’une inférence sur un modèle emprunté ausyllogisme), et les définitions augustiniennes classiques du signe1, de natureéminemment substitutionnelle ou, du moins, neutre par rapport au choixentre un modèle substitutionel et un modèle inférentiel. Les deux questions,qui peuvent sembler très distantes, avancent en réalité de manière parallèle ;elles sont en outre liées à des dossier de textes très fortement connectés,comme les passages du chapitre 27 du deuxième livre des Premiers Analytiqueset les premiers chapitres de la Rhétorique. Comme on le verra, alors que lestextes logiques et rhétoriques des arabes pertinents pour la première questionn’exercent qu’une influence superficielle sur les développement de la deuxième

    1.   Les sources traditionnellement citées sont le  De doctrina christiana, II.I.1, éd. I. Martin,Turnhout, 1962, p. 32; et plus rarement le   De dialectica, V, éd. J. Pinborg,Dordrecht/Boston, 1975, p. 86 (sur l’utilisation de ce dernière source au cours du xiiie siècle,

    cf.I.Rosier-Catach,«HenrideGand,le De Dialectica d’Augustin, et l’imposition des nomsdivins », Documenti e studi sulla tradizione filosofica medievale, 6, 1995, p. 145-253).

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    question, d’autres textes arabes interviennent pour suggérer une vision trèslarge du pouvoir des mots et du langage, qui peut bien être interprété comme

    pragmatique.

    2. L’héritage néoplatonique de la logique à travers l’élaboration des Arabes

    Après les études que Deborah Black2 a consacré à la description et à ladiscussion de la réception arabe et latine de la conception néoplatoniciennede la logique comme incluant la rhétorique et la poétique (ce qu’elle appellela « context theory »), l’apport philosophique de cette théorie pour la culturearabe et latine médiévale a été clarifié. Ces études confirment l’importance de

    textes tels que ceux d’al-Farābı̄ et d’Avicenne3, comme sources directes desnouveautés proposées par Albert le Grand ou Roger Bacon au  xiiie siècle4.Les commentateurs néoplatoniciens d’Aristote (notamment Jean Philopon,Simplicius, Olympiodore, Elias et l’Anonyme de Heiberg) adoptent le mêmeschéma conceptuel. Ils divisent la logique en trois parties principales : lapremière, qui comprend les  Catégories, le  De interpretatione  et les  Premiersanalytiques, a pour but l’étude des principes de la méthode; la secondepartie, qui comprend seulement les  Seconds analytiques, s’occupe du cœurde la méthode, c’est-à-dire de la démonstration ; la troisième partie, qui

    rassemble toutes les autres œuvres du grand  Organon (Topiques, Réfutationssophistiques,   Rhétorique   et   Poétique), s’occupe de la ‘purification’ de laméthode, en indiquant au logicien comment éviter les erreurs ou les piègesles plus fréquents5. À l’exception d’Ammonius et de Jean Philopon, lescommentateurs reconnaissent cinq types de syllogismes qui correspondentaux parties adjuvantes de l’Organon, lesquelles sont donc classées à partir de

    2.   Cf. D. L. Black, Logic and Aristotle’s ‘Rhetoric’ and ‘Poetics’ in Medieval Arabic Philosophy,Leiden/New York/København/Köln, 1990 ; Ead., « Traditions and Transformations in theMedieval Approach to Rhetoric and Related Linguistic Arts », in C. Lafleur éd. (avec la

    coll. de J. Carrier), L’Enseignement de la philosophie au xiiie

    siècle. Autour de la « Guide del’étudiant  »  du ms. Ripoll 109, Turnhout, 1997, p. 233-254. Le nom que D. L. Black a donné àcette théorie semble un peu trop exotérique et ambigu : quand on parle de  context theory enphilosophie du langage on pense en premier lieu à la pragmatique, plutôt qu’à la conceptionélargie de logique attestée par les philosophes néoplatoniciens grecs, arabes ou latins.

    3.   On doit ajouter les écrits d’al-Ghazāl̄ı qui, dans le volume de D. L. Black, jouent un rôlemarginal (cf. General index, s.v.).

    4.   Cf. C. Marmo, «   Suspicio. A Key Word to the Significance of Aristotle’s Rhetoric inThirteenth-Century Scholasticism »,  Cahiers de l’Institut du Moyen Age Grec et Latin , 60(1990), (p. 145-198), p. 159-161.

    5.   Cf. D. L. Black, Logic and Aristotle’s ‘Rhetoric’ and ‘Poetics’ , p. 34-36. D. L. Black souligneavec raison la portée limitée de ce schéma qui, de manière fort réductive, ne donne qu’une

    description négative de la troisième partie et n’explique pas ce que logique, rhétorique etpoétique ont en commun.

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    leur valeur de vérité respective (ou de leur valeur modale) ; la valeur la plushaute est attribuée à la démonstration (toujours vraie ou nécessaire) et la plus

    basse à la poétique (toujours fausse, c’est-à-dire impossible).6L’intérêt des commentateurs grecs pour les arts logiques ‘mineurs’, comme

    la rhétorique et la poétique, était très superficiel ; par conséquent, la reprisede ce thème par les philosophes arabes représente un vrai progrès (a vast improvement , comme le définit D. L. Black) dès lors qu’ils cherchent àmieux caractériser les deux arts en les intégrant plus systématiquementà la structure de la logique et de ses finalités7. Par rapport à ce qui nousintéresse ici, nous allons surtout examiner quelques textes d’Avicenne (et leurreprise par al-Ghazāl̄ı) chez qui l’accent est déplacé des valeurs de vérité des

    différents types de prémisses des syllogismes aux types d’assentiment que cessyllogismes produisent, lesquels retiendront notre attention.

    Avicenne est d’abord très critique envers la classification des cinq branchesde la logique à partir des valeurs de vérité de leur argumentations : ilaffirme qu’on ne doit pas prêter attention à ce qui a été soutenu par certains,c’est-à-dire que les syllogismes démonstratifs sont nécessaires, que ceux de ladialectique sont possibles dans la majorité des cas, que ceux de la rhétoriquesont possibles dans la moitié des cas, et que ceux de la poétique sont fauxet impossibles8. En deuxième lieu, Avicenne applique comme critère de

    classification le type d’assentiment que les argumentations des différentsparties de la logique produisent chez l’auditeur9. Le point de départ est queles prémisses produisent un assentiment de la part de l’âme humaine, lequelpermet le passage argumentatif ou inférentiel des prémisses aux conclusions.La classification des prémisses proposée par Avicenne dans trois de ses œuvresest fort compliquées et distingue cinq types différents de prémisses selon ledegré de l’assentiment produit. Chaque type général peut être ultérieurementdivisé en différentes sortes de prémisses, lesquelles caractérisent les cinqbranches de la logique10. La science de la démonstration utilise des prémissesqui « doivent être acceptées », et celles-ci peuvent être encore subdivisées enpremiers principes, en propositions qui dérivent des sens, en propositionsqui viennent de l’expérience, en propositions qui sont objet d’intuition et en

    6.   Cf. D. L. Black, Logic and Aristotle’s ‘Rhetoric’ and ‘Poetics’ , p. 39 ; C. Marmo, «  Suspicio »,p. 159.

    7.   Cf. D. L. Black, Logic and Aristotle’s ‘Rhetoric’ and ‘Poetics’ , p. 49.8.   Cf. D. L. Black,   Logic and Aristotle’s ‘Rhetoric’ and ‘Poetics’ , p. 86 et note 102; et dans

    C. Marmo, « Suspicio », p. 160.9.   Cf. D. L. Black, Logic and Aristotle’s ‘Rhetoric’ and ‘Poetics’ , p. 94. D. L. Black souligne aussi

    que dans les écrits d’al-Farābı̄, on trouve des anticipations claires du système de classification

    d’Avicenne (p. 95-96).10.   Je suivrai encore l’exposé de D. L. Black (Logic and Aristotle’s Rhetoric and  Poetics, p. 97-98).

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    propositions qui sont fondées sur des traditions unanimes. La dialectiquepart de prémisses qui sont « largement acceptées » et qui peuvent se

    subdiviser en propositions qui sont universellement acceptées commevraies, en propositions dignes de louange et en propositions déterminées.La rhétorique se sert de propositions qui sont fondées sur l’autorité et depropositions qu’on suppose ou qu’on présume être vraies. La poétique utilisedes propositions qui produisent des images. La sophistique, enfin, adoptedes prémisses qui ressemblent à d’autres propositions (acceptées) et s’ensert pour tromper l’auditeur. Le point important dans cette classification estle degré d’acceptation des prémisses, lequel vaut également dans les cas oùl’adjectif qui les caractérise semble porter l’attention sur leur origine (les

    sens) ou sur leur effet (les images) : dans le cas des prémisses qui dérivent dessens, ce n’est pas la source qui est décisive, mais plutôt le fait que le sujet quireçoit ce type de propositions ne peut pas nier leur vérité ; dans le cas despropositions imaginatives, c’est l’effet passionnel qui est engendré par lesimages ce qui joue le rôle le plus important11. Comme le souligne Mme Black,l’accent mis par les philosophes arabes sur les divers degrés d’acceptation desprémisses qui sont utilisées par les différents branches de la logique est laclé pour comprendre leur capacité à développer un intérêt autonome pour larhétorique et la poétique12.

    La reprise de cette classification par al-Ghazāl̄ı, bien que replacée dans unschéma fondé sur les valeurs de vérité, représente le trait d’union nécessaireentre le monde arabe et le monde latin : comme on le sait, le texte de laLogica Algazelis13 aussi bien que le De scientiis et les Didascalia in Rhetoricam Aristotilis  d’al-Farābı̄14 donneront l’impulsion pour la diffusion, parmi lesphilosophes, les théologiens et les logiciens de la seconde moitié du   xiiie

    siècle, de la conception élargie de la logique, aussi bien que de la classificationde ses parties fondée sur les degrés d’assentiment de la part de l’auditeur15,bien qu’ils ne conduiront pas les philosophes latins à reconnaître à larhétorique et à la poétique une véritable nature logique ou syllogistique16.

    11.   D. Black, Logic and Aristotle’s Rhetoric and  Poetics, p. 99.12.   D. Black, Logic and Aristotle’s Rhetoric and  Poetics, p. 101.13.   C. H. Lohr, « Logica Algazelis. Introduction and Critical Text », Traditio, 21, 1965, p. 223-290.14.   M. Grignaschi   et J. Langhade,   al-Far ̄abı̄. Deux ouvrages inédites sur la Rhétorique,

    Beyrouth, 1972.

    15.   Cf. C. Marmo, « Suspicio », p. 161 sq.16.   Cf. D. L. Black, « Traditions and Transformations », p. 253.

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    3. Albert le Grand : l’objet de la logique élargie et le signe inférentiel

    Albert le Grand est un des premiers philosophes du  xiiie siècle17 à adopterexplicitement la conception élargie de la logique, qui comprend, à coté deslivres traditionnellement reconnus parmi les ouvrages logiques d’Aristote, laRhétorique et la Poétique. Cette prise de position n’est pas sans conséquencespour la définition de l’objet de la logique et, peut-être, pour la redéfinition duconcept de signe qu’il propose.

    En ce qui concerne le premier point, dans le premier livre de sa paraphrase àl’Isagoge, qui est une introduction générale à la logique, on lit des discussionspolémiques à propos de l’objet de la logique et de la pertinence de la

    qualification de sermocinalis pour la logique. Albert cite, à propos du premierpoint, ceux qui soutiennent que l’objet de la logique est le syllogisme avec sesparties18. Cette position était très répandue chez les maitres ès art autour de lamoitié du xiiie siècle et elle avait son application dans la division des branchesde la logique. Pour Nicolas de Paris, par exemple, certains syllogismes portentseulement à leur conclusions (inferens tantum), tandis que d’autres fontaussi connaître et prouvent leur conclusions (inferens et probans uel notum faciens) ; en plus, celui qui fait connaître peut le faire par rapport à la choseconnue ou au sujet qui connait, en produisant en lui un type de connaissance :

    si le syllogisme fait connaître simplement la chose sans référence au sujet,on aura la science des   Premiers analytiques, qui concerne seulement lesformes du syllogisme ; si le syllogisme engendre une connaissance complèteet causale ( per causam), on aura la science de la démonstration (étudiée dansle   Seconds analytiques) ; s’il produit une connaissance incomplète, commel’opinion, qui dérive de signes probables, on aura la dialectique (c’est-à-direles   Topiques) ; s’il produit une connaissance fantastique ou imaginaire autravers d’arguments apparemment probables, on aura la sophistique19. Albertne discute pas exactement cette division, mais il fait observer que ceux qui

    17.   Dominicus Gundissalinus qui avait traduit, entre autres, le traité logique de al-Ghazāl̄ı(cf. C. H. Lohr, « Logica Algazelis », p. 228-229, est plutôt une exception que la règle pourle douxième siècle. Il est suivi au  xiiie siècle seulement par l’auteur du traité   Philosophicadisciplina (dans C. Lafleur,  Quatre introductions à la philosophie au   xiiie siècle. Textescritiques et étude historique, Université Laval (Québec), 1988, p. 260-261) et par Arnoul deProvence (ibid., p. 274-275) ; cf. C. Marmo, «  Suspicio », p. 154, et D. L. Black, « Traditionsand Transformations », p. 236-238). Un autre auteur qui fait, en partie, exception est RobertKilwardby, qui, dans son  De ortu scientiarum  (éd. A. G. Judy, Oxford, 1976), montre saconnaissance de quelques traits de la logique avicennienne (§ 459, p. 157), mais sans adopterla conception élargie de la logique.

    18.   Cf. Albertus Magnus, Super Porphyrium de V universalibus, I, 4, in Opera omnia, vol. 1, 1,

    éd. M. Santos Noya, Münster, 2004, p. 6-8, en part. p. 6.19.   Cf. texte cité dans C. Marmo, « Suspicio », p. 158.

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    désignent le syllogisme comme objet de la logique considèrent simplementson objet principal et non un objet qui soit véritablement général, et qui soit

    donc valable pour toutes ses parties. Il souligne en effet que ce qu’on connaîtne dérive pas seulement du discours syllogistique, qui doit répondre à descontraintes très rigides (il tire ses conclusions de prémisses dont l’une doitêtre universelle), tandis que dans certaines disciplines on utilise des prémissesqui ne respectent pas ces contraintes (comme dans la rhétorique, où l’onutilise des prémisses singulières comme dans cet enthymème : « cette femme aabondance de lait dans ses mamelles, donc elle a accouché »). La connaissancepeut encore dériver d’autres sources, comme l’expérience20. La logique a parconséquent un objet plus général et adapté à toutes ses parties, c’est-à-dire

    l’argumentation ou le raisonnement : c’est ce qui permet de faire connaître cequi est inconnu à partir de ce qui est connu21.

    Après cette critique d’une conception trop étroite de l’objet de la logique,Albert le Grand s’attaque à ceux qui considèrent la logique comme unescientia sermocinalis, c’est-à-dire comme une science du discours, et donccomme nécessairement liée à la dimension de ce qu’on appelle aujourd’huile plan de l’expression de la langue. Il affirme suivre Avicenne dans sacritique et souligne que le discours (sermo) ne signifie rien en lui-même,mais qu’il signifie seulement ce qu’il a été institué à signifier. L’objet de sa

    critique est probablement la division des sciences du langage que DominicusGundissalinus avait tirée des auteurs arabes et qui avait été reprise, versla moitié du   xiiie siècle, par l’auteur anonyme du traité   Philosophicadisciplina22. La logique, au sens large, est pour Albert une science rationnelle.En tant que telle, elle est divisée ou bien à partir des types de propositionsqui constituent les prémisses des argumentations, ou bien à partir desinférences du connu à l’inconnu, ou bien à partir des types de connaissanceproduits par les argumentations. Si ces argumentations sont tirées de signesqui produisent une présomption ( praesumptio) chez le destinataire, on aà faire avec la rhétorique ; si la raison procède de certaines inventions (ex

    20.   Cf. Albertus Magnus Super Porphyrium de V universalibus, I, 4, p. 6-8, en part. p. 6.21.   Cf. Albertus Magnus Super Porphyrium de V universalibus, I, 1, p. 1-2, en part. p. 1 ; Ibid.,

    I, 4, p. 6-8, en part. p. 7-8. D. L. Black, « Traditions and Transformations », p. 242, soulignecomment Albert adopte la caractérisation avicennienne de la logique comme méthodepour achever une connaissance de ce qui est inconnu à partir de ce qui est connu. RobertKilwardby, dont les commentaires d’Albert s’inspirent souvent (cf. S. Ebbesen, « Albert theGreat ( ?)’s Companion to the Organon », in A. Zimmermann et G. Vuillemin-Diem éd., Albert der Grosse. Seine Zeit, sein Werk, seine Wirkung , Berlin/New York, 1981, p. 89-103 ; aussidans S. Ebbesen, Topics in Latin Philosophy from the 12th-14th Centuries. Collected Essays of Sten Ebbesen, vol. II, ch. 7, p. 95-108), indique comme objet de la logique, au sens large, soit

    le discours (sermo), soit le raisonnement (ratiocinatio) (§ 421-467, p. 147-160).22.   Cf. C. Marmo, « Suspicio », p. 162.

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     fictis) qui réjouissent ou repoussent l’auditeur, on a la poétique ; si elleargumente à partir de propositions probables, qui sont le plus souvent vraies

    (ut in pluribus), on a la dialectique ; si elle dérive ses conclusions des causesessentielles et appropriées, on a la science de la démonstration ; enfin, sielle procède de prémisses qui semblent vraies et ne le sont pas, on a lasophistique23.

    La suite de la paraphrase de l’Isagoge   est une réélaboration de lalogique d’al-Ghazāl̄ı, où Albert reprend les passages sur les différentsmodes de signification des mots, et les principales typologies de mots(simple-complexe ; nom-verbe ; noms univoques, équivoques etc.)24. Albertreprend encore le texte d’al-Ghazāl̄ı au commencement du traité sur le premier

    livre des   Seconds analytiques, où il discute de la matière des syllogismes,c’est-à-dire des propositions. Dans ce contexte, on voit qu’il reprend laclassification avicennienne des propositions et des leur effets, ainsi que lelien entre cette classification et les différents branches de la logique25. Albertmontre aussi de légères divergences par rapport à la version d’al-Ghazāl̄ı. Pourlui, les types de proposition qui sont utilisés par les sciences démonstrativessont les primae (ce qu’Avicenne appelait « premiers principes »), les sensibiles(les propositions qui dérivent des sens), les experimentales (les propositionsqui viennent de l’expérience), les   famosae (les propositions qui sont fondées

    sur des traditions unanimes) et les  mediatae (ou, selon al-Ghazāl̄ı, celles quiont en elles-mêmes leur propre démonstration). Les types de propositionqui entrent dans les argumentations dialectiques sont les   maximae   (lespropositions qui sont considérées évidentes par la plupart des hommes,qu’ils soient savants et non) et les   concessae   (les propositions qui sontadmises comme vraies par l’adversaire dans le contexte d’une discussion). Lespropositions qui sont utilisées dans les argumentations sophistiques sont celle

    23.   Cf. Albertus Magnus, Super Porphyrium de V universalibus, I, 2, p. 2-4, en part. p. 4. On

    laisse de côté la dernière partie, qui est appelée tentativa,surlaquelleonpeutlireS.Ebbesen,« Zacharias of Parma and the Art of Tempting », Historia Philosophiae Medii Aevi. Festschriftfür Kurt Flasch zu seinem 60. Geburtstag, Amsterdam, 1990.

    24.   Cf. Albertus   Magnus,   Super Porphyrium de V universalibus, I, 5, p. 8-11, en part.p. 8-9. et les passages correspondants dans la logique de al-Ghazāl̄ı (dans C. H. Lohr,«Logica Algazelis», p. 242-246). Albert cite aussi Jean Damascène et sa  Dialectique  pourles termes analogiques (cf. Dialectica. Version de Robert Grosseteste, éd. O. A. Colligan,St. Bonaventure, New York/Louvain/Paderborn, 1953, ch. 12, p. 14 ; ch. 30, p. 26 : il faut dire quedans ces passages Damascène ne parle ni d’analogie, ni de proportion, mais seulement desrapports ab uno et ad unum selon lesquels l’étant (ens) est divisé en susbtance et accident :Albert a intégré ce que Damascène dit dans ses autres sources).

    25.   Cf. Albertus   Magnus,   Libri Posteriorum Analyticorum, I.I.2, in  Opera omnia, vol. II,

    éd.A.Borgnet, Paris, 1890, p. 4-7, et les passages parallèles de la logique de al-Ghazāl̄ı (dansC. H. Lohr, « Logica Algazelis », p. 273-280).

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    nommées par Albert  similatoriae (ou  simulatoriae, selon la traduction latinedu texte d’al-Ghazāl̄ı, qui ont seulement un semblant de vérité) et encore les

     putabiles. Les propositions qui entrent dans les argumentations rhétoriquessont les maximae in apparentia (les propositions qui semblent être, à premièrevue, acceptables, mais qui, après un examen plus attentif, ne le sont plus),les putabiles (qui produisent une opinion, sans pour autant exclure l’opinionopposée) et les receptibiles (qui sont acceptées et produisent des effets en tantqu’affirmées par des autorités, comme les saints, les savants ou les anciens).Enfin, les propositions qui servent les argumentations de la poétique (bienque la traduction latine d’al-Ghazāl̄ı les caractérise comme   sumicae) sontles   imaginativae   (ou   transformativae, selon le texte latin d’al-Ghazāl̄ı, ou

    imitativae, selon Albert), qui sont fausses, mais poussent des émotions dansl’auditoire26.

    Bien qu’Albert subsume la rhétorique et la poétique sous la logiquegénérale, comme science de l’argumentation, en suivant la conception élargiede logique héritée des Arabes, il caractérise à la fin du traité d’introductionaux paraphrases des œuvres logiques d’Aristote la rhétorique et la poétique(en les associant à la grammaire) de sciences du sermo (discours). Son attitudeenvers les deux nouvelles parties de la logique est donc ambivalente : d’unepart, elles sont des branches d’une science de l’argumentation rationnelle (ou

    de l’art de faire connaître ce qui est inconnu à partir de ce qui est connu),c’est-à-dire de la logique au sens large, qui ne s’intéresse pas au plan del’expression mais seulement à celui du contenu ; de l’autre, elles sont dessciences du discours. Celui-ci comprend en lui-même le plan de l’expression,et ces sciences s’opposent à la logique au sens strict : dans les fables, lescontes des héros ou dans la prière, le rythme, le chant et ses modulations

     jouent un rôle important en facilitant la naissance des émotions. Dans lesdiscours rhétoriques les colores jouent un rôle semblable car elles les rendentacceptables et agréables à l’auditoire27.

    Le lien entre ce genre de réflexions, à propos de l’objet de la logique, etla redéfinition du concept de signe qu’Albert, en même temps que Thomasd’Aquin et Roger Bacon, propose dans ses écrits logiques et théologiques, se

    26.   Il faut corriger ce que C. Marmo, «  Suspicio », p. 161, n. 71, avait dit à propos de la liste destreize propositions qu’Albert a posé avant leur discussion : les catégories de propositions quiont été mélangées sont les  simulatoriae et les maximae in apparentia, qui, dans le texte deal-Ghazāl̄ı(dansC.H.Lohr, « Logica Algazelis », p. 277), figurent l’une après l’autre; dans saliste, en effet, Albert pose à la dixième place les propositions « quae videntur esse maximaepropter similitudinem sed non sunt » (Lib. Post. An., I.I.2, p. 5) ; les concessae sont assimilées,contrairement à ce qu’avait dit C. Marmo, aux maximae (« ab omnibus concessae »).

    27.   Cf. Albertus  Magnus, Super Porphyrium de V universalibus, I, 7, p. 14-16, en part. p. 15.Cf. D. L. Black, « Traditions and Transformations », p. 244-245.

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    trouve dans l’accent mis, dans les deux cas, sur le processus inférentiel quiles caractérise. Si la logique a pour objet l’argumentation ou le raisonnement

    (argumentatio,   ratiocinatio) qui conduit à la connaissance de l’inconnu àpartir du connu, selon la caractérisation avicennienne, le signe est présentédans certains contextes comme un dispositif discursif qui permet exactementce même passage. La tradition augustinienne avait souligné plutôt deuxautres aspects du signe (ou du signifiant) : 1) son être sensible par rapport aucaractère intelligible du signifié ; 2) la distinction réelle du signe et du signifié.Quant à son apport cognitif, il était reconnu, mais de façon générique, sansaucune référence à la théorie aristotélicienne ou stoïcienne de l’inférence.C’est la découverte de la  Logica nova, d’une part, et l’influence des Arabes

    dans le débat sur les rapports entre logique, rhétorique et poétique, de l’autre,qui donnent l’occasion aux philosophes et aux théologiens du   xiiie sièclede proposer une définition inédite du signe, ou mieux, d’essayer d’accorderla définition traditionnelle, d’origine augustinienne, et celle, nettementinférentielle, d’origine aristotélicienne et stoïcienne. Au  xiiie siècle, dans lesTractatus  de Pierre d’Espagne, par exemple, on trouve un témoignage de lanouveauté représentée par la notion de signe inférentiel dérivé de la définitionde l’enthymème proposée par Aristote dans le deuxième livre des  Premiersanalytiques   : « le signe, selon l’acception qu’on utilise ici — c’est-à-dire

    dans le contexte de la définition d’enthymème —, est la même chose quela proposition démonstrative nécessaire ou probable, et cela du fait de sacapacité inférentielle » (signum, secundum quod hic sumitur, idem est quod  propositio demonstrativa vel necessaria vel probabilis et hoc est inferendo)28.

    Albert le Grand dans sa paraphrase des  Premiers analytiques (à propos deII.27) propose essentiellement une quasi-citation de la définition d’Augustin(déjà tournée vers l’inférence), puis sa propre définition mixte : 1) « le signeest ce qui, abstraction faite de l’aspect sensible qu’il offre au sujet connaissant,conduit a ce dont il est signe » (signum autem est quod, praeter speciem quamcognoscenti offert, ad aliquid ducit cuius est signum)29 ; 2) « le signe, dans sonsens le plus commun, est tout ce qui, à partir de son aspect sensible, qu’ilmontre au sujet connaissant, exige que quelque chose d’autre puisse être inféréde lui » (signum quidem, communiter dictum, est omne illud quod ex sui specie,quam cognoscenti exhibet, aliud praetendit quod inferri potest ex ipso)30.

    28.   Petrus  Hispanus,   Tractatus   (Summulae logicales), V.3, éd. L. M.   de  Rijk, Assen, 1972,p. 57-58, app. (c’est une adjonction qui est présente dans trois manuscrits sur sept utiliséspar l’édition critique).

    29.   Cf. Albertus   Magnus,   Libri Priorum Analyticorum, II.7.8, in   Opera omnia, vol. I,

    éd. A. Borgnet, Paris, 1890, p. 80330.   Ibid.

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    Comme on le voit, une caractérisation du signe comme prémisse d’uneargumentation se dégage en même temps que la définition de l’objet d’une

    logique générale comme argumentation. De manière significative, le mêmeexemple d’argumentation est mentionné pour certaines propositions utiliséepar la rhétorique et par la sophistique (les  putabiles) à la suite de al-Ghazāl̄ı,pour la définition de la   fallacia consequentis, et pour la définition de la prudentia comme enquête sur ce qui est préférable dans certaines occasions,enquête conduite à partir des signes et des probabilités (eikota) : l’exempledans tous ces cas est celui des hommes qui rôdent pendant la nuit et qui sontsouvent jugés comme étant des voleurs ou des adultères31.

    4. Roger Bacon : la moralis philosophia, la logique et les signes naturelsinférentiels

    L’influence des arabes est également évidente dans les œuvres de RogerBacon, surtout celles de la maturité, envoyées au pape Clément IV, son amiGuy Le Gross Foulquois, dans les années 1267-68 pour présenter son grandprojet de reforme de la chrétienté32. Cette influence se manifeste sur les deuxniveaux indiqués plus haut, c’est-à-dire la redéfinition du champ logique et larévision de la notion de signe. Si dans ses premières œuvres de logique, telles

    que les   Summulae dialectices, le philosophe et logicien anglais n’a adoptéaucune théorie nouvelle à propos de la logique, puisqu’il propose la mêmeclassifications que les maîtres ès arts parisiens de la moitié du  xiiie siècle,33 iltire dans l’Opus maius toutes les conséquences de la conception élargie de lalogique, héritée des philosophes arabes, et de l’introduction du type de signequ’on a appelé ‘inférentiel’.

    Sur le plan de la classification de la rhétorique et de la poétique, RogerBacon semble s’inspirer surtout du  De scientiis  d’al-Farābı̄34, qui avait été

    31.   « Omnis errabundus de nocte fur est vel adulter » ; cf. Albertus Magnus, Lib. Post. An., I.I.2,p. 7 (cf. C. H. Lohr, « Logica Algazelis », p. 277) ; Liber Elenchorum I.III.16, éd. A. Borgnet,Paris, 1890, vol. II, p. 586;  De bono, IV.1.2,   Opera omnia, XXVII, H. Kühle, C. Feckes,B. Geyer et W. Kübel éd., Monasterii Westfalorum, 1951, p. 226.

    32.   Sur Roger Bacon, il faut voir le volume Roger Bacon and the Sciences, éd. par J. Hackett,Leiden/New York/Köln, 1997. Je ne suis pas complètement d’accord avec ce que D. L. Black,« Traditions and Transformations », p. 252, n. 51, dit à propos de la dépendance superficielledes théories baconienne par rapport aux sources arabes : si c’est peut-être vrai pour sesthéories logiques, cela ne vaut pas en général pour sa philosophie du langage (voir infra).

    33.   Cf. A.  de Libera, « Roger Bacon et la logique », in J. Hackett éd., Roger Bacon and theSciences, (p. 102-132), p. 111.

    34.   Cf. I. Rosier-Catach, « Roger Bacon, al-Farabi et Augustin. Rhétorique, logique et

    philosophie morale », in G. Dahan   et I. Rosier-Catach   éd.,   La rhétorique d’Aristote.Traditions et commentaires de l’antiquité au  xviie siècle, Paris, 1998, (p. 87-110), p. 90-92.

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    traduit par Dominicus Gundissalinus au  xiie siècle, mais il ajoute sa proprevision des rapports entre les disciplines du langage et les règles de la conduite,

    c’est-à-dire entre la compréhension et l’action. Pour lui, l’action et la pratiquesont à la fois les plus difficiles pour les hommes, à cause de la corruptionde la volonté humaine, et les plus nobles par rapport aux connaissances detype spéculatif : la philosophie morale, qui s’occupe des bonnes pratiques,est le but de toutes les autres sciences, parce que la connaissance du vrai doitconduire au bien agir35. La philosophie morale, dans sa cinquième partiec’est-à-dire en tant que   civilis scientia, cherche à persuader les hommes dese vouer à l’amour et d’adopter une conduite conséquente, dans l’observancedes lois et des bonnes mœurs, ainsi qu’à haïr ce qui va à leur encontre.36 Elle

    se sert donc de moyens langagiers pour atteindre des finalités pratiques :c’est dans ce contexte qu’elle rencontre la rhétorique et la poétique. Ces deuxdisciplines du langage persuasif, dit Bacon, sont divisées en deux parties,une   docens   (théorique) et une   utens   (appliquée). Les parties théoriquesrelèvent de la logique, et, en cela, Bacon fait montre de son adoptionde la conception élargie, néoplatonicienne et puis arabe, de la logique ;mais il paye aussi sa dette à la tradition latine, et surtout cicéronienne etaugustinienne, de la rhétorique, quand il dit que les parties appliquées de larhétorique et de la poétique appartiennent à la philosophie morale37. Elles

    sont considérées comme importantes parce qu’elles sont capables de mouvoirl’intellect pratique, qui est plus noble que l’intellect spéculatif, parce qu’ilpeut porter l’homme à bien se conduire : la démonstration et l’argumentationdialectique sont moins puissantes parce qu’elles peuvent seulement conduirel’homme à la connaissance de la vérité ( flectere ad cognitionem veri), et c’estpour cette raison qu’Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque, soutient que lephilosophe moral ne doit pas se servir de la démonstration, mais plutôt del’argumentation rhétorique38.

    35.   Rogerus   Bacon,  Communia naturalium, I.1, in   Opera hactenus inedita Rogeri Baconi,éd. R. Steele, fasc. II, Oxford, 1909-1911, p. 2. Cf. J. Hackett, « Moral Philosophy andRhetoric in Roger Bacon », Philosophy and Rhetoric, 20, 1987, p. 18-40.

    36.   Rogerus Bacon, Moralis philosophia, V, pro., (= Opus majus, pars septima) éd. F. Delormeet E. Massa, Turici, 1954, p. 247.

    37.   Cf. Rogerus  Bacon,  Communia mathematica, in   Opera hactenus inedita Rogeri Baconi,éd. R. Steele, fasc. XVI, Oxford, 1920, p. 64 ; Id.  Opus majus, I.15, in J. H. Bridges,  The‘Opus Majus’ of Roger Bacon, Oxford, 1897-1900 (repr. Frankfurt a/M., 1964), vol. I, p. 33 ;III.2, vol. I, p. 85 ; Rogerus Bacon, Opus tertium, 75, in J. S. Brewer, Fr. Rogeri Bacon Operaquaedam hactenus inedita, London, 1859 (Rerum Britannicarum Medii Aevi Scriptores, 15),p. 308. Cf. J. Hackett, « Roger Bacon on Rhetoric and Poetics », in J. Hackett éd., Roger Bacon and the Sciences, p. 133-149.

    38.   Rogerus Bacon, Moralis phil ., V.2.4, p. 250-251. Cf. J. Hackett, « Roger Bacon on Rhetoricand Poetics », p. 142 sq. ; I. Rosier-Catach, « Roger Bacon, al-Farabi et Augustin », p. 92-95.

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    Comme l’ont souligné différents spécialistes39, Roger Bacon se plaintsouvent du fait que les deux livres qu’Aristote a dédié à l’étude des deux

    types d’argumentation les plus puissants (c’est-à-dire la   Rhétorique   et laPoétique) ne sont pas encore pleinement à disposition des philosophes, etque les traductions de l’arabe de la Rhétorique et du commentaire d’Averroèsà la   Poétique   sont si mal faites et si éloignées de l’original, qu’elles leuront fait perdre leur vigueur originaire, comme un vin qui a été déversédeux fois40. C’est peut-être pour cette raison que Bacon semble ne pasutiliser ces traductions et que, quand il a besoin de prendre des exemplesd’argumentations rhétoriques où poétiques, il fait plutôt appel aux auteurslatins, comme Cicéron, Augustin, Horace et Ovide. Il utilise en outre souvent

    la tripartition des styles (humilis, mediocris, grandis) ainsi que la distinctionentre les trois buts du discours persuasif, c’est-à-dire   docere,   delectare   et flectere, qui sont tirés de la rhétorique cicéronienne à travers la médiation duIV livre du De doctrina christiana d’Augustin41.

    On trouve donc dans cette œuvre de Bacon de nombreux exemples etapplications des outils rhétoriques à la matière du discours théologique.Comme Bacon le souligne lui-même, il n’y a là rien d’étonnantpuisqu’Augustin, avant sa conversion, avait enseigné et écrit sur larhétorique42. Il ajoute aussi que dans la transmission des vérité divines — en

    suivant toujours ce qu’Augustin suggère — il faut se servir non seulementdes discours, mais aussi des émotions et des gestes appropriés, jusqu’auxlarmes, et il faut adapter le discours et ses couleurs (c’est-à-dire les figuresrhétoriques qui le caractérisent) à l’auditoire : « selon la diversité du public,il faut que l’orateur donne différentes couleurs à la même pensée, et celaen considérant la diversité des destinataires quant à leur dignité et leuroffice, ou quant à leurs biens, leur âge, leur complexion, leurs mœurs, leursconnaissances et tous ce qui relève de leurs traits personnels » (secundumdiversitatem audiencium, oportet oratorem eandem sentenciam aliter et aliter colorare, et hoc secundum diversiatem eorum in dignitatibus et officiis,in fortuna, in etate, in complexione, in moribus, in scientiis et in omnibus,que ad diversitates pertinet personales). Il est surprenant de constater queBacon tire ces conclusions non pas en s’inspirant des traités classiques des

    39.   Cf.C.Marmo, « Suspicio »,p.164;I.Rosier-Catach, « Roger Bacon, al-Farabi et Augustin »,p. 95-98. Voir aussi R. Lemay, « Roger Bacon’s Attitude Toward the Latin Translations andTranslator of the Twelfth and Thirteenth Centuries », in J. Hackett éd., Roger Bacon and theSciences, p. 25-47.

    40.   Rogerus Bacon, Moralis phil ., VI.4, p. 267.41.   Cf. C. Marmo, «   Suspicio  », p. 164-165; I. Rosier-Catach, « Roger Bacon, al-Farabi et

    Augustin », p. 98-99, 110.42.   Rogerus Bacon, Moralis phil ., V.4.3, p. 258-259.

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    rhéteurs latins, mais du traité De re rustica de Rutilius Palladius (ive siècle)43.Cela confirme que l’attention qu’il porte aux conditions pragmatiques de

    la communication est très forte, qu’elle est indépendante de la traditionrhétorique, et dérive des sources d’inspiration les plus diverses.

    L’importance que Bacon attribue aux gestes et aux mouvements du corpsqui accompagnent le discours persuasif se justifie par la centralité reconnue àune discipline du traditionnel quadrivium telle que la musique. Le pouvoir dela musique sensible — souligne-t-il — est celui de « ravir l’âme pour qu’elleaccède aux vérités divines invisibles » (quatenus per haec musicalia sensibiliaraperemur ad invisibilia Dei)44. En tant que discipline, la musique donneles « causes et les raisons » de divers phénomènes liés à ce qu’enseignent la

    grammaire, à propos des sons vocaux, et la logique, à propos de l’efficacitédes discours persuasifs. À propos de la logique, Bacon souligne qu’elle apour fin la composition d’argumentations qui meuvent l’intellect pratique àl’amour de la vertu et de la félicité future. Ces arguments, rappelle-t-il, sonttraités par Aristote dans ses œuvres logiques, surtout dans la poétique45.La musique, en tant que partie de la mathématique, est donc une disciplinecentrale dans l’encyclopédie baconienne, ainsi que dans la considération desplus hautes finalités de la logique. C’est pour cette raison que l’argumentmoral et théologique doit être construit en prêtant attention au rythme et

    à la métrique qui peuvent mouvoir l’intellect pratique : dans le contexte deson  Opus tertium, comme l’a bien souligné Irène Rosier-Catach, il mélangeles textes d’Augustin et d’al-Farābı̄ en attribuant également à ce dernier l’idéeaugustinienne que la musique sensible a la fonction de ravir l’âme en vue de lacontemplation des vérités divines et de l’amour du bien46.

    L’influence d’autres textes arabes se fait encore plus évidente quand onprend en compte un autre aspect de la théorie baconienne du pouvoirdes mots : celui qui relève de la magie ou de l’efficacité des formules, entant qu’expressions ou sons. En lisant les textes qu’Irène Rosier-Catach acommentés dans son études sur la parole comme acte47, on s’aperçoit quepour Bacon l’efficacité ne se joue pas seulement sur le plan de l’argumentationet de l’appel à l’intellect spéculatif, voire pratique, mais aussi sur le planphysique. Les mots ou les phrases, en tant que sons, agissent comme des

    43.   Rogerus Bacon, Moralis phil ., V.4.17, p. 26244.   Rogerus Bacon, Opus tertium,LXIV,p.266(cf.I.Rosier-Catach, « Roger Bacon, al-Farabi

    et Augustin », p. 103, n. 1).45.   Rogerus Bacon, Opus majus, IV.1.2, éd. J. H. Bridges, vol. I, p. 100-101.46.   Id., Opus tertium,LXIV,p.266(cf.I.Rosier-Catach, « Roger Bacon, al-Farabi et Augustin »,

    p. 103-104, et 104, n. 2).

    47.   I. Rosier, La parole comme acte. Sur la grammaire et la sémantique au  xiiie siècle, Paris,1994, ch. 6, p. 207-231.

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    agents naturels et produisent des effets qui dépendent de divers facteurs,comme l’intention du locuteur, son désir (de nuire ou de faire du bien) et sa

    conviction pendant leur prononciation. Le dispositif physique est le mêmeque celui qui règle les rapport de causalité entre les êtres naturels, c’est-à-direla multiplication des  species telle que dérivée du  De radiis d’al-Kindi, du  Deaspectibus   d’Alhazen et du   Fons vitae  d’Avicebron, une théorie qui trouveun grand développement dans l’Opus maius   (IV.2)48. Comme l’expliqueBacon, ce dispositif physique ne concerne pas seulement les propriétésaccidentelles ou sensibles des choses, mais les substances corporelles, maisaussi spirituelles49. Dans les êtres doués de raison et de volonté, comme leshommes, ce mécanisme naturel se conjugue avec les dispositifs sémiotiques

    qui dépendent d’un choix délibéré. Roger Bacon soutient que ce type demécanisme peut rendre chaque acte humain plus fort et impétueux, sil’intention de celui qui le réalise est résolue et s’il compte sur le succès del’acte lui-même50. Les actes de langage suivent la même ligne : d’une part, ilsdépendent des arguments et des techniques langagières utilisées (rhétoriquesou poétiques) par le locuteur, de l’autre, ils sont renforcés par les influencesdes astres (qui agissent selon les lois géométriques de la multiplicationdes   species), ainsi que par les conditions qui déterminent l’émission et laréception des paroles : c’est-à-dire l’intention, le désir et la volonté, dont on a

    parlé plus haut : « Parce que les paroles sont engendrées à partir des organesintérieurs naturels, et sont formées à partir de la pensée et de l’attention, ellesréjouissent et constituent l’instrument de l’âme rationnelle le plus propre, etcelui qui a donc la plus grande efficacité entre tout ce qui peut être fait parl’homme. C’est particulièrement le cas lorsqu’elles sont proférées à partird’une intention déterminée, d’un grand désir, et d’une forte conviction... Et sila multiplication des species et la prononciation des paroles se produit sous laconstellation requise, une opération efficace s’en suivra nécessairement. Encela il n’y a rien de magique ou d’insensé »51.

    48.   Voir l’édition critique et une introduction historique dans D. C. Lindberg, Roger Bacon’sPhilosophy of nature : a critical edition, with English translation, introduction and notesof De multiplicatione specierum and De speculis comburentibus, Oxford, 1983 ; cf. aussiD. C. Lindberg, « Roger Bacon on Light, Vision, and the Universal Emanation of Force »,in J. Hackett éd., Roger Bacon and the Sciences, p. 243-275.

    49.   Rogerus Bacon, Opus majus, IV.2.1, éd. J. H. Bridges, vol. I, p. 111.50.   Rogerus Bacon, Opus majus, IV, vol. I, p. 398 (cit. dans I. Rosier, La parole comme acte,

    p. 211-212).51.   « Nam quia verbum ab interioribus membris generatur et formatur ex cogitatione et

    sollicitudine, et delectatur homo in eo, et proprissimum est instrumentum animae rationalis,ideo maximam efficaciam habet inter omnia quae fiunt ab homine, praecipue cum ex

    intentione certa, desiderio magno, et vehementi confidentia profertur... Et si huiusmodimultiplicatio speciei et verbi prolatio fiant in constellatione debita, necesse est quod operatio

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    Comme le souligne justement Irène Rosier-Catach, il ne faut pas considérerque ces remarques impliquent l’adhésion de Bacon à un modèle déterministe

    de l’action du langage sur l’homme. Toutes les conditions qui peuvent influersur l’action humaine (les configurations du ciel, les pensée et la volonté dulocuteur, la complexion du corps) ne l’obligent jamais, mais valent comme‘inclination’ : « l’âme, douée du libre-arbitre, peut toujours refuser de sesoumettre à ces influences », il faut toujours que la volonté y souscrive52.C’est pour ces raisons qu’il faut intégrer cette approche (quasi mécaniste) àcelle dérivée des autres sources arabes sur la puissance des argumentationsrhétoriques et poétiques, qui servent éventuellement à briser ou du moinsaffaiblir les dernières résistances de la volonté53.

    Des sources arabes, enfin, peuvent être indiquées pour le développementde certains aspects de la théorie strictement sémiotique de Bacon. Si, commeon l’a montré, ces sources n’affectent pas la redéfinition de signe, où l’accentmis sur le signe comme double relation dérive plutôt de sources théologiqueslatines54, il me semble que, pour un aspect particulier de sa théorie, elles ontcertainement joué un rôle. Je pense à la théorie baconienne de la connotation,comme signification secondaire et naturelle des mots, laquelle s’ajoute à lasignification principale qui, étant déterminée par l’imposition, est plutôtconventionnelle.

    Dans la classification baconienne des signes, à côté des signes produits parl’âme avec une intention de signifier (sans ou avec délibération de la volonté),les signes qu’on appelle ‘inférentiels’ ont également une place. Ils dérivent dela même source que les signes inférentiels de Pierre d’Espagne ou d’Albertle Grand, c’est-à-dire le deuxième livre des   Premiers analytiques, ch. 27,mais on peut observer que l’extension des exemples montre l’importancequ’ils revêtent pour Bacon, autant que l’abondance de sources auxquelles ilpuise. On retrouve ici l’exemple de ceux qui rôdent pendant la nuit et quisont souvent jugés comme des voleurs ou des adultères, comme cas de signenaturel probable par rapport au présent, et qui se trouve dans les  Réfutationssophistiques   d’Aristote et dans la   Logique   d’al-Ghazāl̄ı. Cette œuvre, avec

    valida consequatur ; et in his omnibus nihil est magicum vel insanum ». (Opus maius IV,Astrologia, éd. J. H. Bridges, vol. I, p. 399).

    52.   I. Rosier, La parole comme acte, p. 224.53.   C’est à cause du rôle joué par la volonté dans les décisions qui conduisent à l’action

    qu’il n’est pas possible classer le pouvoir naturel des mots et des formules magiques ousacramentaires dans le domaine du mécanisme (ou du machinisme) par opposition à leurefficacité pragmatique, dérivé de l’art ou de la convention, qui régit le langage commedispositif sémiotique.

    54.   I. Rosier,   La parole comme acte, p. 114-122; C. Marmo,   Semiotica e linguaggio nellaScolastica. Parigi, Bologna, Erfurt 1270-1330. La semiotica dei Modisti, Roma, 1994, p. 27-36.

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    la   Logique   d’Avicenne, est une des sources explicites de la théorie de laconnotation dans le   De signis   de Bacon55. Lorsque Bacon explique qu’un

    type d’analogie est celui où un terme qui a été imposé pour signifier quelquechose, signifie d’autres choses qui ont une relation avec la première, il dit quela signification principale est conventionnelle, l’autre secondaire et, dans lamesure où elle s’appuie sur des relations réelles, elle est naturelle56. Le premierexemple qu’il cite découle directement du chapitre de la Logique d’al-Ghazāl̄ıoù le philosophe arabe explique les différents types de signification d’unconcept : un premier type (secundum parilitatem, selon l’égalité) correspondà la signification principale et directe d’un concept (signifié) qui se trouvesur un plan d’égalité avec le signifiant, comme par exemple dans le cas où le

    mot ‘maison’ (domus) est donné à une maison ; le deuxième type (secundumconsequentiam, selon la conséquence) correspond à une des significationssecondaires possibles d’un mot, comme dans le cas où le mot ‘maison’ signifieles parties d’une maison, c’est-à-dire les parois ; la désignation même decette manière de signifier porte sur l’inférence et l’exemple suggère qu’onpeut inférer du nom du tout le nom d’une de ses parties; le troisièmetype (secundum comitantiam, selon la concomitance) comprend une autremanière de signifier qui situe l’antécédent sur un plan de simultanéité avecle conséquent, dans la mesure où ils partagent une même propriété, celle

    d’être parties du même tout ; cela implique que du nom d’une partie d’untout on peut inférer une autre partie (essentielle), comme par exemple oninfère de l’existence du toit (d’une maison) l’existence des parois57. Des troistypes de signification énumérés par al-Ghazāl̄ı, deux sont utilisés par Baconpour illustrer la connotation : la conséquence, dans ces deux cas, n’est pasnécessaire, mais seulement probable (il faut que la maison soit terminée,naturellement)58. Un autre exemple de connotation examiné par Bacon,dans le  De signis, est celui de l’implication entre un terme spécifique et songenre ou sa caractéristique la plus appropriée (le  propre  porphyrien) : parexemple — dit-il — les inférences comme « un homme existe, donc un animalexiste », ou « un homme existe, donc un être capable de rire (risibilis) existe »

    55.   Rogerus  Bacon,  De signis III.5.103, in K. M. Fredborg, L. Nielsen et J. Pinborg, « AnUnedited Part of Roger Bacon ‘Opus maius’ : ‘De signis’ », Traditio, 34, 1978, (p. 81-136), p. 116.

    56.   Dans le De signis, Bacon ne donne pas le nom de connotata à ces types de signifié, tandis quecelui-ci, avec cointellecta est le nom qu’il leur donnera dans le Compendium studii theologiaeIII.66, voir T. S. Maloney,  Roger Bacon Compendium of the Study of Theology, Editionand Translation with introduction, Leiden/New York/København/Köln, 1988, p. 74. Pour uneanalyse des rapports de ce type de signification avec la topique, cf. C. Marmo, « Bacon,Aristotle (and all the others) on Natural Inferential Signs », Vivarium, 72, 1997, p. 136-154.

    57.   Cf. C. H. Lohr, « Logica Algazelis », p. 243-244.

    58.   L’auteur, à vrai dire, n’avance aucune considération sur la modalisation de ce typed’inférence.

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    sont compréhensibles à partir des relations essentielles qui lient les signifiésconventionnels des mots en questions59, et ne dérivent pas des propriétés ou

    des modes de signifier (modi significandi ou ratio consignificandi). On trouveces mêmes exemples, de nouveau, dans la   Logique   d’al-Ghazāl̄ı, dans unpassage où le philosophe arabe explique que lorsqu’on comprend une espèceon comprend aussi son genre parce que ‘animal’ est essentiel à l’homme ; etque quand on comprend une espèce on comprend également son propre (êtrecapable de rire, risibilis) qui, bien qu’ accidentel par rapport à l’espèce, en estinséparable et découle de son être même60. Bacon classe ensuite les diverscas de connotation (ou analogie), et inclut ces exemples dans deux catégoriesdifférentes de noms de créatures qui, au-delà de leur signifié conventionnel,

    conduisent à inférer naturellement, c’est-à-dire comme signes naturels dupremier type, d’autres signifiés du même ordre.

    Les sources de la théorie baconienne du signe naturel inférentiel, commeon l’a signalé plus haut, sont très variées, la   Logique  d’al-Ghazāl̄ı, et celled’Avicenne (dont la première dérive) jouent un rôle important, pas seulementpour les exemples, mais aussi pour la description que Bacon en fait dansle  Compendium studii theologiae. Il y dit que « le signe naturel se présentenécessairement selon deux modes : ou bien à partir de sa concomitancenaturelle par rapport au signifié, ou bien à partir de la configuration du signe

    par rapport au signifié, grâce à laquelle il peut la représenter naturellement »(signum vero naturale oportet quod sit duobus modis : vel ex concomitantianaturali respectu signati, vel ex figuratione signi ad signatum, per quam potest naturaliter repraesentare signatum).61 Le terme (con)comitantia   setrouve dans le texte d’al-Ghazāl̄ı pour classifier exactement un cas d’inférencenaturelle du même type : Bacon semble en faire un caractère qui désigneun type de signification (modus significandi). Par rapport aux exemples duphilosophe arabe, Bacon ajoute une vision plus générale qui prend en comptetoutes les relations que les objets signifiés entretiennent avec d’autres objets,et ne se borne pas aux rapports méréologiques.

    5. Conclusions : Gilles de Rome

    Comme on l’a montré, le philosophes latins de la seconde moitié du   xiiie

    siècle (Albert le Grand et surtout Roger Bacon), sous influence des traductionsdes philosophes arabes, ont élaboré une approche élargie à propos de laquestion de l’objet de la logique, et, grâce à une pluralité d’autres textes,

    59.   Cf. Rogerus Bacon, De signis III.5.104, p. 117.

    60.   Cf. C. H. Lohr, « Logica Algazelis », p. 247.61.   Rogerus bacon, Comp. stud. theol . I.26, éd. T. S. Maloney, p. 56.

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    ils ont également développé des réflexions qui relèvent pleinement d’uneapproche pragmatique de l’analyse du langage. Tout était apparemment prêt

    pour lire la   Rhétorique  d’Aristote de ce point de vue. Cependant, si, d’uncôté la classification de la rhétorique et de la poétique dans le champ logiquedevient un passage obligé, et une vraie ‘mode’, sous l’influence de Thomasd’Aquin, qui s’exerce sur les maîtres ès arts dans les textes, sans donner lieuà une réflexion globale sur la force du langage62, d’un autre côté la maigrecirculation des écrits de Bacon a fait de ce philosophe un penseur trop isolépour être influent sur ce type d’analyse du langage et sur la réception dela   Rhétorique  d’Aristote. En effet, le premier commentateur de cette œuvreest un jeune moine augustinien, Gilles de Rome, qui ne connaît pas grand

    chose de la rhétorique classique latine. Il utilise cependant des sourcesarabes, comme les  Didascalia in Rhetoricam  d’al-Fārābı̄ ou les traductionsarabo-latines de la Rhétorique d’Aristote et du commentaire d’Averroès sur laPoétique d’Aristote dues à Herman l’Allemand, et il en tire une interprétationacceptable de la lettre du texte63. Il n’est cependant pas à même de fournir unevision générale des possibilités du langage, laquelle articulerait une approchelogico-sémantique référentielle traditionnelle (théorie de la supposition) etune approche pragmatique, qui s‘intéresse aux intéractions entre les acteursdes actes de communication64.

    À propos du signe, enfin, Gilles de Rome commente aussi les textesqu’Aristote consacre, dans son œuvre, à la discussion des signes commeprémisses d’inférences dans les enthymèmes et de leur rapport avec lessyllogismes. Dans ce contexte, il se détache un peu des considérationsqu’Albert le Grand avait exprimé sur ce thème dans sa paraphrase au livre IIdes Premiers analytiques (ch. 27) : si pour Albert il y a deux types de signe,l’un qui est nécessaire et qui est emprunté à la première figure du syllogisme,l’autre qui n’est pas nécessaire, qui s’appelle  ycos  (gr.  eikōs) et dérive de ladeuxième et de la troisième figure du syllogisme65, pour Gilles de Rome il y atrois types de signe. Le signe nécessaire, que Gilles appelle prodigium (commeAlbert),   retinerium  ou  detinar , peut être reconduit à la première figure du

    62.   Cf. C. Marmo, « Suspicio », p. 165-169, p. 175-183.63.   Cf.C.Marmo, « L’utilizzazione delle traduzioni latine della Retorica nel commento di Egidio

    Romano (1272-1273) », in I. Rosier et G. Dahan éd., La Rhétorique d’Aristote, p. 111-134.64.   Il faudrait ajouter que la définition des rapports entre logique (ou dialectique) et rhétorique

    chez Gilles de Rome est plus approfondie et souple par rapport à la ‘mode’ de la simplesubordination de la deuxième sous la première (cf. G. Bruni, « The “ De differentiarhetoricae, ethicae et politicae ” of Aegidius Romanus »,  The New Scholasticism, 6/1, 1932,p.1-18;S.Robert, « Rhetoric and Dialectic : According to the First Latin Commentary on theRhetoric of Aristotle », The New Scholasticism, 31/4, 1957, p. 484-498 ; C. Marmo, « Suspicio »,

    p. 187-191).65.   Cf. Albertus Magnus, Lib. Pr. An., II.7.8, p. 803.

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    syllogisme66, l’ ycos, interprété comme image (eikōn) ou signe similaire(similitudinarium), est fondé sur la deuxième figure du syllogisme ; et, enfin,

    le signe tout-court, ou simplement non-nécessaire, est emprunté à la troisièmefigure. Les exemples sont généralement ceux dont se sert Aristote dans lepassage commenté, exception faite pour l’ ycos : « Dans la deuxième figure onprend le signe quand il a une extension plus grande par rapport au signifié etinfère le signifié majoritairement (ut in pluribus), mais pas toujours : commele fait de rôder la nuit est un signe du voleur ; en effet quelqu’un peut rôder lanuit sans être un voleur »67.

    Ce qui est surprenant pour un moine augustinien comme Gilles deRome — contrairement à ce qu’avaient essayé de faire Albert le Grand et

    Roger Bacon — est le fait qu’il se borne à commenter le texte d’Aristote sansapercevoir la distance entre la conception aristotélique de signe (inférentielle)et celle d’Augustin (plutôt substitutionnelle), ni essayer de la réduire enréconciliant les deux conceptions dans une définition ou une typologie pluscompréhensive.

    66.   Il reproduit les versions du grec tekmērion attestées par ses manuscrits, qui appartenaient àdes mauvaises traditions universitaires (cf. C. Marmo, « L’utilizzazione delle traduzioni »,p. 116-118). Il en justifie la traduction en jouant sur l’étymologie : « signum in prima figura,eo (et, éd.) quod de necessitate concludat, dicitur (dicimus, éd.)  prodigium, id est signummagnum, siue retinerium quia hominem retinet et terminat eo quod non contingat soluere,nec est in eo possibilis euasio (persuasio, V) » (Aegidius   Romanus,   Commentaria inRhetoricam Aristotelis, Venetiis, 1515 — répr. Frankfurt a/M., 1968, f. 9va ; corrigé sur lesmss. V= Vat. Lat. 776, f. 112ra-b ; S = Paris, Bibl. Univ. de la Sorbonne 120, f. 12va).

    67.   « In secunda autem figura accipitur signum quando in plus est signum quam signatum etut (tunc, éd.) in pluribus signum sit natum inferre (signatum infert, V), licet non semper(vere simpliciter, éd.) : sicut esse errabundum de nocte est signum furis ; potest tamen quis

    esse errabundus absque eo quod sit fur » (AegidiusRomanus, Commentaria in Rhetoricam,f. 9va ; ms. V, f. 112ra ; S, f. 12va).

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