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ANTINOMIE DU DEVOIR ET DU BONHEUR 99 Antinomie du devoir et du bon.heur? LA QUESTION DE L'EUDÉMONISME La question de l'eudémonisme est un des plus difficiles problemes en morale actuellement, paree qu'elle porte sur le fondement mame de cette science : sur l'idée du bien et sur la perception que nous en avons, qui se tient á l'origine de nos sentiments et de nos actes pour départager les bous et les mauvais. Le bonheur, dont nous éprouvons tous spontanément le désir, est-il lié au bien moral, de sorte que nous puissions en faire un indice révélateur et méme un critére de bien, ou faut-il l'en séparer avec soin pour éviter qu'il ne compromette subtilement, chez ceux qui le recherchent, la qualité et la pureté du bien moral? La question n'est pas réservée aux philosophes capables de disserter sur les idees genérales, ou aux théologiens qui y réfléchissent á la lumiére de la Révélation chré: tienne. Parce qu'ils appartiennent á l'expérience commune, le bien et le bonheur ne laissent personne indifférent et le débat qui les concerne se déroule, sous une forme ou sous une autre, dans la consciente de chaque homme. Pour les chrétiens notamment, !'exigente morale, confirmée par la Parole et par l'autorité divine, s'impose avec une force particuliére et semble réclamer l'élimination de toute visée intéressée qui en diminuerait la netteté et l'élévation. Pour traiter ce probléme dans des limites raisonnables, nous en expo- serons seulement les lignes essentielles, aux plans historique et systéma- tique, dans le but principal d'opérer un déblocage de l'opposition qui s'est établie, dans l'esprit de beaucoup, entre la valeur morale, conque sous la forme de l'obligation ou du devoir, et le désir du bonheur. Il y a la une objection de fond, décisive aux yeux de certains, á l'égard de toute morale qui prétend accorder une place importante la considération du bonheur dans son édification et son organisation.' ' On pcut voir a ce sujet nos discussions de jadis avec le Prof. H. RP-INEA, dans Seis and Etbas, ENGELHAarrr P., td., Mainz, 1963. Le probltme a tté repris par Bulo B., Die Begrua- • • dung des Sittlithen. Zar Frage des ~monismo bei Thoneas van Aguar, Paderborn, 1984. Cf. notre recension dans Revue thomistc 86 (1986) 133-137. NOVA ET VETERA, 1989/2 L'« eudémonisme » Quelles que soient les origines historiques du terme « eudémonisme » 2, nous le prendrons dans le sens moderne, qui est entré dans l'usage cou- rant. Il derive du mot «eudaimonia» qui signifie en grec, le bonheur et qualific toute conception et systématisation de la morale qui place á son sommet, comme une fin et un critére, l'idee du bonheur. On peut ainsi, en un sens general, appeler eudémoniste les présenta- tions de la morale qui ordonnent l'agir humain á l'obtention du bonheur, quelle que soit la conception que l'on se fait de celui-ci. En ce sens, on peut dire que toutes les morales de l'antiquité étaient eudémonistes, qu'elles mettent le bonheur dans le plaisir - o - u - ribsence dedouleur avec Epicure, dans la vie politique ou dans la contemplation avec Platon et Aristote, ou encore dans la vertu avec les stoiciens. On peut aussi parler 'd'Un eudérnonisme chrétien dans la mesure oil propose comme but á l'iiommeía béatitude promise par Dieu, et oil les Péres interprétent et exposent la morale révélée en se servant de la pensée philosophique de leur temps. L'eudémonisme peut etre individuel ou collectif, comme dans l'utilitarisme Jnoderne qui propose comme fin des activités le bien-etre, dé procurar au - pruigrand nombre d'hommes le plus de biensei - de jouissances possibles. On peut donner ainsi á l'eudémonisme un sens large. 11 signifie alors une morale de la recherche du bonheur, quelle que soit la nature du bien poursuivi : le bien-etre matériel, la vertu ou Dieu. La critique de l'eudémonisme Cepcndant le probleme de l'eudémonisme ne s'est véritablement posé qu'avec Kant et sous son influence. Recherchant le fondement dernier de la morartrkant a été amcné á faire un choix décisif entre l'idée du devoir et l'idée du bonheur comme principe de la moralité. L'idée du devoir lui est apparue comme seule rationnelle, s'imposant au-delá de la sensibilité, seule générale aussi, au-delá ere la_subectivité, seule catégori- que enii - n et a priori, indépendarnment de toute hypothese liée á une matiére ou á un bien extéricur désirés, convenant donc ainsi á une pure raison dictant la loi á une pure volonté. L'eudémonisme 3 a recu de lui des Voir I ce sujet ks données fournics par le P. R.A. GAtrnitza, dans l'anide ad/momio« du Dictionnaire de spiritualité, t. 4/2, 1961, sur l'histoire du terme et de la problématique, chez les anciens et i l'époque moderne_ 3 Selon le P. GAtm4izp, Kant n'emploie que tardivement, dans les: Premios prinapos do la doctrine de la yerta, en 1797, le terme d'adamado pour désigner les partisana de la doctrine du bonheur. Auparavant il parlait de la Glücksdigisaitdebre. Le vocabulaire íci suit la pensée, cc qui montre le changement de signification opéré par Kant selon sa systématisation de la morale.

Pinckaers S. Antinomie Du Devoir Et Du Bonheur

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Antinomie du deboir et du bonheur

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ANTINOMIE DU DEVOIR ET DU BONHEUR 99

Antinomie du devoir et du bon.heur?

LA QUESTION DE L'EUDÉMONISME

La question de l'eudémonisme est un des plus difficiles problemes en morale actuellement, paree qu'elle porte sur le fondement mame de cette science : sur l'idée du bien et sur la perception que nous en avons, qui se tient á l'origine de nos sentiments et de nos actes pour départager les bous et les mauvais. Le bonheur, dont nous éprouvons tous spontanément le désir, est-il lié au bien moral, de sorte que nous puissions en faire un indice révélateur et méme un critére de bien, ou faut-il l'en séparer avec soin pour éviter qu'il ne compromette subtilement, chez ceux qui le recherchent, la qualité et la pureté du bien moral? La question n'est pas réservée aux philosophes capables de disserter sur les idees genérales, ou aux théologiens qui y réfléchissent á la lumiére de la Révélation chré: tienne. Parce qu'ils appartiennent á l'expérience commune, le bien et le bonheur ne laissent personne indifférent et le débat qui les concerne se déroule, sous une forme ou sous une autre, dans la consciente de chaque homme. Pour les chrétiens notamment, !'exigente morale, confirmée par la Parole et par l'autorité divine, s'impose avec une force particuliére et semble réclamer l'élimination de toute visée intéressée qui en diminuerait la netteté et l'élévation.

Pour traiter ce probléme dans des limites raisonnables, nous en expo-serons seulement les lignes essentielles, aux plans historique et systéma-tique, dans le but principal d'opérer un déblocage de l'opposition qui s'est établie, dans l'esprit de beaucoup, entre la valeur morale, conque sous la forme de l'obligation ou du devoir, et le désir du bonheur. Il y a la une objection de fond, décisive aux yeux de certains, á l'égard de toute morale qui prétend accorder une place importante la considération du bonheur dans son édification et son organisation.'

' On pcut voir a ce sujet nos discussions de jadis avec le Prof. H. RP-INEA, dans Seis and Etbas, ENGELHAarrr P., td., Mainz, 1963. Le probltme a tté repris par Bulo B., Die Begrua-

• • dung des Sittlithen. Zar Frage des ~monismo bei Thoneas van Aguar, Paderborn, 1984. Cf. notre recension dans Revue thomistc 86 (1986) 133-137.

NOVA ET VETERA, 1989/2

L'« eudémonisme » Quelles que soient les origines historiques du terme « eudémonisme » 2,

nous le prendrons dans le sens moderne, qui est entré dans l'usage cou- rant. Il derive du mot «eudaimonia» qui signifie en grec, le bonheur et qualific toute conception et systématisation de la morale qui place á son sommet, comme une fin et un critére, l'idee du bonheur.

On peut ainsi, en un sens general, appeler eudémoniste les présenta-tions de la morale qui ordonnent l'agir humain á l'obtention du bonheur, quelle que soit la conception que l'on se fait de celui-ci. En ce sens, on peut dire que toutes les morales de l'antiquité étaient eudémonistes, qu'elles mettent le bonheur dans le plaisir-o-u-ribsence dedouleur avec Epicure, dans la vie politique ou dans la contemplation avec Platon et Aristote, ou encore dans la vertu avec les stoiciens. On peut aussi parler 'd'Un eudérnonisme chrétien dans la mesure oil propose comme but á l'iiommeía béatitude promise par Dieu, et oil les Péres interprétent et exposent la morale révélée en se servant de la pensée philosophique de leur temps. L'eudémonisme peut etre individuel ou collectif, comme dans l'utilitarisme Jnoderne qui propose comme fin des activités le bien-etre, dé procurar au-pruigrand nombre d'hommes le plus de biensei-de jouissances possibles. On peut donner ainsi á l'eudémonisme un sens large. 11 signifie alors une morale de la recherche du bonheur, quelle que soit la nature du bien poursuivi : le bien-etre matériel, la vertu ou Dieu.

La critique de l'eudémonisme Cepcndant le probleme de l'eudémonisme ne s'est véritablement posé

qu'avec Kant et sous son influence. Recherchant le fondement dernier de la morartrkant a été amcné á faire un choix décisif entre l'idée du devoir et l'idée du bonheur comme principe de la moralité. L'idée du devoir lui est apparue comme seule rationnelle, s'imposant au-delá de la sensibilité, seule générale aussi, au-delá ere la_subectivité, seule catégori- que enii-n et a priori, indépendarnment de toute hypothese liée á une matiére ou á un bien extéricur désirés, convenant donc ainsi á une pure raison dictant la loi á une pure volonté. L'eudémonisme 3 a recu de lui des

Voir I ce sujet ks données fournics par le P. R.A. GAtrnitza, dans l'anide ad/momio« du Dictionnaire de spiritualité, t. 4/2, 1961, sur l'histoire du terme et de la problématique, chez les anciens et i l'époque moderne_

3 Selon le P. GAtm4izp, Kant n'emploie que tardivement, dans les: Premios prinapos do la

doctrine de la yerta, en 1797, le terme d'adamado pour désigner les partisana de la doctrine du

bonheur. Auparavant il parlait de la Glücksdigisaitdebre. Le vocabulaire íci suit la pensée, cc qui montre le changement de signification opéré par Kant selon sa systématisation de la morale.

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NOVA ET VETERA

caracteres exactement contraires: la recherche du bonheur releve essen-tiellement de la sensibilité subjective et met la moralité en dépendance des biens extérieurs qui causent le sentiment du bonheur. La raison ne pouvant atteindre que les phénomenes et non la nature des choses, la relation au bonheur ne peut fonder que des maximes hypothétiques : si tu veux le bonheur, si tu veux tel bonheur; elle ne peut procurer á la loi morale le fondement absolu, ni le caractere catégorique qui lui convien-nent. L'eudémonisme devient ainsi l'antipode de la morale du devoir. sera marqué par ces caracteres: il sera subjectif, comme recherche du bonheur individuel, de «mon» bonheur. II appartiendra á l'ordre de la sensibilité et non de la raison ; c'est le bonheur que je ressens. Il sera conditionné par les biens extérieurs qui provoquent le plaisir, la jouis-sance. Ainsi compris, l'eudémonisme sera inévitablement rapproché de l'hédonisme, axé sur la recherche du plaisir.

L'autonomie et l'égoiSme moral

L'opposition entre la morale du devoir et l'eudémonisme se manifes-tera cncore sur deux points fondamentaux. Tour d'abord, seule une morale du devoir peut prétendre á l'autonomie, en établissant son fondement dans le sujet lui-méme, dans si raison dictant la loi á la volonté indé-pendamment de toute législation extérieure. En revanche, la notion de bonheur implique I'intervention de réalités extérieures, les biens sensibles qui causent le bonheur, et la législation qui en regle l'usage et le partage, qu'elle soit imposée par Dieu ou par les hommcs. On n'en peut tiren qu'une morale hétéronome. \ Mais le probleme le plus profond, oil le débat se nouc radicalement, semble bien tourner autour de l'égoismc moral.' On pourrait parler ici d'une tentation primitive, qui devient comme une hantise chez Kant. Pour lui, l'eudémonisme est fondé sur un principe d'égoisme: la recher-:he de « moribonheur», devenu le mobile de la vertu ct le critere général qui détermine á agir. En découle directement le caractere utilitariste de la morale du bonheur: tout ce qui tombe sous l'agir moral, les biens, les hommes et jusqu'a Dieu, est envisagé sclon une relation de moyen á l'égard du bonheur. Aussi Kant n'hésitera-t-il pas á affirmer que «tous les :udémonistes sont des égoistes pratiques ». En effet, « l'égoiste moral est :elui qui ramene á soi toutes les fins, qui ne voit d'utilicé qu'en ce qui lui :st utile á lui, qui, en cudémoniste qu'il est, place le principe suprime de

' Notons que le termo d'égoisme date de 1755 ct est une création savante á partir du latin p, Mai C'est pcut-étre le signe que le prohibirle de l'égoisme a pris une acuité particuliere au

sitcle sous l'influence de la philosophic utilitariste contre laquelle réagira Kant.

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détermination de sa volonté dans sa seule utilité et son seul bonheur individuel, et non pas dans la représentation du devoir.' Ii dira méme fortement que faire de l'eudémonisme le fondement de la vertu, c'est l'euthanasie de la morale. Une morale du bonheur est donc nécessairej ment utilitariste.

Seule l'idée du devoir permet d'échapper á l'égoisme et de fonder ainsi la valeur morale. Mais c'est á la condition d'expulser de l'accomplissement 'du devolr et de l'intention qui y preside tout mobile eudémoniste. Le devoir réclame d'étre obéi purement pour lui-méme et aucunement par plaisir ou par utilité. II s'impose sous la forme d'un impératif catégorique, on pourrait dire d'un impératif redoublé: il faut faire cc qu'il commande précisément paree qu'il est commandé, en écartant toutc autre motiva-tion.

Centrée sur le probléme de l'égoisme, l'opposition entre la morale du bonheur et la morale du devoir ne reste pas théorique ; elle ne disparait pas quand on a fermement établi la seule authenticité de la scconde. Leur contrariété continuo á déterminer pratiquement la conduitc de celui qui veut suivrc la morale du devoir: il ne peut surmonter l'égoisme qu'en luttant constamment contre les motivations de plaisir ou d'utilicé, contre ce qu'on pourrait nommer la « tentation du bonheur» inscríte dans la sensibilicé subjective, toujours présente et active. La qualité morale de l'action sera donc le mieux assurée quand l'homme de devoir agira a l'encontre de l'inclination de sa sensibilité et de la considération de son intérét. Tel est le rigorismo qui consomme la rupture ; il conduit au divorce entre la morale etTiwrecherche du bonheur. On doit donc, semble-t-il, choisir désormais entre le devoir et le bonheur, puisqu'on ne pcut suivre rán saiis cornbattre l'autre.

Plais la question de l'égoisme est-elle résolue pour autant ? L'égoismc est-il entierement expulsé quand on a vaincu l'attrait du bonheur? Nc va-t-i1 pas rcnaitre du fond méme de la bonne conscicnce, avec la rcven- dication de l'autonomic associée l'idée du devóir, avec le sentiment d'avoir agi uniquement par soi en agissant par devoir ? L'égoisme nc peut-il pas se glisser ainsi au cceur méme de la conscience rigoureuse et se nourrir secretcment du sentiment méme du devoir? L'effort de la morale kanticnne pour vaincre l'égoisme qu'elle détecte justement dans l'eudé-monisme sensible et utilitaire est tout á fair remarquable ; mais au moment oú la tcntation parait surmontée, au prix d'une dure lurte, n'y voit-on pas ressurgir au sommet de l'effort vainqueur, le prenant comme

5 Anthropologie, t. 7, p. 130 des Kant5 Gesammelte Scbriften, éd. de l'Acadérnie de Berlin.

Werke, Inselverlag, Frankfurt, 1964, t. 6, p. 410.

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( éj de dos, une menace cylzoisme supérieur, contre laquelle le systeme n'offre plus aucun remede: le danger de l'orgueil logé au cceur de la bonne consciente, are de son autonomic ?

Les antécédents historiques de la morale du devoir de Kant

La morale kantienne est puissamment systématique. Elle dégage et exprime avec une grande rigueur la logique profonde de la pensée et de l'expérience morale. Elle est, á bon droit, devenue classique. On peut dire que Kant est devenu un interlocuteur inevitable pour tout homme qui réfléchit aux fondements de la moralicé, ce qui ne signifie nullement que l'on soit contraint de le suivre désormais dans ses positions, ses catégories, ses conclusions.

Cependant, quelle que soit sa pon& universelle, il faut en méme temps relever le conditionnement historique de la morale kantienne qui la touche pl—us Profondément qu'on nc penscrait. On a expliqué le rigorisme de Kant et la concentration de sa morale sur l'idée du devoir par le piétisme de son Education protestante. L'influence est certaine, car qui peut se dégager entierement – et ? – des idées morales legues dans l'enfance et dominantes dans le milieu culturel oii l'on vit ? Encore faudrait-il préciser quelle fut cette dependance, car on ne peut guara dire que Kant ait favorisé le scntiment méme issu de la religion au détriment de la raison dans sa moralc ; elle ne détruit pas, en tout cas, l'originalité de la pensée kantienne dans son effort pour répondre d'une facon rationnelle á une question morale posee en termes religieux dans le protestantiiMe de son temps. Sa morale, d'ailleurs, est devenue largement l'interprete de la mentalité de son époque ; elle posstde des affinités bien au-delá des cercles protestants, entre autres, parmi les catholiqUes, avec la moralc

i—l~iste de l'obligation qu'onnTsPe nsée les manucls dépuisle. XVIIe siecle. Elle a obtenu aussi un large écho parmi les non-croylrg en quéte d'une morale rationnelle capable de remplace—r la morale chrétien- ne, comme ce fuí le cas l'école éclectique francaise–avec V. C ii in et

Th. Jouffroy.6 Dans sa critique de l'eudémonisme, Kant avait évidemment en vue la

pensée philosophiquc de son temps, notamment _rutilitarisme anglais dont il voulait faire la critique. Sa position négative á l'égard de l'eudé-monisme a certainement été déterminée par la représentation du bonheur d'ordre sensible ct utilitaire qui prédominait dans la philosophie, au temps

• Cf. l'excellent article de BROCHA: U) V., La osarais !dedique, Revue Philosophique 53 (1902) 113-141.

ANTINOMIE DU DEVOIR ET DU BONHEUR 103

de l'Aufidárung, et constituait une menace directe pour la conception de la MOralité, pour l'établissement de ses fondements et de ses criteres. Kant pouvait di•cilement percevoir la différence entre cet eudémonisme, effectivement menacé par l'égoisme, et celui de Platon, d'Aristote ou de , saint Thomas, qu'il ne connaissait pas directement. Néanmoins les dis-ciples de Kant, méme micux informes sur l'histoire, n'ont guere fait non plus la différence entre ces deux espetes d'eudémonismes, paree qu'en les considérant á partir de l'idée du devoir, comme centre de la moralicé, ils étaient dans l'incapacité de les distinguer, faute de catégorics appropriécs. Pourtant avec un regard un peu attentif á l'histoire, ils auraient pu aper-cevoir ce fait massif, que toutc la pensée morale de l'antiquité jusqu'au moyen áge, en philosophie et en théOlogie, se présénte comme une recherche du bonheur. Pouvait-on accuser en bloc ces penseurs, par cxemple Aristote et Augustin, pour nc citer que deux des plus éminents, d'avoir ignoré ce qu'était véritablemcnt la valcur morale et de l'avoir compromise en la soumettant a une tendancc foncierement égoiste ? II eüt fallu se préoccuper un peu de cene étrange constatation historique. dais sans doutc, le systeme de Kant leur paraissait-il si rigoureux qu'ils n'ima-ginaicnt pas la possibilité d'une autre forme d'eudémonismc que cclui dont il a fait la critique.

Guillaume d'Occam et Kant

Toutefois l'ascendance, la plus significative peut-étrc et la moins remar-quée du systeme kantien, remonte á travers le protestantismo jusqu'au nominalisme qui a dominé la pensée occidentale á partir du XIVe siecle. On a voulu faire de Kant une sortc de commencemcnt absolu de la pensée morale moderna.' Cene vue est directement contredite par la constatation des profondes similitudes entre les conceptions morales de Guillaumc d'Occam, l'initiatcur du nominalismc, ct caes de Kant, á pros de quatre siecles de distante. On peut diré qu'on trouve déjá chcz Occam toutes les idées essentielles du systeme kantien. La concentration de la moralc autour de l'idée de l'obligation sous la forme d'un impératif catégorique et

' V. BxocttAito Ecrivait: «Par l'effet d'une singuliere transposition, nous inclinona aujourd'hui 3 considErer la forme atruenede la morale fondte sur l'obligation comme la forme triaitionnelle et classiquc. Cene morale résulte, au contraire, d'une innovation qui date des premiéres années du XIXe siecle ct qui cst rceuvrc de l'Ecole éclectique) (Reme

Pbilasophique 51 (1901)11). Comme philosophc, V. Brochard ne songeait pas 3 faire entren en ligne de compre les manuels de morale catholique qui enseignaient la moralc de l'obli-gation depuis trois sitcles, ni ne connaissait les origines médiEvales de la morale de l'obli-gation.

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sa prédominance sur l'amour, la rupture entre la liberté et la nature avec ses inclinations, le rejet du désir du bonheur en marge de la morale, la coupure avec la sensibilicé et le rigorismo, le pur volontarisme de la liberté associé á un rationalisme sui generis, du caté de la loi: la raison suffit édicter l'obligation (qui vaudrait, méme si Dieu n'existait pas), mais elle n'en fournit pas de raisons, etc. La logique du systeme kantien est déjá á l'ceuvre chez Occam.

On rencontre ainsi chez ce dernier beaucoup de formules qui font immanquablemcnt pcnser á la moralc kantiennc, comme l'a bien démon-tré G. de Lagarde, dans le 6c volume de « La naissance de l'esprit laic au déclin du moyen áge » consacré á la morale et au droit chez Occam (Paris 1946). Si on vcut artribuer le titre d'initiateur d'une morale nouvellc, opposée á la moralc antique et centréc autour de ou du devoir, c'est certainement á Occam qu'il faut l'accorder avant Kant, méme si celui qu'on a appelé le u Venerabilis Inceptor» n'a pas écrit d'ceuvre comparable

expose systernatiquement sa doctrine morale. II peut paraitrc étrangc de soutenir la dependance de Kant á l'égard

d'Occam qu'il ignorait completement. Ccpendant la fiare historique peut s'établir sans trop de peine par l'intermédiairc du protestantisme, de Luther notammcnt, dont la formation théologique fut nominaliste. Il convicnt toutcfois de tenir compre du fait que nous avons affaire á une transmission culturellc se situant au niveau de la logique profonde qui régit une mentalité moralc et s'exercant en dessous des idees particulieres qu'elle relie entre elles. Le nominalisme, qui a conquis les univcrsités á la fin du moyen áge, a changé la mentalité occidentale et formé un fond culturel nouveau. Il a influencé par lá beaucoup de penseurs modcrnes, sans qu'ils en aient eu consciente souvent. En tout cas, les ressemblances entre Occam et Kant sont frappantes. Tout s'est passé comme si Kant avait retrouvé la pensée morale d'Occam en lui-méme et avait rcconstruit son systeme en le perfcctionnant. La méme logique est á rceuvre de pan et d'autre.

La critique de l'eudémonisme a été pousséc par Kant jusqu'au bout. C'est ce qui constitue l'intérét de sa pensée. Occam avait cependant fait le pas décisif en détachant l'inclination au bonheur de la volonté libre : je puis librement vouloir ou non le bonheur. Kant a poursuivi dans cene ligne : l'acte moral est indépendant du désir du bonheur, sinon opposé á lui. II faut néanmoins ajouter que, percevant bien qu'on nc pouvait abso-lument séparer la moralc de I'aspiration au bonheur, Kant s'est efforcé de la récupérer, en fin de compte, comme un postular de la raison pratique: dans l'au-delá, la vertu, c'est-á-dire l'obéissance au devoir, obtiendra le bonheur qui lui est chi selon la justice divine, reposant elle-méme sur les postulats moraux de !'existente de Dieu et de l'immortalité de rime.

Ayant ainsi réussi de facon impressionnante á rendre compte rationnel-lement des Elements essentiels de la morale chrétienne, le systeme de Kant a pu exercer largement son influence dans tous les milieux, croyants ou non. 11 est devcnu le modele de la morale du devoir.

La dimension chrétienne du probléme de l'eudémonisme

La critique kantienne de l'eudémonisme nous place devant une situa-tion étrange. Dans un remarquable anide du debut du siecic, V. Brochard l'avait déjá remarqué : «S'il est une idéc qui sembie fondamentale puis-qu'elle entre souvent dans la définition méme de la moralc, c'est l'idee d'obligation, de devoir. Nombre de moralistes acceptent sans hésiter de definir la moralc la science du devoir... Cependant... cene idéc est rota-lement absentc de la morale ancienne. Elle est si étrangere á l'esprit grec, que pas plus en grec qu'en latin, jl n'est de mor pour l'exprimer». II faut ajouter que ('idee fondamentalc de la morale ancienne est justement cene du bonhcur, car toutcs les écolcs philosophiques ne prétendent á ricn d'iutre qu'a répondre á la question de la vic heurcuse á laquelle tout hommc aspire naturellernent, sans que personne songe á en faire la cri-tique.°

La question ressurgit donc, impérative : comment se fait-il que les philosophes anciens, dont l'intelligence était pourtant si penetrante, aient pu méconnaitre la valcur qui constitue la définition méme de la morale pour les moderna, et y substituer une idee aussi dangereuse et ambiguo que celle du bonheur

Devant cene opposition entre la morale du devoir et la moralc grccque du bonheur, V. Brochard, qui opte pour cette derniere comme pouvant scule servir á la construction d'une morale rationnelle et scientifique, explique la prédominance de l'idée du devoir par l'influence du christia-nisme. On ne peut, en effet, pensc-t-il, identifier l'idee du Bien á l'idee du Dcvoir qu'en faisant intervenir la volonté de Dieu : «II n'y a qu'un moyen de liar ces deux idees (de Bien et de Devoir)... ; la volonté de Dieu peut

V. BROCHARD, La morale allth7117e et la morale ~dente, Revue Philosophique 51 (1901) 3-4. Voici la suite de la citation: «En effet, le but que l'on se propose dans toures les ¿coles de philosophic anciennes, aussi bien dans l'ecole stoicienne que dans celle d'Epicure ou de Platon, c'est d'atteindrc a la vic heurcuse... Sans doute les divers systemes se distinguent par la facon de definir le souverain bien. Tous le chcrchent ; mais nulle pan il ne vient I l'esprit de le separer du bonheur... Les deux idees d'obligation et de commandement nc sauraient avoir de raison d'etre que dans une morale oil le bien est distingue du bonheur. Et c'est, encore une fois, une distinction que les Grecs n'ont jamais faite ».

seule commander. L'idée de devoir ou d'obligation n'a de sens que comme un ordre divin ; Kant et les éclectiques ont naivement essayé d'en faire une idée rationnelle...>>9

Lc christianismc, qui a agi sur Kant par l'intermédiaire du protestan-tisme, serait donc responsable de la concentration moderne de la morale autour du devoir et de la loi, comme une émanation de la volonté de Dieu. De la morale du devoir á la morale du bonheur, il n'y aurait cependant pas de contradiction. Nous aurions affaire á deux langages différents, l'un religieux et l'autre proprement philosophique et scicnti-fique, car « la religion adiete les commandements de la divinité et la philosophie les motive ».1 ° La rcligion préparerait pédagogiquement la morale philosophique du bonheur.

L'idée que le christianisme ait pu apporter une modification profonde dans la conception de la morale en Occident, a certainement quelque chose de vrai. Une doctrine qui préche partout comment Dieu est inter-venu pour enseigner sa loi et atteindre les conscientes dans le Décalogue ct dans l'Evangilc, devait inévitablement causar des transformations dans les idees morales de philosophies qui, si ouvcrtes fussent-elles sur le spirituel, laissaicnt toujours l'homme scul devant le «Dicu inconnu». On peur das lors imaginen que ce changemcnt consista précisément dans le passage de la morale du bonheur, oú l'aspiration et la vertu de I'hommc suffisent, á la morale de l'obligation et du devoir qui réclame un légis-lateur universel possédant le pouvoir d'obliger l'homme.

Cette explication est tentantc par une ccrtaine logique, mais elle est largement démentie par l'histoire de la pensée chrétienne. Cenes le christianisme, en pénétrant dans la culture gréco-romaine, a causé des modifications profondes cn morale, mais cc ne fut aucunement sur le point qui nous occupe. Les Pares, en effct, n'eurent pas la moindre dif-ficulté á partager le point de vuc des philosophes sur la question du bonheur, comme principe de la morale. Leur morale sera, comme chez tous les contemporains, une morale du bonheur et des versus. Mais évi-demment lcur réponse sur la nature de ce bonhcur et sur les principales venus sera différente de calle des -philosophes paiens, cc ils n'hésiteront pa-S—á—Gire souvent une vive critique de ceux-ci. Leurs attaques ne por-teront ccpendant jamais sur le fait d'avoir congu la morale sous une forme eudémoniste et de n'avoir pas utilicé l'idéc du devoir. Au XIIIc suele, saint Thomas construira encore sa morale sur l'étude de la béatitude et sur l'ordonnance des venus. C'est sculement au siacle suivant que surgir brusquement, á la suite de Guillaume d'Occam, cc que nous avons appelé

9 V. Baoctuau), La morale klectique, Revue Philosophique 53 (1902) 135. '° Ibidem, pp. 135-136.

lpremiare_morale de_l'obligation, l'impératif de la loi, comme expression de la purc volonté de Dieu, devient le centre, et, pourrait-on dire, le tout de la morale, car celle-ci sera comprise das lors comme le domaine des obligations.

Notre question: morale du bonheur ou morale du devoir, ne coincide donc pas avec le partage entre morale philosophique et morale chrétien-ne. Elle se retrouve entiare dans la tradition chrétienne elle-méme: tous les Pares ct les théologiens, jusqu'a_ saint Thomas au moins, ont enseigné une rriel-Ta e au-b~ir. A partir du nominalisme, de plus en plus, la morale qui s'imposeSe—ra-une morale-dt-ro-blikátfon ou düCre-voir.OPCCite

théologiens comme chez les philosophes, comportera toujours un reja de la question et du traité du bonheur hors de la morale proprement dite. La raison profonde est bien celle que Kant a expriméc: l'aspiration au bonhcur n'est pas du méme ordre que du devoir; elle cst subiective, individuelle, intéresséc, du nivcau de la sensibilité; prisc comme principe, elle conduit á l'égoisme. Pourtant, quel moralista cacho-ligue osarais soutenir que la morale entiere des Pares cst corrompue par l'eudémonisme ? S'il en était ainsi, le reproche pourrait atteindre I'Evan-gile lui-meme, premiare source de la morale des Pares, avec scs promesscs des béatitudcs ct de la récompense. Mais, en fait, on n'apergoit méme plus le probiéme, tant il semble allcr de soi que la morale est une question d'obligation ct non de bonheur.

Le bonheur, le devoir et le bien

Pour illustrer le probleme, á notre apoque, nous prcndrons en excmplc deux auteurs réccnts. Mgr J. Lcclercq a sérieusement réfléchi en philoso-phe aux questions fondamentalesde la morale. 11 a fait une critique retentissante des manucls qui enscignaicnt une pure morale de l'obliga-tion. II connait bien Kant et sa morale du devoir, mais aussi Aristote ct saint Thomas. C'est a ces derniers qu'il emprunte l'idéc du bien, qu'il place au-dessus de l'idéc du devoir méme, á cause de lá recherche de la perfection qu'elle contient. Voici donc comment J. Leclercq exposc les rapports des notions de bonheur, de devoir cc de bien avec la morale :

«On voit ainsi comment s'enchainent les trois notions de bien, de bonheur ct de devoir qui domincnt la morale et reviennent constamment dans la spéculation. Le bonbeur en soi est étranger á la morale, quoiqu'il sois impossible que le bien moral nc mane pas au bonheur et que le désir du bonheur ne puissc etre un soutien dans la recherche du bien. Le devoir, au contraire, est étroitement lié á la morale sans que l'inverse sois vrai au méme point, car si le devoir ne se congoit pas sans la morale, ce n'est pas

ANTINOMIE DU DEVOIR ET DU BONHEUR 107 ,106 NOVA ET VETERA

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ANTINOMIE DU DEVOIR ET DU BONHEUR 109 108 NOVA ET VETERA

sur lui que la morale se fonde. La notion fondamentale et essentielle de la morale, c'est le bien; un des signes de la valeur morale est l'absence de préoccupation du bonheur; un autre est l'attitute qui transcende le devoir. L'homme pleinement moral ne songe pas au bonheur, songe peu au devoir ct songo toujours au bien. II se sent froisse de ce qu'on lui demande s'il agit en vue des avantages que son action lui rapportera ou s'il fait le bien parte qu'il y est plpli; quoique, d'un autre point de vue, la préoc-cupation de faire tout son devoir puisse aussi correspondre á un sens moral tres pur. Mais ce qui se trouve toujours dans le moral, ce qui lui est donc essentiel avant tout, c'est le souci du bien ou la recherche de la perfection. »"

J. Leclercq exprime tres bien les choscs et nous presente une concep- tion de la morale qu'on peut dire avancée, au-delá des morales de l'obli-gation et du pur devoin II ne peut etre question pour nous de récuser l'ideal du bien qu'il propose. Cependant nous constatons que l'idée du bonheur est carremcnt écartée de la morale, comme une étrangere ; elle n'v refine que par la bando, comme un souticn psychologiquc pour qui cherche á faire le bien, ou comme une conséqucnce tirée d'une sortc de postulat métaphysique : il est impossible que le bien moral nc mane pas au bonhcur, et on peut ajoutcr en sourdinc : surtout pour ceux qui sc sont le mieux lardes de songer au bonheur. Ainsi la pensee du bonheur est-elle separec non sculement de l'idée du devoir, mais de cellc du bien : on nc peut fairc le bien en pcnsant au bonheur. Notons cnfin que le bonhcur cst cntendu subjectivement dans ce texto, comme la préoccupation du bon- hcur.

S'il en est ainsi, on peut se dcmander comment le conccpt de bonheur peut faire partic des trois notions qui dominent la morale, si ce n'cst comme une tentation. Surtout on nc voit pas du tout commcnt cxpliquer la place effectivement dominante attribuee á la question du bonheur par Aristotc, qui lui consacre le premier et le dernier livrc de l'Ethique á Nicomaquc, et par saint Thomas qui fait de ses questions sur la béatitude la pierre angulaire de sa morale, oit sont poses le commencement et la fin de la vio morale. Tout porte á croirc que ces auteurs se faisaient du bonheur une idée différcnte er plus morale que celle que mct en ceuvrc J. Leclercq. A moins qu'ils ne se soient complatement trompés, avec bcaucoup d'autres.' 2

LECLERCQ, Les grandes l'Ames de la pbdatapine morale, Paris, 1947. '1 L'idEe du bien comme perfection, mise en avant par). Leclercq, lui permct de dEpasser

les perspectives de la morale de l'obligation exposée communEment dans les manuels, qui a pour conséquencc une dissociation entre la morale commune, lite au minimum légal, et la recherche de la perfection, laissée á une Elite. C'est un rEel progrts. De son diré, un kantien pourrait ccpendant répondre que la perfection reside précisément dans la pureté de la

L'idée du bonheur serait-elle totalitaire?

Ecoutons maintenant un témoin plus récent et plus véhément, B.-H. _Leu dans «Le testament de Dieu». Le contexte est tras différent. C'est celui de la jeu—nesse d'aprés-guerre, née aprés l'écroulement des fascismos, dans le grand vide laissé par l'échec des idéologies, et marquée par le traumatisme dú á l'holocauste juif et aux autres massacres de la guerre. Quel point d'appui trouver, quelle idée subsistant sous les décombres invoquer encore pour soutenir une résistance á toutes les formes de fas-cisme renaissant et pour assurer la sauvegarde de l'individu, de la liberté contre la puissance oppressive des Etats? La reponse tient en deux mots antinomiques: contre l'idee du Bonheur et pour la Loi. L'idée du Bon-heur, en effet, dcvenue politique depuis Aristote, est un appát dont se servent les Etats pour asservir les peuples et assurer leur puissance rota-litaire. «Tour l'Occident méme, er das son origine, en a probablement revé (de la jouissance par l'institution), comme l'indiquait deja l'ouverture bien connue de l'Ethique á Nicomaque: á la question de savoir quelle est la science et l'architectonique du Bonheur, Aristote déjá répondait, au terme de renquete, que ce nc pouvait etre que le Politique.» II faut donc rompre avec le principe meme de cene construction menacante : « Raison de plus pour poscr, face á ce troc infáme (donne ton ámc...et tu auras en échange la jouissance par l'institution), ce septieme et dernier principc : l'Etat sans Ideal c'est d'abord cclui qui renonce á l'ideal de béatitude, ct la meilleure constirution, celle qui decrete que le bonheur est une idée totalitaire» (p. 50).

Au contraire, la Loi est pour l'individu á qui elle s'adresse personnel-lemcnt un principe rationnel de liberté, qui le soutient dans sa lutte pour l'universel contre l'entrainement de la passion et la tentation de la bar-barie. La Loi est aussi un _principe d'individuation, révélant á I'homme qu'il est un Mol qui pcut resisten

«Je dis bien etre soi, c'est etre Loi. Je repete: c'est la Loi qui fait l'individu... Si á tous les étants..., je suis aussi irreductible, ce n'est pas

volontE d'agir par devoir, que la considération de la perfcction risque de rtintroduire une intention Egoiste en morale, mtme si clic sc tient au nivcau des représentations intellec-tuelles, que l'autonomic de la morale cnfin pourrait etre compromise par l'intervention d'un bien incluant un factcur cxtEricur au sujet, Echappant á sa volonté.

A notrc avis, en prcnant pour axc de sa rEflexion morale la visEc du bien, J. Leclercq s'avance dans la bonnc direction; mais il faut oscr allcr plus loin. La critique des morales de

ou du dcvoir doit poner sur l'ensemble du systtme qu'elles mettent en cruvre ct ne pas reculer &rant le point crucial: la réintégration du désir du bonheur parmi les éléments fondamcntaux de la morale.

ANTINOMIE DU DEVOIR ET DU BONHEUR 111 110 NOVA ET VETERA

parce que je suis un bipede, un mammifere, un etre doué de raison, mais parce que je suis le seul de tous á me voir et me vouloir animal de lé_galité. S'il... est interdit de me tuer, legitime que je resiste, (c'est)... parce que je suis Loi et parce que cate Loi en moi est venerable* (p. 144).

La pensée moralc de l'autcur rend un son d'authenticité. Dans son opposition entre le Bonheur et la Loi, elle se place dans la mais surtout dulidaisme, dont on percoit qu'il vient d'au-dela des idees rationnelles q—ui composent les systemes. La contrariété est, d'ailleurs, plus vigoureusement affirmée que soigneusement étudiée. Elle dépend évi-demment beaucoup du contexte de l'époque.

L'idee du bonheur est politique et totalitaire, pour B.-H. Lcvy, alors qu'on la place souvent du cené du sujet, de l'individu. En fait, elle reste bien individuelle, mais elle offrc au «politique», á l'Etat, une prise sur l'individu, au niveau de ses désirs et de ses passions ; c'est ainsi qu'elle pcut acquérir une portée genérale et devenir un instrument de perversion sociale ct d'oppression des individus.

Cependant l'utilisation abusivc de l'idee du bonheur par les fascismes ct autres régimes totalitaires, n'entraine pas nécessairement sa disqualifica-tion. L'abus ne condamne pas l'usage. 11 contraint seulement a examiner plus soigncusement quel est le bon usagre, quel est le véritable bonheur. D'ailleurs, la Bible n'associc-t-elle pas souvent des promesses de bonheur á la Loi, comme dans le premier psaume: «Heureux est l'homme... qui se plait dans la Loi de Yahvé, qui murmure sa Loi jour et nuit Mais nous rctrouvons chez B.-H. Levy l'opposition kanticnne (ct nominaliste) entre la loi morale universelle ct le désir du bonheur, particulier et passionnel, laquelle n'ea pas originellement biblique, méme si l'autcur tente de la renforcer en faisant du bonheur une idée d'origine palenne.

D'un autrc cene, ne pcut-on pas tout aussi bien abuser de l'idée de loi, d'une morale du devoir et de l'obéissance catégorique dans des buts politiques ? L,c fasciSme le plus danw_reux_ ne s'est-il pas precisérdent développé dans le pays de ka—nt, si profondément marqué par sa pensée? Les avatars historiques des idees de bonheur, de loi, de devoir, ou méme celles de l'Etat et de la politique, ne nous permettent pas de les condam-ner, de les rejeter ; mais ils nous obligent á faire un travail plus soigncux de discernement sur leur réalité, sur leur vérité et sur leurs rapports au plan moral.

Le point crucial nous parait résider dans la question de l'inclination naturelle á la vie en société, qui est un des fondcments cléra7rilorare grecque assumé par les Peiel. $1 on la recuse au nom de la liberté, on sera amené a concevoir l'homme comme un individu sauvage_par nature et qui le reste toujours au fond de lui-méme, tandis que la société sera une création artificielle et l'Etat un tyran en puissance, dont il faut toujours se

mellen Les barrieres rigides de la loi sont donc indispensables pour pro-teger l'individu contre l'Etat, mais aussi contre lui-méme.';

Cependant les rapports changent profondément quand, dans la ligne de la liberté de qualité, on saisit combien á autrui et á la vie en société est naturelle á l'homme, comment elle jaillit dans l'interiorité personnelle et s'épanouit dans la volonté de justice et l'amitié, dont la condition est la liberté et la mesure, l'égalité. C'est le renouvellement d'un vicux débat : qu'est-ce qui est premier, á la racine de la morale et de la société, l'amour ou la haine, l'amitié ou l'inimitié ?

La question de l'eudémonisme dans la conscience du peuple chrétien

Quittons, un instant, les théologiens ct les philosophes, ct approchons-nous du pcuple chrétien, car, s'il parle moins, il vit d'experiencc les problémes de moralc et parfois plus intcnsément. Nous rctrouvons chez beaucoup la conscience du dualismo que nous avons constaté entre la morale et le bonhcur.

Nous avons appris au catéchisme une moralc derivée directement des manucls de théologie. Elle avait pour base les commandcments du Déca-logue ct de l'Eglise, compris comme un ensemble d'obligations et d'in-terdits manifestant la volonté de Dicu. Certaines prescriptions, concretes et regulieres, comme l'assistance a la messe ct la defense de travailler le dimanche, le maigrc du vendredi, etc., étaient devenus des signes dis-tinctifs des bons chréticns. On pouvait se contente( d'un mínimum d'ob-servancc marqué par la limite de la faute grave; mais les mcilleurs avaient le souci d'assumcr d'une facon personnelle la loi morale en la considérant sur le mode d'un devoir intérieur, ¿manan' de la conscience. Le sentiment du devoir conduisait ceux-ci vers un progres et une maturite morale: le devoir reclamait un effort régulier, imposait des privations et des sacri-fices, aux plans physique et affectíf; mais il permettait la maitrise volon-taire et assurait la qualité des actions. Cene moralc exigeait le desinte-ressement et la fidélité, mais elle procurait la joie intime du devoir accompli ct de la tache bien faite. La ligne suivie était énergique et courageuse. Incontestablement l'ideal moral atteignait lá un certain som-met.

U C'est précisément en faisant la critique de l'id& grecque de l'homme comme un «animal politique" comme sociable par une disposition naturelle, et en lui substituant la crainte naturelle entre les hommes, que Hobbes fonde l'absolutisme du Souverain et la toute-puissance de la Loi.

r. ANTINOMIE DU DEVOIR ET DU BONHEUR 113 112 NOVA ET VETERA

mo

11 y avait cependant des ombres au tableau. Entre autres, l'insistance sur le renoncement, sur les sacrifices de tous genres, était si forte que les _ --

uVements de la sensibilité devenaient suspects et pouvaicnt etre para-lysés. L'afrativité semblait une menace pour la maitrise moralc.

Ne valait-il pas mieux, des lors, se priver du plaisir, se passer des soutiens affectifs par un certain ideal de rigueur virilc ? On ne voyait pas assez qu'au nom de la loi morale on compromettait et diminuait la sen-sibilité á autrui qui forme les relations personnelles et qui noue, au nivcau du cceur, les 'lens de la chanté fraternelle. La sensibilité á Dieu, qui alimente la vie spirituelle, paraissait elle-meme suspecte de mysticisme, Ainsi, par souci de moralité, pouvait-on verscr dans le rigorisme et causer un certain desséchement du cceur, une anémie

Or c'est du cóté de la sensibilité qu'on placait spontanement le bonheur, en le comprenant á peu prés comme une masse de sensations agréables. II

devenait alors bien difficile de maintenir l'idee du bonhcur dans le cadre de la morale enseignée et pratiquée, et de luí accorder une valeur positive. Ainsi s'instaurait un divorce pratique entre la morale et la représentation du bonheur. I1 semblait que, pour vivre pleinement la moralc, il fallait se priven du bonheur, tel qu'on l'entendait communément du moins. On pouvait évidement trouver une compensation dans la joie du devoir accompli ; mais á trop y penser, si on en faisait un but, pas compromettre de nouveau le désintéressement exige par l'esprit de devoir ?

De fait, dans notrc mentalité catholiquc, le probleme était atténuE par l'admission des permis, liés á des actes qui nc tombaicnt pas sous la loi et ainsi abandonnés au grEdc la liberté. Le tour constituait un mélange de rigucur ct de bonhcur qui maintenait un Equilibre nécessairc á la bonne santé morale. Néanmoins le bonheur n'était admis que dans la pitee á cóté de la moralc, dans la marge de liberté laisséc par les gati-Oris7 - De totite figOn,— quellcs que soient les nuinees, lc _probleme súbsistait : une séparation nette entre la morale avec sa loí, ses exigentes, ét--11-:recherche du bonheur. On pouvait etre ainsi amené á pcnser que pour vivrc moralernent, l fallan commencer par renonccr au bonhcur; candis que, si on voulait poursuivre celui-ci, on devait tourncr le dos á la morale. Plusieurs paroles évangéliques sur le renoncement á soi-mémc pouvaient etre invoquées á l'appui.

La question reprend vigueur des qu'on entreprend de réintroduire la considération du bonheur parmi les fondements de la morale, au nom d'un renouveau, et pour répondre á une crise genérale qui attcint de plein fouet les morales de l'obligation et du devoir. Parles. d'une morale du bonheur plutót que d'une morale du devoir et des obligations, ajouter á la pure volonté du devoir le désir du bonheur pour en faire une base de la

morale, n'est-ce pas tout simplcment détruire la valeur morale, car com-ment accorder le désintéressement qui fait la qualité de l'esprit de devoir avec la rechcrche intéressée du bonheur?

Peut-on réconcilier le bonheur avec la morale?

Voilá précisément la question qui nous est posee: comment compren-dre le bonheur, avec l'attrait profond qu'il cause en nous, de maniere á l'accorder avec la qualité morale que represente le devoir, de sorte qu'au lieu de s'opposcr ils se renforcent l'un l'autre? Car il ne peur absolumcnt pas etre question, en morale chréticrine surtout, d'abandonner ni meme d'atténuer l'exigence que represente le devoir devant la consciente. La voix de la consciente n'a-t-clic pas été souvent identifiée á la voix de Dieu ? oíais ne se pourrait-il pas, précisément, que cene voix de Dicu son plus nicho que la voix dcs hommes, quand ils parlent du devoir cm en font un systeme ? La voix divino exclurait-elle aussi de la moralc toute consi-dération du bonheur? Nc vaudrait-il pas la peine de temer l'entrcprise de la réconciliation entre la valeur morale la plus puro, la plus élevec, et l'attrait du bonheur? La morale ne recouvrerait-elle pas alors un dyna-misme capablc de la renouveler ? Encore faut-il détcrmincr exactement de quelle nature sera le désir du bonhcur pour pouvoir etre associé á la qualité

La question est de premiare importante, car s'il cst vrai qu'on nc pcut construiré une morale solide ct serieuse á partir du désir du bonheur communément entendu, paree qu'il est trop subiectif ct variable, on nc pcut soutcnir longtemps non plus une moralc qui nc s'eleve qu'en contra-riant une aspiration si naturclle au cccur de l'hommc. La morale peut-elle f.tre ennemic du bonheur ct de l'esperance qui nous porte vers lui ? 1 Par aillcurs, nous nc pcnsons pas que le postular kantien d'un bonhcur accorde par Dicu dans l'autre vie réponde suffisamment á notre question. Car c'est ici-bas, dans notrc agir quotidicn, que sc pose d'abord le pro-bleme. Si le désir du bonheur cst maintcnant incompatible avec la qualité moralc de nos acres, comment pourra-t-il s'associer á elle avec la force d'un a dans l'au-delá ? Quelle pcut etre la naturc de ce bonheur si différent de cclui qui nous attire actuellement ? Nc sont-ils pas hétéro-genes ? D'autre part, la reintroduction de l'idée du bonhcur dans la considération de l'au-dela nc fait-clic pas renaítre le dangcr de l'eudé-monisme en morale pour ccux qui croicnt á une autre vie? Le désir du bonheur, comprime ici-bas, se rattraperait dans l'au-delá ; ce serait un bonheur de compensation, mais qui resterait de mémc naturc, intéres-sée.

114 NOVA ET VETERA

La question se renforce encore quand on considere le lien du bonheur avec l'amour. L'amour et le bonheur s'appellent l'un l'autre dans notre représentation. La moralc du devoir range l'amour dans l'ordre de la sensibilité, comme le désir du bonheur. L'amour ne pourra donc fournir une regle rationnelle et devra étre soumis, lui aussi, á l'impératif du devoir. N'est-il pas la passion la plus intime, la plus forte et, par consé-quent, la plus dangereuse pour la liberté morale? On volt le prolonge-ment du débat : ou une morale du devoir ou une morale de l'amour. La fidélité au devoir ne réclame-t-elle pas de mortifier l'amour? N'est-elle pas plus pure quand elle surmonte l'attrait qu'il suscite? Mais comment, par ailleurs, peut-on aimer par devoir? Sans doute peut-on fort bien aimer son devoir, mais est-ce purement par devoir qu'on l'aime alors? Dés qu'on pousse les choses un peu á fond, on s'apercoit que la logique de la morale du devoir risque de conduire au rejet de l'amour hors du champ de la morale, comme pour le désir du bonheur. On devine les conséquences qui en résultent pour les vertus théologales d'esperance et de charité : elles perdent leur point d'insertion naturel dans la morale ct dans la volonté de l'homme de devoir.

Nous sommes apparemment acculés dans une impasse : ou nous conti-nuons á batir la moralc sur l'obligation et le devoir, et nous en excluons comme bases le désir du bonheur ct l'amour, ce qui la rend invivable et nous fait perdre des valcurs humaines et chrétiennes incontestables ; ou nous faisons rentrer franchement ces deux inclinations de l'homme dans la morale ; mais comment nous y prendrons-nous pour évitcr qu'elles nc fassent dévier la morale vers la recherche de l'intérét et du plaisir propre, vers la passion méme, et n'en corrompent la pureté et la qualité ? Le danger est réel et certains théologiens récents n'y ont pas suffisamment pris garde.

La difficulté est accrue par la profondeur de l'expérience morale qui a ses racines dans notre personnalité en dessous des idees que nous for-mons, des sentiments qui nous agitent et des mots qui les désignent, selon notre héritage culturel. C'est une remontée, ou une redescente, comme on veut, vers les sources morales les plus profondes qui est ici nécessaire, et personne ne peut le faire á la place d'un autre. Néaninoins avec les mots, les idees et les modeles dont nous disposons, nous pouvons tácher de décrire le chemin á parcourir et indiquer oil se tient l'issue. Ce sera l'objet d'un prochain article.

S. PINCKAERS, O.P.

Amour et devoir

UNE RÉPONSE A LA QUESTION DE L'EUDÉMONISME

La liberté et le désir du bonheur

A la fin de notre livre sur « Les sources de la moralc chrétienne » ', nous avons presenté une esquisse de reponse á la question de l'eudémonismc, notamment au reproche adressé á toutc moralc du bonheur d'étre indi-vidualiste et intéresséc. Notre cxplication se basait sur les dcux concep-tions de l'homme qui s'expriment dans les dcux formes de la liberté que nous avons exposées : d'une part, la liberte d'indifférence conduisant aux morales de l'obligation ct du devoir, ainsi qu'au rejet de toute moralc du bonheur commc égoiste ; la liberté de qualité, d'autrc part, qui est histo-riquement á la base des morales du bonheur, dont nous avons des modeles classiques chez Aristote et saint Thomas.

Dans la liberté d'indifférence, concentrée en la pure volonté libre, le désir du bonheur est, dans un premier mouvement, écarté du nivcau de la liberté et de la moralité rationnelle, pour étre soumis au choix indifférent, et, de ce fait, ramené au nivcau inférieur de la sensibilité. Mais ensuite, puisqu'il se maintient dans l'homme, cc désir est investí par la nouvelle conception de la liberté, qui est individualista et de mouvement ¿gocen-trique. Désormais le désir du bonheur portera la marque de la liberté d'indifférence qui fait de l'homme un atomc revendicatcur, en perpétucile compétition avec les autres libertes. Commc tous les désirs et sentiments qu'elle rassemble, l'aspiration au bonheur sera donc déterminée par la recherche de la satisfaction et de l'intéret propre. Elle nc pourra plus servir de base á la qualité morale qui nc pcut se conccvoir sans un certain désintéressement, sans un dépassement de l'amour-propre. L'issue moralc proposée par l'obligation et la loi émanant de la volonté toute-puissantc de Dieu ou, équivalemment, par le devoir que dicte la raison, ne peut que contrarier la recherche du bonheur ainsi comprise cc consacrer le divorce pratique entre la morale et le bonheur. II en resulte une scission, au

S. PINCKAERS, O.P., Les Source: de la morale ebrétienne, Sa orithode, son coatertx, son bistoire,

Fribourg-Paris, Ed. Univcrsitaires-Le Cerf, 1985, 523 p.

NOVA ET VETERA, 1989/3

180 NOVA ET VETERA RÉFLEXIONS SUR LA DISTINCTION 181

fondement de la morale, entre le bien et le bonheur. Telle fut la raison profonde de la suppression du traité de la béatitude dans les manuels de morale catholique depuis le XVIIe siecle, au-del« des motivations super-ficielles qui furent avancées, comme le caractere trop spéculatif du traité scolastique de la béatitude. C'est bien lá un probleme majeur pour nous: comment réconcilier le bien et, par suite, la morale avec le bonheur?

La liberté de qualité nous presente une structure toute différente. Le désir du bonheur s'y inscrit au cceur de la liberté humaine, comme une inclination naturelle dont nos acres procédent comme d'une source inté-rieure ; il nous rend libres á cause de l'ampleur de son objet. En lui se rassemblent les autres inclinations, de sorte que le bonheur s'identifie au bien lui-méme dont il est une lace, comme en témoigne le vocabulaire des anciens pour qui le terme de «bonum » ou d'«agathos» veut dire á la fois ce qui est bien et ce qui rend heureux. Notre adjectif «bon », employé pour qualifier la perfection d'un travail, d'une action ou d'une personne, peut encore nous donner une certaine idée de cette signification qui relie le bien au bonheur, comme les deux aspects d'une méme réalité, comme sont unis le fruir múr et sa saveur. La liberté est ainsi spontanément ordonnée vers des actes qui ont cate qualité, cette bonté. C'est pourquoi nous Pappclons une liberté de qualité.

Rcdécouvrir le désir spirituel

Mais il est évident qu'ici le désir du bonheur n'est pas réductible au désir sensible, qui est effectivement ordonné á la satisfaction des besoins propres, comme on le constate, par exemple, dans l'appétit de nourriture ou dans le désir sexuel, qu'on prend souvent du désir. Le désir du bonheur est, en réalité, plus ample et plus profond dans le cceur de l'homme. II contient notamment l'aspiration á la vérité et l'inclination á la vie en société, procédant du scns naturel d'autrui, á la racine de l'amour et de l'amítié. Ces inclinations forment ensemble le désir spirituel qui se concentre dans l'aspiration au bien, constitutive de Punivers moral. Le modele du désir humain, quand on parle de bonheur, ne doit done pas se prendre dans l'ordre sensible, mais plutót dans le désir spirituel qui est spécifique á l'homme.

Ainsi s'ouvre devant nous une voie de solution pour notre probleme : il nous faut redécouvrir á l'intérieur de notre désir du bonheur, au sein de notre expérience active, quel est ce désir spirituel qui en fait le fond et qui se tienta la base de la vie morale.

Le désir du bonheur est plus complexe et plus riche que ne Pont compris les moralistes de l'obligation et du devoir. 11 est dommage que les

auteurs de manuels l'aient écarté de la morale sans méme se donner la peine d'étudier la question, alors qu'ils disposaient, dans le traité de la béatitude_de saint Thomas, d'un véritable chef-d'ceuvre sur le sujet. lis le connaissaient bien et référaient comme á une autoricé ; mais vrai- ment ils ne le comprenaient plus. Ils n'osaient plus placer un traité du bonheur parmi les fondements de la morale, ni méme parler encore du bonheur en morale.

C'est done une véritable redécouverte du désir spirituel du bonheur qu'il nous faut faire, si nous voulons arriver á réunir de nouveau le bien, le bonheur et la morale, et rendre á cclle-ci le dynamisme qui lui fait trop manifcstement défaut. Ce sera un fil conducteur de ce livre oú nous suivrons l'enquete de saint Thomas, fidelement, mais á notre maniere, en essayant de l'actualiser.

Pour tout résumer, le débat se concentre dans un mot : quelle est la signification du mot «le bien», entendu moralemcnt ? Le bien implique-t-il á la fois la qualité morale ct le bonheur, comme le pensaient les anciens ? La question morale est alors equivalemment quel cst le bien et quel cst le véritable bonheur ? Ou le bien s'identific-t-il au devoir, a l'obligation, et excluí-il, de ce fait, la considération du bonheur, comme le pensent beaucoup de moralistes modernes ?

La corrélation entre le désir et les biens

Dans notre effort pour redécouvrir le désir du bonheur, nous partirons d'une obscrvation concernant la position méme du probleme. En réalité, pour les moralistas de l'obligation ou du devoir, il n'y a pas de question portant sur la natura du bonhcur. II semble que l'indifférence de la liberté se soit communiquée au désir du bonheur et lui ait donné en méme temps sa subjectivité. Le désir est entendu comme une inclination du sujet pouvant se portcr indifféremment sur n'importe quel objet. On n'a donc pasa s'intcrroger sur les objcts de ce désir, ni sur la qualité qui en résulterait. Simplement, étant concu comme soumis á la liberté, le désir

Dans la «Critique dc la raison pratique» (Fe partic, 1.11, ch. II), Kant reproche aux ancicns, notamment aux epicuricns ct aux stoiciens, d'avoir « mal cmplové (Icur penetration) a etablir laboricuscment de l'identité entre dcs conccpts extremement distincts, cclui dc la ver-tu ct cclui du bonheur» pour exprimer le souvcrain Bien. 11 soutient lui-memo vigou-

reusement l'hétérogénéire des maximcs de la ver-tu, identifiée au respect du devoir, ct du bonhcur personncl. La cassurc entre le bien ct le bonhcur cst une dcs idees-force ct un dcs résultats les plus graves de consCquences dc la «Critique de la raison pratiquen. 11 faut

ccpcndant tcnir comptc que Kant avait en vue une conccption pragmatista ct utilitaristc du bonhcur qui était dominante dans la philosophie du XV111c siécle et qui nc pouvait pas,

comme telle, servir de fondement a la moralicé.

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du bonheur sera compris comme appartenant á l'expérience sensible et, des lors, congu sur le modele des désirs de cet ordre qu'on peut qualifier en deux mots: la recherche de la satisfaction des beso ainsi que du plaisir. Un tel genre de désir, egocentrique par nature, nc peut évidem-mení fonder la qualité morale. I1 faudra chercher celle-ci ailleurs, au-dessus et méme á pcu prez á l'opposé.

Ce que nous apprennent les «anciens» - continuons á les appeler ainsi, tout en sachant qu'ils peuvent nous devenir plus proches par cet ensei-gnement que beaucoup de « modernes», - c'est qu'il y a une véritable qucstion sur la nature du bonheur et conséquemment sur la qualité du désir qui nous y incline. Interrogeons, d'ailleurs, notre e riente : n'y a-t-il pas une différence entre le désir de l'argent et du plaisir, le désir du confort, du suecas et du pouvoir, et, d'autre part, le désir de la vérité, de l'amitié ou de l'affection des autres hommes, le désir de la beauté, de la bonté et de la vertu, enfin le désir de Dieu et d'étre avec le Christ, selon le témoignage de saint Paul ? En passant de l'un á l'autre de ces biens, notre désir nc se transforme-t-il pas ? Ne subit-il pas une modification qualita-tive en s'élcvant, pour les désigner d'un mot générique, des plaisirs sen-sibles auxjpies spirituelles ? La qucstion de la qualité du désir de bonheur selon le-S-objets vers lesquels il se porte vaut certainement la peine d'étre posee et examinée avec soin; qui ne l'éprouve? quelest le véritable bonheur de l'homme? tel fut le sujet principal des discussions dans les ¿coles philosophiques, anciennes, et dans les ceuvres qu'elles nous ont laisséces, dont le traité de saint Thomas est une des plus représentatives. Mais, en méme temps, cene interrogation ne surgit-elle pas de toutc expérience humaine, comme de l'expérience chrétienne? Ne témoigne-t-elle pas 3 sa facon qu'il existe, á l'origine de la recherche du bonheur, active dans le cceur de tout homme, une aspiration qui surpasse les mouvements de la sensibilité et peut s'accorder aux qualités morales méme les plus hautcs ?

Telle que nous la posons, la question du bonheur est profondément modifiée. Nous n'y con_ sidérons plus le désir comme une simple émana- tion du suj"."- qeC part de lui ct revient vers lui pour la possession et la jouissance ; nous le regardons dans le lien actif qui s'établit en lui entre le sujet et robjet comme entre deux póles qui le déterminent conjointement - par leur correspondance. La que-silon du bonheur devient á la fois objec-tive et subjective, en ce sens. Sa dimension objective se manifestera spé-cialement dans l'interrogation décisive: n'existe-t-il pas des biens qui méritent et réclament d'ene aimés en eux-memes, pour et qui précisément par cette qualité réponderit-Tei-nieux au désir du bonheur en l'homme, á ce qu'il y a de meilleur et de plus original en lui? N'est-ce pas la, dans cette relation reciproque, que se manifestent h. la fois le bien, dans

sa réalisation pléniere, et le désir du bonheur, dans son fond le plus authentique? N'est-ce pas dans ce contact vivant avec le bien proprement dit que se revele le désir dans sa nature morale et spirituelle, derriere les enveloppes sensibles qui le recouvrent, au-delá des distorsions qui peu-vent le vicier?

Comme on le voit, l'eudémonisme nous pose une question réelle et positive. Sa cause n'est pas entendue d'avance; il n'est pas disqualifié des le départ. 11 nous place devant une interrogation décisive pour l'avenir de la morale. Avec la question du bonheur convenablement posee, se lave pour nous l'espoir de sortir des étroitesses et de l'impasse finale oil nous acculent les morales de l'obligation et du devoir. Devant nous s'ouvre un chemin de recherche, qui nous donne l'espoir de réconcilier enfin le bien, le bonheur et la morale. L'itinéraire sera plus long et le prix plus elevé qu'on ne pense d'habitude quand on souleve la question du bonheur; mais ces exigentes mémes ne sont-elles pas une garantie de sérieux et de qualité?

L'apport chrétien á la question du bonheur

Certains, comme V. Brochard, ont pu croire que le christianisme était responsable de l'abanor—d-s-r-dé--s morales du bonheur et de leur remplace-ment par les morales du devoir. Cene assertion nc se vérifie aucunement, nous l'avons vu, dans la pensée chrétienne des premiers siecles qui a construit la théologie. Si la Révélation a exercé une infiuence sur les idees morales, c'est, bien plutót, dans la reponse á la qucstion du_ bonheur, en éliminant les conceptions qui lui étaient incompatibles, comme_ l'hédo-nisme, en favorisant et en exploitant, avec discernement, les conceptions rtTói.a.1 les plus élevées comme celles de Platon, d'Aristote et de la Stoa pour les mettre au service de la morale évangélique.

En outre, le christianisme a provoqué une transformation profonde de la question méme du bonheur: il lui a communiqué á la fois une objec-tivité et un caractére personnel qui dépassent tout ce qu'on trouve chez les philosophes. Alors que la morale philosophique se concentrait finalement sur l'activité et la vertu de l'homme, qu'elles fussent d'ordre politique ou s culatif, le christianisme, en proposant á l'homme-,dáns les promesses

es béatiludes, une participation au bonheur méme de Dieu, a fait sortir, en quelque sorte, l'homme de lui-méme, et a conféré á _son. destr_du bonheur, avec tout le registre des aspirations rassemble, un caractére objcctif radical. Désormais le bonheur de l'homme est en Dieu et le chern-iil -pottr-T parvenir passe par les biens de la création qui sont les ceuvres de Die-u.

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En mame temps, paree que l'initiative appartient á Dieu qui se révele comme Pare en Jésus-Christ, cette objectivité rey& un caractére de rela-tion personnelle tout á fait caractéristique et sans correspondance chez les philosophes paiens. Le bonheur objectif réside en Dieu comme en une personne qui se révele et nous unirá elle par la foi et l'amour, qui nous apprend, en outre, á aimer le prochain objectivement, dans son erre personnel.

L'amour d'amitié et le désir du bonheur

Cependant la question ressurgit : si le désir de bonheur devient si objectif qu'il extrait l'homme de lui-méme, tout en l'atteignant dans sa personnalité, n'allons-nous pas nous retrouver devant le reproche que le christianisme est responsable de l'hétéronomie de la morale? Que celle-ci soit causée par le désir du bonheur ou par l'imposition des obligations, il importe peu. L'attrait du bonheur ne serait-il méme pas plus dangereux pour l'autonomie que la pression dc l'obligation venant de Dieu, paree qu'il penetreePlus intimement dans le sujet ?

Nous voici conduits á une question décisive, qui, par l'intermédiaire du désir, engage leprobléme de l'amour. Nous pouvons la formulcr en deux mots: quel est le fondement dernier de la morale, le devoir ou l'amour Lequel respecte le mieux l'autonomie du sujet humain, l'obéissance au devoir ou l'attrait de l'amour, et avec celui-ci le désir du bonheur qu'il inspire? La question est bien primitive; elle determine l'interprétation des deux commandements de l'amour de Dieu ct du prochain qui résu-ment toute la Loi, selon l'Evangile. Quand il est dit : tu aimeras Dieu, tu aimeras ton prochain, faut-il comprendre le futur commc un «tu dois», comme un devoir, et meare l'accent sur cet imp¿ratif qui commande l'amour ct qui doit etre le plus catégorique, comme le fondement de tous les devoirs; ou bien le ccrur de la morale, á la base du commandement, réside-t-il dans l'amour mame, de telle maniere que le précepte soit á son service, commc un moyen de le provoquen?

Tout le probleme réside dans le discernement de la nature_ de Vár-nour. Si l'amour n'est qu'une forme du- désir tourné vers soi, un aros possessif quelconque, en ce cas, il est indispensable de le régler par un précepte supérieur qui s'impose a lui avec la force dc l'obligation afin de corriger son égocentrisme. Mais alors faudra-t-il airmr pár devoir, et comment est-ce possible, puisque l'amour implique une spontanéité que nc com-porte pas l'idee du devoir?

En revanche, si, á l'expérience, la nature de l'amour véritable se ré.vélait différente du désir que l'on imagine, si l'amour se manifeste comme l'actualisation de la capacité donnée á l'homme, en son fond le meillcur,

d'aimer Dieu, d'aimer autrui, pour eux-mémes et en eux-mémes, de telle sorte qu'en cette union d'amour i1 trouve sa propre perfection, sa joie et son bonheur, alors se découvre á nous ce que nous appellerons le «fait primitif» de la morale, l'amour d'amitié, pour reprendre l'expression de saint Thomas, qui entraine une réinterprétation et un réajustement des autres notions morales dont nous avons usé, notamment du désir du bonheur lui-méme. En effet, si le sens de l'amour d'amitié est primitif, au cceur de l'homme, comme origine et comme fin ou perfection, alors le désir du bonheur revele, lui aussi, sa nature véritable: il est, en son fond premie—r, aé"sir de l'amour d'amitié. Au-delá des tentations ct des dévia-tions qui peuvent l'affecter, il est désir de parvenir a aimer Dieu et autrui en vérité, et il recele la perception inchoative cídefi cet amour seul C—onsiSTET-it la perfection et le bonheur vers legue' il tend spontanément. Ainsi compris, le désir du bonheur change d'indice moral sous l'impulsion de l'amour qui se tient á sa source: il n'est plus, en son origine, égocen-trique, mais il aspire a s'ouvrir á autrui et á Dieu, commc a tout étrc. 11 faudrait presquc le dire «polycentriquc» paree que l'amour nous établit cn communion avec les autres «centres» que forment les personncs que nous aimons. Nous le dirons plutót «théocentrique» commc une ccrtaine par-ticipation inchoative á l'amour ct au bonheur de Dicu, véritable foyer de tout amour authentique. Précisons seulement que ce «théocentrisme», loin de nuirc á l'autonomic morale de l'homme, l'assure, la dévcloppc ct la transforme, car l'ccuvre proprc de l'amour d'amitié, dont la source cst en Dieu, consiste justement á réduire l'opposition dcs sujets cn les ras-semblant dans une union «sui gencris», dans une communion de volonté, dc scntiment et d'ame.

Ainsi cnraciné dans le scns de l'amour d'amitié, le désir du bonheur cst évidemment de nature spirituclle. 11 rassemble en lui les inclinations naturelles au bien, á la vérité, a la vie en société qui sont constitutivo de la personnc humaine en ce qu'elle a de spécifique. Ainsi sc réunisscnt de nouvcau, a la base de l'agir moral, les notions de bien, de bonheur ct de vérité comme les faces indissociables de l'amour d'amitié qui cst commc l'effigic dynamique de Dicu dans l'esprit de l'homme. La vie morale sera le déploiement de ce désir spiritucl.

Reponse aux critiques élevées contre l'eudémonisme

Si le désir du bonheur est bien, en sa racine, tel que nous venons de l'esquisser, en ce cas, l'eudémonisme, qui inspirait les «ancicns» et spé-cialement les auteurs chrétiens, est d'une autre nature que l'eudémonisme des «modernes» et échappe aux critiques émises contre cclui-ci.

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Un désir spirituel

Le désir du bonheur ne peut étre réduit á l'ordre de la sensibilité et des passions. 11 est spirituel en son noyau central. Néanmoins il fait partie en nous d'une sensibilité supérieure, un certain tact qui nous fait réagir aux réalités-d'ordre moral et les apprécier dans leur qualité: le bon et le mauvais, la vérité et le mensonge, les venus et les vices, la joie et la peine qu'ils procurent, la personne d'autrui et Dieu méme, comme objets d'amour. Ainsi s'accorde-t-il avec la liberté de guante. Un des principaux dommages causes par les morales de l'obligation et du devoir est d'avoir occulté cette sensibilité supérieure, cene spontanéité qui procede de l'es-prit comme du ccrur et forme l'expérience spintuelle. II en est resulté une coupure entre la spiritualité et la morale, qui a appauvri celle-ci et l'a rendue incapable de rendre compte des richesses contenues dans l'expé-rience humaine et chrétienne, dont témoignent les plus beaux textes de l'Ecriture, des spirituels et des mystiques, ainsi que des philosophes méme.

C'est de cette sensibilité spirituelle que procede l'attrait des biens et la perception de leur nature profonde, de leur réalité qualitative au-delá des apparences purement sensibles ou «phénoménes», tandis que les morales de l'obligation ou du devoir réduisent cette appréciation au fait de l'im-pératif qui affecte les actes, sans pouvoir en fournir les raisons objectives et internes. L'impératif lui-méme devient la seule raison de la mora-lité.

Un désir ouvert á autrui

\ Le désir du bonhcur n'est pas non plus nécessairement individual et égocentrique. II est profondément personnel cenes, mais de la maniere dont la personne está la fois le sujet et l'objet du bonheur et detaineur. Gráce rson enracinernent dans l'amour d'amitié, notre désir du bonheur peut, en effet, s'ouvrir á la personne d'autrui et nous faire souhaiter son bonheur comme le nótre, nous pousser á rechercher le bien commun autant et méme plus que notre bien particulier. Ainsi le désir du bonheur peut-il acquérir une dimension communautaire et sociale. Exactement dans cette ligne, on pourra comprendre comment l'esperance chrétienne, qui nous fait accueillir les promesses de Dieu en notre faveur, peut s'ac-corder avec la charité et s'élargir a la mesure de la communion que forme celle-ci, se manifestant dans la mise en commun des biens, á la maniere de la communauté de Jérusalem dont il est dit, dans les Actes des Apótres (4,32), qu'ils n'avaient qu'un cceur et qu'une áme.

Tout le débat pourrait, en somme, se résumer dans la distinction deve-nue classique en théorie, mais trop négligée en pratique, entre l'amour de concupiscence (ou de désir) et l'amour d'amitié, comme les nomme saint Thomas, auxquels correspondront les d'esperance, con= désir de la béatitude pour soi, et de chanté, définie comme une amitié avec Dieu. Le point décisif est de reconnaitre l'existence et la spécificité de l'amour d'amitié, qui est l'amour proprement dit, dans sa différence avec le simple désir: qu'il réalise la capacité propre á l'homme, comme aux étres spiri-tuels, de connaitre et d'aimer autrui dans son etre et sa vente, pour lui-méme et comme soi, et cela dans la communion, la communication. La théorie de la liberté d'indifférence empache cette reconnaissance paree qu'elle renferme l'homme dans la revendication de sa liberté et dans la satisfaction des désirs en opposition aux autres libertes. Au contraire, gráce á l'aspiration vers la vérité, vers le bien et vers autrui, la liberté de qualité tend naturellemeht á l'amour d'amitié, comrrcison fruir proprc et le plus achevé, dans ses différentes réalisations selon les formes diversos de l'affection et de l'amitié. D'un cóté, le désir, nc pouvant pas vraiment déboucher sur autrui, revient inevitablement vers le sujet, ramenant á celui-ci tous les objets qu'il ancint, pour la jouissancc et la domination. De l'autre, sous l'influence de l'amour d'amitié qui réalise la communication entre soi et autrui, le désir peu á peu se coordonne et se conforme á l'amour; il se dégage de la tentation égocentrique ct s'élargit, se mulciplic par la communion.

Pareillement l'esperance chrétienne, qui est désir pour soi du bonheur promis par Dicu, pcut, d'un méme mouvement, souhaiter le bonhcur d'autrui et y trouver une joie accrue. Mais cela suppose qu'a la racinc de l'esperance se tienne deja l'amour d'amitié envers Dicu, une étincelle de charité, car on ne peut espérer participer á la béatitude divino pour soi ou pour autrui sans aimer Dieu pour lui-méme, par-dessus tout.

L'eudemonisme, qui semblait d'abord condamné au repli sur soi, se redresse done sous l'impulsion de l'amour d'amitié, que perfectionnc la chanté, ct s'associe á lui sous la forme d'une esperance que l'on peut dire á la fois tres personnelle et communicative.

Un désir qui va au-dela de futilitarisnre

Venons-en á la derniére critique élevée contre l'eudémonisme, celle de conduire á l'utilitarisme. Effectivement si le bonheur est entiérement tourné vers la satisfaction de nos désirs sensibles, il tend á devenir une fin supérieure et genérale, comme la clef de voúte d'un utilitarisme universcl, oil les autres hommes et jusqu'a Dieu seront réduits au róle d'instrUment

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en vue de notre bonheur. Construite dans cene perspective, la morale se présentera comme une vaste et subtile technique du bonheur et des moyens pour y atteindre, individuellement ou socialement. On pourrait faire á saint Thomas lui-méme le reproche d'aboutir á ce résultat dans sa systématisation de la morale á partir de l'idée de la béatitude. (Mais quand l'amour d'amitié prend place á la base méme du désir, l'idee du bonheur se transforme, car dans cet amour l'homme percoit, comme d'instinct, qu'il ne peut etre heureux que par un Bien qui mérito d'are aimé pour lui-méme, avec l'absolu de l'amour. Et voici qu'au cceur du désir et de son mouvement l'amour trace son chemin pour aboutir, en son terme, á une fin ultime qui ne sera plus l'utile supréme, mais qui s'iden-tifiera au Bien digne d'erre aimé plus que tout. I1 en résultera un chan-gement dans la conception méme de l'utile. L'utilité matérielle ou tech-nique ne sera plus le modele ct le critére dominant ; mais plutót l'ordon-nance des licns selon leur nature aux besoins récls de l'homme jusqu'en sa dimcnsion morale et spirituellc. En outre, le terme d'utile pourra s'ap-pliquer á des biens qu'on nc peut obtcnir sans dépasscr la considération cíu

plaisir et de l'utilicé propre. Ainsi pourra-t-on dire, un pcu paradoxale-ment, que la vertu, l'amour d'autrui, la justicc et la genérosité sont les biens les plus véritablement utiles á l'hommc, car seuls ils lui ouvrent, par les sacrifices mémes qu'ils réclament, le chemin du bonheur authcntique. L'utile humain doit done etre evalué á partir de l'amour d'amitié et des qualités morales avant la finalité matérielle. ?elle cst l'utilité de la vertu que s'efforce de démontrer, par exemple, Cicérori dans le «De Officiis». Elle apparaitra plus fortemcnt encore chez les auteurs chréticns, commc saint Ambroise, á cause de la prépondérance de la charité qui domine la doctrine évangelique.

On l'aura remarqué, nous nous hcurtons ccpendant ici a une difficulté continuclle dans l'expression. Elaboré á partir de l'expérience sensible, notrc langage se préte á une interpretation utilitairc. Aussi, pour désigner les réalités d'ordre moral, les qualités spirituelles, devons-nous souvent employer une corte de dialectique délicate qui associe l'affirmation ct la négation. L'amitié et la vertu, par exemple, sont, en realicé, plus utiles á l'hommc que les biens matériels qui s'achetcnt á prix d'argcnt ; pourtant elles ne nous sont pas utiles de la méme facon ne peut les obtenir sans faire le sacrifice de l'artachement á l'argent. Ce sont des biens d'un cutre ordre, á la fois tres utiles et irreductibles á l'utilitarismc. On ne peut saisir lcur prix, ni comprendre ceux qui en parlenr, sans une expé-rience spécifique, qui engage le cceur et l'esprit de l'hommc.

Le role de l'obligation dans l'eudémonisme «amical»

Complétons ces vucs par quelques mots sur les relations entre la conception de la morale déterminée par l'amour d'amitié, tel que nous venons de l'exposer — ce que nous appellerions volontiers l'eudémonisme amical pour le distinguer de l'eudémonisme égocentrique et l'idee du devoir ou de l'obligation qu'on ne peut pas éliminer de la morale sans voir celle-ci s'écrouler, quelles que soient les bonnes intentions de ceux qui en feraient la proposition. Quel sera done le róle de l'obligation dans une morale qui prend comme fin ultime cette conception du bonheur? La pierre d'angle et la notion centrale de la morale ne sont plus ici l'idée et le sentiment de l'obligation, comme une contrainte de la loi sur la liberté, mais la pression spirituelle de l'étre et de la vérité s'exercant dans l'inti-mité du ccrur et de l'esprit sous la forme d'un attrait — á la fois appel et exigence vcrs le bien aimablc, specialcment au plan des personnes. Tel sera, dans la conscicnce, le fondement de l'obligation morale et de la loi qui l'exprime. Cette dcrniérc n'cst toutcfois qu'une réalisation inchoativc ct une formulation imparfaite de l'attrait du bien, á cause de son exte-rioricé et de son exigence limitéc, par suite aussi de son caractere surtout négatif sous la forme de I'interdit. L'obligation a un róle nécessairc, particuliercment dans la premiere ¿tape du développement de la vie morale oil son but principal est de détacher l'hommc des vices et des peches qui corrompent le scns moral. Mais la soumission a l'obligation doit tendrc vers plus haut qu'elle, par le progrés vers une perfection lié¿ á l'amour du bien pour au-dclá des limites de l'impératif legal. L'obligation ct le devoir sont au service de l'amour d'amitié pour le bien. Assumés par celui-ci, ils sont progressivement transformes, intériorisés, personnalisés, comme peut le faire l'amour véritable qui résume et parfait toutc la Loi 3.

Eudémonisme sensible et Eudémonisme moral

Quand ils traitaicnt du bonheur, les «anciens» renvisageaient sponta-némcnt á partir de l'expérience morale, principalement au niveau des qualités spécifiques que sont les venus. Dans cctte perspectivc, les désirs sensibles passaient au second plan, quellc que fút leur importancc dans la

' Conccrnant lcs ¿tapes du progres moral, voir u Lcs Sourccs dc la moralc chrétiennc », au ch. XV, conccrnant la liberte dc qualite. Lcs morales dc construitcs á partir (k la liberté d'indiffércnce nc comportent pas l'idee d'un prestes commc une dimcnsion cssen-tiene tic la libcrt¿ cr dc la morale proprcmrnt dite, op. crí., p. 355 sv.

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problématique. Leur eudernonisme était moral et spirituel. Chez les «mo-dernes», au contraire, le bonheur est envisagé á partir de l'expérience sensible, comme la satisfaction des besoins surtout physiques. C'est pour-quoi l'eudémonisme dont ils parlent peut étre qualifié de sensible, de physique méme. La différence de niveau provoque une différence de qualité: l'eudémonisme sensible ne peut jouer qu'un róle secondaire dans la morale ; il lui est méme difficilement intégrable dans la mesure oil il implique l'égocentrisme. L'eudémonisme moral, au contraire, peut par-faitement entrer dans les fondements mémes de la moralité, paree qu'il repose précisément sur les qualités de l'homme qui impliquent par leur nature le dégagement de l'égocentrisme. Nous avons donc affaire á deux eudémonismes de nature et de qualité morale différentes.

Bonheur, plaisir et joie

On peut manifester la différence entre ces deux formes d'eudémonisme . l'aide de la distinction entre le plaisir et la joie. Toute la critique moderne de l'eudémonisme porte sur une idée du bonheur concu comme le fitaxime tale du plaisir désignant le sentiment agréable causé par le contact ou la jouissance d'un bien extérieur, réel ou imaginé.

La joie est profondément différente parre qu'elle a sa cause en nous, dans l'intériorité dynamique qui engendre nos actions. Elle est comme l'efflorescence d'une action de qualité, le rayonnement en nous de sa plénitude. Elle est d'une essence spirituelle et principalement d'ordre moral. Maintes fois la joie et le plaisir s'opposent, comme lorsque la joie naif d'un plaisir sacrifié, d'une victoire sur l'attrait égoistc du sensible. Mis ce n'est la qu'un aspect négatif de leurs rapports. La source de la joie réside principalement dans la qualité morale d'une action accomplie, comme le fruir achevé d'un patient effort et d'une longue gestation. Bergson disait que la joie est le signe d'une victoire de la vie, «plus riche cst rac-iéation, plus profonde est la joie ». Les « anciens» considéraient la joie comme une propriété de la vertu, et la théologie chrétienne a vu en elle un fruit de l'Esprit Saint produit par la charité. Comme selle, la joie ne s'oppOse plus aütant au plaisir; au-delá du combar moral, elle se montre capable de l'englober et de le purifier.

C'est précisément sur la base de l'expérience de la joie que des philo-sophes, et plus particulierement les autcurs chrétiens s'appuyant sur de nombreux textes de l'Ecriture, dont les béatitudes évangéliques, ont cons-truir leur doctrine du bonheur. On se condamne t les interpréter tout de travers, si on ne considere le bonheur qu'á partir du plaisir.

Remarquons en outre que la joie dont nous parlons, á la différence du plaisir, est communicative par nature, non seulement paree qu'elle pos-sede une force d'expansion spontanée envers les personnes, mais paree qu'elle procede de la communication méme, de la générosité qui a sur-monté régoisme en nous, de sorte que le dévouement á l'action entreprise s'adressera en méme temps á autrui qui en recoit le bénéfice. La source la plus sure de la joie réside précisément dans l'amour qui se donne á travers des ceuvres de qualité. Tel est le trait spécifique de la joie que nous enseigne notamment la parole de Jésus rapportée par saint Paul, qu'il y a plus de joie á donner qu'á recevoir. La joic naif du don, le plaisir se limite á l'avoir et s'y perd. Le bonheur procuré par la joie, quelles que soient ses bornes ici-bas, est done de nature généreuse et tout différent moralement du bonheur construir sur le plaisir. Ils sont presque contraires. On com-prend alors comment saint Augustin a pu définir le bonheur par la joie, comme «gaudium de veritate», et, pour qu'un Pentende bien, il la précise en s'adressantá : «... á ceux qui te servent gracieusement, leur joie, c'est toi-méme. Et la vie heureuse, la voilá, é.prouver de la joie pour toi, de toi, á cause de toi (gaudere ad te, de te, proptcr te) ».

Les moralistas de l'obligation et du devoir, en excluant de leurs exposés de la morale l'étude du bonheur á cause de l'égocentrisme du plaisir, en ont écarté par lá méme la considération de la joie et se sont rendus incapables de rendre compre de cene expérience primordialc. La morale chez eux ne pouvait plus échapper á une certaine morosité; la pene complete d'éclat et d'attrait du mot de vertu en est le signe indubi-table.

On pourrait cependant faire ici une instante. pas dans l'expérience du devoir accompli une joie spécifique, d'autant plus pure qu'elle procede plus strictement du respect de la loi et écartc plus rigou-reusement la recherche de l'intérét, du plaisir et méme de la joie? La morale du devoir ne conduit-elle pas, elle aussi, á sa facon, á une joie proprement morale, garantic précisément par son renoncement au (1c:sir du bonheur, au plan de l'intention rIncontestablement — il faut le reconnaitre, — l'accomplissement du devoir á l'encontre de toute intention intéressée a procuré a bcaucoup d'hommes, de chrétiens, une joie d'une qualité morale, austera cenes, mais authentique, qui a pu méme etre associéc á l'idée de sainteté, comme on le voit chez Kant. Néanmoins, la systématisation et les lignes domi-nantes que comportent les morales de l'obligation ou du devoir main-tiennent cette joie trop á l'étroit, pensons-nous, précisément par la crainte de l'eudémonisme, et Pempéchent de se répandre comme il conviendrait. La méfiance envers la sensibilité et le rigorisme volontaire la réduisent á une joie de la pure raison et du fond de la consciente, sans lui permettre

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de gagner le cceur. Elle est vire soupconnée, des qu'elle apparait, de n'etre qu'une forme subtile du plaisir. Elle ne dispose pas, dans ces systemes, de catégories reconnues oil elle puisse se coulcr. Aucun manuel de morale ne parle de la joie ni ne la recommande: elle tombe en dehors des cadres des morales de l'obligation.

Enfin cene joie du devoir accomplí qui recompense le pur respect de la loi a qu'anime parfois un certain elan quasi mystique, si l'on ose dice, comme dans la vénération de Kant pour «le cid étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi», est, la ¡neme, trop enserrée paree qu'elle est enclose dans le contentement de soi, dans la bonne conscience de la liberté autosuffisante. Elle ne peut communiqucr avec autrui que par le respect qui maintient toujours la distance ou par l'idée de l'universalicé des lois qui est trop abstraite et trop vaste á la fois. La joic a besoin de l'amour d'amitié, sous une forme ou sous une autre, comme de sa premiere source et du champ de sa diffusion, dans l'action concrete qui rnet en contact les personnes entre elles,L)

L'irnportance de l'expérience personnelle

Ccpendant la difficulté concernant l'eudémonisme subsistera toujours, pensons-nous, malgré les explications théoriques qu'on pcut donncr, si claires soient-elles, paree que le probléme a une dimcnsion existentielle ct dépend de l'expérience de chacun. Tour celui qui privilegie l'expérience sensible, l'idee du bonheur ne peut guiare etre qu'égocentrique. II finíra toujours par ramener á l'intéret propre les aspirations meme les plus apparemment genereuses concernant les vertus, comme étant comman-décs par la recherche d'une certaine joic, d'une certaine satisfaction, qui, si élevéc qu'on la clise, se rapportc toujours avec les acres qui la causent, á celui qui les éprouve. Si on reste á l'expériencc sensible, qu'on s'y livre ou qu'on la combarte, la recherche de soi predomine toujours ; on la soup-conne et on croit la détecter panout oú on parle de bonhcur.

Au contraire, pour celui qui a répondu á l'appel de la qualite spirituelle et qui a éprouvé sa réalíté en payant de plcin gré le prix des sacrificcs recluís, le monde de l'agir humain apparait sous un tout autre jour. II cornprend spontanérnent ce que peut etre l'amour d'amitié au-delá des sentiments intéresses, et l'apprécic plus qué tout. 11 considere cornn-Le l'expérience la plus précicuse la découverte de ce qu'est en réalite la vertu, dont la bcaute se cache denten': les vieux mots. 11 ne s eftraie pas de scs requétes, car il devine qu'elle est pour lui le pédagogue indispensable de l'amour authentique et il sait qu'elle procure une joie puro qui est le plus súr remede contre l'égoisme. Sur le chemin de la vertu, long et progressif,

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qui reclame la lutte, le courage et i'endurance, ü apercoit, sous la lumiére de l'Evangile, proche de lui-méme dans la souffrance inevitable, une certaine promesse de beatitude, comrne l'aiuvre et le fruit propre de l'amour. Tel est l'eudémonisme spirituel que la théologie chrétienne a pu proposer, á la suite des beatitudes évangéliques, comme l'orientation de la vie vers l'amour béatifiant.

La clef du probleme de l'eudémonisme, qui engage la morale entiére, reside done dans l'acces a l'expérience spirituelle qui dépend finalement ¿u choix de chacun entre l'amour de soi, qui est une contrefacon, et l'amour véritable. C'est la que tout se joue initialement et que se forme ou se deforme notre idee du bonhcur.

Nous ajouterons cependant -qu'avant 'neme le choix est déposée dans le ca:ur de tour homme une aspiration au bien et au bonheur qui precede toute déforrnation parte qu'elle procede clirectement de la nature spiri-tuelle de l'hommc, créé á l'image de Dieu, et maintient en lui son attrait mysterieux, quoi qu'il puissc faire et penser, quel que soit le peché. Tel est ce que nous oserions appeler l'eudémonisme de naissance qui inspire, á partir de l'Ecriture elle-méme, la pensee chrétienne la plus authentique et la plus riche, et qui s'exprime notamment dans le traité de la béatitude de saint 'nomas d'Aquin.

La conscience du devoir et l'expérience spirituelle

Cependant on pourrait faire une instante importante á ce que nous venons de dice, en faveur des morales du devoir. S'il est vrai qu'une expérience dépassant le sensible est nécessaire pour percevoir la qualité morale, ne peut-on pas soutenir que cene condition se réalise particulie-rement dans la conscience du devoir compris comme un impératif caté-gorique, á la maniere de Kant quand iI ecrit, á. propos de la «vision» de la loi, qu'elle lui revele «une vie inclépendante de l'animaiité, et mime de tout le monde sensible»? Or c'cst precisément á cause de cettc «vision» de l'ordre de l'intelligence que Kant rejcttc l'euclémonisme et tout ce qui se presente á luí comme un « inter-Cr » 4. Cene dictée intime du devoir par la raison pratique se trouvait déjá, notons-lc, chez Occam; mais on peut croire qu'elle appartient a la conscience comrnune du devoir.

Notre clébat est- ainsi porté au nivcau le plus élevé, celui de l'esprit engageant l'intelligence et le vouloir dans une certainc attitude ct ex rience de fond qui déterrnincra tour le reste : la systématisation de la morale et jusqu'a son langage, la signification et la portee des idees et des

' Critique de la raison prat ique, (.0nelusiof

mora. Il en resulte une polyvalence des termes, qui accroit la difficulté de parler de ces choses et de se faire entendre convenablement. Nous dcvons cependant essayer d'élucider la chose á cause de l'importance décisive de l'enjeu.

Au fond des morales du devoir, dans leur systématisation du moins —car l'homme de devoir, dans sa vie, pcut alter plus loin que le systemc et dépasser sa logique il y a une certaine attitude qu'on peut caractériser par la revendication radicale de l'autonomie au niveau de la raison et du vouloir. Cette exigence, qui affecte la personne méme, s'exprime dans la raison par rattitude critique, dans le refus d'accepter ce qui n'est pas démontré ou n'apparait pas démontrable rationncllcment á partir de l'expérience sensible, en d'autres mots, par la négation du mystere de son existence ou du moins de sa cognoscibilité, ce qui en détourne comple-tement l'effort de la raison comme d'une recherche vaine. Dans la volon-té, la revendication de l'autonomie se ma.nifeste par le repli dans l'« in-clifference» pour dépasser tout attrait, compris comme une emprisc du monde sensible et un danger pour la liberté ainsi que pour la qualité morale des actes.

L'attitude fondamentale est ici celle du sujct s'affirmant par la préten-tion de n'agir que par soi et d'ene pour soi la cause de la science ct de la qualité morale, avec la connotation d'un refus de l'au-dela.

Sans doute pourrait-on croire que la consciente du devoir, la saisie de l'impératif intérieur, réintroduit la perception d'un au-delá ct d'unc dimension spirítuelle. C'est sur cene base que Kant fondera les postulats de l'existence de Dicu, de l'immortalite de rime ct méme du bonheur promis aux hommes vertueux aprés cene vic. Mais le chemin entrevu est tout de suite refermé, car le domaine spirituel, un instant apercu, échappc á la raison théorique selon Kant ; elle ne peut s'y engager sans etre la prole des illusions. Quant á la volonté, la connaissancc du fait du devoir lui suffit ; elle ne doit pas en chercher les raisons, ni d'autres motivations que le devoir méme.

La conversion par l'intelligence de la foi et l'arnour

L'attitude critique et la revendication de l'autonomie entraínent done, dans les morales du devoir, la concentration du sujet sur lui-méme, et font naitre l'irré.pressible soupcon qu'une recherche de soi, qu'une racine d'orgueil se cache sous l'obéissance au devoir et le respect méme qu'on lui porte, provoquant la fermeture á l'intelligence au mystere du spirituel et, du cóté de la volonté, á la spontanéité de l'amour. Cet effct négatif est inevitable et de la plus grande conséquence. L'amour, en effet, ne peut

naitre du sujet seul, par la puissance de sa raison ni par la force de son vouloir. 11 reclame la présence d'un cutre que soi, la rcconnaissance de ce qu'il est ct, en méme temps, l'acceptation qu'il nous touche, qu'il nous attire et que se forme en nous un interés pour lui, profond, personnel. Or l'autre nous apparait toujours, au premier moment, comme un «mystere», dans son existence et dans sa personne ; mais un mystere qui excite l'in-telligence, qui provoque l'étonnement et qui attire, comme un appel intime. L'amour ne détruit pas la liberté, car on ne peut y entrer ct s'y maintenir que de plcin gré ; mais il nous incite á sortir de nous-méme, á nous dégager d'une autonomic fermée, á nous livrer pour nous rénover et acceder progressivement á une nouvelle espece de liberté et á une nou-velle autonomie qu'on peut caractériser par l'ouverturc á autrui, á l'ene et au bien qui sont en lui, et qui vont nous devenir communs dans la réciprocité.

Or cela ne se peut que par un changement de l'attitude de fond de la personne, une sorte de conversion qui commence toujours par un certain acte de foi, causé non par l'Obscurité du mystere (cc n'est pas le «credo quia absurdum»), mais par une petite lumiére contenue dans l'amour, une étincelle insaisissable ct súre, qui promet l'intelligence et fait naitre un désir spécifique, accompagné d'une certaine douceur qu'on nc rencontre nulle pan ailleurs.

Le bonheur «amical»

Telle est l'expérience oil il faut oser pénétrer, comme dans une aventure spirituelle, oil la personne s'engage avec l'intelligence autant que le cceur A l'égard d'unc autrc personne, et plus spécialcmcnt cnvers Dicu quand 11 se revele par sa Parolc ct se rend sensible á rime par son Esprit. C'est gráce á cene expérience produite par le contact libre ct intime des per-sonnes que se découvre á nous une nouvelle espete de bonheur qu'on peut qualifier d'amical, se greffant sur une nouvelle espéce d'intéret, qu'on nc peut plus ciire intéressé, au sens habituel du termc, parte qu'il est attention á autrui ct á son bonheur comme au nótre dans la réciprocité ct la communion. Avec l'amour véritable se découvre á nous le vrai chemin du bonheur, ainsi que la nature profonde du désir spirituel qui nous porte vers lui, comme étant en sa racine un désir d'amour et de vérité, qui n'opere plus le repli autarcique sur soi, mais l'ou erture au vrai et au bien dans l'échange et l'accord des personnes.

Tel est le désir du bonheur que la tradition chrétienne a place au départ et au cceur de la morale, notamment dans l'expression théologiquc qu'en a donnée saint Thomas en s'ínspirant du Sermon sur la montagne et de

194 NOVA ET VETERA AMOUR ET DEVOIR 195

11,11,^-,

saint ,Augustin. raié du bonheur dans la Somete n'est pas une cons- truction ti1 or1C1ue; il repose sur une expérience chréticnne fondamenta-le : la révélation personnelle de la sagesse er de la rnisé.ricordc de Dieu dans le Chrlst, qui nous offre la participation sa béatitude par la foi et son amour par la graee. La charité sera précisément définie comme une amitié fonde sur la communion a. la beatitude de Dicu.

Derriere le lat:ga ,c ahat rait du théologien se cache done une expérience riche et simple de l'ainour cíe Dicu dans la foi que tout chrétie.n pcut fairc avec. la Trace, quelle que son sa culture. L.e désir humain du bonheur s'y revele, en sa racine, comme le desir meme de Dicu, une aspiration d'arnour que Dicu a placéc dans l'homme en le créant á son image, a la maniere d'une pierre d'anentt pour sa manifestation et ses prornesses. C'es: le plus petit, le plus acera des désirs, comme le grain de senevé p,u-rni les sen.ences, rnais qur arul 11 CSt fécondé par la Parolc de piel.:

aceueillie dans oca eccur sincere e,: se met á grandir, il peut devenir le plus des d sirs, capabic de ics reunir taus et de les purifier par

paree \nem de E.)icu ct nc nous laisse pas en repos jusqu"a

ce ow... !anos anos reposions Lui, entorne i la source du Bonheur.

C désir, cGmme l'amour qui Paccompagne, ne compromet en ries, autonotnie de la liberté et de la personne humaine. j'elle est peor-etre

lexperiz..nce la plua surprenante pour nous et la plus décisive au-dcla des mieu-:( nous répondon l'appel de Dicu qui agit en nous par la

fal ilasqu'a opérer l'oubli de nous-m¿:rne et le renoncr:ment purificatcur, et plus nous nous :a.r.-)ercevons que nous deverions libres interieurement pour accomplir. malgté nos faiblcases, les etuvres de l'srnour cnvers IJieu ct envera nos freres. Tel est le paradoxe: plus nou:; nous livrons a la gracc de )leo et plus nous devenons nous-rnerne, de sorte que nos ceuvres per-

se,nnelles pretinent Icor origine en Lui et, tout en étant pleinement nOtrea, cloivent et:-e rapportees a as plcnre paree qu'elles procédent en

principal de son Esprit. Ainsi se maní este á nos yeux une autonomic toute difiéreme de cclie qui nous poussait a la revendication: non plus une autonomic séparatrice, mais une autonomic communicativc, une certaine pa rleipation, pe rsonnelle et active, á l'autonornie mame de Dicu, dans l'huta:lite et la joie S .

Evidel,,Iyier;1, rens chees nc peuvent guere etre démontrfes á qui mais un pC',111 los montrer tout de 11714::111C en en

t(..:no:;:yler pner le rervice de ceus qui ont encore l'audace de s'engager dans le secit, oil 1.:).eu nous appelle par l'attrait do

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••;- bonheuf que dirigent l'intcllcgence de la foi et le tact de l'unbur..1,:t reside la reponse á la question do bonheur et, par suite, au problerne de l'eu-dérnonisme, au centre d'une vision de la morale tout ale tois humaine er chrétiennc. A chacun de la découvrir.

S. PI N CV. A ER:';, .P.

A :\ 1( R 1 )1.. VCCW,

notre r( Autonomic. ct hérétorinmie

L }:c:i;.i d'Aun; in s+, daltl. A u tow,inie. eibiTue• ia iiber fe;