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PR ÉFACE VU caractère fondamental de l'œuvre qui apparaît dans le premier tome, livré aujourd'hui à l'édition, d'un traité qui doit en compter trois. De vastes synthèses, fruit d'une pensée logique, s'imposent d'em blée. L'idée du pouvoir d'abord, confrontée à celle de l'individu. C'estàdire gouvernants et gouvernés. Le statut des gouvernants, les droits et les garanties des gouvernés. Ce sont là les idées qui guideront l'auteur tout le long de son travail. Dans ce vaste cadre, le fonctionnement des institutions trouve sa place et l'homme, pour qui en fin de compte le droit est fait, la sienne. Le constituant, l'Etat. La loi. Les institutions et l'exercice du pouvoir. Le pouvoir central et les autres formes du pouvoir. La hiérarchie ou le concours de ces « pouvoirs ». En face de tout cela, l'individu et ses droits garantis. Evolution des peuples civilisés : l'intervention du droit international. Au sein de ces notions, qui successivement surgissent des réalités, se situent, par l'effet de la loi, les institutions et s'établit entre elles une harmonie. '• * ' * * Le chemin parcouru est considérable depuis la promulgation de la Constitution, telle qu'elle figurait dans le décret du 7 février 1831, éclairée par les Discussions du Congrès National de Belgique du chevalier Emile Huytens (1) et TExposé des Motifs d'Isidore Van Overloop (2). C'était un système de monarchie constitutionnelle associée à un régime représentatif parlementaire classique qui devait beaucoup dans son fonctionnement au système britannique. Les droits fondamentaux et les libertés publiques en formaient le Titre II intitulé Des Belges et de leurs droits. Sobrement rédigée, la Constitution belge laissait à l'interprétation une large part. Répondant aux vues du début du XIXème siècle, sa sagesse avait fait merveille. On sait qu'elle avait été adoptée par de nombreux Etats d'Europe. Peuton rappeler l'opinion naïve qu'Isidore Van Overloop, dans le style de l'époque, après deux régimes centralisateurs et largement autoritaires, l'un français, l'autre des PaysBas, ignorant des (1) Bruxelles, 1830-1831, 5 volumes. (2) Exposé des motifs de la Constitution belge par un docteur en droite volume de 694 pages de texte serré, devenu rare, imprimé en 1864 chez l'imprimeur Goemaere à Bruxelles.

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caractère fondamental de l'œuvre qui apparaît dans le premier tome, livré aujourd'hui à l'édition, d'un traité qui doit en compter trois.

De vastes synthèses, fruit d'une pensée logique, s'imposent d'em­blée. L'idée du pouvoir d'abord, confrontée à celle de l'individu. C'est­à­dire gouvernants et gouvernés. Le statut des gouvernants, les droits et les garanties des gouvernés. Ce sont là les idées qui guideront l'auteur tout le long de son travail. Dans ce vaste cadre, le fonctionnement des institutions trouve sa place et l'homme, pour qui en fin de compte le droit est fait, la sienne.

Le constituant, l'Etat. La loi. Les institutions et l'exercice du pouvoir. Le pouvoir central et les autres formes du pouvoir. La hiérarchie ou le concours de ces « pouvoirs ». En face de tout cela, l'individu et ses droits garantis. Evolution des peuples civilisés : l'intervention du droit international.

Au sein de ces notions, qui successivement surgissent des réalités, se situent, par l'effet de la loi, les institutions et s'établit entre elles une harmonie.

'• * • ' * *

Le chemin parcouru est considérable depuis la promulgation de la Constitution, telle qu'elle figurait dans le décret du 7 février 1831, éclairée par les Discussions du Congrès National de Belgique du chevalier Emile Huytens (1) et TExposé des Motifs d'Isidore Van Overloop (2). C'était un système de monarchie constitutionnelle associée à un régime représentatif parlementaire classique qui devait beaucoup dans son fonctionnement au système britannique. Les droits fondamentaux et les libertés publiques en formaient le Titre II intitulé Des Belges et de leurs droits.

Sobrement rédigée, la Constitution belge laissait à l'interprétation une large part. Répondant aux vues du début du XIXème siècle, sa sagesse avait fait merveille. On sait qu'elle avait été adoptée par de nombreux Etats d'Europe.

Peut­on rappeler l'opinion naïve qu'Isidore Van Overloop, dans le style de l'époque, après deux régimes centralisateurs et largement autoritaires, l'un français, l'autre des Pays­Bas, ignorant des

(1) Bruxelles, 1830-1831, 5 volumes. (2) Exposé des motifs de la Constitution belge par un docteur en droite volume de

694 pages de texte serré, devenu rare, imprimé en 1864 chez l'imprimeur Goemaere à Bruxelles.

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classes laborieuses, exprime dans la Préface à l'Exposé des motifs : « En livrant à la publicité cet ouvrage, l'intention principale de l'auteur a été de raviver le principe fondamental 'Liberté en tout et pour tous' que le Congrès national a toujours eu en vue en élaborant la Constitution, et qui distingue essentiellement notre pacte fondamental des chartes des autres peuples d'Europe. »

Thimus, Giron, Thonissen, de Brouckère et Tielemans, Orban, Errera, tous auteurs consciencieux et pénétrés des bienfaits d'un régime libéral que rien ne leur paraissait altérer malgré les grèves et les troubles de 1884-1885 et la répression de 1886, ont commenté, en suivant ses articles, la Constitution et ses prolongements légis­latifs qui constituent ce que l'on appelle le droit public (1).

Les termes « droit public » et « droit constitutionnel » répondent, en effet, dans l'enseignement universitaire belge à une même matière. Elle trouve en Belgique sa justification dans les lois coordonnées sur la collation des grades académiques. Celles-ci ne reconnaissent toujours pas la distinction entre le droit constitutionnel, les libertés publiques et le droit public.

Le professeur Velu a dépassé ce plan formaliste. Il rappelle que les termes « droit public » contiennent à la fois le droit constitutionnel et l'ensemble de la législation qui, dans le respect des libertés publi­ques, règlent les rapports des gouvernés et des gouvernants.

Aujourd'hui, ce n'est certes plus en se bornant à suivre le plan des auteurs du XIXème siècle que l'on trouvera les règles du droit public de l'Etat moderne dont le professeur Velu entend nous donner l'imxige vivante dans une vue complète.

Il groupe sous cet intitulé, mais étudie séparément, d'une part, les règles qui déterminent l'organisation et les attributions du pou­voir des gouvernants qui font l'objet des deux premiers volumes et, d'autre part, celles qui constituent le droit des gouvernés, leurs garanties en droit interne et, au-delà de celui-ci, en droit inter­national, qui font l'objet du troisième volume à paraître.

Aujourd'hui où les voies simplifiées, trop souvent univoques de l'Etat unifié ont cédé aux formes multiples et complexes de l'autorité, le recours à une voix autorisée se faisait sentir.

(1) On trouvera la référence aux auteurs auxquels le texte se réfère aux pages 3 à 9 des Eléments de lithographie générale de l'ouvrage et une relation des événements de 1884-1886 in Prof. Dr. Théo LuYKX en Mare PI^TEL, PolUieke Oeschiedenia van België van 1789 tôt 1944, Kluwer, Antwerpen, 1985. On consultera aussi : Xavier MABILLE, Histoire de la politique de la Belgique, C.R.I.S.P., Bruxelles, 1986.

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Le jugement que Von portera sur le fonctionnement des institutions et la vie publique dans ce pays passera désormais nécessairement par la patiente et clairvoyante analyse du professeur Velu et de ses deux collaborateurs.

L'auteur, loin de s'être borné à l'exposé doctrinal des institutions, les a étudiées dans la réalité concrète de leur fonctionnement. Au-delà des principes, rigoureusement analysés, il a tenu compte des données de la science politique dans le domaine électoral et, plus généralement, dans le fonctionnement du système parlementaire.

Il ne s'est pas contenté de l'analyse et de l'étude du droit positif. Pleinement conscient du caractère propre du droit constitutionnel qui, fréquemment, se borne à l'énoncé d'un principe, et, plus géné­ralement, du droit public, qui laissent tous deux une large place au fonctionnement des institutions dont il est sage de ménager la souplesse, il se réfère à la coutume là où elle a acquis pleine autorité. Il a la sagesse d'évoquer la réalité des pouvoirs de fait.

* *

L'auteur a réservé une place importante au contrôle de la consti-tutionnalité des lois et des décrets {^^143 à 174, p. 204 à 254), problème plus actuel aujourd'hui que jamais aux yeux spécialement de ceux que leurs fonctions ou leurs recherches associent au fonc­tionnement des institutions. Quel que soit le caractère extrêmement complet de l'exposé des arguments à l'appui du contrôle constitu­tionnel, il ne prend pas formellement attitude à ce sujet, se bornant à rappeler les éléments qu'apporte le droit comparé et à analyser l'abondante littérature et la jurisprudence consacrées au problème en droit national. On peut comprendre qu'il ait estimé que ce ne soit pas son rôle actuellement de faire un choix entre le système qui reconnaîtrait ce pouvoir au juge, aux juges d'une haute juri­diction, ou qui l'attribuerait à une juridicticni nouvelle.

Nous ne sommes pas tenus à la même réserve, quoique la qualité en laquelle nous intervenons ici ne permette pas de développer comme il pourrait l'être un sujet d'une telle ampleur.

Il n'y aurait guère de difficultés à faire un choix dans les trois hautes juridictions qui se partagent aujourd'hui le contrôle du droit au plus haut niveau en vue de constituer une cour constitutionnelle.

Si la Belgique entend sauvegarder l'Etat de droit dont elle se réclame, aujourd'hui oû cinq pouvoirs législatifs et cinq exécutifs

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se répartissent le pouvoir morcelé dans une complexité grandissante et sous des inspirations distinctes et différentes, et continuer néan­moins à bénéficier de la garantie des droits fondamentaux dans le respect d'un régime démocratique souple mais correct, elle paraît de plus en plus acculée à s'assurer un contrôle juridictionnel de constitutionnalité.

Le contrôle juridictionnel de la Constitution a parfois été pré­senté comme contraire aux principes du régime parlementaire. On peut se demander comment cela a pu être soutenu, alors que la caractéristique de tout régime parlementaire consiste en la respon­sabilité politique des ministres devant le parlement. On voit mal comment le contrôle juridictionnel de la Constitution affecterait ces principes. L'auteur fait clairement justice de cette prétention (1).

Le droit constitutionnel a subi de profondes transformations. D'une part, les actes normatifs se sont multipliés et diversifiés. D'autre part, les relations droit constitutionnel — droit international se sont modifiées.

La pultiplicité et la diversité des actes normatifs de droit interne et de droit international ont transformé aujourd'hui profondément la perspective élémentaire et périmée d'un schéma où n'apparais­saient, en dehors de quelques traités internationaux, que, d'une part, la loi, dans son sens strict, et, d'autre part, les arrêtés réglementaires traditionnels.

L'internationalisation des droits de l'homme a transformé le pro­blème. On comprendrait difficilement que la jurisprudence puisse, comme jusqu'ici, se borner à une affirmation aussi pauvrement motivée.

Est-il nécessaire de rappeler que la Cour de cassation, par son arrêt de principe du 27 mai 1971 (2), a reconnu la primauié du droit international sur la loi nationale et qu'elle a été unanimement suivie ? Les droits fondamentaux qui font l'objet de la « Convention européenne des droits de l'homme » se superposent dans une large mesure aux « droits des Belges » consacrés par le Titre II de la Constitution. Comme l'écrit le professeur De Visscher, « l'ordre juridique international superpose sa réglementation à celle de l'ordre juridique constitutionnel » (3).

(1) § 167, p. 235 et 236, note 5. (2) Cass., 27 mai 1971, « Le Ski », Pas., 1971, I, 886, et les conclusions du ministère

public. (3) DE VISSCHEK, P., « Réflexions sur In contrôle de la constitutionnalité des lois

en Belgique », Ann. Dr., 1969, p. 349 et s.

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Serait-il admissible que Vacte du législateur qui viole la règle de droit international subsistât en droit national? L'individu qui se plaint de pareille illégalité devrait recourir au détour de la procé­dure internationale, alors que la Constitution lui assure le même droit, mais que le juge national ne pourrait lui en assurer la garantie, faute d'un contrôle judiciaire (1).

Que l'on y prenne garde. L'effet de l'opportunisme, si souvent prôné, n'est jamais que passager. Le systèm,e où complaisamment il s'introduirait jusque dans le fonctionnement des institutions ne saurait être une victoire pour le bien commun.

L'auteur fait allusion avec discrétion à une surprenante initiative parlementaire, au lendemain d'un arrêt de la Cour de cassation du 3 mai 1974, dans lequel elle amorce avec prudence une évolution de sa jurisprudence (2) ; le 26 juin 1975, le Sénat avait adopté /hâtivement et dans des conditions particulières (voy. Delpérée, F., J.T., 1975, p. 489 à 496) une proposition de loi dont l'article unique interdisait aux cours et tribunaux de juger de la constitu-tionnalité des lois et décrets (3). Le projet fut transmis à la Chambre, où il est demeuré en attente pendant huit ans. Au-delà de ce terme, il est devenu caduc en vertu de l'article 1^^ de la loi du 3 murs 1977 relative aux effets de la dissolution des Chambres législatives à l'égard des projets et propositions de loi antérieurement déposés.

L'arrêt du 3 mai 1974 a fait l'objet d'une importante étude du professeur André Vanwelkenhuyzen publiée dans le Journal des Tribunaux (4). ,

* * *

Manifestement soucieux du lent et progressif effacement du Par­lement dans son double rôle d'élaboration de la loi et de contrôle de l'action gouvernementale, le professeur Velu a réservé à une étude complète de l'institution parlementaire une partie considérable du premier tome de l'ouvrage. Les pages 349 à 847 y sont consacrées.

(1) Voy. notamment DE VISSCHER, P. et DELPéBéE, F., « Pour une juridiction constitutionnelle en Belgique », in Actualité du contrôle juridictionnel des lois, Bruxelles, 1973, p. 241 et s.

(2) Cass., 3 mai 1974 et les conclusions du ministère public, J.T., p. 564 et s. (3) Doc. pari.. Sénat, sess. 1974-1975, n» 502/1. (4) « ^attribution des pouvoirs spéciaux et le contrôle judiciaire de la conatitutionnalité

des lois ». A propos de l'arrêt de la Cour de cassation du 3 mai 1974, J.T., 26 octobre 1974, p. 577-584, et 2 novembre de la même année, p. 598 à 608. On lira aussi aveo intérêt : Cass., 23 juin 1974 et les conclusions du ministère public, et 6 septembre 1974, respectivement Pas., 1974, I, 969, et 1975, I, 15.

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Peut-être peut-on regretter qu'ici, comme pour le contrôle juri­dictionnel de la Constitution, l'auteur se soit contenté d'analyser et de justifier l'institution et son fonctionnement, en ayant le scrupule d'éviter d'apporter les remèdes aux situations incertaines ou même défaillantes, notamment dans la dégradation des rapports entre les assemblées et l'exécutif et la substitution progressive des pouvoirs spéciaux à la législation, encouragée par le mauvais fonctionnement de l'institution parlementaire et sans savoir où l'on va ? Est-ce au système constitutionnel des « ordonnances » comme en France?

On sait que l'auteur, qui occupe une place importante dans la haute magistrature, témoigne de l'honorable scrupule de ne pas mêler les compétences, en suggérant des solutions là où le bât blesse. Ce scrupule est sans doute excessif : de tout temps, ies gouvernements ont attaché le plus grand prix aux propositions étudiées par le Judiciaire, à la lumière de ses inappréciables expé­riences et des conséquences qu'il en a déduites, pour porter remède aux déviations institutionnelles et pour suggérer les initiatives qui amélioreraient le fonctionnement étatique. Exprimées objectivement et de manière volo7itairement mesurée, à la lumière des effets se produisant au-delà du seul secteur défaillant, elles s'articulent les unes aux autres et ont, pour ceux qui ont la responsabilité d'orienter les réformes, gouvernement et parlementaires, le caractère d'une précieuse information.

Faut-il dire qu'un nouveau consensus doit être trouvé, à la faveur de certains correctifs indispensables, aux problèmes communautaires et régionaux? « Leur texte offre aux gouvernants d'aujourd'hui et aux constituants de demain la base d'une vie en commun que les légistes auront à compléter et préciser pour les traduire et de nou­velles règles de notre droit fondamental » {!). Les opinions hâtives, superficielles et parfois à l'emporte-pièce, n'apportant qu'un accord équivoque, elles ne sauraient suffire à écarter pareille tâche qui est celle de l'Exécutif au premier chef et avec raison celle du Parlement, sur la base d'institutions et d'un principe de compétence irréversi­bles. Là se trouve la voie, tant recherchée, d'un système désormais global d'autorité : « un pouvoir apte à gouverner, c'est-à-dire à

(1) HABMEL, P., « RéSexionB sur le pouvoir », Bulletin de l'Académie royale de Bel­gique, 18 mai 1978, p. 245.

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prendre et à exécuter les décisions qui engageront et obligeront chacun dans tou^ les cas et au moment où elles s'imposeront » (1).

Il faut enfin se décider à voir clairement qu'on est passé d'un pouvoir homogène et centralisé à l'extrême diffusion du pouvoir et même à la juxtaposition de pouvoirs (2). On doit être convaincu aussi que, corrigés là où existent ou subsistent des textes confus et leurs lacunes ou leurs erreurs depuis longtemps décelées à la pra­tique, le système fondamental voulu et ajourd'hui irréversible — répétons-le clairement — favorise l'intégration dans une société devenue de plus en plus technicienne. .. • , -

Faut-il, d'autre part, en raison des insuffisances, voire des défail­lances du système parlementaire actuel, auxquelles le professeur Velu se réfère, définitivement laisser tomber les bras ou, les yeux sur l'avenir, qui aspire à l'efficacité, redéfinir les pouvoirs respectifs du Législatif et de l'Exécutif en instituant une nouvelle répartition de la compétence normative au sein du pouvoir central?

Le problème n'est pas neuf. Les avantages ont été fréquemment vantés et tout a été dit et écrit sur l'intérêt des pouvoirs spéciaux. Il n'en demeure pas moins que le système consacre indirectement, par le recours à l'article 78 de la Constitution, l'abandon par le Parlement de sa principale raison d'être. La matière est abondam­ment traitée dans la partie consacrée dans l'ouvrage au Parlement. Mais la question reste posée de savoir si les pouvoirs spéciaux, ou le système des ordonnances, doit être inscrit dans la Constitution. Ne faut-il pas, d'autre part, dans tous les cas, que les actes de l'Exécutif que sont les arrêtés de pouvoirs spéciaux soient l'objet d'une loi de confirmation par le législateur et, dans l'intérêt de la sécurité juridique, le soient avant qu'il ait été fait usage de ces pouvoirs et non de manière rétroactive? Le crédit du Parlement y gagnerait.

* * *

Ce crédit ne pâtit-il pas, d'autre part, lourdement des procédures de crédits provisoires de plus en plus fréquentes en matière budgé­taire, qui vont jusqu'à couvrir parfois la totalité de l'année en cours, avec le résultat dérisoire que les crédits ont été dépensés, sous cette forme, avant qu'ils soient autorisés ? N'est-ce pas le rôle

(1) HARMEL, P., ibid. (2) Cons. HABMBL, P., ibid., p. 242.

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fondamental du Parlement et le siège même du contrôle de faction gouvernementale que de voir le Parlement autoriser les dépenses du gouvernement ? Aujourd'hui on a assisté surpris à plusieurs repri­ses, l'opportunisme régnant, à l'adoption du budget des voies et moyens et du budget général des dépenses de l'Etat, le gouvernement faisant bon marché du contrôle du Parlement.

L'étrange laisser-aller qui règne dans le vote des budgets fait songer à une matière qui en est proche : le statut et le rôle de la Cour des comptes. Le professeur Velu y consacre de longs dévelop­pements dans le deuxième tome de l'ouvrage. Encore une situation parfaite à la lecture du texte, mais qui, dans la réalité, ne répond que médiocrement à son objet. Sa mission est décrite minutieusement à l'article 116 de la Constitution. Elle comporte notamment « l'examen et la liquidation des comptes de l'administration générale et de tous les comptables envers le trésor public » et l'obligation de veiller « à ce qu'aucun article des dépenses du budget ne soit dépassé et qu'aucun transfert n'ait lieu ». L'article contient aussi une dis­position pénale en vertu de laquelle « le compte général de l'Etat est soumis aux Chambres avec les observations de la Cour de comptes ». 8an:S doute, les observations de la Cour, consignées dans son Cahier annuel soumis aux Chambres, sont-elles nombreuses et aucune irrégularité n'échappe-t-elle à sa vigilance. Mais est-ce là la réalité? Ne constate-t-on pas trop fréquemment qu'aucune con­séquence efficace ne s'ensuit, alors que le contrôle de la gestion des gouvernements est un élément essentiel du régime démocratique. La loi organique de la Cour des comptes date du 29 octobre 1846. Une réforme tendant au contrôle efficace de la Cour s'impose d'urgence. Suffit-il de l'affirmer?

* * *

Sans doute, la monarchie belge est-elle d'autant plus fermement établie — le professeur Velu y insiste — qu'elle est moins exposée, grâce aux mécanismes politiques dont le jeu a voulu qu'au sein de l'Exécutif le transfert de l'action et de la décision se soit progres­sivement réalisé du Roi vers les ministres. Les monarchies hérédi­taires dont le régime consacrait le pouvoir personnel au sein de l'Etat et dans leurs relations extérieures, S O M S le régime hollandais, ont perdu ces caractères (1).

(1) La Belgique formait un seul et même Etat avec les Pays-Bas de 1815 à 1830.

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L'exercice de la monarchie constitutionnelle belge offre l'heureux exemple de voir au sommet du système institutionnel une autorité qui, au-delà de la seule représentation éminente de VElat, apporte au sein des collectivités nationales un élément de stabilité et d'unité que l'apport de l'expérience acquise au service de la Nation, à tra­vers la diversité des représentations politiques et sociales et l'évolu­tion des majorités, rend précieux. On ne saurait sous-estimer le poids de cette situation : le fait que la monarchie, qui porte très fermement le sceau du système constitutionnel, donne le rare exemple de n'être pas contestée et conserve une essentielle et salutaire influence dans le « colloque constitutionnel » du Roi avec le Premier Ministre et les membres du gouvernement, est à la base même du système de la responsabilité ministérielle, comme le souligne en termes heureux Jacques Velu. Le Roi des Belges est un roi consti­tutionnel, c'est-à-dire un roi dont les pouvoirs sont déterminés par la Constitution, c'est-à-dire des pouvoirs d'attribution.

Une règle célèbre veut que la substance des pouvoirs du Roi dans une monarchie constitutionnelle et parlementaire, dont la Belgique donne l'exemple, sont « le droit d'être consulté, le droit de stimuler, le droit d'avertir » (1). Ce pouvoir offre un vaste champ, sans cesse renouvelé, à l'exercice de cette haute « magistrature d'influence », qualification exacte en droit belge, comme l'expose l'auteur, donnée aux fonctions royales dans l'exercice d'un pouvoir partagé.

Les articles 63 et 64 de la Constitution se réfèrent au principe de la responsabilité ministérielle : aucun acte du Roi n'a d'effet s'il n'est couvert par un ministre, qui en prend la responsabilité et, par là, en permet la mise en œuvre. La responsabilité que l'on a en vue ici est la responsabilité vis-à-vis des deux Chambres. La référence au Roi signifie : le Roi, dans l'accomplissement d'une action ou d'un acte, avec le concours d'un ministre, qui en assume la responsabilité. Les « pouvoirs constitutionnels du Roi » sont donc des pouvoirs complexes et partagés, dans l'exercice desquels il est nécessairement associé à un ou plusieurs ministres (2).

(1) Walter BAOEHOT, The English Constitution, l" édit. 1867. Aujourd'hui Oxford University Press, Hiunphrey Milford, 07. Walter Bagehot, qui reste l'interprète incom­parable d'une constitution non écrite où les Belges pouvaient et peuvent encore, dans une large mesure, reconnaître dans une formule célèbre, l'essence même du pouvoir * central au sein de leur charte fondamentale, malgré les bovdeversements dont elle a été l'objet par les révisions de 1970 et 1980.

(2) VANWELKENHUYZEN, A., Le Chef de l'Etai, R.P.D.B. , compl. t. V, pp. 214 et s.; MoLiTOR, A., La fonction royale en Belgique, C.R.I.S.P., 1979; GANSHOF VAN DEB MBEBSCH, W. J. , Le Conseil des Ministres au sein du 'pouvoir exécutif en droit constitua tionnel belge, Kluwer & Bruylant, Anvers-Bruxelles, 1985, pp. 120 et s.

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X V I PRÉFACE

L'auteur constate, en achevant l'importante partie de l'ouvrage consacrée au Parlement, sa composition, son organisation et son rôle que le constituant a voulu central et primordial dans l'Etat, que, progressivement, le siège de la décision politique a passé du Parlement à l'Exécutif.

La technicité accrue des matières, les contraintes de l'organisa­tion, les exigences de l'information, les avantages d'une organisation développée et moderne et celui du contact avec la presse et les réalités du jour qui donnent à l'Exécutif l'efficacité, ont joué et continuent à jouer, dans ce déplacement, au détriment des assemblées un rôle déterminant en faveur des attributions du gouvernement, malgré les efforts des présidents des assemblées et ceux de quelques-uns de leurs membres. Le phénomène le plus grave est que le crédit du Parlement est progressivement atteint dans l'opinion publique, déjà trop disposée, dans ce pays, à la critique des institutions.

Ce glissement s'est opéré principalement en faveur de la fonction du Premier Ministre. Et pourtant, aucun de ces pouvoirs n'est formellement inscrit dans la Constitution comme appartenant au Premier Ministre. Ils se sont affirmés par l'exercice même de la fonction, en s'inspirant des principes du « gouvernement de cabinet ». Ils trouvent leur expression dans la coutume constitutionnelle, aiguillonnée par l'accroissement des charges publiques et la néces­sité de leur cohésion, qui n'ont cessé de jouer l'office de stimulant au pouvoir.

Le Premier Ministre, qui est le coordinateur de l'action gouver­nementale, en est le défenseur devant le Parlement. Il apparaît comme le « maître du cabinet » et tend inévitablement à se comporter aujourd'hui comme un arbitre, « superministre », même sur le terrain qui relève de la responsabilité de ses collègues, pour peu que la question en cause puisse avoir des répercussions sur la politique générale interne ou extérieure du gouvernement.

Hormis quelques dispositions statutaires, aucune règle de prin­cipe ne consacre cette transformation, pourtant marquante. Ce fut le fait d'une évolution qui allait désormais être confirmée de manière constante par la coutume.

* * *

Le professeur Velu rappelle aussi deux problèmes souvent étu­diés, qui justifieraient une révision constitutionnelle : la spéciali­sation du Sénat, qui éviterait la redite de longs travaux parlemen-

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taires et hâterait la procédure législative, et les graves problèmes de la responsabilité ministérielle dont les articles 90 et 134 de la Constitution font toujours attendre la solution. On souhaite que la voix, qui à nouveau s'élève ici, soit entendue concernant ce sujet. Pour ce qui est du Sénat, il paraît que la solution radicale qui consisterait à instituer le système de la Chambre unique n'ait que peu de chances d'être retenue, surtout depuis que la Belgique est orientée vers une forme d'Etat à structure fédérale. Sans doute peut-on songer à maintenir l'une des Chambres, en la formant de repré­sentants des composantes de l'Etat, mais on voit immédiatement les inconvénients d'une Chambre nécessairement dominée par une majorité linguistique permanente.

Les spécialisations dans le rôle des assemblées pourraient en revanche être assez aisément organisées et porteraient en tous cas remède au système des redites, des lourdeurs de procédure, notam­ment celles des navettes.

Robert Henrion, vice président du Sénat, a pris l'initiative d'une proposition dans une communication à l'Académie Royale de Bel­gique : ... «la mise en cause de la responsabilité politique du gouvernement et la censure éventuelle ne pourraient intervenir que devant la Chambre des Représentants (il en va ainsi en France); de même le contrôle budgétaire serait réservé à cette assemblée, tandis que le Sénat, traditionnellement plus soucieux de rigueur et de perfection technique, s'attacherait principalement à l'élaboration des textes Sans doute la proposition a-t-elle été envisagée à plusieurs reprises.

L'idée semble, dans l'Etat composé qu'est la Belgique d'aujour­d'hui, faire du progrès.

*

La période 1970-1980 a transformé les structures de la Belgique avec le dessein de rapprocher les communautés belges, dans le cadre demeuré strictement national.

L'auteur expose dans le deuxième tome de l'ouvrage de manière complète, avec précision et méthode, le système institutionnel, encore

(1) Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques^ t. LXXI, 1985, 5, p. 99 et s. Voy. aussi Ch. GOOSSENS, « Le bicamérisme en Belgique et son évolution», in Liber amicorum F. Dumon, 1983, p. 793 et s.

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en cours dans certains de ses aspects, sous leurs formes actuelles si souvent imparfaites. -'.

Sans atteindre, dans sa transformation constitutionnelle et insti­tutionnelle récente, les formes d'un Etat fédéral, l'Etat belge, dont la structure comporte aujourd'hui à la fois des institutions « régio­nales » et des institutions « communautaires », s'est engagé dans un morcellement à base constitutionnelle qui ne permet plus de le qua­lifier unitaire, bien que les institutions du pouvoir central subsistent. Notre rôle ne consiste qu'à en donner ici un schéma sommaire.

Deux révisions constitutionnelles, l'une de décembre 1970, la seconde de juillet 1980, ont eu pour objet et pour effet de réaliser une redistribution, qui apparaît aujourd'hui encore inachevée, de matières et de pouvoirs, détachés désormais du domaine des com­pétences étatiques, au profit de collectivités à fondement constitu­tionnel, les régions et les communautés. Oelles-ci sont dotées d'institutions respectivement « gouvernementales » et légiférantes, le conseil et /'exécutif, largement autonomes, détachées du pouvoir central.

La Belgique comprend désormais trois régions : la Région wal­lonne, la Région flamande et la Région bruxelloise. L'objectif des groupements collectifs régionaux est principalement de nature éco­nomique et sociale. Mais l'auteur se rend compte — il s'y référera dans le tome II — qu'il subsiste aujourd'hui nombre d'incertitudes, dans le cadre de la loi spéciale du 8 août 1980, au sujet de la défi­nition des instruments de « politique économique » et des compé­tences respectives de l'Etat et des Régions, notamment en matière d'initiative industrielle publique et de la question devenue d'impor­tance considérable, celle des crédits aux entreprises (1).

Une vaste lacune subsiste dans le système institutionnel nou­veau. Bien qu'érigée en cette qualité par le constituant, la Région bruxelloise n'est toujours pas dotée d'un régime d'institutions élues propres. Elle demeure toujours au sein de l'appareil étatique. Un « Comité ministériel de la Région bruxelloise » est organisé à ce stade provisoire. Il se compose d'un ministre, membre du Conseil des ministres de l'Etat, et de deux secrétaires d'Etat dont l'un doit être d'un groupe linguistique différent de celui du ministre.

Peut-on exprimer ici le vœu ardent que cette grave lacune insti­tutionnelle soit comblée sans nouveau retard?

(1) UEHOUSSE, Fr., Les conflits budgétaires dans la réforme de l'Etat, Edit. C.R.I.S.P., septembre 1985, p. 11 et s. ̂ t;

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La Belgique comprend aussi trois « communautés » : la Com­munauté française, la Communauté flamande et la Communauté germanophone.

La Communauté germanophone ne sera instituée que tardivement. Elle ne fut alignée sur la composition, l'organisation et la compé­tence des deux autres communautés qu'en 1983.

Il n'existe pas de Région germanophone. L'objectif principal des Communautés est d'ordre culturel, auquel

s'ajoutent les matières « personnalisables ». Les organes des Com­munautés sont le conseil et Z'exécutif.

Les conseils, qui sont les assemblées législatives, respectivement des Régions et des Communautés, sont composés de membres de la Chambre et du Sénat, élus directement, du groupe linguistique correspondant à la Communauté ou à la Région concernée, au système de la représentation proportionnelle.

Les membres des exécutifs, qui sont le gouvernement respective­ment des Régions et des Communautés, sont élus par le Conseil correspondant, en son sein, sur la base du système de la représenta­tion proportionnelle, les mandats de membre d'un exécutif étant répartis à la proportionnelle entre les groupes politiques composant le conseil.

La loi a emprunté à l'égard des exécutifs communautaires et régionaux le principe fondamental des monarchies constitution­nelles que consacre la Constitution belge : « L'Exécutif n'a d'autres pouvoirs que ceux que lui attribuent formellement la Constitution et les lois et décrets portés en vertu de celle-ci. » Elle a établi aussi le principe de la responsabilité politique de l'Exécutif, sanctionnée par la démission de celui-ci. Les exécutifs collectivement, ainsi que chacun de leurs membres, sont responsables politiquement devant leurs conseils respectifs.

Tant les matières qui relèvent de la compétence des Régions que celles qui relèvent de la compétence des Communautés sont réglées par décrets. Le décret a force de loi. Il peut abroger, compléter, modifier ou remplacer les dispositions légales en vigueur. Il y a donc des décrets qui sont l'œuvre des organes des Communautés, et d'autres qui sont l'œuvre des Régions. Ils ont les uns comme les autres la même nature et la même «force », c'est-à-dire, dans leur domaine exclusif, la même autorité les uns vis-à-vis des autres comme vis-à-vis de la loi.

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Uexercice des compétences exercées par décret au sein des Com­munautés et des Régions est qualifié par le législateur « pouvoir décrétai ».

La Constitution, après avoir proclamé le principe suivant lequel la loi organise la procédure tendant à prévenir les conflits entre la loi et les décrets ainsi gw'entre les décrets, décide la création d'une « Cour d'arbitrage » appelée à régler ces conflits. Cette cour a été instituée par la loi du 28 juin 1983. Elle statue par voie d'arrêts.

Le législateur a institué aussi un système de prévention et de règlement des conflits d'intérêts.

L'auteur ne s'est jusqu'ici pas engagé dans la voie de l'étude du règlement des conflits de compétence budgétaire qui relève, en principe, de la Cour d'arbitrage dont il sera question au tome II de l'ouvrage. Si les articles 1 et 15 de la loi organique du 28 juin 1983 attribuent à cette Cour le pouvoir d'invalider les lois et décrets, on observera que ce pouvoir n'est pas un pouvoir de contrôle normatif seulement. Il peut s'étendre aux lois formelles, d'autant plus que l'on a émis à dessein l'adjectif « normatives » dans ces articles (1). Voilà la Cour d'arbitrage en route pour le contrôle de toutes les lois budgétaires, des lois domaniales autorisant l'aliénation de certains biens de l'Etat et, pourquoi pas, des actes législatifs donnant assentiment aux traités internationaux : dans ce domaine particu­lièrement il peut y avoir contradiction entre pareils actes législatifs et décrets. Que deviennent le contrôle de la Cour des comptes et celui de la section d'administration du Conseil d'Etat? On peut se demander comment, dans certains cas, tant la Cour d'arbitrage que le Conseil d'Etat pourront apprécier la compatibilité des crédits avec la répartition des compétences entre l'Etat, les Communautés et les régions (2).

* *

Le troisième tome, actuellement en cours de composition, est consacré, on l'a dit, aux droits et libertés des gouvernés. Offrant une étonnante et passionnante synthèse, il contient la loi nationale et internationale des droits de l'homme.

(1) DEHOUSSE, Fr., Lea Conflits budgétaires dans la réforme de l'Etat, Edit. C.R.I.S.P., septembre 1986, p. 78-80.

(2) DEHOUSSE, Fr., ibid., p. 8.

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On y trouvera, évoquée systématiquement, une matière qui, issue d'un droit national, inspirée d'une Déclaration solennelle, traduite et adaptée en 1831 dans la Constitution de la Belgique, a franchi le seuil du droit international, formulée encore sous la forme de principes sans sanction, pour atteindre une règle exprimée sur le plan mondial et, au sein et au-delà de celle-là, le droit applicable que prononce le juge international.

C'est donc évoquer les étapes et le cheminement difficile de la sauvegarde des droits fondamentaux au sein de la société, qui a conduit à la juridiction internationale et à son principe de pré­éminence.

L'expérience de la vie révèle que l'institution des mécanismes de garantie des droits de l'homme est une tâche qui n'est jamais achevée, ni dans l'esprit, ni dans le fait que l'individu et le groupe exigent. Des intérêts de tous ordres contribuent à affaiblir les volon­tés de redressement de l'injustice et de la souffrance. L'accoutumance à l'horreur de la torture et au mépris de la vie, plus que jamais aux avant-plans, assourdit les appels des victimes de l'arbitraire.

La voie, on l'aperçoit, est aujourd'hui dans nos pays jalonnée d'indéniables progrès.

Le temps n'est pas loin où « l'idée que les règles de droit inter­national ne pouvaient pas, d'une manière générale, être invoquées par les particuliers devant les tribunaux » (1).

On ne plaide plus, depuis de longues années, que les droits de l'homme relèvent du « domaine réservé », décrit à la Charte des Nations-Unies (2).

Peut-on rappeler ce qu'écrivait le professeur Charles Chaumont, dans son cours général à l'Académie de La Haye, en 1970, qui, a/près avoir dit qu' « un peuple n'est qu'une masse inerte s'il n'est pas composé d'hommes au sens de l'article 29 » {de la Déclaration universelle), s'est référé au « lien en profondeur {qui existe) entre la nation, le peuple et la personne humaine », et ajoutait, à l'assaut des hésitations qui se manifestaient encore : « Si ce lien en pro­fondeur existe vraiment, la protection internationale des droits de l'homme, loin d'être en opposition avec la souveraineté des Etats,

(1) EEUTEB, P.. Mélanges Quggenheim, Genève, 1968, p. 679. (2) Cons. le Rapport de la Commission des droits de l'homme des Nationfi-TJnies :

Conseil économique et social, procès-verbaux, 3*̂ année, 6« session, supplément n^ 1, Doc. E 000, 17 décembre 1947.

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lui donne finalement sa signification la plus complète, car c'est pour l'homme qu'est fait le droit et c'est le progrès de l'homme qui est le moteur du droit international » (1).

Sans doute, la proclamation des droits de l'homme a-t-elle été, depuis la Déclaration de 1789, dans la tradition constitutionnelle française. Mais — Jean Eivero le fait observer (2) — paradoxale­ment la tradition s'interrompt avec les lois constitutionnelles de 1875, qui fondent la III^ République.

Entre 1875 et 1946, toute proclamation constitutionnelle de ces droits disparaît du droit positif et c'est seulement avec le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, confirmé par celui qui allait précéder la Constitidion de 1958, que se renoue le fil de la tradi­tion (3).

Demeurée incertaine dans les grandes options de la IV^ Répu­blique, la question de la «force constitutionnelle » du Préambule (4) n'a été définitivement tranchée qu'après la Constitution de 1958, qui se réfère à l'attachement du peuple français « aux droits de l'homme ... tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le Préambule de la Constitution de 1946(5).

Aujourd'hui, suprême aspiration, le droit international a envahi le terrain qui ne relevait que des seuls rapports juridiques de droit national. Les droits fondamentaux font partie du droit interna­tional.

Ils ont été introduits dans le droit positif et ont été consacrés progressivement en droit conventionnel avec une précision crois­sante. Ils ont revêtu les formes du droit international commun.

C'est à la Conférence de San Francisco, alors que la guerre était encore en cours sur tous les continents, que fut signée la Charte

(1) Charles CnAtrMOOT, professeur à la Faculté de Bruxelles et de Nancy, « Cours général », R.C.A.D.I., 1970, 1, p. 413.

(2) Les libertés publiques, I , 1973, Ch. II, L'évolution de droits de l'homme, § 4, L'expansion, p. 70.

(3) < C E . Syndicat général des Ingénieurs-Conseils t, 26 juin 1959, note DBAao, S., 1959, p. 202; note L'HunjtjEK, D., 1959, p. 541; COLLIAKD, Cl., « Libertés publiques », p . 1 0 2 - 1 0 3 ; « C E . S o c i é t é E k y », 12 f é v r i e r 1 9 6 0 , oonc l . KAHN, S., p . 1 3 1 - 1 3 5 .

(4) PELLOUX, R., « Le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 », Revue du droit public et de la science politique, 1947, p. 347 et s.; PKéLOT, M., Précis de droit constitutionnel, n° 249, p. 335-336. Voy. aussi MIONON, M., « La valeur juridique du Préambule de la Constitution selon la Doctrine et la Jurisprudence », Bec. Dalloz, 1951, Chr. X X X , p. 127 et s., et les notes 2, 3 et 4.

(5) Cons. FAVOBETJ, L., Les grandes décidons du Conseil constitutionnel, Sirey, p. 238-281.

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des Nations Unies (1). Dans le tumulte des tâches qui devaient être maîtrisées et ordonnées, perçant les horizons des désordres en cours, ce fut le premier appel international aux droits de l'homme. Un appel à la protection collective de l'intégrité de son patrimoine délabré, mais aussi et peut-être surtout, à ce qu'exige la dignité morale, inséparable de l'être humain.

Parmi les buts qu'énonce la Charte, celui de promouvoir le res­pect des droits de l'homme et des libertés fondamentales. Le principe du respect obligatoire pour tous les peuples et toutes les nations est universellement affirmé. Celui aussi de leur engagement de coopérer à la réalisation de cet objet (2).

Le sillon est creusé à l'écoute du monde. La « Déclaration uni­verselle des droits de l'homme » est adoptée par l'Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 (3), comme un appel venu du tréfonds d'une conscience commune, écho de la somme des sacrifices et des souffrances, exprimé au-delà du contingentement des Etats.

Elle contient un principe dynamique. Elle est et elle fait plus : elle qualifie systématiquement l'homme comme sujet de droit inter­national. C'est une étape d'une immense portée dans l'histoire du droit et de l'humanité.

Mais elle n'est qu'une « exhortation » aux Etats membres. Elle n'impose aux Etats aucune obligation juridiquement sanctionnée. L'instrument n'est pas une convention. Il a le caractère d'une déclaration de principe, dénuée d'effets juridiques directs (4).

A défaut de lien qui permette au ressortissant d'un pays d'agir sur le plan international pour le respect de ses droits fondamentaux contre l'Etat dont il relève, la Déclaration universelle laissait

(1) Signée en juin 1945, la Charte est entrée en vigueur le 24 octobre de la même année.

(2) Charte des Nations Unies, art, 69. (3) Résolution 217 {III) de l'Assemblée générale adoptée par 48 voix pour, aucune

voix contre et 8 abstentions (Bloc soviétique, Afrique du Sud, Arabie Saoudite). (4) On sait qu'une doctrine autorisée reconnaît à la Déclaration universelle, à

plusieurs reprises « confirmée » par l'Assemblée générale, le caractère de principe général de droit international commun. International Law and the Significance of the European Convention, I.C.L.Q., supplément, n" 11, 1968, p. 15 et les références citées par A. H. R o B E R T S O N , Human Rights in the World, Manchester University Press, 1982, p. 28. 73 et 74.

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Vindividu sans défense effective. Il n'y a de droit que là où il y a des juges pour le dire {l).

La situation appelait d'urgence des compléments.

* * *

Ils allaient apparaître dans la prise de conscience des gouverne­ments des Etats d'Europe occidentale, dont on connaît la prodi­gieuse histoire.

L'Assemblée du Conseil de l'Europe, consciente du temps qu'exi­gerait et des difficultés que présentait l'élaboration d'une solution universelle (2), entreprit en 1949 l'étude d'une convention euro­péenne, qui lierait les Etats membres du Conseil et qui comporterait un système de garantie répondant, pour tous ceux qui se trouvent sous la juridiction de ces Etats, progressivement à la mise en œuvre de la Déclaration universelle.

L'origine de la Cour remonte au grand tournant de la pensée européenne : le « Congrès de La Haye » en mai 1948, où fut expri­mée à la fois la volonté d'élaborer une « Charte des droits de l'homme » et, initiative d'une étonnante hardiesse, celle d'instituer « une cour de justice capable d'appliquer les sanctions nécessaires pour que soit respectée la Charte » (3). Dans ces propos apparais­sent pour la première fois un choix et une volonté.

La première pierre fut la signature, le 5 mai 1949, du Statut du Conseil de l'Europe et la proclamation de sa philosophie fon­damentale : « Tout membre du Conseil de l'Europe reconnaît le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l'homme et des libertés fondamentales ... ». Rule of law et respect des droits de l'homme, gravés au fronton de la première en date des institutions européennes.

* * *

(1) FEBBLMAN, Ch., profesBeur émérit© de rUniversité de Bruxelles, membre de l'Académie royale de Belgique, La règle de droit, Bruxelles, 1971, p. 313.

(2) Pacte international relatif aux droits civils et politiques, New-York, 19 décembre 1966. Décret d'application du même Pacte, 25 janvier 1983. Pacte international relatif aux droits économiques et sociaux, 19 décembre 1966.

(3) R o B B B T S O N , A. H., Introduction au Recueil des Travaux préparatoires de la Convention, I , La Haye, Martinus Nijhoff, 1975.

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Elle consacre un bouleversement des rapports entre les Etats et leurs ressortissants, qui relèvent traditionnellement du droit natio­nal : transformer ces rapports en engagements juridiques inter­nationaux collectifs qu'autorise la décision du juge international dans un domaine qui relevait de la souveraineté exclusive des Etats, et doter l'organisation internationale d'un pouvoir juridictionnel de contrôle. C'était une révolution juridique.

Le droit de la Convention désormais s'impose au droit national, soit par son incorporation dans le droit interne, soit par son effet direct, soit par l'effet de l'engagement des gouvernements des Etats membres et la décision de leur parlement.

L'entrée en vigueur d'un double système de garantie des libertés publiques et des droits fondamentaux — système de droit interna­tional et système de droit interne — impose la primauté de la règle conventionnelle de droit international (1).

La solidarité de toute société demande que l'homme puisse puiser dans le droit une autonomie protégée. Il en est ainsi désormais dans la société internationale. L'individu partage aujourd'hui la qualité de sujet de droit avec l'Etat et les Organisations interna­tionales.

Au-delà de l'être fictif qu'est l'Etat, sujet primaire du droit international public, l'individu en est l'objectif ultime.

Il ne suffit pas d'admettre que tout ordre juridique- se constitua, à l'intention des hommes et que « les fins humaine (sont) la base de l'ordre international », écho lointain du jus gentium, pour que l'on puisse conclure que les individus soient, comme tels, les sujets directs et les destinataires de normes internationales (2).

La dernière partie du tome III du « Droit public » est consacrée aux conditions d'application du système qui permet de croire que les droits de l'homme, conquête toujours fragile du droit, s'affirment comme une priorité dans le droit de vingt et un Etats européens, passage désormais obligé de toute législation.

W.-J. GANSHOF VAN DER MEERSCH.

(1) On sait que la primauté du droit international est affirmée en termes non équivoques dans l'article 14 de la Déclaration imiverselle.

(2) Cens. DE VISSCHEB, Ch,, Théories et réalités en droit international public. Paria, 1970, p. 153.