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Le protestantisme : A l'écoute de l'Écriture sainte par Roger Mehl (Extrait de Les religions. Éd. Marabout 1974) Roger Mehl (1912-1997). Agrégé de philosophie, docteur en théologie, docteur honoris causa des universités de Glasgow et de Bâle. Professeur à la faculté de théologie protestante de l'université de Strasbourg, Roger Mehl est nommé successivement doyen, puis doyen honoraire de cette faculté. Il était le directeur de la Revue d'Histoire et de philosophie religieuses, et l'auteur de très nombreux ouvrages. Membre du conseil de la Fédération protestante de France et du comité central du Conseil œcuménique des Églises, il était chargé de la chronique du protestantisme au journal le Monde. APERÇU HISTORIQUE Le protestantisme, né de la Réforme du XVIe, ne se présente, dans l'histoire religieuse de l'Occident, ni comme une religion nouvelle ni même comme une forme nouvelle de christianisme. Il se veut réforme de l'Église d'Occident, réforme profonde dans son chef et dans ses membres. Aucune pensée schismatique ne préside à la naissance du protestantisme. Il s'insère dans une longue tradition de réforme de l'Église qui remonte au XIIIe siècle. Parmi ses ancêtres, certains furent condamnés par l'Église, d'autres ne le firent pas : hussites et vaudois, Savonarole, Pic de La Mirandole connurent des persécutions, mais saint Bernard, dont on n'est plus à souligner la parenté avec Luther 1 , malgré ses attaques contre « l'envahissante et déjà lourde monarchie du Saint-Siège », vécut calmement dans l'Église. Si la Réforme aboutit finalement à la constitution d'Églises séparées, le fait est dû à la fois au caractère global des réformes proposées et à la conjoncture ecclésiastique et politique. À une époque où le conflit entre la papauté et les Souverains temporels prenait des proportions redoutables et où certains de ces derniers, pour des raisons diverses, soutenaient les réformateurs, la cassure ne pouvait manquer de se produire. Il ne faut pas voir la Réforme comme un mouvement organisé, longuement concerté, qui aurait eu un plan stratégique et des chefs. Elle a éclaté de façon spontanée et même anarchique, répondant à un besoin spirituel qui travaillait toutes les couches de la population européenne. Beaucoup voulaient, voire exigeaient, des réformes. Tous n'étaient pas décidés à aller jusqu'au bout de ces réformes. Personne ne se voulait schismatique. On se voulait évangélique au sein de l’Église une. Aussi, vers les années 1520, était-il bien difficile de dire qui était protestant et qui ne l'était pas. Aussi bien les partisans des réformateurs ne portaient-ils pas d'autres noms que ceux que l'opinion publique leur donna. On les appelait luthériens, bibliens, évangéliques, ou, comme en France, huguenots (terme dont l'origine est obscure et contestée). Le terme de « protestant » fit son apparition assez tardivement et par accident. Il fut d'abord utilisé par les catholiques. Lors de la Diète de Spire (1529), une protestation fut élevée, par un certain nombre de délégations d’États de l'Empire passés à la Réforme, contre le fait que les minorités religieuses étaient opprimées par les décisions de la majorité. La phrase essentielle de cette protestation était ainsi conçue : « Lorsqu'il s'agit de l'honneur de Dieu ou du salut des âmes, chacun est en face de Dieu et n'a de compte à rendre qu'à Dieu seul. » 1 Voir E.-G. Léonard : Histoire générale du protestantisme, t. Ier (Paris, P.U.F, 1961).

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Le protestantisme, né de la Réforme du XVIe, ne se pré­sente, dans l’histoire religieuse de l’Occident, ni comme une religion nouvelle ni même comme une forme nouvelle de christianisme. Il se veut réforme de l’Église d’Occident, réforme profonde dans son chef et dans ses membres. Aucune pensée schismatique ne préside à la naissance du protestantisme. Il s’insère dans une longue tradition de réforme de l’Église qui remonte au XIIIe siècle. Parmi ses ancêtres, certains furent condamnés par l’Église, d’autres ne le firent pas : hussites et vaudois, Savonarole, Pic de La Mirandole connurent des persécutions, mais saint Bernard, dont on n’est plus à souligner la parenté avec Luther, malgré ses attaques contre « l’envahissante et déjà lourde monarchie du Saint-Siège », vécut calmement dans l’Église…

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Page 1: Roger Mehl - Le Protestantisme 

Le protestantisme : A l'écoute de l'Écriture sainte par Roger Mehl(Extrait de Les religions. Éd. Marabout 1974)

Roger Mehl (1912-1997). Agrégé de philosophie, docteur en théologie, docteur honoriscausa des universités de Glasgow et de Bâle. Professeur à la faculté de théologieprotestante de l'université de Strasbourg, Roger Mehl est nommé successivementdoyen, puis doyen honoraire de cette faculté. Il était le directeur de la Revue d'Histoireet de philosophie religieuses, et l'auteur de très nombreux ouvrages. Membre duconseil de la Fédération protestante de France et du comité central du Conseilœcuménique des Églises, il était chargé de la chronique du protestantisme au journalle Monde.

APERÇU HISTORIQUE

Le protestantisme, né de la Réforme du XVIe, ne se présente, dans l'histoire religieuse del'Occident, ni comme une religion nouvelle ni même comme une forme nouvelle dechristianisme. Il se veut réforme de l'Église d'Occident, réforme profonde dans son chefet dans ses membres. Aucune pensée schismatique ne préside à la naissance duprotestantisme. Il s'insère dans une longue tradition de réforme de l'Église qui remonte auXIIIe siècle. Parmi ses ancêtres, certains furent condamnés par l'Église, d'autres ne lefirent pas : hussites et vaudois, Savonarole, Pic de La Mirandole connurent despersécutions, mais saint Bernard, dont on n'est plus à souligner la parenté avec Luther 1,malgré ses attaques contre « l'envahissante et déjà lourde monarchie du Saint-Siège »,vécut calmement dans l'Église. Si la Réforme aboutit finalement à la constitutiond'Églises séparées, le fait est dû à la fois au caractère global des réformes proposées et àla conjoncture ecclésiastique et politique. À une époque où le conflit entre la papauté etles Souverains temporels prenait des proportions redoutables et où certains de cesderniers, pour des raisons diverses, soutenaient les réformateurs, la cassure ne pouvaitmanquer de se produire.

Il ne faut pas voir la Réforme comme un mouvement organisé, longuement concerté, quiaurait eu un plan stratégique et des chefs. Elle a éclaté de façon spontanée et mêmeanarchique, répondant à un besoin spirituel qui travaillait toutes les couches de lapopulation européenne. Beaucoup voulaient, voire exigeaient, des réformes. Tousn'étaient pas décidés à aller jusqu'au bout de ces réformes. Personne ne se voulaitschismatique. On se voulait évangélique au sein de l’Église une. Aussi, vers les années1520, était-il bien difficile de dire qui était protestant et qui ne l'était pas. Aussi bien lespartisans des réformateurs ne portaient-ils pas d'autres noms que ceux que l'opinionpublique leur donna. On les appelait luthériens, bibliens, évangéliques, ou, comme enFrance, huguenots (terme dont l'origine est obscure et contestée). Le terme de « protestant» fit son apparition assez tardivement et par accident. Il fut d'abord utilisé par lescatholiques. Lors de la Diète de Spire (1529), une protestation fut élevée, par un certainnombre de délégations d’États de l'Empire passés à la Réforme, contre le fait que lesminorités religieuses étaient opprimées par les décisions de la majorité. La phraseessentielle de cette protestation était ainsi conçue : « Lorsqu'il s'agit de l'honneur de Dieuou du salut des âmes, chacun est en face de Dieu et n'a de compte à rendre qu'à Dieu seul.»

1 Voir E.-G. Léonard : Histoire générale du protestantisme, t. Ier (Paris, P.U.F, 1961).

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Les défenseurs de cette protestation furent affublés du nom de « protestants ». Ce termefinit par s'imposer encore qu'il ne soit pas universellement utilisé aujourd'hui : les Alle-mands lui préfèrent aujourd'hui encore celui d'« évangéliques » et une partie importantede l'anglicanisme le récuse. En revanche, certaines confessions religieuses nées bienaprès le siècle de la Réforme (baptisme, méthodisme) revendiquent volontiers leurappartenance au protestantisme. Ce concept, même lorsqu'il n'est pas utilisé par lesÉglises, est devenu le terme générique qui désigne toutes les dénominations qui trouventdans la Réforme leur origine spirituelle, sinon historique.

Il est difficile de retracer sommairement l'histoire de la Réforme, d'abord parce qu'elle apris dans divers pays des formes différentes (notamment en Allemagne, en France et enAngleterre), ensuite parce que les événements qui la constituent sont loin d'être purementreligieux. La Réforme a interféré avec des mouvements politiques et sociaux ; l'action desprinces et des souverains a doublé, appuyé ou, au contraire, contrecarré celle desréformateurs. C'est ainsi que les conflits entre Charles Quint et François Ier, l'alliance dece dernier avec les princes luthériens d'Allemagne ont eu pour conséquence une certainebienveillance initiale de François Ier à l'égard des protestants français, tandis qu'ilsprovoquèrent en Allemagne, dès la mort de Luther en 1546, un affrontement entrel'empereur et la ligue de défense des princes luthériens. La révolte des chevaliers enAllemagne (1522-1523) et surtout celle des paysans (1524-1525) sont des événementsqui ne sont pas sans rapports avec la Réforme, bien que les réformateurs ne les aient passoutenus et qu'ils soient plus sociaux et politiques que religieux.

Les humanistes créent un climat favorable

Nous nous attacherons donc presque exclusivement à décrire la genèse spirituelle de laRéforme, en renvoyant, pour une étude globale du mouvement, à des ouvrages spécialisés2. L'arrière-plan de la Réforme est constitué par la profonde inquiétude qui imprégnait lesâmes dans toutes les classes sociales : cette inquiétude gravitait autour du problème dusalut et de la certitude du salut. Elle plongeait ses racines dans tous les mouvementsreligieux et mystiques des deux siècles précédents. À cette quête d'une certitude,caractéristique des époques troublées, s'ajoutait une critique de l'institution et despratiques ecclésiastiques : cote mal taillée des rapports entre la papauté et les souverains(le concordat français de 1516 en offre un bel exemple), non-résidence des prélatsabsorbés par des activités de cour, des activités militaires ou diplomatiques, caractèredissolu des mœurs du haut clergé, inculture du bas clergé, trafic des bénéficesecclésiastiques, conflits d'autorité entre les évêques et les moines, commercialisation desindulgences, etc.

Inquiétude et mécontentement auraient pu prendre des formes diverses et ne pas aboutir àune réforme, s'ils n'avaient été, en quelque sorte, canalisés par la grande diffusion desécrits bibliques et patristiques, rendue possible par l'invention de l'imprimerie, mais aussipar le travail patient des humanistes qui avaient suscité un mouvement de retour auxsources. Les éditions originales, les traductions et les commentaires ont sûrement

2 E.-G. Léonard : Histoire générale du protestantisme, 3 vol. (Paris; P.U.F, 1961-1965) ; H. Hauser : la Naissance du protestantisme (Paris, P.U.F, 1940) ; P. Imbart de La Tour : les Origines de la Réforme, 4 vol. (Paris, Firmin-Didot, 1905 à 1935) ; J. Delumeau : Naissance et Affirmation de la Réforme (Paris, P.U.F, 1965).

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contribué au souci de pureté évangélique. Bien que de nombreux humanistes n'aient passuivi les réformateurs (qu'on pense à Érasme ou à Lefèvre d'Etaples) et s'en soient tenus àune docte piété personnelle, le mouvement humaniste a porté la Réforme dans son sein eta créé ce climat de pré-réforme, décrit par Augustin Renandet 3.

On convient ordinairement de dater de 1517 le début du mouvement réformateur. C'est eneffet le 31 octobre 1517 que Luther, conformément à l'usage de l'époque et à la pratiquedes « disputations » publiques, fit afficher à la porte de la chapelle du château deWittenberg, ses quatre-vingt-quinze thèses qui avaient non pour objet, mais pouroccasion, la querelle des Indulgences. Pour financer la construction de Saint-Pierre deRome, le pape Léon X avait décidé qu'une indulgence serait accordée à tous les généreuxdonateurs. Une grande banque d'Augsbourg se chargea de centraliser ces dons et le moineTetzel se déchaîna à travers l'Allemagne dans une campagne de propagande tout à faitéhontée. Mais il est bien évident que l'affaire des Indulgences fut seulement une occasion.Aussi bien le contenu des quatre-vingt-quinze thèses le prouve-t-il abondamment. C'esttoute une doctrine de la vraie contrition qu'y développe Martin Luther, et l'opposant àcette pseudo-contrition que constitue l'achat d'une indulgence. Si toute la vie du chrétiendoit être pénitence, c'est bien que le péché constitue un mal radical qui atteint l'hommedans sa nature. Sans mettre en cause l'existence de la papauté, Luther pose néanmoins laquestion du pouvoir spirituel du pape et de ses limites.

La grâce de Dieu résout seule le problème du salut

Dès 1517, la doctrine de Luther, si elle n'est pas achevée, pourtant déjà pris forme grâce àses travaux antérieurs. La grande question qui domine sa pensée et son exigence estdepuis longtemps, celle du salut : « Comment trouverai-je grâce devant Dieu ? » «Comment rencontrerai-je le Dieu de grâce. ? » L'expérience personnelle de Luther lui aappris que, malgré tous ses efforts, malgré tous les exercices de piété et de mortification –et Luther fut un moine très sérieux – le péché ne cessait de le hanter et de ronger sacertitude du salut. « Je croyais, écrira-t-il lui-même, qu'il me fallait faire des bonnesœuvres, jusqu'à ce que le Christ me fût par elles rendu favorable. » Le théologien GabrielBiel, qui jouissait alors d'une grande autorité, n'enseignait-il pas que l'homme incline savolonté au bien et crée en lui-même et par lui-même les dispositions nécessaires pourrecevoir la grâce ?

Le Christ apparaissait à Luther comme un juge sévère et impitoyable. Bien que Luther aittrouvé auprès de son supérieur Staupitz un encouragement à ne pas s'abîmer dans desscrupules excessifs, le problème restait, pour lui, entier. Lorsque, promu docteur, il dut seconsacrer à l'enseignement, ses recherches le portèrent plutôt vers la Bible que vers lesscolastiques. Et, brusquement, il découvrit, sans doute à l'occasion de son cours sur les «Psaumes », vers 1513, que la justice de Dieu n'est pas une notion répressive, mais quec'est la justice que Dieu donne gratuitement à l'homme, la justice par laquelle l'homme estjustifié.

La foi, non le mérite, est une grâce qui justifie

3 A. Renaudet : Préréforrne et Humanisme à Paris pendant les premières guerres d'Italie(1495-1517) (Paris, 1916).

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Cette conception s'opposait entièrement à celle qui était communément enseignée, àsavoir que Dieu ne couronne que les mérites que nous avons acquis avec l'aide de sagrâce. Cette découverte de la justification inconditionnelle de Dieu constitue le cœurmême de toute l’œuvre théologique de la Réforme. Seule la foi reconnaît cette justice deDieu. Elle est essentiellement confiance. Elle donne raison à Dieu, même quand celui-cichâtie. En donnant ainsi raison à Dieu, nous agissons comme lui, et nous nous séparonsde notre péché. Mais cette foi, par laquelle nous reconnaissons la justice de Dieu, n'estpas notre œuvre. Elle aussi est don de Dieu. Il restait à Luther à découvrir le rôle centraldu Christ dans l’œuvre de justification (sa doctrine était, à l'origine, beaucoup plusthéocentrique que christocentrique), à préciser, en relation avec la christologie, lafonction de l’Écriture, à définir l’Église d'une façon toute nouvelle et à donner corps à cetensemble de découvertes qui, pendant de longues années, ne lui suggérèrent en aucunefaçon la décision de se séparer de Rome. Ce sera l’œuvre des années 1515-1520, périodequ'on peut appeler avec Henri Strohl 4, la période de l'épanouissement et qui estessentiellement marquée par le cours que Luther consacra à l'« Épître aux Romains »,cours dont le manuscrit n'a été découvert qu'en 1899.

Luther ne veut pas d'un schisme, mais Rome l'excommunie

Il est donc permis d'affirmer que lorsque éclata l'affaire des Indulgences, en 1517, la seulequestion des abus et des réformes partielles était depuis longtemps dépassée dans lapensée de Luther. Il s'agissait à ses yeux du centre même de la doctrine chrétienne. Maisl'affaire des Indulgences devait avoir un grand retentissement et des prolongements quiaboutirent à l'excommunication de Luther en 1520 et à sa mise au ban de l'empire en1521. Protégé par l'électeur de Saxe, Luther trouva refuge au château de la Wartbourgpendant un an. Cette réclusion forcée lui permit de réaliser la traduction de la Bible enallemand, traduction, dans son ensemble, toujours valable et qui constitue un momentdécisif dans la fixation de l'allemand comme langue littéraire. D'autres écrits, qui datentde 1520 et que les historiens allemands appellent « les grands écrits réformateurs », ontcontribué à diffuser les idées de la Réforme et à fixer les principaux traits de la doctrineévangélique.

Cette diffusion fut extrêmement rapide, tant en Allemagne qu'en dehors de l'Allemagne.Petits traités, cantiques, chansonnettes populaires furent souvent les instruments de cettediffusion. En 1522, l'Allemagne est divisée en deux camps et de nombreux États vontpasser à la Réforme (Palatinat, Saxe, Brandebourg, Hesse) ainsi que de nombreuses villeslibres. Bien qu'il y ait eu en France une certaine préparation des esprits, en particuliergrâce à l'activité du groupe de Meaux autour de l'évêque Briçonnet 5 et de Lefèvred'Etaples et à la prédication de nombreux moines, on ne peut s'empêcher d'être frappé parla rapidité avec laquelle les écrits luthériens pénétrèrent en France et furent connus mêmedans les milieux populaires 6.

Cependant, tout le monde – Luther et son entourage en premier lieu – mettait son espoir

4 H. Strohl : Luther jusqu'en 1520 (Paris, P.U.F, 1962).5 Voir R.-J. Lovy : les Origines de la Réforme française (Paris, Librairie protestante, 1959).6 Voir W.-G. Moore : la Réforme allemande et la littérature française (Strasbourg, Faculté des lettres, 1930).

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dans la convocation d'un concile qui ferait disparaître les abus et rendrait à la doctrine sonvisage évangélique. Les dissensions entre l'empereur et le pape, les guerres continuellesentre François Ier et Charles Quint ne permirent pas la réunion de ce concile. Quand,enfin, il put se réunir à Trente, en 1545, il était trop tard et il ne put être que le concile dela Contre-Réforme. Le raidissement qui le caractérisa fut la préface aux guerres dereligion qui allaient ensanglanter l'Europe.

Jean Calvin entre en scène

Si la France était elle aussi sollicitée par les courants réformateurs, la Réforme françaisefut plus tardive que l'allemande. Il lui manquait un chef de file pour se cristalliser. Elle letrouva en la personne de Jean Calvin. Lui aussi fut tributaire des idées de Luther ainsi quede l'étude de la Bible, dont son cousin Olivetan avait entrepris la traduction. C'est dans lesuniversités d'Orléans et de Bourges que Calvin, qui y étudiait le droit, fut mis en contactavec les courants réformateurs. Bien qu'il ait laissé fort peu de confidences sur sa viepersonnelle, on s'accorde à fixer à 1534 l'année de son passage à la Réforme. Déjà le paysétait plein d'évangéliques. L'« affaire des Placards » (1534), le discours du recteur Cop –dont il est possible que Calvin soit le véritable auteur – l'obligèrent à chercher refuge àBâle, ville déjà gagnée à la « cause ». C'est là qu'il publia le maître livre qui devaitdonner sa charte et sa structure théologiques aux Églises réformées : l'« institution de laReligion chrétienne » (1536). La solidité de l'argumentation, la rigueur de la déduction, laparfaite connaissance de l’Écriture et d'un grand nombre de Pères de l'Église assurèrent lesuccès de ce livre que Calvin ne cessa de remettre en chantier et qui connut de multipleséditions. Bien que rédigée en latin, la première édition fut rapidement épuisée, uneseconde édition amplifiée parut en 1539 ; la traduction française date de 1541. Unenouvelle édition parut en 1543 et une traduction française en 1545. L'édition de 1550 futelle aussi suivie d'une traduction en 1551. Enfin, l'ouvrage prit en 1559 sa formedéfinitive (traduction en 1560).

L'« Institution » de 1536 n'était qu'un catéchisme développé. Mais il attira aussitôtl'attention sur Calvin et, bien que celui-ci parût décidé à se consacrer à ses études dans lecalme de Bâle, il ne put résister à l'appel pressant de Guillaume Farel qui avait introduitla Réforme à Genève et qui lui demandait son concours pour « dresser » l’Église. Leschisme étant consommé, du fait de l'incapacité de l’Église catholique romaine à seréformer, la phase d'organisation s'imposait au protestantisme. Calvin était unorganisateur. Il concevait sa tâche comme l'édification d'une communauté, guidée, danssa pensée et dans ses actes, par la seule Parole de Dieu, dont le remarquable exégète qu'ilétait savait admirablement montrer la cohérence.

À Strasbourg, puis à Genève, la Réforme s'organise

Calvin ne resta que deux ans à Genève (1536-1538). Le magistrat de la ville n'était pasprêt à accepter toutes les exigences d'une réforme véritable. Expulsé en 1538 avec Farel,il se rendit à Strasbourg, où, sous l'influence de Martin Bucer, de Matthieu Zell et deCapiton, la Réforme avait triomphé et la messe fut officiellement abolie en 1529.

Ce séjour de trois ans (1538-1541) fut décisif pour l'évolution de Calvin. Non seulementil fut le premier pasteur de la communauté des réfugiés français, mais il enseigna la

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théologie à la Haute École fondée en 1538 et dirigée par Jean Sturm, humaniste etpédagogue qui avait enseigné au Collège de France. Au contact de Bucer, esprit pondéréet conciliateur, soucieux de donner au culte nouveau une ordonnance liturgique, Calvinmit au point ses idées sur le culte et la discipline de l’Église. Rappelé à Genève en 1541,il ne devait plus quitter cette ville jusqu'à sa mort en 1564. Son ministère y fut marquépar la publication des Ordonnances ecclésiastiques qui confiaient le gouvernement del’Église à un conseil, dit consistoire, groupant des pasteurs et des laïcs (Anciens). Ceconsistoire était indépendant des autorités politiques. Loin d'être, comme on l'a tropsouvent répété, une théocratie, la Genève de Calvin est caractérisée par une netteséparation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel. En 1559, fut fondéel'Académie de Genève, confiée à la direction de Théodore de Bèze et qui fut à la fois uneécole secondaire et une faculté de théologie. Fondation sans doute un peu tardive, car ellene put assurer suffisamment à temps la formation des « ministres » dont le protestantismefrançais avait un besoin urgent. Elle n'en connut pas moins un immense rayonnement 7.La tâche essentielle de Calvin fut une tâche pastorale : la prédication, l'explication de laBible, la formation du corps pastoral, la surveillance des mœurs (exercée avec une grandeautorité) occupèrent la plus grande partie de son temps. Mais Calvin était en même tempsdevenu le guide et le conseiller de toutes les Églises qui se réclamaient du type deRéforme qu'il incarnait, en Suisse, en France, aux Pays-Bas, en Écosse où la Réformeétait dirigée par un de ses disciples, John Knox. En même temps, il entretenait unecorrespondance suivie avec les principaux théologiens de l'époque. Il polémiquait avecdes théologiens catholiques (en particulier Sadolet). Il avait spécialement à cœur le sortdu protestantisme français et joua un rôle diplomatique non négligeable. L'afflux desréfugiés français à Genève le contraignit à s'occuper de l'implantation de nouvellesindustries et ses vues sur l'économie témoignent d'une grande compréhension destransformations économiques qui s'ébauchaient 8.

Sous son influence et celle de Bucer, l’Église d'Angleterre, issue du conflit d'Henri VIIIavec Rome, qui représentait simplement un « gallicanisme radical 9 », prit une orientationdoctrinale protestante très visible dans les « Quarante-Deux Articles » de 1553 et dans laseconde édition du « Book of Common Prayer », affaiblie, mais encore réelle, dans la «via media » choisie par la reine Élisabeth.

Le mouvement gagne l'Europe

La Réforme de type calvinien s'étendit à une partie de la Suisse, à la France, à la Hongrie,aux Pays-Bas, tandis que le type luthérien prédomina en Allemagne, dans les paysscandinaves, qui passèrent en bloc à la Réforme sans apporter de grandes modifications àl'organisation, à la hiérarchie de l’Église et à la forme extérieure du culte. En Suisse, etnotamment à Zurich, prédomina un type de réforme particulier inspiré par UlrichZwingli. Sa doctrine ne se différencie de celles des autres réformateurs que sur deuxpoints. D'une part, il tient plus fortement que Luther et Calvin à l'alliance intime entre lepouvoir civil, qu'il veut républicain, et le gouvernement de l’Église. D'autre part, il meten relief le caractère commémoratif de la célébration eucharistique et a tendance à faire

7 Pour un exposé d'ensemble de la théologie de Calvin, voir F. Wendel : Calvin : sources et évolution de sa pensée religieuse (Paris, P.U.F, 1950)8 A. Bieler : la Pensée économique et sociale de Calvin (Genève, Georg, 1959).9 M. Simon : l'Anglicanisme (Paris, A. Colin, 1969).

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de la présence du Christ un symbole plus qu'une réalité.

Les pays méditerranéens ne restèrent pas en dehors du mouvement de la Réforme ; nonseulement le Midi de la France fut en grande partie gagné au mouvement, mais l'Italie, endehors d'anciennes communautés vaudoises installées au Piémont, eut ses réformateursplus ou moins avoués – la noblesse elle-même fut attirée par la Réforme –, maisl'Inquisition réussit, pour longtemps, à enrayer les progrès du mouvement. Il en fut demême en Espagne où les écrits de Luther se répandirent dès 1519, mais où l'Inquisitionet, plus profondément, le mouvement déclenché par Ignace de Loyola leur opposèrent unbarrage décisif.

Des divergences doctrinales opposent les réformateurs

La Réforme se propagea dans l'Europe à partir de centres multiples. Chacun de cescentres est caractérisé par le nom d'un réformateur et l'accent particulier donné à ladoctrine par ce réformateur. Dans ces conditions et étant donné les cloisonnementspolitiques de l'Europe, la Réforme pouvait-elle conserver son unité ? Si la première vaguefut manifestement luthérienne, les différenciations ne tardèrent pas à naître. Ellesapparurent dans la mouvance même de Luther : son ami Mélanchthon était plus porté quelui à la conciliation plus prêt que lui à tenir compte de la composante humaniste qui avaitcaractérisé la préréforme. Mais les grandes oppositions se manifestèrent à propos del'interprétation de la présence du Christ dans l'eucharistie. Entre Luther, qui, tout enrejetant le dogme catholique de la transsubstantiation, professait que le Christ, sous sesdeux natures, était présent dans, avec et sous les espèces, sans qu'il y ait transformationde celles-ci (doctrine de la consubstantiation), et Calvin, qui enseignait que le Christ,élevé à la droite de Dieu, ne pouvait être présent dans la Cène que par la puissance duSaint-Esprit (doctrine dite de la présence spirituelle), un accord était sans doute possible.Il était beaucoup plus difficile entre Luther et Zwingli. Cependant, conscients de l'unitéde visée du mouvement, les réformateurs s'efforcèrent de surmonter les difficultés. Buceret Calvin poursuivirent inlassablement les tentatives de conciliation pendant toute leurvie.

La Réforme tend vers l'unité...

La plus célèbre des tentatives faites pour assurer l'unité de la Réforme est cependantantérieure à l'action de Calvin. C'est le colloque de Marbourg (1529). Réuni à la demandede Philippe de Hesse, soucieux de l'unité doctrinale de la Réforme, mais également de laconstitution d'un front commun contre Rome et contre l'Empire, ce colloque difficileréunit des hommes comme Luther et Mélanchthon, Zwingli et OEcolampade, Bucer etJohannes Sturm. Il s'agissait de régler le contentieux entre Wittenberg et Zurich. Lecolloque a été souvent présenté comme un échec. En réalité, il ne le fut pas, puisquel'accord se réalisa sur quatorze des quinze articles rédigés et qu'en ce qui concerne lequinzième, relatif à la sainte Cène, il comporte, lui aussi, une part importante d'accord.Seule la question de savoir « si le vrai corps et le vrai sang du Christ sont corporellementdans le pain et dans le vin » divise les participants et continuera à créer des difficultés aucours de l'histoire du protestantisme. Ce n'est qu'en cette fin du XXe siècle que la querelleeucharistique semble avoir trouvé une solution.

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...mais des sectes apparaissent

En revanche, la Réforme manifestera un front uni à l'égard de tous les mouvementslatéraux qui n'ont cessé de l'accompagner, mouvements mystiques et visionnaires, quiaccentuent la doctrine du Saint-Esprit et estiment que le Saint-Esprit peut apporter auxfidèles des révélations nouvelles, mouvements millénaristes et de révolution sociale(radicalisme de Carlstadt, mysticisme socialiste de Thomas Munzer), anabaptismepréoccupé de créer une Église de purs, de professants qui excluent le baptême desenfants. Luther aussi bien que Calvin témoignèrent d'une grande sévérité à l'égard deceux qu'ils appelaient les « Schwärmer », les enthousiastes ou les fanatiques. Cependant,avec des fortunes diverses, et des formes renouvelées, ces mouvements n'en ont pasmoins continué à vivre, à constituer, pour le protestantisme officiel et établi, un correctifpermanent. Sans qu'il soit possible ici d'établir avec précision des filiations historiques, ilconvient de signaler qu'au cours de son histoire le protestantisme s'est enrichi dedénominations nouvelles, non conformistes, qui, après être apparues comme des sectes,sont devenues de grandes Églises protestantes, en particulier en Amérique du Nord : auXVIIe siècle, c'est l'apparition du baptisme, héritier de la tradition anabaptiste et quiconnut à partir du XVIIIe siècle une expansion remarquable ; au XVIIe siècle également,c'est le congrégationalisme qui, luttant contre l'appareil hiérarchique et centralisé que lesdifférentes Églises protestantes se donnèrent, proclame l'autonomie de la congrégationlocale, reprenant ainsi l'une des composantes de la pensée ecclésiologique de la Réforme ;au XVIIIe siècle, c'est le méthodisme – né d'une scission au sein de l'anglicanisme –, plusproche, certes, du protestantisme historique, et insistant sur l'importance de l'expériencede la conversion. Son fondateur, John Wesley, ne pensait qu'au renouveau de l’Églised'Angleterre, mais le mouvement aboutit à la constitution d'une puissante Église dont laréintégration au sein de la communion anglicane est aujourd'hui probable. Au XIXe siècleenfin, c'est l'apparition du pentecôtisme, c’est-à-dire d'un protestantisme charismatique,qui vit des dons de l'Esprit, sans se soucier beaucoup de la rectitude doctrinale ou del'ordre dans l’Église. Son individualisme n'empêche pas sa progression à une époque oùles disciplines collectives sont prioritaires. Puissant aux États-Unis, il reflue sur le vieuxcontinent et, depuis peu, anime certains groupes catholiques en Amérique.

L'ESPRIT DU PROTESTANTISME

Il est classique, depuis Bossuet, de considérer l'histoire du protestantisme commel'histoire de divisions et de schismes.

En réalité, il est parfaitement légitime de donner une autre explication : les Églises néesde la Réforme luthérienne et calvinienne, en même temps qu'elles définissaient leurposition par rapport à Rome, dans les grands écrits symboliques, que sont « la Confessiond'Augsbourg » (1530), « Articles de Smalkalde » (1537), « la Confession de la Rochelle »(1550) « la Confession écossaise » (1560), « la Confession des Pays Bas » (1561), « leCatéchisme de Heidelberg » (1563), « la Confession helvétique postérieure » (1566), « laFormule de Concorde » (1577), se trouvaient dans l'obligation de se défendre sur leur «gauche » et devaient, de ce fait, écarter un certain nombre de thèmes et d’aspirations quin'en ont pas moins continué leur développement et ont au cours de l'histoire donnénaissance à de nouvelles formations ecclésiastiques. Celles-ci, après une période plus oumoins longue, se sont greffées sur le tronc protestant.

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Le protestantisme affirme l'autorité du message de l’Écriture

C'est un lieu commun de rappeler que le protestantisme s'est défini par deux principes :un principe formel, l'autorité souveraine de l’Écriture sainte en matière de foi et de viechrétiennes ; et un principe matériel, la doctrine de la justification de l'homme pécheurpar la seule grâce et sans le moyen des œuvres. Ce lieu commun n'est pas faux. Il situebien le protestantisme dans sa polémique avec le catholicisme du XVIe siècle. D'une part,face au développement de la tradition définie par le magistère romain, la Réformerappelle que seule a valeur normative l’Écriture sainte, non pas dans sa lettre, mais entant que Recueil de témoignages autorisés sur la révélation de Dieu en Jésus-Christ.

La Réforme n'a pas eu l'idolâtrie de la Bible en tant que telle. Luther ne cesse de répéterque seul le contenu de la Bible lui confère son autorité ; et ce contenu, c'est la personnemême du Christ, annoncé par les prophètes de l'Ancien Testament, venu dans la chair,mort et ressuscité pour le salut de l'homme. La Bible n'est Parole de Dieu que dans lamesure où elle est porteuse du Christ. Luther comparait volontiers la Bible au panierd'osier dans lequel Moïse avait été abandonné ; ce qui importe, disait-il, c'est l'enfantMoïse et non le panier. Une fois que celui-ci a rempli son office, il perd toute valeur.

Les réformateurs attachaient certes, une grande importance au souci des humanistes de laRenaissance : retrouver les textes les plus anciens et les mieux établis, et ils se sontefforcés de donner au peuple chrétien, dans la diversité des langues vivantes, lestraductions de la Bible ayant une valeur plus scientifique que la « Vulgate ». Mais ils nes'arrêtaient pas à ce seul souci. Ils entendaient que par le moyen de la Bible lue, expliquéeet prêchée, un rapport personnel puisse s'établir entre chaque fidèle et le Christ vivant.C'est dire que le principe, dit formel, de l'autorité de la Bible est beaucoup plus qu'unprincipe formel : il s'agit, en réalité, de l'autorité du message de la Bible ressaisi dans sonunité et cette unité lui vient du Christ, est le Christ lui-même.

À l'époque du rationalisme et du modernisme, on a prêté à la Réforme la découverte duprincipe du libre examen : chaque protestant serait libre d'interpréter à sa guise et selonses lumières l’Écriture, chaque protestant serait prêtre, une Bible à la main. En fait, laRéforme n'a connu ni l'individualisme ni le subjectivisme impliqués par le principe dulibre examen. Il était bien entendu pour elle que l’Écriture sainte était donnée à l’Église, àla communauté des fidèles, et que c'est dans l’Église que ce livre devait être lu etexpliqué. Seulement, aux yeux des réformateurs, l’Église ne dispose pas de la Bible, c'estla Bible qui dispose de l’Église et qui la juge, qui la forme et la réforme. Au lieu quel’Écriture soit l'un des moyens de grâce dont l’Église dispose, celle-ci doit, au contraire,se soumettre à l’Écriture et en accepter la critique. Il ne peut pas y avoir dans l’Église uneautorité infaillible (pape ou concile), sans quoi cette soumission à l’Écriture serait ruinéedans son principe même. Il faut que l’Église ait un vis-à-vis qui puisse constituer pourelle une instance critique.

Quant au subjectivisme, il n'était pas non plus le fait des réformateurs, car ils estimaientque l’Écriture sainte offre une résistance objective, qu'elle n'est pas un nez de cireployable en tous sens, qu'elle offre une cohérence interne, à partir du moment où l'on areconnu qu'elle nous parle de l'amour de Dieu pour sa créature, que les événementschristologiques ont une signification « pro nobis » (pour nous). Cette reconnaissance n'est

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pas le fait de l'homme naturel. Le témoignage intérieur du Saint-Esprit est nécessaire pourque l'homme appréhende la signification salvatrice de l’Écriture. Dieu crée en l'hommel'organe de connaissance par lequel il saisit le message de l’Écriture comme un messagequi lui est adressé personnellement. Alors que l'orthodoxie du XVIIe siècle aura tendanceà systématiser le contenu de l’Écriture en des propositions doctrinales considéréescomme évidentes, la Réforme a maintenu fermement le caractère événementiel de lalecture de l’Écriture : seule l'intervention du Saint-Esprit peut faire reconnaître à l'hommela vérité de l’Écriture. Cet événement, il n'appartient pas à l'homme de le produire. Il seproduit « ubi et quando Deo visum est » (où et quand il plaît à Dieu). La doctrine del’Écriture n'est pas, dans la pensée de la Réforme, un simple principe méthodologique.Elle implique déjà un certain nombre d'options théologiques fondamentales.

Le pécheur est justifié par la foi

La doctrine de la justification par la grâce a été certainement au centre des polémiquessoulevées par la Réforme. Les théologiens protestants l'ont considérée comme le pointdécisif. Il ne s'agissait pourtant pas d'une innovation. C'était une doctrine reçue dansl’Église et enseignée par ses docteurs. La lutte de saint Augustin contre le pélagianismel'avait mise en évidence. Mais les pratiques de l’Église médiévale l'avaient obscurcie.L'homme peut-il concourir à son salut ? Si l'on répond positivement à cette question, si lagrâce n'est qu'un adjuvant et un complément à la bonne volonté de l'homme manifestéedans ses œuvres, c'est que le péché de l'homme n'est pas un péché radical, il subsiste enlui un pouvoir de connaître Dieu et de faire sa volonté. Mais alors que signifie le salut enJésus-Christ ? Pourquoi Dieu a-t-il eu recours à cette solution extrême qu'est le don deson Fils et la crucifixion de celui-ci ? La Réforme a professé que le péché, rupture du liende confiance entre Dieu et l'homme, avait un caractère global et total, qu'il n'avaitépargné aucun des aspects de la vie de l'homme et qu'à moins d'une restauration qui nepouvait être qu'une nouvelle création, l'homme ne pouvait ni connaître le vrai Dieu niaccomplir sa volonté. Seule la grâce peut restaurer ce que le péché a détruit. C'est cettegrâce qui se manifeste dans la croix et la résurrection du Christ. Soutenir que l'hommepeut faire son salut ou y coopérer, ce serait rendre vaine la croix du Christ. La seule «œuvre » qui soit demandée à l'homme, c'est de croire à cette grâce.

Telle est l'évidence qui apparut à Luther lorsqu'il médita sur « le juste vivra par la foi »(Épître aux Romains, 1, 17). Cette parole fut pour lui la clé de l’Évangile. L'homme n'estsauvé que par la grâce reçue dans la foi. Il n'a pas à se tourmenter pour savoir s'il aaccompli, jusque dans ses moindres détails, la loi de Dieu. Il sait que, par lui-même, ilreste pécheur et injuste devant la sainteté de Dieu : il est justifié par la foi en la grâce. Ilsait qu'en Christ, Dieu le déclare juste et que seul cet acte de Dieu fonde sa justice. Il saitque celle-ci n'en est pas moins une justice réelle, car la Parole de Dieu est créatrice. Elletransforme véritablement l'homme et le rend capable de bonnes œuvres. Mais celles-ci nesont, en aucune façon, la condition de la justification de l'homme, elles en sont, aucontraire, la conséquence. Comme le souligne fortement le « Catéchisme de Heidelberg», la motivation des bonnes œuvres n'est pas le désir d'obtenir la justification, mais lareconnaissance pour cette justification déjà opérée en dehors de nous. La vie morale duchrétien se trouve ainsi placée, non plus sous le signe de la contrainte et de la peur, maisde la spontanéité et de la joie. Le bon arbre, explique Luther, n'est pas contraint deproduire de bons fruits ; il en produit spontanément, parce qu'il est un bon arbre. Par la

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justification, opérée « extra nos », l'homme est devenu ce bon arbre qui produit de bonsfruits.

Luther veut libérer de la crainte et de l'angoisse

Il n'est pas question pour l'homme de se reposer, de considérer qu'il n'a rien à faire en cemonde. Mais il s'agit pour lui de ne pas mettre sa confiance dans ses propres œuvres oude chercher en elles l'assurance de son salut. Ce dont Luther voulait débarrasser lechrétien, c'est de la crainte et de l'angoisse. Celles-ci s'emparent fatalement de laconscience lorsqu'elle entend accomplir des œuvres qui la sauvent. L'homme, en effet,reste, même dans la foi, un pécheur et ses œuvres ne sont jamais bonnes. Il est, commeaime à le dire Luther, « semper justus ac peccator » (toujours juste et pécheur). Si, donc,il cherche son assurance et sa paix dans ce qu'il a accompli, il ne les trouvera pas. Laseule espérance lui est donnée par la grâce divine. Mais lorsqu'il reçoit cette assurancedans la foi, le voilà libéré pour entreprendre, avec toutes ses ressources, les œuvres del'amour, de l'entraide, du service des frères. Ce qu'il réalisera n'aura sans doute qu'unevaleur relative ou n'aura que la valeur d'un signe. Du moins la grâce donne-t-elle laliberté d'agir. Si Luther a lutté contre le monachisme de son temps, c'est qu'il y voyaitprécisément la renonciation à la vie active au service des hommes. On sait avec quellevigueur Calvin a exhorté les chrétiens à l'action et a même donné à cette action un style etune dimension tout neufs. Le calvinisme, par-delà l'espèce de résignation qui caractérisaitla piété médiévale, a engendré un type d'homme nouveau, plus conquérant, plus porté auxaventures et aux hardiesses qu'offraient les nouveaux moyens techniques de production.La célèbre thèse de Max Weber sur les origines protestantes du capitalisme moderne,même si elle doit être tempérée, n'en comporte pas moins une part de vérité. La doctrinede la justification par la grâce commandait, en effet une éthique nouvelle, non plus derésignation, d'ascèse et de mortification dans la crainte de perdre son salut, mais de libreexpansion créatrice dans l'assistance que le salut a été acquis une fois pour toutes « pronobis » par le Christ et que ce salut peut seulement être reçu par la foi.

Elle commandait aussi une réévaluation des rapports entre la loi et l’Évangile. Luther s'yest particulièrement attaché, en soulignant la doctrine paulinienne de la fin de la loi. Lechrétien n'est plus un homme sous la loi, mais un homme qui vit de la promesse del’Évangile. C'est pourquoi Luther bouscule toutes les lois ecclésiastiques, tout ce quiasservissait l'homme. Le chrétien est un homme libre, non pas de cette libertéorgueilleuse de Prométhée, mais de cette liberté humble d'un être qui reçoit chaque jour ànouveau le pardon de ses fautes et pour qui, en conséquence, l'avenir est toujours ouvert.

Par-delà ces deux thèmes majeurs de la pensée de la Réforme – l'autorité de l’Écriture etla justification par la seule grâce –, est-il possible de dégager un esprit duprotestantisme ?

Dieu est Parole vivante, la foi est l'écoute de la Parole

Comme le souligne André Dumas 10, on peut définir le protestantisme comme religion de

10 A. Dumas : « La Parole dans la Tradition protestante », in Lumière et Vie, no 88 (Lyon).

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la Parole, en ce sens qu'il conçoit Dieu non comme substance sacrée, mais comme Parolevivante. Ce trait apparaît comme une constante que l'on retrouve non seulement chez lesréformateurs, mais chez les théologiens contemporains, par ailleurs les plus opposés, telsque Karl Barth, Rudolf Bultmann, Gerhard Ebeling. Dieu ne se fait connaître à nous quecomme Parole et la spécificité de la révélation, c'est qu'elle est parole faite chair. La foin'est pas autre chose que l'écoute de la Parole. Le catholicisme informé par le thomismeavait eu tendance à privilégier la substance ontologique, présente dans les espèceseucharistiques, infuse dans le magistère ecclésiastique. Informé par la mystique, il faisaitde Dieu un silence ineffable. Le protestantisme enseigne que l'être de Dieu est Parole, et,par suite la relation entre Dieu et l'homme s'établit dans un dialogue où la Parolecommuniquée est reçue, où Dieu parle et où l'homme répond. De là, l'insistance duprotestantisme sur la prédication qui est une annonce de la Parole. Non pas qu'il aitnégligé les sacrements. Parole et sacrement constituent les deux pôles de son culte. Maisà l'intérieur de celui-ci le mouvement va de la Parole au sacrement, et non l'inverse. Dansla célébration eucharistique, l'attention ne se concentre pas sur les espèces, qui nedeviennent pas une substance sacrée (le pain reste du pain et le vin reste du vin), maisbien sur la Parole du Seigneur qui invite les fidèles au repas qu'il préside et où il se donneà eux comme Parole vivante. Nul acte de consécration des espèces n'est ici nécessaire.Aucune transformation substantielle ne doit être produite « ex opere operato » (du seulfait qu'une action extérieure est accomplie). Étant Parole, Dieu ne peut être figuré dans unsacré tangible. Le zèle iconoclaste de la Réforme, quels que soient les excès passionnelset les intolérances qui s'y sont mêlés, a une signification théologique : le chrétien estappelé à être attentif à la Parole, à la recevoir dans son cœur et son esprit, non à vénérerdes images, des statues ou des reliques.

L’Église est rassemblée par la Parole

L’Église non plus n'est pas substance sainte, caractérisée par la transmission d'un pouvoirsacré le long de la chaîne de la succession apostolique. Elle est rassemblement humain depécheurs pardonnés, rassemblement opéré par la Parole. Il y a Église, disent lesconfessions de foi de la Réforme, partout où la Parole est annoncée et les sacrementsdistribués conformément à l’Évangile. L’Église est donc d'abord un événement, car lepropre de la Parole, c'est de produire un événement. Les pasteurs sont des ministres(c'est-à-dire des servants) de la Parole. Ils n'ont d'autre privilège que leur connaissance dela Parole. Ils ne sont pas prêtres en ce sens qu'ils ne détiennent aucune qualité indélébilequi établirait une différence de nature entre les laïcs et eux. Le protestantisme aconsciemment refusé la distinction entre le sacerdoce universel de tous les croyants et lesacerdoce ministériel du prêtre. Il n'est aucun acte ecclésiastique accompli par un pasteurqui ne puisse l'être par un laïc. Si, en fait, un partage des tâches assez rigoureux s'estopéré dans l'histoire des Églises protestantes, ce partage n'a de signification quedisciplinaire et non dogmatique.

N'étant autre chose que l'événement du rassemblement par la Parole, l’Église n'est pasdétentrice ou dispensatrice du salut, elle annonce ce salut. Elle n'accorde pas l'absolutiondes péchés, mais elle l'annonce et l'atteste. Il est vrai que sociologiquement, leprotestantisme a eu du mal à lutter contre la tentation de faire de l’Église une institutiondistributrice des moyens de grâce. Mais il est possible de suivre dans l'histoire de sathéologie, de vigoureuses réactions toutes les fois où cette tentation risquait de l'emporter.

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Qu'on songe à la dénonciation de l’Église établie par Kierkegaard.

La foi n'exclut pas l'exégèse critique

Parce que Dieu est Parole, la foi de l'homme ne peut être que confiance. La Parole nepeut être que crue ou refusée Ou bien l'homme la reçoit comme le concernant dans sonexistence, ou bien il la déclare étrangère à son existence. Que l'homme soit foi, celasignifie qu'il n'est pas crédulité. Celle-ci se nourrit de l'attente d'apparitions surnaturelles.Elle a pour objet le sacré visibilisé. On conçoit, dans ces conditions, le rôle particulier del’Écriture, tel que nous l'avons caractérisé. Elle n'est que moyen de faire accéder à laParole. Elle n'est que le témoignage que Dieu parle. Aussi faut-il considérer commedécadentes les périodes où le protestantisme est devenu la religion du Livre sacré,substituant ainsi à une théologie de la Parole « une idéologie de l’Écriture 11 ». Dans soneffort pour répudier l'objet sacré, pour ne pas être une « religion » — dans le sens où lareligion est manipulation précautionneuse d'objets sacrés —, le protestantisme n'a pastoujours été au bout de son propre mouvement et il lui est arrivé de faire de la Bible un «pape en papier ».

Il a parfois nourri des tendances littéralistes 12 et théopneustiques qui reviennent àconsidérer la lettre même de la Bible comme divinement inspirée. Ainsi la notion deParole, en tant qu'événement, se trouve-t-elle éliminée. Mais il convient d'ajouter que leprotestantisme a agi d'une façon plus conforme à son propre esprit, lorsqu'il n'a pasinterdit, mais encouragé l'utilisation des méthodes historico-critiques dans l'étude de laBible. Il signifiait par là que la Bible, en tant que recueil de documents historiques, estjusticiable des mêmes méthodes d'exégèse que tout document profane. Cette liberté àl'égard de la Bible a sans doute conduit, à la fin du XIXe siècle en particulier, à unehypercritique aussi excessive que conjecturale, parfois même à une réductioninacceptable du contenu biblique à des idées générales, telles que la paternité de Dieu etla fraternité des hommes (Adolf von Harnack).

Le libéralisme protestant, contemporain du modernisme catholique, a eu le tort de penserque les méthodes historico-critiques pouvaient dégager le noyau, hypothétiquementreconstitué, avait seul autorité pour fonder la vie et la foi chrétiennes. Tout comme lelittéralisme, mais par d'autres méthodes, il faisait aussi l'économie de l'événement de laParole qui peut retentir au travers du texte biblique, cet événement étant la rencontre avecle Christ vivant, qui est tout à la fois le Jésus de l'histoire et le Christ de la foi. C'est sansdoute Karl Barth qui, à l'époque contemporaine, a le mieux mis en lumière ce caractèred'événement de la Parole.

L'esprit du protestantisme ne va pas sans risques

Sans doute, cet esprit du protestantisme implique-t-il pour les Églises issues de laRéforme une certaine fragilité. L'événement de la Parole est la seule garantie durassemblement ecclésial. Comment, dans ces conditions, l’Église sera-t-elle assurée d'unecontinuité à travers l'histoire ? Les Églises, protestantes ont certes des institutions et des

11 A. Dumas : « La Parole dans la Tradition protestante », in Lumière et Vie, no 88.12 Dieu aurait dicté l'Écriture dans sa lettre même. Voir L. Gaussen : Théopneustie ou pleine inspiration des Saintes Écritures (Paris-Genève, 1840).

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structures sociologiques. Mais celles-ci sont considérées comme des moyen d'expression,indispensables, certes mais relatifs. En réalité, le protestantisme, pour être conséquentavec lui-même, ne peut trouver d'autre garantie à l’Église que dans la promesse et lafidélité de Dieu. En outre, si la Parole doit être toujours à nouveau écoutée au travers del'Écriture, il devient difficile de constituer un corps doctrinal rigide. Sans aucun doute leprotestantisme a des dogmes exprimés dans ses confessions de foi. Mais si dignesd'attention et de respect que soient ces dogmes, leur autorité reste néanmoins seconde parrapport à la Parole et on ne saurait exclure, en principe, leur révision et leurreformulation. La dogmatique protestante est toujours un examen critique des dogmesformulés au cours de l'histoire et l'instance critique est ici encore la Parole de Dieu àlaquelle l'Écriture rend témoignage. L'idée d'un magistère doctrinal fixant, une fois pourtoutes, la vérité doctrinale est incompatible avec l'esprit même du protestantisme. Aussibien la foi étant foi à la Parole dite par une personne, n'a pas pour objet un ensemble depropositions doctrinales. Celles-ci sont assurément nécessaires pour l'enseignement, latransmission du message, la prise de conscience des incompatibilités entre la foichrétienne et d'autres doctrines ou visions du monde. Cette nécessité demeure seconde,elle représente l'effort de la foi pour rendre compte, en termes intelligibles, de l'espérancedont elle vit. Ce qui est décisif, c'est que l'adhésion de la foi ne porte pas, en premièredémarche, sur des propositions doctrinales. Les dogmes ont seulement une valeur «indicative » 13.

ÉLÉMENTS DE DÉMOGRAPHIE DU PROTESTANTISME (années 1970)

Que représente aujourd'hui le protestantisme mondial ? Il est difficile de répondre à cettequestion avec une grande précision scientifique. Les statistiques que nous possédons nesont pas homogènes ; certaines sont d'origine étatique, d'autres d'origine ecclésiastique.Les unes et les autres ne sont pas fondées sur les mêmes critères. En outre, certainesÉglises ne comptent que les membres adultes ayant explicitement fait profession de leurappartenance à l’Église, d'autres comptent tous les baptisés. On peut cependant affirmerqu'il existe, dans le monde, environ 300 millions de protestants qui se répartissentgéographiquement de la façon suivante : Europe : 110 millions, Amérique du Nord : 130millions, Afrique 22 millions, Asie : 12 millions, Australie et Océanie : 9 millions,Amérique du Sud : 10 millions. L'expansion du protestantisme s'est faite d'abord del'Europe vers le Nouveau Monde. C'est surtout au XIXe siècle que s'est faite lapénétration en Afrique, en Asie et en Océanie. La répartition entre les principales famillesconfessionnelles est, grosso modo, la suivante : luthériens : 75 millions ; réformés (oupresbytériens) : 50 à 55 millions ; anglicans : 38 à 40 millions ; méthodistes : 41 à 42millions ; baptistes : 50 à 60 millions congrégationalistes : 6 millions ; quant auxpentecôtistes, qui se sont beaucoup développés, ils refusent d'établir des statistiques.

Le protestantisme est-il en expansion ou en recul ? Il n'est pas possible de donner uneréponse globale à cette question. On peut dire qu'en Europe et en Amérique du Nord,compte tenu de l'accroissement général de la population, ses effectifs sont stables. Lesconversions du protestantisme au catholicisme équilibrent les conversions en sensinverse. Cependant, il faut tenir compte d'une déchristianisation générale, dontl'importance peut difficilement être chiffrée : il s'agit le plus souvent d'un lent processusde détachement. Certains pays très urbanisés et industrialisés connaissent un mouvement

13 M.A. Chevallier : la Prédication de la Croix (Paris, Le Cerf, 1971).

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plus rapide. En Allemagne occidentale, où, pour échapper à l'impôt ecclésiastique, il fautsignifier par écrit sa sortie de l’Église, on note ces dernières années un accroissement desdéclarations de sortie (42000 en 1967, 54000 en 1968). Le protestantisme s'estconsidérablement accru en Autriche (20 % depuis 1945), mais cet accroissement est enpartie dû à l'afflux des réfugiés en provenance des anciens territoires austro-hongrois. Enrevanche, un mouvement en faveur du protestantisme s'est dessiné au cours des deuxdernières décennies en Italie méridionale ; il est trop tôt pour se prononcer sur la stabilitéde ce phénomène. Lents progrès du protestantisme espagnol, malgré le régime de semi-liberté qu'il connaît. Le protestantisme français, victime de la dépopulation des régionsqui constituaient ses réserves, connaît un fléchissement certain depuis la fin de lapremière guerre mondiale. Un fait mérite encore d'être signalé en Europe, c'est lacroissance du baptisme en Russie soviétique. L'Amérique du Nord a connu, depuis ledébut du siècle, une remarquable croissance des effectifs de toutes les confessions, Lareligion semble avoir été un remarquable moyen d'identification sociale. Mais, pour desraisons qui tiennent sans doute à la structure même de la civilisation, ce mouvementparaît stoppé.

L'Amérique du Sud offre l'exemple le plus spectaculaire de croissance rapide duprotestantisme. Ce continent ne comptait que 122000 protestants en 1916 ; on endénombrait 5 à 6 millions en 1957, et on avance aujourd'hui le chiffre de 10 millions. Onestimait, en 1962, qu'environ 1000 catholiques passaient journellement au protestantisme.Depuis lors, le mouvement s'est quelque peu ralenti. Le petit nombre de prêtrescatholiques, leur formation insuffisante, l'inexistence de paroisses qui fussent devéritables communautés, expliquent sans doute cet attrait pour le protestantisme ; ilconvient d'y ajouter l'extraordinaire dynamisme des missions Pentecôtistes.

La christianisation de l'Afrique est relativement lente, surtout si on la compare à laprogression de l’Islam. On estime cependant à 200000 le nombre des Africains quientrent chaque année, par le moyen du baptême, dans les Églises protestantes. Beaucoupde ces Églises, nées de la mission, ont cependant connu depuis la fin de la seconde guerremondiale des schismes considérables, aboutissant à la création d’Églises chrétiennesindépendantes, répudiant les formes occidentales du christianisme, ayant volontiers uncaractère messianique très accentué et conférant à la personne du fondateur unesignification religieuse assez inquiétante.

Le christianisme est d'implantation beaucoup plus ancienne en Asie qu'en Afrique, maissa pénétration y a été beaucoup plus lente, en raison de la résistance offerte par lesgrandes religions monothéistes traditionnelles. Un pays comme l'Inde ne compte que 12,5millions de chrétiens, dont 4 à 5 millions de protestants. Les pays où la progressionprotestante a été la plus rapide sont sans doute l'Indonésie (de 1966 à 1969 le nombre desbaptêmes a augmenté de 50 %), la Corée, qui compte 1,5 million de presbytériens et deméthodistes, et la Birmanie, avec 800000 protestants. Le protestantisme comptait enChine, avant la révolution, 1 million de fidèles. Il y exerçait une forte influence par lemoyen de ses universités. On ignore ce qui subsiste de ces communautés à l'heureactuelle. Faible au Japon (environ 700000 fidèles), le protestantisme n'en a pas moins,surtout grâce à ses institutions scolaires et universitaires, un rayonnement certain.L'avenir du protestantisme, comme celui du christianisme en général, est lié à la façondont il saura répondre aux questions et aux défis de la nouvelle civilisation

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technologique.

TYPOLOGIE ECCLÉSIASTIQUE DU PROTESTANTISME

Le protestantisme n'attache pas une importance primordiale à la structure et àl'organisation de l’Église. Ses confessions de foi soulignent seulement la nécessité d'unministère par lequel la Parole de Dieu est annoncée et les sacrements administrés. Bienque Calvin ait été, beaucoup plus que Luther, un organisateur d'Église et qu'il attachât unevaleur relative, mais certaine, à la discipline ecclésiastique, il ne faisait point de difficultépour admettre que la hiérarchie épiscopale puisse subsister dans l’Église d'Angleterre,pourvu que le « pur Évangile » y fût effectivement annoncé. La définition de l’Églisedonnée par la Réforme confère une importance fondamentale à la communauté locale :c'est en elle, d'abord, que le corps du Christ prend forme. Ce souci de la congrégationconcrète est une constante de l'ecclésiologie protestante. Mais l'universalité ou catholicitéde l’Église ne doit cependant pas être perdue de vue : la communauté locale est, certes,l'expression privilégiée de l’Église universelle, elle ne l'épuise pas. Aussi verra-t-on lesÉglises issues de la Réforme se donner des structures qui tiennent compte de ces deuximpératifs. Mais ces structures ne sont pas uniformes. Le cloisonnement national, quicaractérise l'Europe des temps modernes, n'était guère compatible avec une concertationdes différentes Églises. En outre, l'organisation fut bien différente selon qu'il s'est agid’Églises établies dans des nations passées globalement à la Réforme (Scandinavie) oud’Églises coexistant avec l’Église catholique et s'opposant à elle. La combinaison entreune inspiration fondamentale et les vicissitudes de l'histoire a dégagé un certain nombrede types de structures ecclésiales.

Le type hiérarchique épiscopal prévaut dans les régions où la coupure avec Rome s'estfaite de la façon la moins brutale : Église d'Angleterre, Églises luthériennes des paysscandinaves. Le type presbytérien synodal consiste dans une hiérarchie d'assemblées et deconseils : assemblée paroissiale et conseil presbytéral au niveau local ; synode régional etconseil régional ; synode national et conseil national. C'est le régime qui prévaut dans lesÉglises réformées de France, d’Écosse, de Suisse, d'Italie, etc.

Entre ces deux types nettement caractérisés, il y a des types mixtes qui combinent lerégime des synodes et des conseils avec l'épiscopat ; c'est le cas pour les Églisesluthériennes d'Allemagne, luthériennes et réformées de Hongrie, etc. L'évêque est alorsélu par le synode, soit à vie, soit à temps. Mais il n'est pas uniquement le mandataire dusynode, il a une autorité propre. L'épiscopat est une forme particulière du ministèrepastoral. On peut noter d'ailleurs que le type presbytérien synodal s'est rapproché du typeépiscopal, en ce sens que les présidents des différents conseils se sont vu attribuer despouvoirs épiscopaux. Inversement, les Églises de type épiscopal se sont dotées desynodes. L'évolution est en cours dans l’Église d'Angleterre, ce qui signifie quel'ensemble des fidèles participe, par délégation, au gouvernement de l’Église.

Le type congrégationaliste est caractérisé par l'autonomie de la congrégation locale. Cetteautonomie va souvent très loin : elle s'étend aux problèmes liturgiques et mêmedoctrinaux. Le congrégationalisme américain, le baptisme, le librisme représentent deséchantillons de ce type. Toutefois ici aussi, une évolution se fait sentir : les congrégationslocales étaient toujours unies entre elles par un lien de nature fédérale, mais ce lien tend à

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se renforcer. À une époque où les Églises ont à affronter des problèmes mondiaux, oùelles doivent élaborer une stratégie missionnaire, l'ancien congrégationalisme se révèleinsuffisant.

Une autre typologie est applicable aux Églises protestantes elle ne recoupe quepartiellement la précédente. Dans les régions où le protestantisme est majoritaire et oùl’Église possède, de ce fait, une position quasi officielle, prévaut le type ecclésiastique ditmultitudiniste. C'est un type d’Église dont sont membres tous ceux qui sont d'ascendanceprotestante, pour autant qu'ils n'aient pas manifesté la volonté de s'en séparer. Ce typed’Église est le témoin d'un régime de chrétienté où il allait de soi que chaque hommerelevait d'une Église.

L'autre type d’Église, né des différents mouvements de réveil du XVIIIe et du XIXesiècle, est l'Église de professants, ainsi dénommée parce que l'entrée dans l'Église estconditionnée par une profession personnelle de foi. D'ordinaire ce genre d’Église nepratique que le baptême des adultes. Il est contemporain de la période de dissolution de lachrétienté. Les Églises de professants se caractérisent par une sorte de militante de leursfidèles.

Il faut redonner un sens à l'engagement personnel

Mais, entre ces deux types, une osmose s'est nécessairement produite. Dans un monde oùla foi ne va plus de soi, où des idéologies variées la combattent, il est nécessaire de rendreà l'engagement chrétien un caractère plus sérieux. Aussi, les Églises multitudinistess'efforcent-elles de donner à la confirmation le caractère d'un engagement personnel(confirmation retardée à l'âge de 16 ans ou 18 ans, instruction religieuse prolongée,efforts pour remédier au caractère quasi automatique de la confirmation). En mêmetemps, beaucoup d'entre elles remettent en question la pratique du baptême des petitsenfants. Théologiquement justifié comme signe de la grâce prévenante de Dieu, lepédobaptisme risque en effet de perdre son sens lorsque les parents, plus ou moinsdétachés de l’Église, n'y voient plus qu'un rite social. Mais, parallèlement, les Églises deprofessants évoluent : d'une part, elles reconnaissent que le type professant est devenu àson tour un modèle traditionnel (on est professant de père en fils, par tradition familiale) ;d'autre part, elles sont beaucoup plus réservées sur le caractère émotionnel et affectif desprofessions de foi individuelles.

Ces osmoses entre les types ecclésiaux sont le signe d'une recherche de nouvelles formesde vie communautaire, à la fois plus ouvertes vers l'extérieur et plus centrées sur desprojets communs. L'existence dans le protestantisme, comme dans le catholicisme, degroupes informels contestataires (appelés aussi communautés de base ou Églisesouterraine) est un autre symptôme de cette inquiétude et de cette recherche.

LE PROTESTANTISME A LA RECHERCHE DE SON UNITÉ

Ce sont les missions qui ont le mieux fait sentir aux Églises protestantes le scandale deleurs divisions, scandale éprouvé de façon bien plus dramatique dans les champsmissionnaires que dans les pays de vieille chrétienté. Les indigènes, en effet ne cessaientde demander pourquoi le même Évangile donnait lieu à la constitution d’Églises

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différentes, voire concurrentes. Ainsi, dès 1910, la première conférence missionnairemondiale, réunie à Édimbourg, demandait-elle aux Églises de chercher inlassablement lavoie de l'unité. Sans doute les divisions internes du protestantisme n'avaient-elles pas eudans le passé un caractère dramatique ; elles avaient tout de même rendu la communioneucharistique impossible entre anglicans et protestants et souvent entre luthériens etréformés. Les circonstances politiques, la persécution dans certains pays, la difficulté descommunications avaient rendu difficile au XVIIe siècle tout effort de rapprochement.Aussi bien les différents courants de la Réforme étaient-ils cristallisés en orthodoxiesrigides. Le synode de Dordrecht (1631), qui s'était proposé d'obtenir un accord, fut unéchec. Au XVIIIe siècle et pendant une bonne partie du XIXe, le protestantisme futsecoué par de nombreux conflits doctrinaux rationalisme, piétisme, orthodoxie,libéralisme, qui eurent pour effet de créer de vives tensions à l'intérieur de chacune desÉglises, ce qui n'était point favorable à une réunification. Les tentatives ne manquèrentpas, surtout au XIXe siècle ; mais, d'une part, elles eurent lieu sur le plan national, d'autrepart, elles se heurtèrent à la division des esprits à l'intérieur de chaque Église. C'est ainsiqu'en France, dès 1841, de nombreuses assemblées réclamèrent l'union des réformés etdes luthériens ; vainement d'ailleurs, car les luthériens passaient pour libéraux, tandisqu'une bonne partie des réformés avaient été touchés par le réveil piétiste.

Les associations de jeunesse et de mission interpellent les Églises

Pour que s'amorçât le mouvement de réunification, il fallait que fût dépassé le cadrenational trop étroit. C'est ce qui se produisit avec l'apparition des mouvements dejeunesse internationaux et interconfessionnels : l'Alliance universelle des unionschrétiennes de jeunes gens (fondée à Paris en 1855), l'Alliance universelle des unionschrétiennes de jeunes filles (1894) et la Fédération universelle des associationschrétiennes d'étudiants (1895). Tous ces mouvements étaient caractérisés par unepréoccupation d'évangélisation qui dépassait le cadre des Églises de la Réforme. Ilsdonnèrent à la jeune génération le sens de l'universalité et lui permirent de vivre uneexpérience d'unité transconfessionnelle. La charte des U.C.J.G, dite base de Paris, quidevait servir de fondement à toutes ces associations, est significative : « Les Unionschrétiennes de jeunes gens ont pour but d'unir entre eux tous les jeunes qui reconnaissent,conformément à l’Écriture, Jésus-Christ comme leur Dieu et leur Sauveur, sont sesdisciples dans leur foi et dans leur vie et veulent ensemble étendre le Royaume de leurMaître parmi les jeunes. » Le mouvement cherche l'unité au-delà des divisionsecclésiastiques. En outre, c'est un mouvement de laïcs, et il n'est soumis au contrôled'aucune autorité ecclésiastique.

Les missions ne tardèrent pas à poser la même question : l'évangélisation ne suppose-t-elle pas le dépassement des frontières confessionnelles ?

L'action conjuguée des missions et des mouvements de jeunesse réussit à créer un climatnouveau où la recherche de l'unité devint possible. Aussi bien les menaces annonçant lapremière guerre mondiale, la prise de conscience de la déchristianisation profonde dumonde occidental incitaient-elles les Églises à se poser avec plus de vigueur la question :avons-nous failli à notre tâche et, si c'est le cas, la cause n'en est-elle pas notre absenced'unité ?

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L'unité se cherche dans le mouvement œcuménique

Ces expériences et ces questions devaient donner naissance au mouvement œcuméniquedu XXe siècle.

Le protestantisme a tendance à penser qu'unité ne signifie pas uniformité et qu'il y aintérêt à maintenir une grande diversité de traditions religieuses, de styles de piété, deformes liturgiques, et que l’Église doit donner l'exemple du refus de la centralisationadministrative. L'unité lui parait pleinement réalisée lorsque sont tombées toutes lesbarrières qui empêchaient les fidèles de se retrouver autour de la même table decommunion eucharistique. Quant à l'unité dans l'action, la mission, le témoignage et leservice des hommes, elle se réalise déjà soit au niveau du conseil œcuménique, soit auniveau des conseils régionaux (comme le Conseil chrétien du Sud-Est asiatique ou leConseil des Églises de toute l'Afrique), ou de conseils nationaux (comme le Conseilnational des Églises du Christ aux États-Unis, la Fédération protestante de France,l'Evangelische Kirche in Deutschland, etc.).

De toute façon, le fondement spirituel et doctrinal d l'unité protestante semble êtrefermement posé en ce qui concerne les grandes Églises issues de la Réforme. Laprophétie de Bossuet, qui, pendant plus de deux siècles, a paru se réaliser, est maintenantà bout de souffle.

Cependant, il faut tenir compte pour le protestantisme comme d'ailleurs pour lecatholicisme, d'une autre hypothèse en ce qui concerne l'avenir : des clivages nouveauxapparaissent au sein des Églises chrétiennes. Ils ne portent plus sur les débats classiquesqui ont été à l'origine de la rupture du XVIe siècle ou à l'origine des scissions à l'intérieurdu protestantisme lui-même. Ils portent sur des débats tantôt de théologie proprementdite, tantôt d'éthique sociale et politique. D'une part, en effet, le grand succès connu parles thèses de Bultmann et de ses élèves concernant la démythisation de l’Écriture, c'est-à-dire la distinction entre le message central de l’Écriture (ou « kérygme ») et les images dumonde préscientifiques dans lesquelles ce kérygme s'est exprimé, ont fait renaître danstoutes les Églises des discussions passionnées sur l'interprétation de l’Écriture(herméneutique) et ont naturellement donné naissance à des modes de prédication etd'enseignement nouveaux. D'autre part, beaucoup de chrétiens, tant protestants quecatholiques, s'interrogent sur la solidarité de fait qu'ils croient déceler entre l’Église,comme institution, et les diverses formes de pouvoir politique et économique. Ilscherchent à définir les voies d'un christianisme plus révolutionnaire et plus contestataire.Ils pensent volontiers que l'avenir de l’Église se joue sur sa capacité d'engagement auxcôtés des opprimés, des victimes de l'injustice et de l'aliénation. Ils ont tendance à penserque l'orthodoxie ne doit pas l'emporter sur l'orthopraxie. Au XVIe siècle, la questiondécisive était bien celle du salut par pure grâce ; au XXe siècle, c'est celle du service duprochain par le moyen d'une révolution dans les structures économiques et sociales. Hier,il s'agissait de l'interprétation correcte de l'« Épître aux Romains » ; aujourd'hui, il s'agitde prendre au sérieux le grand récit du jugement dernier de « Matthieu, XXV ». Onn'hésite pas à parler d'une théologie de la révolution. Ces nouveaux clivages quiapparaissent dans toute la chrétienté auront-ils demain comme conséquence de nouvellesruptures, imprévisibles à l'heure actuelle ? La question doit être posée.

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LE PROTESTANTISME DANS LA SOCIÉTÉ GLOBALE L'ÉTHIQUE SOCIALE PROTESTANTE

Il est bien clair que, suivant les époques et suivant les régions du monde, leprotestantisme a entretenu avec la société globale et avec l’État des relations trèsdifférentes. Cette variété est encore accusée si l'on considère le caractère majoritaire ou lecaractère minoritaire du protestantisme dans les différents pays. Dans les paysscandinaves, le protestantisme représente 95 % de la population, le roi est théoriquementle chef de l’Église et certaines décisions ecclésiastiques, de caractère généralementadministratif, font l'objet d'un vote au Parlement. En France, il est très minoritaire :850000 fidèles sur une population de 50 millions d'habitants. Il a derrière lui une histoiredifficile : ayant conquis près de la moitié du royaume vers 1560, il est contraint, à partirde 1685 (révocation de l'Édit de Nantes), à une existence clandestine qui durera jusqu'à laveille de la Révolution. Ayant reçu du Premier Consul un statut officiel, qui le met sous ladépendance de l’État, il connaîtra des fortunes variées au cours du XIXe siècle ; souventen butte aux tracasseries administratives, il acceptera avec enthousiasme la loi deséparation de 1905. La confrontation de ces deux exemples suffit à faire comprendrecombien l'intégration du protestantisme dans la société globale fut variable.

Les consciences s'éveillent au respect des libertés

Il nous paraît possible de dégager, à la lumière de l'expérience des dernières décennies,un certain nombre de règles de conduite, appliquées par les Églises protestantes dans ledomaine de l'action politique et sociale.

Elles ne prennent position ni en faveur des idéologies politiques, quelles qu'elles soient,ni contre elles. Le marxisme lui-même n'a fait l'objet d'aucune condamnation officielle deprincipe de la part des autorités protestantes. L'expérience des Églises situées dans lespays communistes de l'Est est que le témoignage chrétien peut et doit être rendu dans lesrégimes communistes comme dans les régimes capitalistes et que, si les obstaclesrencontrés ici et là ne sont pas de même nature, ils ne sont pas moins réels ici et là. Aussivoit-on les Églises protestantes en République démocratique allemande, enTchécoslovaquie, en Hongrie exhorter leurs fidèles à participer loyalement à l'édificationd'un État socialiste, sans rien renier de leurs convictions chrétiennes, c'est-à-dire sansadhérer à l'idéologie marxiste. On conçoit que ce soit là un pari difficile à tenir. Mais ilest effectivement tenté.

Sans lien avec les diverses idéologies, les interventions publiques des Églises portentuniquement sur des problèmes concrets où se trouvent manifestement engagés l'existence,la survie, la liberté, la dignité de l'homme, son droit à s'exprimer pleinement et où cesÉglises peuvent justifier, à partir de leur foi, leurs interventions dans la vie de la sociétéglobale.

En règle générale, les Églises protestantes paraissent préférer les interventions publiquesaux moyens de pression occultes. Elles s'efforcent d'alerter et d'informer l'opinion. Il sepeut qu'elles recourent à des moyens ayant valeur de pression ; mais elles ont tendancealors à le déclarer ouvertement. C'est ainsi que plusieurs grandes Églises américaines, fortriches, ont notifié aux banques qui financent les États ségrégationnistes d'Afrique du Sud,

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le retrait de leurs capitaux et ont fait connaître leur décision par la presse.

La plupart du temps, les Églises protestantes ne se reconnaissent pas le droit de proposeraux problèmes cruciaux de l'heure des solutions techniques, qui ne sont pas de leurcompétence. Elles considèrent qu'à l'exemple des prophètes de l'Ancien Testament ellesdoivent surtout avertir d'un danger, mettre en garde, voire dénoncer des pratiquesinadmissibles.

Il arrive que les Églises protestantes se joignent à d'autres mouvements pour mener à bienune campagne d'information. Mais elles ne le font que pour un temps et un objectiflimités. À l'époque actuelle, elles s'efforcent plutôt d'agir en collaboration avec d'autresÉglises chrétiennes, spécialement avec l’Église catholique romaine.

Elles considèrent que leur ministère politique est d'éveiller au sein des paroisses ou demouvements spécialisés, le sens de la responsabilité civique et sociale des fidèles,lesquels sont conviés à s'engager librement dans les partis ou syndicats ou autresorganisations familiales, culturelles (maisons de la culture, associations de parents etélèves, etc.) de leur choix. Le protestantisme, en effet, a toujours considéré que l’Églisen'avait pas à limiter la liberté d'action de ses fidèles, mais qu'elle devait les aider à faireeux-mêmes, en toute connaissance de cause, leurs choix. Il est des questionsparticulièrement urgentes (la lutte contre le racisme, pour le développement) quirequièrent un engagement collectif de l’Église ; d'autres, où l’Église, tenant compte de ladiversité des options personnelles, ne peut que susciter l'engagement individuel de sesmembres, selon les modalités qui leur paraîtront convenables. En règle générale, et saufde très rares exceptions (aux Pays-Bas, dans tel canton de Suisse alémanique), les Églisesprotestantes, par respect de la laïcité, se sont refusé, même lorsqu'elles sont majoritaires,à constituer des partis ou des syndicats dits chrétiens.

Les quelques indications que nous donnons sur l'éthique sociale des Églises protestantes àl'heure actuelle ne doivent cependant pas faire oublier qu'il existe en elles bien descourants piétistes qui estiment qu'il y a une distance telle entre l'Évangile et le mondequ'il convient de maintenir une distinction absolue entre le spirituel et le temporel et quel’Église doit uniquement se consacrer au soin des « âmes ». Bien que ces courants soienten régression, ils peuvent, ici et là, paralyser les initiatives de l’Église. Leur existenceexplique que quelques communautés protestantes, peu nombreuses, n'ont pas cru jusqu'icipouvoir rejoindre le Conseil œcuménique.

PRATIQUE ET PIÉTÉ DANS LE PROTESTANTISME

Les études scientifiques concernant ces problèmes délicats ne sont pas encore trèsnombreuses et c'est pourquoi nous ne pouvons donner ici que des indications générales.

Le salut est lié à la foi, non aux œuvres

La pratique est plus difficile à cerner dans le protestantisme que dans le catholicisme, carelle ne fait l'objet d'aucune codification canonique. La limite entre le nécessaire et lesurérogatoire n'est pas tracée et cela pour une raison doctrinale : éviter la reconstitutiond'une religion du mérite. La pratique est seulement une aide pour la foi. On peut, certes,

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d'un point de vue sociologique, appliquer au protestantisme les catégories de pratiquantsque Gabriel Le Bras a définies pour le catholicisme : détachés et indifférents, pratiquantssaisonniers, pratiquants réguliers, dévots, mais les délimitations à l'intérieur duprotestantisme sont moins nettes, parce que les actes de la pratique sont à la fois moinsnombreux et moins rigoureusement définis (le protestantisme ne connaît ni la confessionauriculaire obligatoire ni l'extrême-onction. ; le mariage n'est pas considéré comme unsacrement ; la Réforme n'a retenu que les deux sacrements attestés par l’Écriture : lebaptême et la sainte Cène). En règle générale, sauf dans les régions où le protestantismeest très minoritaire, la participation au culte est plus faible dans les Églises de la Réformeque dans l’Église catholique.

Une autre différence caractérise les deux types de pratique : le catholique reconnaît laprésence de l’Église là où il y a un prêtre et un sanctuaire ; le protestant reconnaît laprésence de l’Église à l'existence d'une communauté locale, n'eût-elle point de pasteur. Enconséquence, le catholique même fidèle et engagé dans les œuvres de l’Église, peut fortbien pratiquer en dehors de la communauté paroissiale à laquelle il est rattaché (c'est trèssouvent le cas dans les villes), le protestant est, en revanche, beaucoup plus attaché à saparoisse. Le catholicisme possède de nombreux sanctuaires qui ne sont pas le centre decommunautés paroissiales, le protestantisme ignore à peu près totalement ce phénomène.L'insistance sur la communauté paroissiale est signifiée d'une façon particulièrementnette dans une évolution importante de la pratique eucharistique. Contrairement au vœudes réformateurs, la tradition s'était établie dans les Églises de la Réforme de ne célébrerla sainte Cène que lors des grandes fêtes chrétiennes (pratiquement quatre fois par an).Cette tradition s'inspirait de la crainte du magisme sacramentel, que la dévotion populairefavorise ordinairement. Aujourd'hui, cette tradition s'effrite : sous l'influence durenouveau théologique marqué par Karl Barth, des études sur le culte dans l’Égliseprimitive, du renouveau liturgique, très sensibles depuis un demi-siècle, mais aussi poursceller plus fortement la vie communautaire, la sainte Cène est célébrée beaucoup plusfréquemment. De nombreux essais ont également été faits pour donner toute sasignification communautaire à la sainte Cène en l'intégrant au sein d'un véritable repasréunissant les fidèles.

Liturgie et vie mystique

Quant à la vie liturgique, elle a été marquée au cours du dernier demi-siècle par deuxtendances : la plus ancienne (très développée dans le mouvement allemand dit deBerneuchen, dans le mouvement suisse « Église et Liturgie » ou dans la Communautéinternationale de Taizé) visait à enrichir la liturgie protestante, souvent assez pauvre,surtout dans les Églises réformées, de tout le trésor liturgique de l’Église ancienne et àintroduire dans la liturgie des moments d'adoration plus marqués. La seconde, plusrécente, nourrie par les recherches du Conseil œcuménique sur les nouvelles formes deculte à une époque sécularisée, vise, au contraire, à introduire dans le culte la spontanéité,le dialogue, les formes musicales les plus modernes, ainsi que les instruments quijusqu'ici n'avaient pas l'estampille du sacré.

On a souvent relevé le caractère peu mystique de la piété protestante. Bien que le terme «mystique » ait des acceptions extrêmement diverses, on peut dans l'ensemble ratifier cejugement.

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L'élimination de la mystique a sa source dans les options théologiques du protestantisme :d'une part, l'affirmation qu'il n'y a qu'un seul médiateur entre Dieu et l'homme, le Christdes Évangiles – et qu'on n'a accès à Dieu que par le Christ – exclut toute tentation decontempler Dieu face à face et de se perdre en lui. Si mystique il y a dans leprotestantisme, elle ne peut prendre forme que dans cet effort de « contemporanéité »(Kierkegaard) avec le Christ, qui est, bien sûr, le ressuscité monté au ciel, mais qui resterajusqu'à la fin des temps le crucifié de Golgotha ; d'autre part, le personnalisme protestants'éloigne de toute relation avec Dieu, qui ne serait pas une relation interpersonnelle, oùchacun des partenaires conserve jusque dans la communion la plus profonde son identité.C'est ainsi qu'à la différence des Pères de l’Église et de la théologie orientale, leprotestantisme ne voit pas l'avenir de l'homme comme une divinisation, mais bien commeun accès à l'humanité authentique, dont le Christ est le premier-né. C'est l'espérance decette manifestation d'une humanité plénière qui a conduit le protestantisme à miser dèsmaintenant sur la liberté et la responsabilité du chrétien. Le protestant n'est pas, ou dumoins ne doit pas être, un homme dirigé, mais un chrétien adulte. La cure d'âme estcertainement l'une des charges du ministère pastoral, non pas la direction de conscience.La nuance est importante, même si, en pratique, la limite entre les deux fonctions reste unproblème.

Ce que nous voulons souligner ici, c'est une visée constante du protestantisme : faire dechaque baptisé dûment instruit (école du dimanche, catéchisme) un homme qui assumerapleinement sa liberté, ne sera pas soumis à un directeur de conscience et sera à même departiciper, sur pied d'égalité avec les pasteurs, au gouvernement de l’Église. Mais il estbien évident qu'une telle visée n'aura de chances de se réaliser que dans la mesure où leprotestant aura une conscience suffisamment vive du contenu de sa foi et de sesimplications. Dans une civilisation sécularisée, cette conscience ne se développe passpontanément. La croissance dans la foi ne va pas de pair avec le développementintellectuel et la foi risque de rester infantile. C'est pourquoi la promotion des laïcs est unobjectif constant du protestantisme. Elle a été systématiquement poussée depuis la fin dela seconde guerre mondiale. Le Conseil œcuménique, par son département des laïcs, y abeaucoup encouragé les Églises. À des institutions déjà anciennes, comme les écoles dudimanche pour adultes, très répandues aux États-Unis, se sont ajoutées des institutionsnouvelles, tels les académies évangéliques en Allemagne et en Suisse, les centres deformation et de recherche en France, qui réunissent en session d'assez longue durée deslaïcs, généralement groupés par professions, classes d'âge, pour étudier avec eux lasignification de la foi chrétienne au niveau des problèmes qu'ils vivent dans leurprofession, dans leur vie civique ou technique.

La lecture scientifique de la Bible est encouragée

Cette institutionnalisation de la formation des laïcs intervient à un moment où lacomplexité des problèmes que chacun affronte dans sa vie est telle que la piétéindividuelle et la réflexion solitaire n'en viennent plus à bout. À quoi s'ajoute le fait que leprotestantisme connaît, à l'heure actuelle et depuis plusieurs décennies, un déclin desformes et des pratiques de piété individuelle et familiale qui avaient fait sa force dans lepassé : la lecture quotidienne de la Bible, le culte familial par le père ou la mère defamille — bien qu'aucune enquête d'ensemble n'ait été faite sur ce point — apparaissent

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comme des pratiques du passé liées à une structure patriarcale de la famille. Aussi bienfaut-il reconnaître que dans notre culture actuelle, la lecture naïve de l’Écriture, telle quel'avaient pratiquée, pendant des siècles, les paysans cévenols par exemple, n'est plussuffisante pour nourrir une foi adulte. Aussi a-t-on vu se développer dans leprotestantisme, parfois en collaboration avec des groupes catholiques, tout un effortcommunautaire de lecture et d'interprétation de la Bible qui tient compte des acquisitionsde l'exégèse scientifique et d'une herméneutique actualisante 14.

La piété protestante s'est caractérisée, dès les origines, par sa sobriété, son refus obstinédes dévotions et des médiations autres que celle du Christ, sa crainte, parfois excessive(en particulier chez les réformés), de tout ritualisme. Elle a subi, au XIXe siècle, sousl'influence des diverses formes de réveil, l'assaut d'une affectivité romantique, assaut dontl'abondante hymnologie protestante de cette époque porte la marque. Ce revivalisme, bienqu'il survive encore dans bien des jeunes Églises nées des missions du XIXe siècle oudans les mouvements pentecôtistes aux États-Unis, est aujourd'hui sur son déclin. Lapiété protestante actuelle semble trouver son expression dans une plus grande rigueurliturgique ou dans un modernisme assez dépouillé.

LE STYLE DE LA PENSÉE PROTESTANTE

Il est bien évident, surtout à notre époque, qu'il n'y a pas une pensée protestante unique.La Réforme du XVIe siècle portait déjà en elle une diversité de courants. Cette diversitéest encore plus accentuée de nos jours. Les distinctions classiques entre orthodoxes,libéraux et piétistes, si tant est qu'elles subsistent, ne recouvrent plus la diversité desécoles : néo-luthéranisme, néo-calvinisme, barthisme, bultmannisme, théologies de lamort de Dieu, théologies politiques, théologies diverses qui s'efforcent de s'inscrire dansun univers sécularisé, théologies de l'espérance, etc. Si cette diversité qui existeégalement au sein du catholicisme ne peut être endiguée malgré l'existence d'unmagistère doctrinal, à combien plus forte raison prend-elle dans le protestantisme uneallure de prolifération. Cependant, en faisant abstraction des contenus, et en nous entenant au style de la pensée il paraît possible de dégager certaines constantes de la penséeprotestante.

Le protestantisme fait appel à l'intelligence de la Parole

Elle est assurément marquée par un certain intellectualisme. Même si le protestantismen'est pas la religion du Livre, il reste qu'étant la religion de la Parole, d'une Paroleintelligible, il fera appel à toutes les capacités intellectuelles de l'homme et exigera de luiun effort culturel permanent. La Réforme ne s'est pas bornée à dresser des Églises partoutelle l'a pu, elle a créé des écoles, des académies et des universités. Michelet a vu juste en

14 Des ouvrages comme ceux de S. de Dietrich : le Dessein de Dieu (Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1945) ; le Renouveau biblique (Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1945), traduits en de nombreuses langues, ou de R. Voeltzel : Selon les Écritures (Taizé 1965) (et l'on pourrait allonger cette liste) sont des instruments destinés à faciliter une telle lecture. Le succès actuel de groupes qui, telles les équipes de Recherche biblique en France, réunissent de nombreuses sessions intensives, témoigne que le souci d'une piété nourrie de la Bible n'a pas disparu dans le protestantisme. Il subit actuellement une mutation culturelle.

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écrivant : « L'école, c'est le premier mot de la Réforme le plus grand. Que veut dire paysprotestants ? Les pays où l'on sait lire, où la religion tout entière repose sur la lecture... »La Réforme a été une révolution doctrinale entreprise par des docteurs et elle a voulu quechaque pasteur soit un docteur. On doit à la Réforme l'idée nouvelle de la formationuniversitaire de tous les pasteurs. Il est certain que l'intellectualisme protestant se situedans ce grand mouvement de pensée moderne qui substitue à la chose sensible le signeintelligible. La place centrale tenue dans le culte protestant par la prédication trèsfortement didactique est sans doute le symbole le plus significatif de cet intellectualismequi explique aussi la rapidité et la relative facilité avec lesquelles le protestantisme s'estouvert aux sciences exégétiques et historiques.

L'un des aspects majeurs de cet intellectualisme est, dans le protestantisme, le sens del'historicité. Ce sens se révèle de deux façons : d'une part, la pensée protestante se signalepar son refus de laisser voiler les événements historiques de la révélation par la surchargedes traditions ; d'autre part, elle a peu de goût pour la théologie spéculative. Elle raisonnepeu sur l'essence de Dieu, elle tient avec saint Augustin que Dieu est en lui-même tel qu'ilse révèle. Or il se révèle dans une histoire, et c'est dans cette histoire que l'homme doit sesituer et se comprendre lui-même. Ce n'est sans doute pas un pur hasard si quelquesgrands noms de la philosophie de l'histoire (Kant, Hegel, Dilthey, Max Weber15) sont desprotestants et souvent même, par leur formation intellectuelle, des théologiensprotestants. Nous avons également noté le peu de propension du protestantisme vers lamystique : celle-ci est précisément une tentative d'annulation de l'histoire et du temps.

Il n'y a pas de sacralisation du donné naturel

La pensée protestante substitue une dialectique d'épuration à la dialectique d'intégrationqui caractérise plutôt le style de pensée catholique. Le catholicisme apparaît comme unereligion des synthèses : le grand effort du thomisme ne consiste-t-il pas à récupérer, en labaptisant, toute la sagesse païenne ? Le protestantisme apparaît comme une religion derupture : il faut opter entre la nature et la grâce et renoncer à chercher un passage de lanature à la grâce. Cette différence fondamentale pourrait être illustrée par la défensecatholique des particules conjonctives et leur refus par le protestantisme. Lorsque lecatholicisme dit : Écriture et Tradition, la foi et les œuvres, le Christ et Marie, le Christ etles saints, le prêtre et le laïc, le protestantisme répond : « sola Scriptura », « sala fides », osolus Christus », sacerdoce universel de tous les baptisés. Cette situation spirituelle n'estpas seulement caractéristique de l'époque de la Réforme. Elle se retrouve à l'heureactuelle, malgré la profondeur du rapprochement œcuménique. Lorsque le concile deVatican II parle des communautés chrétiennes non catholiques (autres que l’Égliseorthodoxe), il ne conteste pas leur spécificité chrétienne ni même leur substanceecclésiale, mais il les juge appauvries, incomplètes. Le protestantisme rétorque que laplénitude catholique est une détérioration par l'adjonction d'éléments adventices.

Bien que le terme même de « protestantisme » ait originellement une significationpositive, il est indéniable qu'il est traversé par un courant de contestation et que cettecontestation porte essentiellement sur la notion même de religion. Alors que pourbeaucoup de penseurs catholiques, la religion, dans ses formes les plus élevées, constitueune sorte d'anticipation et d'attente de la foi, que toute âme religieuse est déjà

15 Voir La philosophie. Marabout

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virtuellement chrétienne, beaucoup de penseurs protestants, suivant d'ailleurs, souvent enla radicalisant, la doctrine de Luther et de Calvin, considèrent que la religion est toujoursun alibi pour la foi, voire une forme d'incrédulité qui manifeste la prétention de l'hommede régler aussi prudemment que possible ses relations, non pas avec le Dieu vivant, maisavec le sacré. Il est significatif que l'on retrouve aujourd'hui cette pensée chez desthéologiens aussi différents que Karl Barth, Bonhoeffer, Harvey Cox. Un théologienprotestant qui, comme Paul Tillich, n'hésite pas à subsumer le christianisme sous leconcept général de religion fait plutôt figure d'isolé.

Le protestantisme ne majore pas la réalité de l’Église

La pensée protestante, si fortement ecclésiale soit-elle, ne cherche pas à majorer la réalitéde l’Église. Don de Dieu aux hommes, l’Église n'est pas réalité divine. Témoignant deschoses dernières – le Royaume –, elle est elle-même une réalité avant-dernière. Bien quecorps du Christ, elle n'a de sens que dans l'économie présente, elle s'effacera devant leRoyaume de Dieu qu'elle annonce. Entre le temps de l’Église et le temps du Royaume, ouéternité, il y a une discontinuité profonde. La même assertion peut être reprise sous uneautre forme : l’Église est toujours militante, jamais triomphante. Elle est une Église sousla Croix, jamais une Église glorieuse. À la différence des orthodoxes et des catholiques,les protestants n'éprouvent aucune difficulté à parler du péché de l’Église (et passeulement du péché des chrétiens). Aussi la démarche théologique du protestantisme est-elle fondamentalement une démarche christologique : elle ne remonte pas de l’Église auChrist, mais elle part du Christ pour découvrir l’Église et, si elle ne formule pas uneecclésiologie très élaborée, si elle ne majore pas les structures de l’Église, mais a, aucontraire, tendance à les relativiser, c'est précisément pour ne pas diminuer le rôlesouverain du Christ, Parole faite chair. L'Église, quelles que soient ces structures, devientréalité partout où cette Parole est annoncée et où les sacrements de cette Parole sontadministrés. Elle cesse d'exister lorsque ces événements ne se produisent plus.

Le puritanisme n'est qu'une retombée de l'inspiration

Le protestantisme évoque parfois chez les non-protestants l'idée d'un moralisme austère.C'est le thème qui revient le plus fréquemment dans l'image que la littérature françaisedonne du protestantisme. Une certaine rigueur de pensée, le sens du sérieux de l'existencepersonnelle peuvent avoir contribué à former cette image. Il faut encore ajouter que leprotestantisme a connu, par exemple dans le puritanisme, des phases de moralismeindéniable. Elles correspondent ordinairement à un affaiblissement de sa visée originelle.Normalement, une doctrine qui a pour fondement l'affirmation de la grâce souveraine deDieu devrait donner naissance à un style d'existence confiant et serein. La crispationmoraliste représente une sorte de retombée. Le protestantisme ne peut pas prétendre avoirété de façon constante à la hauteur de son inspiration.

L'histoire l'a, par ailleurs, contraint à se donner une organisation, à se prolonger danstoutes sortes d’œuvres, à devenir une Église établie. Or le protestantisme était né sous lesigne du provisoire, dans l'attente de la Réforme et du renouveau de l’Église d'Occident.Les dures polémiques du XVIIe siècle ont contribué à lui donner une conscience de soitelle qu'il n'a pas échappé à la tentation de se considérer comme une fin en soi. Il acependant été partiellement gardé de cette tentation par sa propre ecclésiologie. Celle-ci

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lui interdit de confondre le mystère de l’Église avec une institution, quelle qu'elle soit ;elle lui interdit, en d'autres termes, de déterminer les limites de l’Église. Celle-ci est cettesociété, unique en son genre, qui a un centre – le Christ –, mais qui n'a pas de frontièresconnues des hommes. Dès lors, l'institution avec ses frontières, ses statistiques demembres, apparaît comme essentiellement relative. Telle nous paraît être la raisonprofonde pour laquelle le protestantisme a trouvé dans le mouvement œcuménique, danscette recherche d'une unité toujours plus grande et toujours plus ouverte sur le monde,l'expression même de son attente secrète.

Est-ce l'heure de la sécularisation ?

Un autre signe actuel témoigne de la même visée. La grande question qui agite toutes lesÉglises de la Réforme (bien que les solutions n'en soient pas encore trouvées niélaborées) : comment l’Église, à une époque de sécularisation, qui a tendance à enfermerles Églises dans une position marginale, peut-elle échapper à la tentation d'introversion ?Comment l’Église peut-elle être une « Église pour les autres », une « Église pour lemonde » ? Comment l'évangélisation peut-elle être autre chose qu'un simpleprosélytisme ? Comment l’Église peut-elle annoncer l’Évangile dans le servicedésintéressé qu'elle doit rendre aux pauvres et aux opprimés ? Cette problématiquedominera la vie du protestantisme dans les prochaines décennies.