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DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE « L'HONNÊTE HOMME » Les hommes de lettres contre la sociologie Gisèle Sapiro Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2004/3 - no 153 pages 11 à 27 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2004-3-page-11.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sapiro Gisèle, « Défense et illustration de « l'honnête homme » » Les hommes de lettres contre la sociologie, Actes de la recherche en sciences sociales, 2004/3 no 153, p. 11-27. DOI : 10.3917/arss.153.0011 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.74.66.87 - 18/02/2012 13h02. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 86.74.66.87 - 18/02/2012 13h02. © Le Seuil

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DÉFENSE ET ILLUSTRATION DE « L'HONNÊTE HOMME »Les hommes de lettres contre la sociologieGisèle Sapiro Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2004/3 - no 153pages 11 à 27

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sapiro Gisèle, « Défense et illustration de « l'honnête homme » » Les hommes de lettres contre la sociologie,

Actes de la recherche en sciences sociales, 2004/3 no 153, p. 11-27. DOI : 10.3917/arss.153.0011

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« Aujourd’hui, cette culture générale, tant vantée jadis,ne nous fait plus l’effet que d’une discipline molle et relâchée. […] L’honnête homme d’autrefois n’estplus pour nous qu’un dilettante, et nous refusons audilettantisme toute valeur morale ; nous voyons bienplutôt la perfection dans l’homme compétent quicherche, non à être complet, mais à produire, qui a unetâche délimitée […]1. »

En formulant ce constat sur les progrès de la spécia-lisation dans son introduction à De la division dutravail social, publié en 1893, Durkheim commet unvéritable sacrilège, qui provoque une levée de boucliers :accoler le stigmate de dilettantisme à la culturegénérale, alors identifiée aux humanités, pierre detouche de l’enseignement secondaire qui forme lesclasses dirigeantes, c’est défier le sacré. Matérialisme,utilitarisme, tyrannie du social, despotisme, fanatismeautoritaire, dogmatisme, fausse science, pédantisme,telles sont les attaques dont la sociologie durkhei-mienne va être la cible. Ces attaques émanent trèslargement d’hommes de lettres, sur lesquels nous nousconcentrerons ici. Elles participent d’une réactionantiscientiste qu’il faut replacer dans le contexte plusgénéral des transformations de la configuration desrapports entre champ littéraire et champ universitairedans la France de la IIIe République.

Les fondements de l’antiscientisme lettré

Pour comprendre la virulence de ces attaques, il fautrappeler la spécificité française, qui voit naître la socio-logie universitaire, avec l’école durkheimienne, dansles facultés de lettres (et non dans les facultés de droitcomme c’est le cas ailleurs), ses représentants ayantsouvent une formation philosophique, ce qui les placedirectement en concurrence avec les représentants deshumanités2. C’est sans doute pour mieux s’en démar-quer que la sociologie s’est affirmée en France contrela culture humaniste, entraînant la violente réactiondes lettrés dont cette culture formait le capital symbo-lique3. Cette polémique s’inscrit également dans uneconfiguration particulière des relations entre champlittéraire et champ universitaire. Au XIXe siècle, ainsique l’a montré Christophe Charle4, la configuration deces relations varie entre deux extrêmes : faiblementdifférenciés en Italie, où nombre d’écrivains occupentdes chaires universitaires et jouent un rôle dans laformation de la conscience nationale, ces deux champssont séparés en Allemagne, où leur recrutement distinctcrée une barrière sociale insurmontable. La France sesitue entre ces deux pôles : d’une part, bien que diffé-renciées, les activités littéraire et universitaire n’y sontpas complètement cloisonnées du fait de leur culture

Gisèle Sapiro

Défense et illustration de « l’honnête homme »Les hommes de lettres contre la sociologie

ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 153 p.11-27

1. Émile Durkheim, De la division du travail social, Paris, Alcan, 1893 ; rééd. Paris, PUF. Quadrige, 1991, p. 5. 2. Victor Karady, Stratification intellectuelle, rapportssociaux et institutionnalisation : enquête sociohistorique sur la naissance de la discipline sociologique en France, ronéoté, Centre de sociologie européenne,1974. 3. Wolf Lepenies, Les Trois Cultures. Entre science et littérature l’avènement de la sociologie (trad. fr.), Paris, Éd. de la MSH, 1990. Voir aussi Johan Heilbron,The Rise of Social Theory, Cambridge, Polity Press, 1995. 4. Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle, Paris, Seuil, 1996.

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humaniste commune et de la centralisation de la vieintellectuelle dans la capitale ; d’autre part, la précaritéde la condition de créateur libre en regard de la sécuritéd’une carrière universitaire y est compensée, sur le plansocial, par le recrutement des écrivains, plus élitisteque celui des professeurs5, et sur le plan culturel, parle prestige associé à la figure de l’homme de lettresainsi qu’aux instances de consécration auxquelles ilpeut prétendre, en particulier l’Académie française (lescultures nationales se distinguant également selon lemodèle intellectuel prédominant : l’homme de lettres etle journaliste indépendants sont davantage valorisés enFrance et en Grande-Bretagne qu’en Europe centrale,où l’intellectuel fonctionnaire, lié à l’État, jouit d’uneplus grande reconnaissance).

Significativement, c’est au moment où le gouver-nement de la IIIe République tente d’importer le modèlede la recherche allemande dans les universités françai-ses et de promouvoir la culture scientifique modernecontre la culture littéraire classique, tant dans l’ensei-gnement secondaire que dans l’enseignement supérieur,que se déclenche une violente réaction antiscientistedu côté des défenseurs de la culture humaniste6.

Dans l’enseignement supérieur, les réformes quiaccompagnent la mise en place de l’Universitérépublicaine s’inspirent en partie du modèleallemand, où prévalent culture scientifique et recher-che érudite (symbolisée par les séminaires7). Si lanécessité de ces réformes se faisait sentir de longuedate, comme en témoigne la création de l’Écolepratique des hautes études dès 1868, la défaite de1870 et l’avènement de la République ont permisleur mise en œuvre à une plus large échelle. SelonRenan, c’étaient moins les maîtres d’école que lesuniversités allemandes qui avaient gagné la guerrede 18708. De l’instauration de l’école primaireobligatoire à la rénovation de la Sorbonne, les réfor-mes engagées par les républicains libéraux se justi-fiaient ainsi par l’effort de reconstruction nationaleface à l’ennemi. Elles sont marquées par le dévelop-pement des facultés de lettres et de sciences à partirde 1877 (avec la création de bourses de licence etd’agrégation qui entraînent un accroissement deseffectifs des étudiants) ; la rénovation de laSorbonne, à partir des décrets de 1896 qui donnentle nom d’Université au corps des facultés, et notam-ment de la faculté des lettres où les partisans de laréforme moderne (Charles Seignobos et Charles-Victor Langlois en histoire, Gustave Lanson enlettres, Émile Durkheim en sociologie, en sont lesprincipaux représentants) visent à remplacerl’ancienne rhétorique par la recherche spécialisée ;et enfin le rattachement de l’École normalesupérieure à la Sorbonne rénovée en 1904.Une réforme de l’enseignement secondaire s’engageparallèlement autour de la question de l’intégrationen son sein de l’enseignement spécial (profession-nel), devenu enseignement moderne (scientifique)

en 1891. Payant, l’enseignement secondaire étaitalors réservé aux enfants des classes dominantesqui formaient une petite élite (à la fin du XIXe siècle,environ 1 % des garçons d’une classe d’âgeobtenaient le baccalauréat), tandis que les enfantsdes classes moyennes pouvaient accéder à l’ensei-gnement scientifique, dit « moderne ». Une commis-sion est nommée en 1899, sous la directiond’Alexandre Ribot, pour examiner cette question,qui déclenche une vaste polémique opposant lesdéfenseurs des humanités classiques et du latincomme barrière scolaire (en réalité, sociale) auxpartisans de la réforme moderne, parmi lesquelsDurkheim et Lanson9. Lanson est d’ailleurs l’arti-san de la réforme de 1902 qui crée quatre filièresmenant au baccalauréat, dont la section D – sciences-langues – ouvre l’accès à l’université sans l’appren-tissage du latin. Par-delà cette implication directe,le Musée pédagogique est un des lieux où lesuniversitaires partisans de la réforme moderneélaborent et diffusent leur réflexion en directiondes lycées et des collèges.En 1907, la licence ès lettres est réformée à sontour : la suppression des épreuves communes auxquatre licences littéraires (lettres, philosophie,histoire, langues vivantes), à l’exception de la versionlatine (qui reste éliminatoire), répond aux exigencesde la spécialisation (même si le maintien de laversion latine témoigne des concessions que lespartisans de la réforme moderne durent faire auxdéfenseurs des humanités classiques). Le diplômed’études supérieures est désormais nécessaire pourse présenter à l’agrégation, et le cours de pédagogiede Durkheim obligatoire pour la préparer. Enfin,les décrets de 1910 qui établissent des équivalencesentre certains diplômes sanctionnant une scolaritésans latin, en particulier des diplômes de l’ensei-gnement primaire10, et le baccalauréat pour l’accèsà la faculté de lettres, ont largement contribué audéclenchement de la campagne de presse.

L’importation du modèle scientifique dans les discipli-nes de l’esprit (histoire, sociologie, lettres) et la remiseen cause de la place sacrée des humanités classiquessuscitent plus particulièrement l’ire des lettrés. Demême qu’en Allemagne, où les humanités moderness’affrontent au modèle classique de la « Bildung », lechamp universitaire français se divise entre nouvelleset anciennes disciplines. Il est significatif, cependant, queles attaques les plus virulentes et les plus spectaculairesémanent du champ littéraire ou, plus exactement,d’anciens élèves de la Sorbonne qui opèrent une recon-version dans le champ littéraire. Les hommes de lettrestrouvent ici un précieux allié dans l’Église catholique etses représentants, sur la base de l’alliance entre la culturehumaniste et l’Église nouée depuis le début du XIXe

siècle11. La politique anticléricale du ministère Combeset, en particulier, l’interdiction des congrégations ensei-gnantes qui consacre, avec la séparation des Églises etde l’État en 1905, le monopole étatique sur l’éduca-

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tion, sont perçues comme une atteinte supplémentaireà la culture humaniste (inversement, elles font apparaî-tre la remise en cause de la suprématie du latin dansl’enseignement secondaire comme un nouveau coupporté à l’héritage catholique). Les vagues de conver-sions au catholicisme dans le champ littéraire de la findu XIXe siècle au milieu des années 1930 sont étroite-ment liées à cette réaction antimoderniste face à la menace que la science, sous la double figure duprofesseur et du savant, fait peser sur la prétention del’homme de lettres à l’universel, menace redoublée parles conditions faites à l’écrivain dans le monde capita-liste moderne12.

Car si les écrivains sont à la tête de l’offensive contreces réformes, c’est aussi parce qu’elles marquent uneétape du triomphe du paradigme scientifique et objec-tiviste contre le modèle littéraire et subjectiviste, dansle cadre du processus de professionnalisation et dedivision du travail d’expertise qui jalonne tout le XIXe

siècle13. Processus qui, en promouvant l’expertise scien-tifique et la compétence fondée sur un savoir positif,entraîne l’irrémédiable déclin de la figure de l’écrivainet de ses prétentions à l’universalisme. La spécialisationde trois groupes d’experts qui se professionnalisent – les savants, les journalistes et les hommes politiques –dépossède plus particulièrement les écrivains de certainsde leurs domaines d’intervention et de compétence :les questions morales et sociales, l’écrit journalistique,la politique14. Dans tous ces domaines, qu’il s’agissede la culture scientifique introduite dans les disciplinesde l’esprit – la psychologie, la sociologie, l’histoire etmême les lettres, où Gustave Lanson impose les métho-des historiques et philologiques ainsi que l’explicationde textes15 –, du journalisme d’information et d’inves-tigation ou de la science de l’administration16, leparadigme objectiviste sert à se démarquer de la culturelittéraire et de l’amateurisme lettré. Tandis que les histo-

riens investissent le passé – rappelons que le romanhistorique avait été le genre privilégié de l’écriture del’histoire nationale au début du XIXe siècle –, le présentéchappe désormais en partie aux écrivains avec, d’uncôté, l’essor de la presse d’information et d’investiga-tion qui traite l’actualité de manière factuelle et de plusen plus informative, et, de l’autre, la sociologie qui sespécialise dans l’étude des mœurs. Cette lutte traduitdonc aussi la concurrence entre écrivains et sociolo-gues ou historiens, entre champ littéraire et champuniversitaire, pour le monopole sur le discours sociallégitime. En outre, l’émergence de la critique univer-sitaire constitue une concurrence directe pour lescritiques professionnels. Si une division du travail netarde pas à s’instaurer, les premiers se spécialisantdans l’étude des auteurs classiques, tandis que lesseconds se consacrent à la littérature contemporaine,il n’en reste pas moins que l’université joue désormaisun rôle décisif dans le processus de pérennisation etde canonisation des œuvres.

Cette nouvelle division du travail d’expertiseexplique le combat mené par les écrivains, alliés auxlettrés et à l’Église, contre le positivisme et le scien-tisme au tournant du XXe siècle, ainsi que l’écho rencon-tré par la critique nietzschéenne du scientisme dans lechamp littéraire français17. Si ce champ est lui-mêmedivisé entre partisans de la modernité et du « progrès », représentés par Zola et Anatole France, et défenseurs de la tradition, incarnés par Bourget etBarrès, l’antiscientisme recrute non seulement à droitemais aussi à gauche dans les milieux littéraires de lanouvelle génération, parmi l’entourage de Péguy notam-ment. Le repli de toute une fraction du champ littéraire,traditionnellement lié au national par la langue, sur unnationalisme fondé sur la tradition, la « civilisation »française, et la « race », au sens de « génie » d’un peuple,est accéléré par la concurrence avec ces nouveaux

Défense et illustration de « l’honnête homme »

5. Christophe Charle, « Situation du champ littéraire », Littérature, 44, 1982, p. 8-21. 6. Pour une étude très complète du déroulement de cette campagne, voirClaire-Françoise Bompaire-Évesque, Un débat sur l’Université au temps de la Troisième République. La lutte contre la Nouvelle Sorbonne, Paris, Aux amateurs dulivre, 1988. 7. Sur la perception du modèle allemand par les universitaires français qui mettront en œuvre les réformes et sur les différences réelles entre lesdeux systèmes, voir Christophe Charle, La République des universitaires 1870-1940, Paris, Seuil, 1994. Voir aussi Fritz Ringer, Fields of Knowledge. French AcademicCulture in Comparative Perspective 1890-1920, Cambridge-New York-Paris, Cambridge University Press/Éd. de la MSH, 1992, et « La segmentation des systèmesd’enseignement. Les réformes de l’enseignement secondaire français et prussien, 1865-1920 », Actes de la recherche en sciences sociales, 149, septembre2003, p. 6-20. 8. Claude Digeon, La Crise allemande de la pensée française (1870-1914), Paris, PUF, 1959, p. 186. 9. Viviane Isambert-Jamati, « Une réformedes lycées et collèges. Essai d’analyse sociologique de la réforme de 1902 », L’Année sociologique, 3e série, 1971, p. 9-60. 10. Il s’agit du certificat d’aptitudeau professorat dans les Écoles normales et dans les Écoles primaires supérieures de lettres ainsi que du certificat d’aptitude à l’enseignement secondaire desjeunes filles. Ces décrets furent annulés par le Conseil d’État. Sur les enjeux de ces réformes, et notamment les divergences entre les partisans de l’autonomiede l’enseignement primaire et les défenseurs de l’école unique, voir Jean-Noël Luc et Alain Barbé, Des normaliens : histoires de l’École normale supérieure deSaint-Cloud, Paris, Presses de la FNSP, 1982, p. 83 sq. 11. Émile Durkheim, L’Évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1938, rééd. Quadrige, 1990, p. 354. 12. Hervé Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, La Découverte, 2004. Voir aussi Frédéric Gugelot, La Conversion des intellectuels au catholi-cisme en France, 1885-1935, Paris, CNRS Éditions, 1998. 13. Andrew Abbott, The System of Professions, Chicago-Londres, The University of Chicago Press,1988. 14. Sur la professionnalisation de l’homme politique, voir Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959, rééd. 10/18, 1987. Sur la différencia-tion croissante entre hommes de lettres et journalistes, cf. Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 61. 15. AntoineCompagnon, La Troisième République des lettres, de Flaubert à Proust, Paris, Seuil, 1983. 16. Pierre Favre, « Les sciences d’État entre déterminisme et libéral-isme. Émile Boutmy (1835-1906) et la création de l’École libre des sciences politiques », Revue française de sociologie, XXII (3), juillet-septembre 1981, p. 432-462 ;Dominique Damamme, « Genèse sociale d’une institution scolaire : l’École libre des sciences politiques », Actes de la recherche en sciences sociales, 70, novembre1987, p. 31-46. 17. Louis Pinto, Les Neveux de Zarathoustra. La réception de Nietzsche en France, Paris, Seuil, 1995, p. 28 sq.

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experts promoteurs de l’internationalisme18 (avec lequell’Université a traditionnellement partie liée, et qui revêtune forme inédite avec la diffusion de l’internationalismesocialiste chez les normaliens sociologues notamment),qui contestent leur autorité et font d’eux des dilettantes.Il prend tout son relief face à l’alliance des universi-taires avec la République et la promotion de nouvellesélites, souvent recrutées parmi les minorités religieuses,protestantes et juives. L’affrontement entre ces nouveaux« intellectuels » et des hommes de lettres conservateursqui se tournent vers le nationalisme s’est cristalliséautour de l’affaire Dreyfus, dans une conjonctured’expansion et de crise de cet espace, avec, d’un côté, la crise du marché du livre et, de l’autre, le discours sur la surproduction universitaire et sur le « prolétariat de bacheliers19 ».

Faisant écho à l’idée alors répandue du « prolétariatintellectuel » qui menace l’ordre social, Barrès, dansson attaque contre les intellectuels dreyfusards,suggère que la plupart sont d’obscurs licenciés quisuivent leurs professeurs20, tandis que les intellec-tuels partisans de la révision sont identifiés à laSorbonne réformée. S’appuyant sur l’argumentationde Barrès, Brunetière tente de saper les fondementssymboliques de l’engagement des intellectuelsdreyfusards. Ceux-ci, dit-il, prétendent avoir le droitd’intervenir, au nom de leur compétence dans leurspécialité, dans des questions sur lesquelles ils nesont précisément pas compétents, parce que spécia-lisés : « ils ne font que déraisonner avec autoritésur des choses de leur incompétence ». SelonBrunetière, non seulement l’érudition et la sciencene s’identifient pas à l’intelligence, mais elles peuventmême lui être contraires, dans la mesure où le savoirspécialisé, à l’opposé des « idées générales », est « limité » et donc « borné » ; l’intelligence elle-mêmene peut se substituer à « l’expérience », à la « fermetéde caractère » et à « l’énergie de la volonté » ; lascience ne donne, par conséquent, pas de « titrespour gouverner ses semblables » ; le scientisme ne sert« qu’à couvrir les prétentions de l’Individualisme »,qui est lui-même un principe d’anarchie21. Dans unarticle célèbre, Durkheim lui répond en distinguantl’individualisme fondé sur la philosophie des droitsde l’homme de l’utilitarisme égoïste de Spencer, qui,lui, est, en effet, facteur d’anarchie : la morale indivi-dualiste, qui doit être la nouvelle religion de l’huma-nité, est fondée sur le respect des droits de lapersonne humaine. C’est parce que ces droits ont étébafoués que les « intellectuels » s’arrogent non pasle droit de juger par eux-mêmes, mais de mettre

« leur raison au-dessus de l’autorité ». Ce n’est pasau nom de leur compétence, mais en tant qu’hom-mes, qu’ils le font, encore qu’« accoutumés par lapratique de la méthode scientifique à réserver leurjugement tant qu’ils ne se sentent pas éclairés, il estnaturel qu’ils cèdent moins facilement aux entraî-nements de la foule et au prestige de l’autorité22 ».Et Durkheim de conclure en renvoyant Brunetièreà sa position de littérateur dilettante.

La victoire du dreyfusisme, le combisme, la sépara-tion des Églises et de l’État favorisent non seulementl’alliance avec l’Église mais aussi le succès de la ligued’Action française parmi les jeunes héritiers lettrés,face à la concurrence de ces nouvelles élites et ladévaluation de leur capital culturel et scolaire23. Aumoment où Charles Maurras développe sa théorie desquatre états confédérés (juifs, protestants, francs-maçons, métèques), les attaques littéraires contre laNouvelle Sorbonne fourmillent de notes antisémiteset antiprotestantes. Dans la série de conférences qu’iltient en 1908-1909 à l’Institut d’Action française, et qui constituent la base de son livre La Doctrineofficielle de l’Université (1912), Pierre Lasserre accusela Nouvelle Sorbonne d’avoir succombé à un complotde gauche, fomenté par des protestants et des juifs.Peu après commence de paraître dans la pressel’enquête d’Agathon, pseudonyme d’Henri Massis,licencié ès lettres, et d’Alfred de Tarde, fils du socio-logue et criminologue Gabriel Tarde, licencié en droit.Vraisemblablement inspirée des conférences de Pierre Lasserre, également empreinte d’antisémi-tisme, cette enquête fait l’objet d’un recueil publiéen 1911 sous le titre L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne.La crise de la culture classique. La crise du français[voir encadrés 1 et 2, p. 15].

Les attaques d’Agathon et de Lasserre ne peuventêtre simplement ramenées à une offensive d’Actionfrançaise : Massis et Tarde n’en sont pas membres àcette date, et ils se targuent d’avoir rallié à leur causedes représentants des milieux nationalistes et socia-listes. On trouve également parmi les opposants à laNouvelle Sorbonne un critique comme AndréBeaunier, converti au catholicisme en 1911-1912,auteur d’un ouvrage en deux volumes intitulé Pourla défense française : le premier tome, paru en 1909(avant sa conversion), prend position contre laréforme de l’orthographe et se conclut par une diatribe

Gisèle Sapiro

18. Anne Rasmussen, L’Internationale scientifique (1890-1914), thèse de doctorat, Paris, EHESS, 1995. 19. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels »,1880-1900, Paris, Minuit, 1990 ; Jean-Pierre Rioux, Nationalisme et conservatisme, Paris, Beauschene, 1977. Voir aussi Blaise Wilfert, Paris, la France et le reste…Importations littéraires et nationalisme culturel en France, 1885-1930, thèse de doctorat, Paris, Université de Paris I, 2003. 20. F. Ringer, op. cit., p. 220-221.Voir aussi Vincent Duclert, « Anti-intellectualisme et intellectuels pendant l’affaire Dreyfus », Mil neuf cent, 15, 1997, p. 69-83. 21. Ferdinand Brunetière, « Aprèsle procès », Revue des Deux Mondes, 15 mars 1898, p. 443, 445 et 446. 22. Émile Durkheim, « L’individualisme et les intellectuels », La Science sociale et l’action, introduction de J.-C. Filloux, Paris, PUF, 1987, p. 262, 270. 23. Hervé Serry, « Déclin social et revendication identitaire : la “renaissance littéraire catholique”de la première moitié du XXe siècle », Sociétés contemporaines, 44, 2001, p. 91-110.

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Défense et illustration de « l’honnête homme »

Né en 1886, fils d’un assureur-conseil montmartrois,Henri Massis a été scolarisé au lycée Condorcet, où il fut l’élève d’Alain, avant d’entreprendre des études delettres à la Sorbonne. Son premier livre, consacré à laméthode de travail de Zola à partir des manuscrits deL’Assommoir, lui gagne l’estime de Gustave Lanson,qui voit en lui un espoir de la science. Mais, impatientde se forger une place dans le champ littéraire, ce jeuneprétendant va, sous l’influence de Péguy et du bergso-nisme alors en vogue, reconvertir sa formation philo-sophique qui tarde à déboucher sur une œuvreromanesque en arme contre le scientisme. De mêmequ’il renie ses goûts littéraires de jeunesse, portés versle naturalisme de Zola, il dénigre ses maîtres de laNouvelle Sorbonne et leurs rigoureuses méthodes scien-tifiques dans l’enquête qu’il réalise avec Alfred de Tardesous le pseudonyme d’Agathon. Sa défense des quali-tés « littéraires », des droits du « jugement » et des « idées générales », puis la seconde enquête d’Agathonsur « les jeunes gens d’aujourd’hui », née d’un projet de

roman avorté, lui acquièrent une réputation sur laquelleil peut désormais asseoir son autorité de critique.S’éloignant de Péguy et de Bergson, Massis, à l’instarde René Benjamin, auteur de La Farce de la Sorbonne(1911), ne tarde pas à suivre le chemin de ses aînés(Barrès, Maurras, Vaugeois), eux aussi individualistesimpénitents et anarchisants à leurs débuts. Converti aucatholicisme en 1913, le disciple de Barrès est gagnéau néo-thomisme de Jacques Maritain et rejoint les rangsde l’Action française. Au lendemain de la Grande Guerre,il transpose les arguments forgés contre l’Universitédans ses attaques contre Gide – réunies dans ledeuxième tome de son recueil de critiques significati-vement intitulé Jugements (1924) –, en les cataloguantcette fois sous le danger de l’individualisme, avant des’engager dans la Défense de l’Occident (1927)1. Il meurt en 1970.

1. Henri Massis, op. cit. ; Maurras et notre temps, Paris, Plon,1961. Voir aussi Michel Toda, Henri Massis, Paris, La TableRonde, 1987.

Agrégé de philosophie d’origine béarnaise né en 1867,Pierre Lasserre a commencé sa carrière commecontempteur du romantisme. Ses premiers ouvrages,Maurras et la Renaissance classique et La Morale deNietzsche, parus tous deux en 1902, sont dédiés auxdeux adversaires les plus affirmés du romantisme enFrance et en Allemagne. Sa thèse de doctorat est consa-crée au Romantisme français, produit, selon lui, d’une synthèse entre le « panthéisme allemand » – né du culteromantique de la nature, et qui, à la différence de la tradition platonicienne, cherche à atteindre le divin parles émotions et non par la raison – et le « messianismerévolutionnaire ». Importé par Rousseau, l’individualismesentimental, en cultivant l’insatiabilité des « moi », a créé un terrain favorable à la diffusion du « messianismerévolutionnaire » dans la France de 18301. Soutenue nonsans difficultés en Sorbonne en 1906 (il n’obtient que lamention honorable), cette thèse donne lieu à une série d’articles dans la Revue de l’Action française avant de

paraître l’année suivante en volume. Peu après, Lasserrelance ses attaques contre la Nouvelle Sorbonne, fustigeant le scientisme allemand qui menace la culturehumaniste classique. S’il s’éloignera de Maurras aprèsla Grande Guerre, se tournant de plus en plus versRenan, il restera fidèle à la défense du classicisme et dela raison (dans Les Chapelles littéraires, paru en 1921,il critique la culture de Claudel et de Péguy ainsi que lebergsonisme) et continuera à savoir gré au leaderd’Action française d’avoir discrédité les idées de Madamede Staël sur la supériorité des nations et des littératuresprotestantes. Outre ses trois volumes sur Renan, restésinachevés, il a publié en 1928, deux ans avant sa mort,dans les Cahiers de la quinzaine une étude tirée d’uncours à l’École pratique des hautes études sur GeorgesSorel, théoricien de l’impérialisme.

1. Pierre Lasserre, Le Romantisme français, op. cit., p. 191et passim. Sur Lasserre, voir René Wellek, Une histoire de lacritique moderne (trad. fr.), Paris, José Corti, 1996, p. 34-36.

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Pierre Lasserre

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visant les « illettrés ou demi-lettrés » et les « Primaires »qui corrompent la langue française ; le second, daté de 1912, s’attaque aux « idées fausses », c’est-à-dire la recherche de lois en histoire sur le modèle dudarwinisme, le socialisme, l’inutilité de la cultureclassique, etc.24. Il faudrait plutôt expliquer le succèsde Maurras et de l’Action française dans les milieuxintellectuels et particulièrement littéraires par la justi-fication qu’ils donnent au sentiment de dépossessiond’une élite en déclin.

L’attaque d’Agathon se distinguait de celle deLasserre par sa défense de l’individu contre la tyranniedu groupe et par son antidéterminisme, alors quel’Action française pourfendait l’individualisme etdéveloppait une philosophie de l’héritage. Cependant,le fond de l’argumentation était moins différent qu’iln’y paraît. L’Action française condamnait, dans lerationalisme cartésien, la philosophie des idées claires,qui signifiait l’accès aux idées pour tous. Le despo-tisme que redoutait Agathon était le despotisme dunombre, dont le suffrage universel, comme l’écolerépublicaine, était l’instrument ; il s’agissait moins, à travers le libre arbitre, de défendre La Liberté queles libertés, celles des classes dominantes. Leur défensecommune du goût, de la culture générale, de l’unitéspéculative l’emportait sur les divergences.

La constitution, en 1911, de la « Ligue pour laculture française », ligue pour la défense des humani-tés et de la culture classique, sous la présidence deJean Richepin, de l’Académie française, avec Massiset Tarde comme secrétaires, confirme l’ampleur del’enjeu : elle est patronnée par 33 membres del’Académie française, dont Barrès, Bourget, mais aussile mathématicien Henri Poincaré, qui publiera, pourle compte de la Ligue, une brochure sur le thème LesSciences et les humanités dans laquelle il expliqueque le latin est nécessaire à la formation de l’esprit definesse, lui-même indispensable au savant25.L’Académie des sciences est d’ailleurs en secondeposition après l’Académie française du point de vuede sa représentation au comité d’honneur : 30 membres ; suivent l’Académie des sciences moraleset celle des beaux-arts avec 26 membres chacune, etl’Académie des inscriptions (19). Au comité de direc-tion de la Ligue, on trouve nombre d’hommes delettres, d’Henry Bordeaux, Louis Bertrand et AbelBonnard à Charles Péguy, André Gide et Pierre Louÿs.

Désintéressement contre utilitarisme

Ce débat constitue un temps fort de la lutte de concur-rence entre culture littéraire et culture scientifique. Lesschèmes de perception mobilisés participent de la rhéto-rique antiscientiste développée dans les milieux lettrésdepuis le début du siècle. Dans le champ littéraire,l’argumentation contre le scientisme prend appui surune triple antinomie qui condense trois séries d’oppo-sitions26 : entre créateur et professeur (auctor/lector,invention/répétition, intuition/raison, don/application,génie/habileté, élégance/pédantisme, l’inné/l’acquis27) ;entre homme de lettres et savant (humanités/sciences,culture générale/spécialisation, « idées générales » /positivisme, spiritualisme/matérialisme, désintéres-sement/utilitarisme) ; et, enfin, entre « héritiers » et « boursiers » (opposition codifiée plus tard parAlbert Thibaudet28 et renvoyant aux différences derecrutement social entre écrivains et professeurs,évoquées plus haut, ainsi qu’entre les cursus d’huma-nités classiques et de science) [voir encadré 3, p. 20].

Les arguments pour la défense des humanités,contre les sciences, recoupent très largement ceux quivalorisent le génie de l’écrivain, l’universalité del’homme de lettres contre le pédantisme du professeur,la spécialisation du savant coupé du réel29. C’est cequ’exprime Péguy en opposant à l’esprit systématiquede la science sa conception irréductible du génie,unique, inimitable, inclassable, ne relevant pas d’unmodèle explicatif – « On ne peut sociologiquer ni legénie, ni le peuple30 » –, qui le conduit à une formed’anti-intellectualisme et à une mise en relation dugénie avec le surnaturel. Contre le savoir positif,l’observation, la méthode, on met en avant des valeursproprement littéraires : l’imagination, l’invention, l’ori-ginalité, le goût. Contre la spécialisation, on reven-dique une compétence plus large et une capacitéd’élaborer des « idées générales » fondée sur la culturegénérale que prodiguent les humanités classiques.

Les moments de cristallisation des luttes de classe-ment sont des terrains d’observation privilégiés, parceque les tentatives de contestation des systèmes de classification en révèlent à la fois les principes de hiérar-chisation et l’arbitraire, parfois par une simple inversiondes signes positif et négatif associés aux termes desoppositions qui sous-tendent les représentations légiti-mes. Ils permettent d’identifier ce qu’on peut appeler

Gisèle Sapiro

24. André Beaunier, Pour la défense française, Paris, Plon, t. I : Contre la réforme de l’orthographe, 1909 ; t. II : Les plus détestables bonshommes, 1912. 25. Henri Poincaré, Les Sciences et les humanités, Paris, Fayard, s.d. 26. Pour leurs manifestations dans la littérature et les controverses de la fin du XIXe

siècle, voir Christophe Charle, Paris fin de siècle, Paris, Seuil, 1998, chap. 7 ; Louis Pinto, « La vocation de l’universel », Actes de la recherche en sciences sociales,55, novembre 1984, p. 23-32 ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 108-120. 27. Voir Anna Boschetti, Sartre et « LesTemps modernes », Paris, Minuit, 1985, p. 27. 28. Albert Thibaudet, La République des professeurs, Paris, Grasset, 1927, p. 127. 29. F. Ringer, op. cit., p. 141 sq. 30. Charles Péguy, « Brunetière » (1906) [posthume], Œuvres en prose complètes, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 636. Voir aussi« De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes » (1906), ibid., p. 499.

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En janvier 1911, la revue littéraire Les Marges prend l’initiative d’une pétition au ministre de l’Instructionpublique qui appelle à la révision des programmes de l’enseignement secondaire élaborés en 1902 et au rétablissement des prérogatives du latin au nom de « l’étroite relation entre l’étude des langues ancien-nes et la persistance du génie français » (p. 66). Elle recueille plusieurs milliers de signatures de professeurs,d’industriels et d’un grand nombre d’écrivains, notamment des académiciens. Ayant reçu un accueil défavorable auprès du ministre qui y voit une démarche politique, la revue lance en mai « une enquêtesur la question du latin ».

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Spécialisation Culture générale

Répétition Création

Imitation Invention

Méthode Intuition

Érudition Imagination

Savoir spécialisé Idées générales, capacité de synthèse

Compétence technique Goût

Esprit de système Esprit de finesse

Valeur

Conception de l’enseignement

Position sociale

Représentations

Formation

*Valeurs des partisans de la culture scientifique

Instruction Éducation

Pédagogie Formation du goût et du caractère

Enseignement primaire Enseignement secondaire

Enseignement moderne (spécial) Enseignement classique (bac)

Sciences Humanités

Nouvelle Sorbonne Ancienne Sorbonne

Positivisme Métaphysique

Histoire littéraire Rhétorique

Histoire des faits Histoire des idées

Sociologie Morale

Boursiers Héritiers

Ascension sociale (= arrivisme) Reproduction

Égalitarisme Hiérarchies naturelles

Individualisme (ou collectivisme) Communauté

Intérêts particuliers, égotisme intellectuel Intérêt général

Matérialisme Spiritualisme (≠ improductivité*)

Utilitarisme Désintéressement (≠ dilettantisme*)

Gisèle Sapiro

Les systèmes des oppositions entre humanités et sciences

Culture scientifique Culture littéraire

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Défense et illustration de « l’honnête homme »

des opérateurs axiologiques, sortes de catégorieséthiques de l’entendement scolastique qui confèrentaux systèmes d’oppositions culturelles leur « sens »,dans la double acception de signification et d’orienta-tion dans l’espace, en l’occurrence, le haut et le bas,c’est-à-dire le digne et l’indigne. L’efficacité sociale deces opérateurs tient aussi, comme on va le voir, dans leurcapacité à réaliser l’unification symbolique de systè-mes de classement ou de types de hiérarchies hétéro-gènes, dans l’ordre des valeurs et dans l’ordreinstitutionnel. Il n’est dès lors pas étonnant qu’ils soientun enjeu majeur des luttes symboliques dans desmoments de transformation sociale.

C’est l’opposition entre désintéressement et utilita-risme qui fonctionne ici comme opérateur axiologique.Dans la tradition kantienne diffusée par l’enseignementsecondaire au XIXe siècle, le désintéressement fonde lasupériorité du jugement éthique et esthétique et lui assureune valeur universelle. Or le désintéressement est associé,par les opposants aux réformes, à la conception classiquede « l’honnête homme », de l’homme « complet », c’est-à-dire formé aux humanités gréco-latines, qui consti-tuent la base de la « culture générale ». Seule cette « culture générale » est garante du désintéressement,tandis que la spécialisation scientifique et son supposéutilitarisme confortent l’individualisme, l’égotisme intel-lectuel et la défense « égoïste » des intérêts particuliers.

« Pour assurer à tous les individus l’entière “libertéde penser”, l’Individualisme égalitaire omet de voirque cette liberté est une dérision ou un ignoble abus,quand un esprit n’est pas libre, qu’il n’a pas l’amourdésintéressé du vrai, qu’il n’est pas profondémentsensible aux règles si délicates de sa recherche, audanger du maniement des idées. Ces vertus nepoussent pas comme le chardon ; il n’en est pas quidemandent plus de préparation, de culture ;beaucoup de notions acquises ne les donnent pas ;il y faut une formation de l’âme elle-même, forma-tion nécessairement exceptionnelle et qui ne se puiseque dans des milieux assez autonomes, assez tradi-tionnels pour procurer à l’individu cette hauteur deperspective et cette vieillesse d’expérience sanslesquelles il peut y avoir enivrement, mais non pasliberté de l’intelligence. Or l’existence, la continuité,l’autonomie matérielle ou spirituelle de pareilsmilieux au sein de la société, offense les “Droits del’homme” des hommes voués à des intérêts diffé-rents. Mais quoi ! en dehors d’un petit nombre dechoses, appartenant au domaine de leurs intérêtset de leurs travaux, qu’il leur importe de compren-dre et qu’il importe au service social qu’ils compren-nent par eux-mêmes, la plupart des hommes sont-ilsdonc si enragés de “penser” ? La grande procla-mation individualiste les y surexcite, c’est-à-dire

qu’elle tend à submerger le petit nombre qui estcapable de penser sous les folies d’opinion, non dela multitude, mais des plus effrontés et des plusimpudents parmi la multitude. Elle est conjuréecontre la plus noble et la plus féconde des libertés.31 »

Ainsi sont renversés les arguments des partisans de laréforme moderne, qui stigmatisaient la futilité et le dilet-tantisme de la culture littéraire classique, laquelle neformait, selon eux, que de beaux esprits improductifs etégoïstes, et valorisaient l’utilité sociale de la formationscientifique spécialisée. Les deux camps se renvoientl’accusation d’égoïsme. Mais les notions méprisantes de« futilité », de « dilettantisme » et d’« improductivité »,qui sont employées par les réformateurs pour désignerla culture littéraire classique, la rhétorique en particulier,et qui se fondent sur l’analogie entre les schèmes produc-tivité/improductivité, actif/passif, responsabilité/futilité,masculin/féminin, sont remplacées par celle de « désin-téressement », à connotation noble.

En revanche, s’opposant dès lors à « désintéresse-ment », la notion d’utilité sociale, qui, chez les réfor-mateurs, revêt une connotation altruiste, devientutilitarisme chez leurs adversaires, renvoyant à la foisaux philosophies matérialistes qui fondent l’actionhumaine sur l’intérêt égoïste (le courant philosophiqueanglais issu de Bentham et le darwinisme social deSpencer) et à l’orientation professionnelle – sous-entendu « intéressée » – qu’implique la spécialisation.En réalité, c’est moins l’orientation professionnelle entant que telle qui est visée – du reste les représentantsdes facultés dites professionnelles, médecine et droit,se rangent très majoritairement dans le camp des défen-seurs du latin, et l’on compte, parmi ceux qui ontapporté leur soutien à Agathon, le président du Comitédes Forges et le directeur de Polytechnique – que « l’arrivisme » supposé des nouvelles couches socialesauxquelles la filière scientifique et les nouvelles métho-des ouvrent les portes de l’Université, ce qui leur vautd’être accusées de « matérialisme ».

Chez les détracteurs de la réforme moderne, l’oppo-sition entre désintéressement et utilitarisme renvoie aussià deux conceptions du rôle de l’école, celle qui oppose« l’éducation » à « l’instruction ». Cette opposition a étécodifiée par Ferdinand Brunetière, directeur de la Revuedes Deux Mondes, dans un célèbre article paru en 1895,peu après son ralliement officiel à l’Église catholique,sous le titre « Éducation et instruction ». Vouée à latransmission du savoir, à l’opposé d’une véritable éduca-tion qui doit former le caractère et la volonté, l’instruc-tion ne garantit pas la « moralité ». Spécialisée, elle visela seule utilité, au détriment de la « culture désintéres-

31. Extrait de Pierre Lasserre, Le Romantisme français, Essai sur la révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle, Paris, Mercure de France,1907, p. 343.

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sée » et des « idées générales », et développe l’indivi-dualisme, ennemi de l’éducation et de l’ordre social.Brunetière, qui venait de proclamer la faillite de l’idéalscientifique défini par Renan, mettait ici en garde contreune éducation purement scientifique et déniait au savantl’esprit critique : « Vérités métaphysiques, vérités morales,vérités historiques, esthétiques ou critiques, si je puisainsi dire, il y a des vérités que les méthodes scienti-fiques ne peuvent pas atteindre32. » L’éviction deBrunetière, qui a vu son poste de maître de conférencesà l’École normale supérieure supprimé lors du ratta-chement de celle-ci à la Sorbonne rénovée, a fait de cecatholique champion de l’antidreyfusisme une victimeemblématique de la politique anticléricale du gouver-nement. Après l’interdiction des congrégations ensei-gnantes et la séparation des Églises et de l’État, le combatpour le rétablissement de la morale à l’école par l’ensei-gnement religieux trouve un porte-parole de choix enMaurice Barrès, qui l’invoque en particulier lors d’uneséance de la Chambre des députés le 21 juin 1909 àpropos du cas d’un suicide d’un lycéen33.

La force symbolique des opérateurs axiologiquestient dans leur capacité à unifier des hiérarchies institutionnelles et des systèmes de classement hétéro-gènes. Associé à la hiérarchie institutionnelle entredeux types d’enseignement, l’enseignement secondaire « général » dit « classique » et l’enseignement « spécial » dit « moderne », mais aussi à deux ordresde l’enseignement, le Secondaire et le Primaire – le Secondaire inculquant un rapport « désintéressé »à la culture, à l’opposé du rapport fonctionnel et « utilitaire » propre à l’instruction primaire34 –, le couple désintéressement/utilitarisme sert encore àdifférencier l’ancienne rhétorique des nouvelles métho-des de la recherche que promeut la Sorbonne rénovée :l’historicisme, le positivisme, l’« ingrate érudition »,l’observation patiente et l’assemblage des faits, lesnomenclatures, les bibliographies, les paquets de « fiches », constitués en symbole par Péguy35, quipourfend aussi les mesures quantitatives – « la terreurde la quantité pure36 » –, et la « méthode » (renvoyantaux Règles de la méthode sociologique de Durkheim),à laquelle il oppose la « probité37 ». Selon Agathon,toutes ces opérations ne requièrent que des compé-tences techniques, le labeur patient, le travailmécanique de la mémoire, l’habileté de « l’ouvrier de la science » :

« Mais la méthode ne vaut que ce que vaut l’ouvrier.Elle ne remplace ni l’intelligence, ni le don. Elleapporte, il est vrai, de l’assurance aux travailleursordinaires. Et c’est là la raison de son succès. Car laSorbonne travaille pour la masse. Chez elle, le travailintellectuel est assimilé au travail manuel et les scien-ces et les lettres ne diffèrent point de l’industrie38. »

Ce « matérialisme », à la portée de tous, n’assure aumieux que l’érudition lourde et pédante contre le raffi-nement du goût, du jugement qualitatif, « l’esprit desystème » contre « l’esprit de finesse ». Cette dernièreopposition introduit une différence nationale entrel’Allemagne et la France fortement ancrée dans lesreprésentations collectives. Le « génie français » et sonmode d’expression privilégié, la rhétorique, le goût, lafinesse, la clarté et l’ordre français se voient doncmenacés par un modèle étranger, celui de l’éruditionet de la science allemandes, caractérisé, lui, par salourdeur, son pédantisme, son obscurité.

Cette série d’oppositions, qui ne se superposentque partiellement, trouve moins sa cohérence dansune logique rhétorique interne que dans une logiquesociale : elles donnent une forme euphémisée à ladéfense des prérogatives des anciennes élites faceaux nouvelles élites républicaines, produit de laméritocratie, ainsi qu’à celle des détenteurs d’uneformation – le secondaire, bastion de la formationdes classes dirigeantes – et de titres scolaires – bacca-lauréat et diplômes universitaires – menacés dedévaluation sur le marché avec l’arrivée de nouveauxprétendants à ces titres.

« Plus l’outil et le geste sont puérils, à la portée de tous, plus on les déclare féconds. […] Il fautque tout le monde puisse désormais faire de l’his-toire et de la science ». Et Agathon de citer Le Journal des débats qui y voit l’« Insolence desparvenus ». Avec les réformes, explique Agathon,« la clientèle du secondaire et des Facultés, de plusen plus recrutée parmi d’humbles familles, est deplus en plus incapable de comprendre toutes lesnuances de l’éducation littéraire […]39 ». Or, cette« utilisation des médiocres » renferme une menacede despotisme. De Paul Bourget à André Beaunier,les lettrés agitent le « péril primaire », dont témoi-gnent les revendications sociales, politiques etscolaires des instituteurs (syndicalisme, obtentiond’équivalences pour accéder à l’enseignementsupérieur, etc.)40. Face à la crainte d’une « domina-tion primaire », ils opposent « la nécessité d’uneélite ». L’éducation littéraire, qui implique la forma-tion du goût et du jugement, est un rempart contrecette menace de « matérialisme ». Le goût est « unedes vigies qui gardent au genre humain sonhumanité », explique Pierre Lasserre41. Mais, selonCharles Maurras, c’est précisément parce qu’ellesconfèrent une supériorité culturelle que lesdirigeants démocrates, dans leur volonté de nivelerles esprits, veulent supprimer les études latines42.

La valorisation du capital culturel hérité, à travers la défense du « jugement » et du « goût », trahit en faitla crainte de la dévaluation des capitaux scolaires. C’est pourquoi le débat déborde très vite le milieuscolaire et universitaire.

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La morale bafouée par la science de mœursDans ce dispositif, la sociologie durkheimienne occupeune place de choix. Ne prétend-elle pas investir la moraleet l’étude des mœurs, qui étaient jusque-là l’un desdomaines de prédilection des hommes de lettres ? Quiplus est, en instituant une science des mœurs, elle seplace dans une position de stricte observation en dehorsde tout jugement de valeur et de normativité, mêmelorsqu’elle aborde des problèmes sociaux contemporainscomme le suicide. Cette posture, qui aurait pu être saluéepour son « désintéressement », lui attire au contraire lesfoudres de nos hommes de lettres. Car elle prétend sesituer au-dessus ou au-delà de la morale, qu’elle prendpour objet. En outre, en comparant la morale et la religiondes peuples « civilisés » à celles des peuples dits « primi-tifs », elle heurte le préjugé profondément ancré dans laculture lettrée de la supériorité de la « civilisation occiden-tale », considérée comme une et unique. Enfin, du faitde ses origines juives, Durkheim constitue une parfaiteillustration de la thèse du « complot » ourdi par lesnouvelles élites républicaines pour dilapider l’héritageclassique et désagréger la société traditionnelle.

Sporadiques, les remarques antisociologiquesd’Agathon ont surtout été inspirées par Alfred deTarde43, renvoyant à la concurrence directe entre sonpère et Durkheim. Gabriel Tarde a en effet développéune théorie de psychologie sociale qui explique les faitssociaux à partir de deux notions : l’invention et l’imi-tation. Cette opposition, qui conforte le sentiment desupériorité des « élites », a rencontré un vif succès dansles milieux mondains44. En revanche, le livre épais de

Pierre Lasserre, qui se penche de près sur l’œuvre desuniversitaires qu’il pourfend, fournit le meilleurcondensé de l’argumentation antisociologique.

L’affaire Dreyfus forme la toile de fond de l’argu-mentation. Le succès de la sociologie est un succèspurement politique, Lasserre comme Agathons’appuient sur Bouglé pour l’affirmer. Avant l’Affaire,elle était « la Cendrillon de la philosophie universi-taire45 ». Lucien Herr, Charles Andler eux-mêmes s’yopposaient, et ils s’y sont ralliés pour des raisonspolitiques. À présent, non seulement Durkheim détientun pouvoir exorbitant à la Nouvelle Sorbonne et dansles conseils de l’Université, mais la sociologie a pris laplace de l’ancienne philosophie comme clef de voûtedes autres disciplines, elle est devenue la « doctrineofficielle » de la Sorbonne, en imposant la pédagogiecontre les méthodes de l’ancienne École normale, etprétend « imposer sa direction aux sociétés et inspirerles gouvernements46 ». Cette pédagogie, qui n’en est pasune – « autant que cela s’enseigne », la « bonne pédago-gie est écrite dans l’expérience et la pratique des bonsmaîtres47 » –, se résume à « l’horreur de tout ce qui estindividuel » ; elle est le « véhicule du despotisme ».

« Peut-il être un véritable éducateur enfin, celuiqui traite le sentiment et le cœur de “parties basses et obscures de nous-mêmes”, et ne voit enfin, ne conçoit, n’imagine et ne révère dans le mondeque cet être vague, monstrueux, tyrannique, incom-préhensible et farouche comme le dieu des Juifs,l’Être social48… »

32. Ferdinand Brunetière, « Éducation et instruction », Revue des Deux Mondes, 127, février 1895, p. 931. 33. Wolf Lepenies, op. cit., p. 77-78. C’est à cetteoccasion que Barrès s’appuya sur Le Suicide de Durkheim, qui évoquait la religion parmi les facteurs de cohésion sociale. Cette intervention a pu suggérer unrapprochement entre le déterminisme barrésien et la recherche par Durkheim de lois expliquant les phénomènes sociaux, qu’on oppose aux théories du libre arbi-tre. Michel Winock, « Barrès, Durkheim et la mort des lycéens », L’Histoire, 189, juin 1995, p. 40-42. Or, le déterminisme barrésien s’inspire du déterminismephysiologique de Jules Soury qui ancre les faits sociaux dans le biologique, niant le poids de l’éducation au profit de l’hérédité psychologique, et c’est précisé-ment contre ces explications pseudo-naturalistes que Durkheim a établi l’irréductibilité des faits sociaux à des phénomènes naturels ou psychologiques. Sur ledéterminisme barrésien, voir Zeev Sternhell, Maurice Barrès et le nationalisme français, Bruxelles, Complexe, 1985, p. 254-266. 34. Francine Muel-Dreyfus, Le Métier d’éducateur, Paris, Minuit, 1983, p. 46 sq. 35. « […] le sociologue, lui, il lui suffit qu’il ait dans des vieilles boîtes à cigares des paquets énormes defiches pour que dans ses mains maigres il tienne le secret de l’humanité » (C. Péguy, « Brunetière », t. II, op. cit., p. 639). 36. Charles Péguy, « Heureux les sys-tématiques » (1905) [posthume], Œuvres en prose complètes, t. II, op. cit., p. 260. 37. « C’est une erreur capitale des temps modernes dans l’organisation dutravail historique et dans l’estimation des historiens de croire que les instruments et que les méthodes sont tout, et de s’imaginer que la probité ne serait rien ;c’est la probité au contraire qui est centrale ; un homme qui a de la probité, manquant d’instruments, a beaucoup plus de chances d’avoir accès à quelque véritéqu’un homme qui n’a que des instruments, manquant de probité » (Charles Péguy, « De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes »(1906), Œuvres en prose complètes, t. I I , op. cit., p. 489). Les premières prises de posit ion de Péguy contre la méthode remontent à « Zangwill » (1904), ibid., p. 1396-1451. 38. Agathon, L’Esprit de la Nouvelle Sorbonne, Paris, Mercure de France, 1911, p. 35 et 54. 39. Ibid., p. 75, 115,166-167. 40. Paul Bourget, Études et portraits, t. III : Sociologie et littérature, Paris, Plon-Nourrit, 1906, p. 114 sq. ; A. Beaunier, Pour la défense française. Lesplus détestables bonshommes, op. cit., p. 100-105 et 260-262. Sur ce point, ils n’étaient pas suivis par Péguy, dont la critique du scientisme, le ressentiment àl’égard de la Sorbonne, et la défense de l’enseignement classique, leur servaient de bannière : en effet, très attaché à l’enseignement primaire dont il était issu,Péguy rendait les universitaires responsables de la ruine de l’enseignement secondaire, et trouvait légitime l’obtention d’équivalences pour les élèves des écolesnormales d’instituteurs, ou leur intégration dans le secondaire. Charles Péguy, « L’Argent » (1913), Œuvres en prose complètes, t. III, Paris, Gallimard, Bibliothèquede la Pleiade, 1992, p. 825-826. 41. Pierre Lasserre, La Doctrine officielle de l’Université. Critique du haut enseignement de l’État. Défense et théorie des human-ités classiques, Paris, Mercure de France, 1912, p. 326. 42. Charles Maurras, « La question de la Sorbonne » et « Démocratie et latin », L’Action française, 10décembre 1910 et 11 mai 1911, cité par C.-F. Bompaire-Évesque, op. cit., p. 124. Ces représentations réactivent les arguments traditionnels forgés pour la défensedu latin. Voir Françoise Waquet, Le Latin ou l’Empire d’un signe. XVIe-XXe siècle, Paris, Albin Michel, 1998, chap. 7. 43. C’est lui qui a désigné Durkheim à Massiscomme cible (voir Henri Massis, Évocations, Paris, Plon, 1931, p. 58). 44. Elle trouvait également un écho plus nuancé dans le courant anthropologique « diffusion-niste » qui remettait en cause les présupposés de l’évolutionnisme et sa démarche déductiviste. 45. P. Lasserre, La Doctrine officielle de l’Université, op. cit., p. 178. On trouve également cet argument sous la plume de Charles Péguy, « Heureux les systématiques », op. cit., t. II, p. 271. 46. Agathon, op. cit., p. 102.47 . P. Lasserre, op. cit., p. 181-182. 48. Agathon, op. cit., p. 102, 115, 112.

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Qui plus est, le sociologue lui-même, fort de ses métho-des quantitatives, se prend pour un dieu, selon Péguyqui, dans un texte posthume, brosse un terrible portraitde Durkheim en « professeur de l’excellence et de la légitimité du gouvernement absolu de la populaceen matière de conscience religieuse et morale49 ».

Contre la sociologie durkheimienne se dressait unhabitus façonné par l’éducation littéraire et les humanitésclassiques, qui visait à réassurer les futures « élites » deleur supériorité intellectuelle et à les préparer à intégrerles classes dirigeantes. L’identification du Beau, du Bienet du Vrai par laquelle la sûreté du goût dans le domaineesthétique confère une autorité en matière morale, unmode de pensée essentialiste qui récuse l’arbitrairesocial en justifiant les privilèges qu’accorde la naissancecomme la condition nécessaire au désintéressement,une philosophie de l’héritage comme garant de moralité,toutes ces dispositions ne pouvaient que se hérisserdevant les postulats de la sociologie. Il faut prendre à la lettre le mot de Lasserre contre le livre de Lévy-Bruhl La Morale et la science des mœurs : « l’écoleidéale du crétin primaire50 ».

Conformément au schème d’opposition entrecréateur et professeur, les valeurs littéraires sous-tendent les attaques d’ordre formel contre la sociolo-gie : « la boursouflure scolaire51 » du style de Durkheim,l’ennui qu’il suscite, son obscurité, les formules compli-quées pour dire des choses simples (Lasserre ne cessede « traduire » Durkheim en français), voire des éviden-ces, ou, inversement, le parti de prendre le contre-pieddes « évidences de sens commun52 ». Cependant, ces attaques formelles sont autant d’armes pour disqua-lifier le fond. Ainsi, la sociologie durkheimienne apparaîtà ses détracteurs comme un « mysticisme pseudo-scientifique53 », fondé sur des abstractions déductives,des syllogismes, des tautologies – « La grande ressourcede son esprit, c’est la tautologie. Mais, à la différence deM. de La Palice, il excelle à l’obscurcir solennellement54 » –,qui supplante le raisonnement par des manœuvres, desartifices, des sophismes et des jeux de mots (telle l’iden-tification de la culture générale au dilettantisme).

L’idée que le fait social est indépendant des indivi-dus, et surtout des consciences individuelles, ne pouvaitque heurter l’habitus lettré : la sociologie nie la doxa dulibre arbitre, allant jusqu’à prétendre que les individuspeuvent se tromper sur les motivations de leurs actes55.Contre la psychologie des consciences individuelles,elle établit les faits sociaux à partir de l’histoire. La résistance à l’historisation, la négation de l’histoireest une des caractéristiques majeures de ce mode depensée essentialiste. À l’histoire des faits, les détrac-teurs de la sociologie opposent l’histoire des idées, desindividus : selon Agathon, que l’invention des cheminsde fer soit imputée à des causes économiques et non aux

« états de conscience d’un Papin ou d’un Watt, état diffi-cile à analyser et saisissable seulement pour l’esprit definesse56 » – écarte à jamais « toute véritable intelligencede l’histoire et toute prévision57 ». À cette philosophiede l’histoire et cette histoire de la philosophie idéalisteconvient mieux la psychologie sociale élitiste de Tarde,fondée sur la théorie de l’imitation, l’invention étantl’apanage de quelques individualités. Contre le « morcel-lement de l’intelligence » qu’implique la division dutravail scientifique, Agathon réclame, à l’instar de Péguy,le rétablissement de la philosophie, de l’unité spécula-tive, dans ses droits et Lasserre développe une histoirede la philosophie fondée sur la concentration desconcepts. Comme l’histoire des faits, le principe deméthode qui préconise de traiter les faits sociaux commedes choses prête à l’accusation de matérialisme. Cetteaccusation a été réfutée par les durkheimiens qui ontsouligné que les faits sociaux consistent en représen-tations, en manières de penser et de sentir.

« Qu’importe, réplique Lasserre, si le milieu socialproduit ces représentations, ces influences à la façondont une glande secrète et si on ne remarque rienen elles qui tienne aux choix de l’intelligence et ducœur ? Comparées à l’esprit proprement dit, ellessont bien des choses, sinon matérielles, du moinsanimales. Les liens qu’elles établissent entre leshommes, liens de la religion, de la patrie, des mœurs,sont d’essence animale58. »

On touche là au cœur de l’accusation : la sociologieprétend expliquer les sociétés civilisées par l’ob-servation des sociétés dites « primitives », par les « sauvages » (les travaux de Durkheim, Mauss, Lévy-Bruhl), les « aliénés » (les travaux de Georges Dumas),par le crime59.

« Là où nous nous figurons agir et sentir sous l’empirede ces motifs intelligibles, nous sommes en réalitémanœuvrés par les gestes d’une humanité primitivetoute proche de l’animal. Les motifs pour lesquelsune institution, un précepte apparaissent légitimes,naturels ou nécessaires aux hommes les plus civilisés,quand ils n’ont pas fait de sociologie, n’ont presquejamais rien de commun avec les causes réelles pourquoi ils existent et dont le secret se trouve chez lesFuégiens. Après avoir interprété et défini de la sorte,après avoir ainsi réduit au rang des choses animalesles éléments spirituels les plus nobles et les plusprécieux de la civilisation passée (et d’ailleursprésente), M. Durkheim peut bien entreprendrel’esquisse de la cité future et de la morale de demainfondées sur la division du travail60. »

Que le crime soit défini non par sa nature intrinsèque,ou par son essence, mais comme tabou constitué par la conscience collective, que la philosophie de l’histoiresoit fondée sur le totémisme et sur la prohibition de

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l’inceste, reposant sur une règle d’exogamie et nonsur une règle naturelle ou rationnelle, que la nature decette règle soit la même chez les peuples « civilisés »et chez les peuples « primitifs », que la barrière entreles sexes tienne à la représentation du sang et plusparticulièrement du sang menstruel61, bref que lamorale dérive des mœurs et ne leur préside pas, queles principes de morale, de civisme, de sociabilité, degoût ne soient que des « justifications postiches » decoutumes primitives, voilà qui était intolérable. Onmesure à quel point cette théorie du sang menstruela frappé l’imaginaire social lettré en constatant qu’elleest reprise par Nizan dans Les Chiens de garde : il est,en effet, douteux que l’attaque contre la prétentionde Durkheim à résoudre les problèmes sociaux parl’étude du sang menstruel entre dans le cadre de lastricte critique marxiste des intellectuels d’État ques’est imposée Nizan qui, du reste, s’appuie sur descitations d’Agathon62. On notera que la mémoire del’antidurkheimisme se transmet dans le champ litté-raire par les normaliens, comme Nizan, Sartre etBrasillach qui, à propos de l’unanimisme, traitera JulesRomains de « poète “durkheimiste”63 ».

Ainsi, le fait de fonder les origines de la « civilisa-tion » sur un principe lié à la féminité, à la natureféminine, contrarie là encore un des présupposés impli-cites de cette doxa lettrée. L’opposition masculin/féminin sous-tend, en effet, les représentations savan-tes et demi savantes de la différence entre peuples « civilisés » et peuples « primitifs » : développée dansla théorie des climats de Montesquieu64, à travers unesérie d’antinomies renvoyant aux couples d’oppositionsactif/passif, production/reproduction, maîtrise desoi/abandon aux instincts et aux passions, culture/ nature, pour différencier les peuples du Nord despeuples du Sud, elle s’est déplacée, après la défaitefrançaise de 1870, pour marquer, selon les mêmesschèmes d’appréciation, la distinction entre un Occidenthéritier de la tradition gréco-romaine et un Orient « barbare »65. Or ce schème sous-tend aussi les discoursracistes qui attribuent aux Juifs des propriétés fémini-nes, à la suite des thèses de Charcot établissant,

comme pour les femmes, leur vulnérabilité auxmaladies mentales du fait de la prétendue fragilité deleur système nerveux66. Pierre Lasserre ne se privepas d’exploiter cette veine antisémite en imputant lathéorie durkheimienne aux origines confessionnellesde son auteur : « Sans préjudice de ses autres beautés,cette seconde théorie ne semblera-t-elle pas… commentdire ?… un peu Kasher67? »

Les mêmes discours racistes déniaient aux Juifscomme aux femmes tout sens moral68. Ce reprocheparcourt aussi l’argumentation de Lasserre. L’originesuperstitieuse des croyances dans les sociétés dont lacohésion repose sur la solidarité mécanique rabaisse la « civilisation » au rang de fétichisme, et la culturegénérale au rang de justification lettrée de ces croyances.Pour Lasserre comme pour Agathon, c’est précisémentcette culture générale, produit de l’éducation publique,qui est la condition de la cohésion morale de la société69.Autant dire que la cohésion morale de la société reposesur les « élites ». Si elle réfute toute solution de continuitéentre la « civilisation » occidentale et les cultures « primi-tives », la rhétorique réactionnaire récuse aussi, dans unmême rejet du schéma évolutionniste, la notion deprogrès, à laquelle elle oppose l’idée de la « décadence »entraînée par la modernité politique (la philosophie desdroits de l’homme, l’idéal démocratique), économique (ladivision du travail, le capitalisme) et culturelle (le roman-tisme et ses avatars naturalistes et symbolistes). Lasserrereproche ainsi à Durkheim de vouloir substituer auxliens sociaux résultant de la communauté morale et senti-mentale les liens qu’engendre la division du travail, ceuxde la solidarité organique, et de les considérer commesupérieurs : « […] pour lui toutes les institutions humai-nes, antérieures à l’ère de la division du travail, de lasociologie scientifique et, sans doute aussi, de la puissancedes juifs, reposent sur des “superstitions grossières”70 ».

Lasserre prétend lever le paradoxe que représentel’alliance entre la philosophie individualiste des droitsde l’homme et la sociologie durkheimienne, qui subor-donne l’individu à la société. Aux attaques du type de cellede Brunetière qui, dans l’article cité plus haut, a repro-ché au scientisme de « couvrir les prétentions de

49. C. Péguy, « Heureux les systématiques », t. II, op. cit., p. 261 sq. Voir aussi « Brunetière », op. cit., p. 639. 50. P. Lasserre, op. cit., p. 246, n. 1. 51. Ibid., p.235. 52. Agathon, op. cit., p. 111. 53. Ibid., p. 104. 54. P. Lasserre, op. cit., p. 235. 55. Agathon, op. cit., p. 106 ; P. Lasserre, op. cit., p. 192 56. Agathon,op. cit., p. 155-156. 57. Selon Lasserre, l’histoire advenait non pas des changements matériels, mais de l’action des idées, les changements matériels ne faisantque favoriser leur diffusion (P. Lasserre, op. cit., p. 240). 58. Ibid., p. 236. 59. Voir l’article d’Évelyne Serverin, « Propos sur l’utilité : les valeurs du crime chez Marxet Durkheim », Archives de philosophie du droit, t. 26, 1981, p. 183-198, qui montre la valeur polémique que prenaient les théories sociologiques fonctionnalistesdu crime élaborées par ces deux auteurs dans le contexte de la « montée des masses » et de la réforme sociale au XIXe siècle. 60. P. Lasserre, op. cit., p. 192.61. Lasserre fait ici référence à l’article de Durkheim, « La prohibition de l’inceste et ses origines », L’Année sociologique, vol. I, 1896, repris in Jean Duvignaud (éd.),Journal sociologique, Paris, PUF, 1969, p. 37-101. 62. Paul Nizan, Les Chiens de garde, Paris, Rieder, 1932, p. 186. Rappelons que Nizan a hésité entre l’Actionfrançaise et le PCF avant d’adhérer à ce dernier (Raymond Aron, Mémoires, t. I, Paris, Julliard, 1983, p. 43). 63. Robert Brasillach, « Jules Romains », II, Les QuatreJeudis, Paris, Éditions Balzac, 1944 ; rééd. Sceaux, Les Sept Couleurs, 1951, p. 147. 64. Pierre Bourdieu, « Le Nord et le Midi : contribution à une analyse de l’ef-fet Montesquieu », Actes de la recherche en sciences sociales, 35, novembre 1980, p. 21-25. 65. G. Sapiro, op. cit., p. 122-123. 66. Sander L. Gilman, « Jewsand Mental Illness : Medical Metaphors, Anti-semitism, and the Jewish Response », Journal of History of the Behavioral Sciences, 20, avril 1984, p. 150-159 ; PierreBirnbaum, Un mythe politique : la « République juive », Paris, Fayard, 1988, p. 196-208. 67. P. Lasserre, op. cit., p. 233. 68. George L. Mosse, Nationalism andSexuality, Wisconsin, The University of Wisconsin Press, 1985, p. 145. 69. P. Lasserre, op. cit., p. 191. 70. Ibid., p. 233.

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l’Individualisme71 », Bouglé a riposté que De la divisiondu travail social est un livre contre l’individualisme.Lasserre lui oppose un autre argument que développe larhétorique antisémite de l’époque, à savoir que les Juifstravaillent à la dissolution des peuples et des nations ausein desquels ils forment un corps étranger72 :

« Que c’est étrange ! Ce Juif aurait démenti l’instinctde sa race et tout au moins l’éternelle politique de sanation en travaillant chez les autres, non à la dissolution, mais à la recomposition sociale, enleur recommandant, non l’anarchie, mais l’archie ! Cephilosophe universitaire aurait admis que la règledes choses humaines n’est pas tout entière révélée àla raison et à la conscience d’un chacun ! L’œuvred’Émile Durkheim serait inspirée des mêmes senti-ments qui ont inspiré à un Taine, au Renan de laRéforme intellectuelle et morale, à un Bourget, à unDrumont, à un Barrès, à un Maurras, leurs vues surla reconstitution du corps français73. »

En fait, explique Lasserre, tout cela est un leurre. L’alliancede la sociologie durkheimienne avec la philosophie desdroits de l’homme repose sur la volonté communed’anéantir la civilisation, la tradition, en détruisant laculture générale comme principe de la cohésion morale,et vise donc la désagrégation sociale. La sociologiedurkheimienne est « une mauvaise métaphysique quicherche l’alibi expérimental » parce que Durkheim abesoin d’un dieu immanent : « Ce dieu des nègres [letotem] est le dieu immanent de la sociologie durkhei-miste […]74. » Lasserre y reconnaît le panthéismeallemand de Fichte, dont il a établi les affinités avec lemessianisme révolutionnaire dans sa thèse sur LeRomantisme français. Durkheim n’a-t-il pas, du reste,rallié, dans la conclusion du Suicide et dans la réédition de sa thèse De la division du travail social,la doctrine collectiviste, confirmant ainsi leurs prophétiesde malheur, selon lesquelles le « dogme irréaliste » desdroits de l’homme engendre aussi bien l’anarchie que lecollectivisme : d’un côté, l’idée abstraite de liberté exaltel’individualisme au détriment de l’ordre social, fondé surles hiérarchies dites naturelles ; de l’autre, l’égalitarismerenforce le pouvoir centralisateur, la passivité (mécanisme)et le déterminisme (fatalisme) romantiques aidant75.

Des romanciers sociologuesSi le courant ultra-conservateur et réactionnaire, où serecrutent les principaux pourfendeurs de la sociologiedurkheimienne, travaille à attiser l’antiscientisme lettrécontre la Nouvelle Sorbonne, il élabore parallèlementune autre stratégie visant à se réapproprier la science età proposer une synthèse entre traditionalisme et science.Cette stratégie correspond aux orientations de l’Églisecatholique qui se réclame, depuis l’encyclique Aeterni

Patris de 1879, de la philosophie thomiste et préconisele réalisme intellectualiste. Le premier et presque le seulà répondre à l’enquête de Maurras sur la monarchie que« la solution monarchiste était la seule conforme auxenseignements les plus récents de la science », PaulBourget se donne comme objectif de « Prendre aux révolu-tionnaires la Science76 ». Contre la philosophie subjecti-viste du devenir acclimatée par le bergsonisme, contrela poussée de mysticisme et d’irrationalisme, l’Actionfrançaise construit une philosophie sociale qui se réclamede la scientificité dans la continuité de Barrès.

Fondé sur les principes de l’hérédité, la continuité et la race, l’empirisme organisateur de Maurras se veutune « science politique » ou plutôt « politique scien-tifique » réaliste, dans la tradition des penseurs contre-révolutionnaires, Bonald, Maistre, de la sociologie deLe Play, du positivisme de Comte et du déterminismeenvironnemental de Taine. À la science rationnelle,déductive, qui applique des idées et des systèmes a priori en faisant table rase de la tradition, il opposela science « expérimentale », adossée à l’expériencede l’histoire76. Bourget explique, dans Sociologie etlittérature, que les sociologues ont commis une erreurde méthode en recourant à la biologie (évolution-nisme), en identifiant naturel et vivant, « faits devitalité morale » et « faits de vitalité organique », etqu’il leur faut des méthodes propres. Il affirme l’irré-ductibilité du fait politique, éthique, religieux. Lacoutume est « une expérience instituée par la nature,pour tout ce qui touche aux mœurs. L’histoire en estune pour ce qui touche à la politique » : « Si nousconstatons que toutes les périodes de prospérité pourles peuples ont impliqué certaines conditions, ettoutes les périodes de décadence certaines autres,nous serons scientifiques en concluant que très proba-blement la pratique des unes améliorera un pays, que la pratique des autres détériorera davantage78. »

L’idée de « décadence », de « dégénérescence », est aucœur de cette doctrine, et Bourget se pose en « psycho-logue de la décadence », en clinicien et thérapeute,faisant du roman une des méthodes propres de la « psychologie sociale » qui permet « de dégager, à traversles maladies morales [qu’il étudie], les grandes lois dela santé79 ». La « vérité » à laquelle aboutit ce médecindu social est « l’observation, par les couches profondesdu pays, des lois essentielles de la famille80 ».Conformément à l’enseignement de la sociologie deBonald et de Le Play, la famille est la loi « naturelle »sur laquelle repose l’ordre social et politique(pouvoir/ministre/sujet dans l’ordre politique, Dieu/le Médiateur/ l’Homme dans l’ordre religieux, cause/moyen/effet dans l’ordre métaphysique). La famille et la propriété sont les piliers de l’ordre social, qu’adétruits l’individualisme républicain. Le remède serala religion, mais non plus la foi mystique, telle que l’ad’abord expérimentée Bourget lors de sa conversion :

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Défense et illustration de « l’honnête homme »

une foi « mâle », « virile », fondée sur une adhésion àl’Église comme institution sociale garante de l’ordre.

Le romancier sociologue Paul Bourget trouve un conti-nuateur en la personne d’Henry Bordeaux. Ce jeunesymboliste individualiste se convertit après son retourdans sa Savoie natale où il doit assurer la succession dela charge d’avocat de son père. Il y retrouve ses lecturesde jeunesse, Maistre, Bonald, Le Play, et écrit Le Paysnatal (1900) : « C’est le retour d’un déraciné », dira-t-ildans la préface à ses Œuvres de jeunesse. Dans cettemême préface, datée de 1911, il prend la défense deshumanités, qu’il ne faut pas confondre avec des « abstrac-tions », contre la spécialisation et contre l’éruditionallemande qui « décompose et ne recompose pas81 ». Ceromancier de la famille, héritier de la littérature à thèsede Bourget, compagnon de route de l’Action française,double, après la Grande Guerre, son œuvre d’un combatidéologique dans une enquête sur le mariage qui donneralieu à un ouvrage La Crise de la famille française (1921),où il défend cette institution menacée contre le dangersocial que représentent le divorce, les revendicationsféministes et la dénatalité. Aux reproches qui lui sontfaits de mettre son art au service d’une doctrine, la critiqueacadémique oppose le disciple de Le Play « qui aconscience de n’avoir cherché à atteindre aux conclu-sions générales qu’à la faveur d’une observation patientedes faits particuliers82 », et lui décerne le titre de « socio-logue » : « M. Henry Bordeaux ambitionne la qualité desociologue avant celle de conteur83. » Contre l’Université,l’Académie aura consacré ses propres sociologues : roman-ciers psychosociologues et sociologues qui se veulent les héritiers de Le Play.

La transformation de la configuration des relationsentre champ littéraire et champ universitaire en Franceau tournant du XXe siècle est à l’origine de la violenteréaction antiscientiste des hommes de lettres, dont la position se voit remise en cause par la promotion du paradigme scientifique et objectiviste et par l’as-cension des nouvelles élites républicaines qui s’en

réclament. En investissant le terrain des mœurs par desméthodes scientifiques, la sociologie a constitué un concur-rent de poids pour la littérature. Heurtant profondémentl’habitus lettré, elle a conforté la thèse d’un « complot »fomenté par les nouvelles élites juives et protestantespour détruire l’héritage classique. À l’observation et l’ana-lyse socio-historique des mœurs, les lettrés opposent le « jugement » et le « goût », fondés sur la culture classiqueet garants de la « morale ». Contre la posture du savantdétaché des faits qu’il observe, ils revendiquent la posturede « cliniciens » sociaux. Plus que tout, c’est l’idée d’unsujet agi par des forces qui le dépassent, plutôt qu’agis-sant en pleine conscience et maîtrise de soi, qui sape lavision élitaire du monde de ces prétendants au pouvoirspirituel. Sous ce rapport, et malgré les différences struc-turales qu’il faudrait analyser précisément84, l’opposition « humaniste » à la nouvelle révolution scientifique quis’est produite dans les sciences humaines et socialespendant les années 1950-1960 relève d’une semblablerésistance de l’habitus lettré au paradigme objectivistequi cherche dans les structures cachées, voire incons-cientes, et non dans le sujet moral et conscient, l’expli-cation des actions humaines.

Toujours est-il que ce conflit structural explique engrande partie pourquoi en France toute une fraction duchamp littéraire, les écrivains de l’Académie française entête, a été à la pointe du combat antirépublicain, del’affaire Dreyfus au régime de Vichy. Le thème de la « décadence » forgé par la nouvelle droite au tournant duXXe siècle a eu une formidable postérité jusqu’à Vichy.C’est sur cette base que, dans un numéro spécial de Je suispartout sur les Juifs datant de 1939, Lucien Rebatet, quia évolué de l’Action française au fascisme, dénonce letravail de « dévirilisation » opéré par les Juifs contre « l’élite chrétienne ». La sociologie des Lévy-Bruhl et desDurkheim, qui se réduit selon lui à « un culte de la sociétéà opposer aux religions, le totem contre la croix85 »,occupe une bonne place dans la liste des œuvres dont ilrecommande l’autodafé.

71. F. Brunetière, « Après le procès », art. cit. 72. La thèse d’un « complot juif international », qui avait pris corps à la suite de l’affaire Dreyfus, fut largementpropagée avec le faux des Protocoles des sages de Sion, qui se présenta d’abord comme les procès-verbaux de conférences, puis comme les actes du congrèssioniste de Bâle de 1897. Il montrait les Juifs s’employant à ruiner la civilisation occidentale en préconisant la jouissance et l’irrespect pour la religion chrétienne,à désorganiser l’économie et l’État en soutenant la démocratie et la remise du pouvoir aux ignorants, tout en dressant un plan de conquête du pouvoir. Composéd’abord en France et en français après l’affaire Dreyfus, il fut publié en Russie au début du siècle, avant de connaître une large diffusion dans toutes les languesdans les années 1920 (Léon Poliakov, Histoire de l’antisémitisme, t. II, Paris, Calmann-Lévy, 1955, rééd. Paris, Seuil, Points, 1981, p. 303-304 et 456 sq. ; et Ralph Schor, L’Antisémitisme en France pendant les années trente, Bruxelles, Complexe, 1992, p. 125-126). 73. P. Lasserre, op. cit., p. 186. 74. Ibid., p. 237.75. Pierre Lasserre, Le Romantisme français. Essai sur la Révolution dans les sentiments et dans les idées au XIXe siècle, Paris, Mercure de France, 1907, p.453-454. 76. Cité par Yehoshua Mathias, « Paul Bourget, écrivain engagé », Vingtième siècle, 45, janvier-mars 1995, p. 15-16. 77. Colette Capitan-Peter, CharlesMaurras et l’idéologie d’Action française, Paris, Seuil, 1972. 78. P. Bourget, « De la vraie méthode scientifique » (décembre 1905), in Études et portraits, t. III, op. cit.,p. 10-11, 17-18. 79. Cité par Y. Mathias, art. cit., p. 23. 80. « La vérité vitale et qui maintenait dans l’ancienne France une plasticité si vigoureuse en dépit de tant de fautes,était de l’ordre le plus humble, le moins métaphysique. Elle consistait dans l’observation, par les couches profondes du pays, des lois essentielles de la famille. De nombreuxtravaux exécutés depuis, sous l’influence du grand Le Play, – ce “Bonald progressif” – ont établi ce fait » (P. Bourget, op. cit., p. 36). 81. Henry Bordeaux, « Préface de ladeuxième édition » [1911], Œuvres de jeunesse, t. I, Paris, Plon, 1939, p. 153 et 150. 82. Henri de Régnier, « Réponse », in Institut de France, Académie française, Discoursprononcés dans la séance publique du 27 mai 1920 pour la réception de M. Henry Bordeaux, Paris, Firmin-Didot, 1920, p. 61, 62. 83. Pierre Benoit, Henry Bordeaux, Paris,Alcan, « Les Quarante », fauteuil XX, 1931, p. 26. Voir aussi p. 29. 84. Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 152. 85. Cité par Robert Belot, LucienRebatet. Un itinéraire fasciste, Paris, Seuil, 1994, p. 288, 58.

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