TODOROV, T Poétique de La Prose

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TODOROV, T Poétique de La Prose

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http://ae-lib.org.ua/texts/todorov__poetique_de_la_prose__fr.htm#099. Connaissance du vide : Cur des tnbres (1)1. Je cite, en la modifiant parfois, la traduction d'Andr Ruyters, 1948.Cur des tnbres de Joseph Conrad ressemble superficiellement un rcit d'aventures. Un petit garon rve sur les espaces blancs de la carte; devenu grand, Marlow dcide d'explorer l'un d'entre eux, le plus tendu : le cur du continent noir qu'atteint un fleuve serpentin. Une tche est assigne : joindre l'un des agents de la socit qui se consacre la collecte d'ivoire, Kurtz; des dangers sont annoncs. Pourtant, mme cette amorce conventionnelle ne tient pas ses promesses : les risques que semble prophtiser le docteur de la socit sont d'ordre intrieur : il mesure le crne de ceux qui partent en voyage et les interroge sur la prsence ou l'absence de folie dans la famille. De mme, le capitaine sudois qui amne Marlow au premier poste est pessimiste sur l'avenir, mais l'exprience qu'il voque est celle d'un homme qui s'est pendu - tout seul. Le danger vient de l'intrieur, les aventures se jouent dans l'esprit de l'explorateur, non dans les situations qu'il traverse.

La suite de l'histoire ne fait que confirmer cette impression. Au poste central, o Marlow finit par arriver, il est condamn l'inaction par le naufrage du bateau vapeur dont il est cens prendre les commandes. De longs mois s'coulent pendant lesquels la seule action de Marlow est d'attendre l'envoi des rivets manquants. Il ne se passe rien; et quand quelque chose se produit, le rcit omet de nous en parler. Ainsi du moment de dpart vers le poste de Kurtz, de la rencontre de ce dernier avec le Directeur du poste central, du retour de Marlow et de ses rapports avec les plerins aprs la mort de Kurtz. Pendant la scne dcisive de prise de contact avec Kurtz, Marlow reste bord du bateau et converse avec un Russe falot; on n'apprend jamais ce qui s'est pass sur terre.

Ou prenons ce moment traditionnellement culminant dans le rcit d'aventures : la bataille, ici entre Blancs et Noirs. Le seul mort jug digne d'tre mentionn est le timonier, et encore Marlow n'en parle-t-il que parce que le sang du mourant remplit ses chaussures et l'amne ainsi les jeter par-dessus bord. Le dnouement de la bataille est drisoire : les coups de feu des Blancs n'atteignent personne et ne crent que de la fume ( Je m'tais aperu, la faon dont la cime des taillis remuait et volait, que presque tous les coups avaient port trop haut ). Quant aux Noirs, ils s'enfuient en entendant le seul sifflet du bateau : Les vocifrations furieuses et guerrires s'arrtrent l'instant... La dbandade... tait due uniquement au bruit strident du sifflet vapeur.

De mme pour cet autre moment o culmine l'intensit du rcit, l'image inoubliable de la femme noire qui sort de la jungle, alors qu'on monte Kurtz sur le bateau : Soudain elle ouvrit ses bras nus et les leva, tout droit, au-dessus de sa tte, comme dans un irrsistible dsir de toucher le ciel... Geste puissant mais qui n'est, aprs tout, qu'un signe nigmatique - et non une action.

Si aventure il y a, elle n'est pas l o on croyait la trouver : elle n'est pas dans l'action mais dans l'interprtation que l'on acquerra de certaines donnes, poses depuis le dbut. Les aventures qui auraient d capter notre attention ne peuvent le faire car, contrairement toutes les lois du suspense, leur dnouement est annonc longtemps l'avance, et ce, plusieurs reprises. Au dbut mme du voyage, Marlow prvient ses auditeurs : J'eus le pressentiment que sous l'aveuglant soleil de ce pays, j'allais apprendre connatre le dmon, flasque, hypocrite, aux regards vasifs, le dmon d'une folie rapace et sans merci. Non seulement la mort de Kurtz mais aussi le destin de Marlow par la suite sont rappels plusieurs reprises ( il advint que c'est moi qui eus prendre soin de sa mmoire ).

L'avnement des faits est sans importance, car seule comptera leur interprtation. Le voyage de Marlow n'avait qu'un seul but : Le voyage n'avait t entrepris que pour me permettre de causer avec M. Kurtz... Je... me rendis compte que c'tait l tout justement ce que je m'tais promis : - une conversation avec Kurtz. Parler : [162] pour comprendre, non pour agir. C'est sans doute la raison pour laquelle Marlow ira chercher Kurtz aprs la fugue de celui-ci, alors qu'il dsapprouve par ailleurs son enlvement par les plerins : c'est que Kurtz aurait chapp ainsi son regard, son oreille, il n'aurait pas permis d'tre connu. La remonte du fleuve est donc une accession la vrit, l'espace symbolise le temps, les aventures servent comprendre. Remonter le fleuve, c'tait se reporter, pour ainsi dire, aux premiers ges du monde... Nous voyagions dans la nuit des premiers ges.

Le rcit d'action ( mythologique ) n'est l que pour permettre le dploiement d'un rcit de connaissance ( gnosologique ). L'action est insignifiante parce que tous les efforts se sont ports sur la recherche de l'tre. (Conrad crivait ailleurs : Rien de plus futile sous le soleil qu'un pur aventurier. ) L'aventurier de Conrad - si l'on veut encore l'appeler ainsi - a transform la direction de sa qute : il ne cherche plus vaincre mais savoir.

De nombreux dtails, dissmins tout au long de l'histoire, confirment la prdominance du connatre sur le faire, car le dessin global se rpercute sur une infinit de gestes ponctuels qui vont tous dans la mme direction. Les personnages ne cessent de mditer le sens cach des paroles qu'ils entendent, la signification impntrable des signaux qu'ils peroivent. Le Directeur termine toutes ses phrases par un sourire qui avait l'air d'un sceau appos sur ses paroles, afin de rendre absolument indchiffrable le sens de la phrase la plus triviale . Le message du Russe, qui doit aider les voyageurs, est, Dieu sait pourquoi, crit dans un style tlgraphique qui le rend incomprhensible. Kurtz connat la langue des Noirs mais la question : Vous comprenez cela? , il ne fait apparatre qu'un sourire au sens indfinissable : sourire aussi nigmatique que l'taient les paroles prononces dans une langue ignore.

Les mots exigent l'interprtation; plus forte raison, les symboles non verbaux qu'changent les hommes. Le bateau remonte le fleuve : Quelquefois, la nuit, un roulement de tam-tams, derrire le rideau des arbres, parvenait jusqu'au fleuve et y persistait faiblement, comme s'il et rd dans l'air, au-dessus de nos ttes, jusqu' la pointe du jour. Impossible de dire s'il signifiait la guerre, la paix ou la prire. II en va de mme d'autres faits symboliques, non intentionnels : vnements, comportements, situations. Le bateau a chou au fond [163] du fleuve : Je ne saisis pas sur-le-champ la signification de ce naufrage. Les plerins restent inactifs au poste central : Je me demandais parfois ce que tout cela voulait dire. D'ailleurs la profession de Marlow - guider un bateau - n'est rien d'autre qu'une capacit d'interprter les signes : II me fallait deviner le chenal, discerner - d'inspiration surtout - les signes d'un fond cach. J'avais pier les roches recouvertes (...). Et il me fallait avoir l'il sur les signes de bois mort qu'on couperait pendant la nuit pour s'assurer la vapeur du lendemain. Quand vous avez vous appliquer tout entier ces sortes de choses, aux seuls incidents de surface, la ralit - oui, la ralit elle-mme! - plit. La vrit profonde demeure cache... Dieu merci! La vrit, la ralit et l'essence restent intangibles; la vie s'puise en une interprtation de signes.

Les rapports humains ne sont rien d'autre qu'une recherche hermneutique. Le Russe est, pour Marlow, inexplicable , un de ces problmes qu'on ne rsout pas . Mais Marlow lui-mme devient objet d'interprtation de la part du briquetier. Et le Russe, son tour, doit reconnatre, parlant des rapports entre Kurtz et sa femme : Je ne comprends pas. La jungle mme se prsente Marlow aussi sombre, aussi impntrable la pense humaine (remarquons-le : la pense et non au corps) qu'il croit y dceler la prsence d'un charme muet .

Plusieurs pisodes emblmatiques indiquent aussi qu'il s'agit d'un rcit o prdomine l'interprtation des symboles. Au..dbut, la porte de la socit, dans une ville europenne, on trouve deux femmes. Souvent, quand je fus l-bas, je revis ces deux cratures, gardiennes de la porte des Tnbres, tricotant leur laine noire comme pour en faire un chaud linceul, l'une introduisant, introduisant sans trve dans l'inconnu, l'autre scrutant les visages joyeux et insouciants de ses vieux yeux impassibles. L'une cherche (passivement) connatre; l'autre conduit une connaissance qui lui chappe : voici deux figures de la connaissance qui annoncent le droulement du rcit venir. Tout fait la fin de l'histoire, on trouve une autre image symbolique : la Fiance de Kurtz rve ce qu'elle et pu faire si elle s'tait trouve prs de lui : J'aurais jalousement recueilli le moindre de ses soupirs, ses moindres paroles, chacun de ses mouvements, chacun de ses regards : elle aurait fait une collection de signes.

Le rcit de Marlow s'ouvre d'ailleurs sur une parabole, o il n'est [164] pas encore question de Kurtz ni du continent noir, mais d'un Romain imaginaire, conqurant de l'Angleterre en l'an zro. Celui-ci se serait confront la mme sauvagerie, au mme mystre - l'incomprhensible. II lui faut vivre au sein de l'incomprhensible, ce qui en soi dj est dtestable... Et il y a l-dedans une sorte de fascination pourtant qui se met le travailler. Le rcit qui suivra, qui illustrera ce cas gnral, est donc bien celui de l'apprentissage d'un art de l'interprtation.

L'abondante mtaphorique du blanc et du noir, du clair et de l'obscur, qu'il est facile d'observer dans ce texte, n'est videmment pas trangre au problme de la connaissance. En principe, et en accord avec les mtaphores de la langue, l'obscurit quivaut l'ignorance, la lumire la connaissance. L'Angleterre obscure des dbuts est dcrite par un nom : tnbres. Le sourire nigmatique du Directeur produit le mme effet : II scella cette exclamation de son singulier sourire, comme s'il et, un instant, entrouvert la porte sur les tnbres dont il avait la garde. Rciproquement, l'histoire de Kurtz illumine l'existence de Marlow : II me parut rpandre une sorte de lumire sur toutes choses autour de moi et dans mes penses. Il tait sombre souhait, cependant - et lamentable - point extraordinaire en quoi que ce ft - pas trs clair non plus... Non, pas trs clair... - Et nanmoins, il semblait rpandre une espce de lumire...

C'est ce quoi se rfre aussi le titre de l'histoire, Coeur des tnbres. L'expression revient plusieurs fois au cours du texte : pour dsigner l'intrieur du continent inconnu o se dirige le bateau ( Nous pntrions de plus en plus profondment au cur des tnbres ) ou d'o il revient ( Le sombre courant s'loignait avec rapidit du cur des tnbres ). Elle dsigne aussi, par restriction, celui qui incarne ce cur intouchable, Kurtz, tel qu'il vit dans le souvenir de Marlow traversant le seuil de la maison o habite la Fiance; ou, par gnralisation, dans la dernire phrase du texte, le lieu de l'inconnaissance, o s'enfuient les flots d'un autre fleuve : vers le cur mme d'infinies tnbres . Par concomitance, l'obscurit symbolisera aussi le danger ou le dsespoir.

En fait, le statut de l'obscurit est plus ambigu, car elle devient objet de dsir; la lumire, son tour, s'identifie la prsence, dans tout ce que celle-ci a de frustrant. Kurtz, objet de dsir du rcit entier, est lui-mme des tnbres impntrables . Il s'identifie tel point [165] l'obscurit que, lorsqu'il y a une lumire ct de lui, il ne s'en aperoit pas. " Je suis tendu dans le noir attendre la mort... " La lumire brlait moins d'un pied de son visage. Et quand, dans la nuit, on fait la lumire, Kurtz ne peut y tre : Une lumire brlait l'intrieur mais M. Kurtz n'tait pas l. Cette ambigut de la lumire se traduit le mieux dans la scne de la mort de Kurtz : en le voyant mourir, Marlow teint les bougies : Kurtz appartient l'obscurit; mais aussitt aprs, Marlow se rfugie dans la cabine claire et refuse de la quitter, mme si cela amne les autres l'accuser d'insensibilit : II y avait une lampe l - de la lumire, comprenez-vous - et au-dehors tout tait si affreusement obscur! La lumire est rassurante quand l'obscurit vous chappe.

La mme ambigut caractrise la rpartition du noir et du blanc. En accord, une fois de plus, avec les mtaphores de la langue, c'est l'inconnu qui est dcrit comme noir : on a vu que telle tait la couleur de la laine que tricotaient les deux femmes l'entre de la socit; telle est la couleur du continent inconnu ( la lisire d'une jungle colossale d'un vert si fonc qu'il en tait presque noir ), telle est aussi la couleur de peau de ses habitants. Significativement, ceux parmi les Noirs qui entrent en contact avec les Blancs sont contamins : ils auront ncessairement une quelconque tache blanche. Ainsi des pagayeurs qui vont en barques du continent au bateau : les barques sont montes par des pagayeurs noirs. On pouvait voir de loin le blanc de leurs yeux qui luisait . Ou ceux qui travaillent pour les Blancs : II avait l'air saisissant sur ce cou noir, ce bout de cordon blanc venu de par-del les mers. Le danger sera donc, lui aussi, noir, et ce jusqu'au comique : un capitaine danois se fait tuer cause de deux poules, oui, deux poules noires .

Et pourtant le blanc, pas plus que la lumire, n'est une valeur simplement dsire : on dsire le noir, et le blanc n'est que le rsultat dcevant d'un dsir soi-disant satisfait. Le blanc sera dsavou : vrit soit trompeuse (ainsi des espaces blancs de la carte, qui cachent le continent noir), soit illusoire : les Blancs croient que l'ivoire, blanc, est la vrit dernire; mais, s'exclame Marlow, de ma vie, je n'ai jamais rien vu d'aussi peu rel... . Le blanc peut empcher la connaissance, tel ce brouillard blanc, plus aveuglant que la nuit elle-mme , qui interdit de s'approcher de Kurtz. Le blanc, c'est enfin l'homme blanc face au Noir; et tout l'ethnocentrisme paternaliste de Conrad [166] (qui pouvait passer pour anticolonialisme au xixe sicle) ne peut nous empcher de voir que sa sympathie va aux habitants indignes du continent noir; le Blanc est cruel et stupide. Kurtz, ambigu sous le rapport clair-obscur, le sera aussi quant au blanc et au noir. Car d'une part, croyant possder la vrit, il prconise dans son rapport la domination des Noirs par les Blancs; et, chercheur infatigable d'ivoire, sa tte mme est devenue comme une boule d'ivoire ; mais, d'autre part, il fuit les Blancs, et veut rester prs des Noirs; ce n'est pas un hasard si Marlow voque, propos de sa rencontre avec lui, la noirceur particulire de cette preuve .

Le rcit est donc imprgn de noir et de blanc, d'obscurit et de clart, car ces teintes sont coordonnes au processus de connaissance - et son envers, l'ignorance, avec toutes les nuances que peuvent comporter ces deux termes. Jusqu'aux couleurs et aux ombres, tout a trait la connaissance. Mais rien ne fait voir la domination de la connaissance avec autant d'vidence que le rle jou dans l'histoire par Kurtz. Car ce texte est en fait le rcit de la recherche de Kurtz : c'est ce qu'on apprend peu peu, et rtrospectivement. La gradation suivie est bien celle de la connaissance de Kurtz : on passe du premier au deuxime chapitre l'occasion d'un pisode o Marlow se dit : Pour moi, il me parut que je dmlais Kurtz pour la premire fois ; et du deuxime au troisime, lors de la rencontre avec le Russe, celui qui, parmi les personnages du livre, l'aura connu de plus prs. D'ailleurs Kurtz est loin d'tre le seul sujet du premier chapitre, alors qu'il domine le second; dans le troisime, enfin, on trouve des pisodes nullement relis au voyage sur le fleuve mais qui contribuent la connaissance de Kurtz : ainsi les rencontres postrieures avec ses proches, ou les recherches de tous ceux qui veulent savoir qui il tait. Kurtz est le ple d'attraction du rcit entier; mais ce n'est qu'aprs coup que nous en dcouvrons les lignes de force. Kurtz est les tnbres, l'objet de dsir du rcit; le cur des tnbres, c'est les tnbres arides de son cur . Et comme on pouvait le deviner, quand il se fait peintre, il peint l'obscurit et la lumire : une petite esquisse l'huile, reprsentant, sur un panneau de bois, une femme, drape et les yeux bands, portant une torche allume. Le fond tait sombre, presque noir .

Kurtz est bien le centre du rcit, et sa connaissance, la force motrice de l'intrigue. Or le statut de Kurtz l'intrieur du rcit est tout fait [167] particulier : nous n'en avons, pour ainsi dire, aucune perception directe. Pendant la plus grande partie du texte, il est annonc au futur, comme un tre qu'on veut atteindre mais qu'on ne voit pas encore : ainsi des premires annonces de Marlow; des rcits successifs qui le dpeignent : celui du comptable, celui du Directeur, celui du bri-quetier. Ces rcits nous font tous dsirer la connaissance de Kurtz, qu'ils procdent de l'admiration ou de la frayeur; mais ils ne nous apprennent pas grand-chose en dehors du fait qu'il y a quelque chose apprendre. Puis vient le voyage en amont du fleuve, qui est cens nous conduire au vritable Kurtz; pourtant les obstacles se multiplient : l'obscurit d'abord, l'attaque des Noirs, le brouillard pais qui empche toute perception. A ce point du texte, des obstacles proprement narratifs s'ajoutent ceux que dresse la jungle : au lieu de poursuivre son rcit de connaissance progressive de Kurtz, Marlow s'interrompt brusquement et dresse un portrait rtrospectif de son hros, comme si Kurtz ne pouvait tre prsent que dans les temps de l'absence, le pass et le futur. C'est d'ailleurs ce qu'nonc explicitement le Directeur lorsque, la remarque de Marlow qui vient de rencontrer Kurtz et dit : J'estime que M. Kurtz est un homme remarquable , il rpond : C'tait un homme remarquable. On revient ensuite du portrait au rcit, mais de nouvelles dceptions nous attendent : la place de Kurtz, on trouve le Russe, auteur d'une nouvelle relation sur le hros absent. Kurtz apparat, enfin; mais on n'apprend pas grand-chose pour autant. D'abord il est mourant, participant dj de l'absence plus que de la prsence; on ne le voit d'ailleurs que de loin, et fugitivement. Lorsque enfin on se trouve mis en sa prsence, Kurtz est rduit une pure voix - donc des paroles, lesquelles sont tout aussi sujettes interprtation que l'taient les rcits des autres le concernant; un nouveau mur s'est dress entre Kurtz et nous ( Kurtz discourait. Quelle voix! Quelle voix! Elle conserva sa profonde sonorit jusqu' la fin ); rien d'tonnant ce que celte voix soit particulirement impressionnante : Le volume du son qu'il mettait sans effort, sans presque prendre la peine de remuer les lvres, me stupfia. Quelle voix! Quelle voix! Elle tait grave, profonde, vibrante, et l'on et jur que cet homme n'tait mme plus capable d'un murmure. Mais mme cette prsence cnigmatiquc ne dure pas, et bientt un voile s abat sur son visage, le rendant impntrable. La mort ne change [168] presque rien, tant la connaissance s'avrait impossible de son vivant; on passe simplement des supputations aux souvenirs.

Non seulement, donc, le processus de connaissance de Kurtz remplit le rcit de Marlow, mais encore cette connaissance est impossible : Kurtz nous est devenu familier, mais nous ne le connaissons pas, nous ignorons son secret. Cette frustrat'on est dite par Conrad de mille manires. En fin de compte, Marlow n'a pu poursuivre qu'une ombre, l'ombre de M. Kurtz , que ne rendent que plus paisse les paroles nonces par Kurtz : Ombre plus noire que l'ombre de la nuit et drape noblement dans les plis de son loquence clatante. Le cur des tnbres est Nulle part , et on ne peut l'atteindre. Kurtz s'vanouit avant qu'on ait pu le connatre ( Tout ce qui avait appartenu Kurtz m'tait pass entre les mains : son me, son corps, la station, ses projets, son ivoire, sa carrire. Il ne restait gure que son souvenir... ). Son nom, Kurtz, court, n'est trompeur qu'en apparence. Marlow remarque en apercevant le personnage pour la premire fois : Kurtz, Kurtz, cela signifie court en allemand, n'est-ce pas?... Eh bien, le nom tait aussi vridique que le reste de sa vie, que sa mort mme. Il paraissait avoir sept pieds de long au moins. Kurtz n'est pas petit comme son nom l'indique; mais la connaissance que nous avons de lui reste courte, elle est jamais insuffisante, et ce n'est pas un hasard s'il rsiste l'effort des Blancs pour l'arracher son obscurit. Marlow n'a pas compris Kurtz, alors qu'il devient la fin son confident ( il m'honora d'une confiance surprenante ); de mme, aprs'sa mort, ses efforts pour le comprendre restent vains : le cousin, lui-mme... ne fut pas en mesure de m'indiquer ce que Kurtz avait t, exactement .

Kurtz est le cur des tnbres mais ce cur est vide. On ne peut que rver au moment ultime, au seuil de la mort, o l'on acquiert la connaissance absolue ( ce suprme instant de parfaite connaissance ). Ce que Kurtz dit rellement en ce moment, ce sont des paroles qui noncent le vide, qui annulent la connaissance : L'horreur! L'horreur! Une horreur absolue dont nous ne connatrons jamais l'objet.

Rien ne prouve mieux la drision de la connaissance que la scne finale du rcit, la rencontre avec la Fiance. Celle qui nonce : C'est moi qui le connaissais le mieux - et dont nous voyons pourtant combien la connaissance est imparfaite, illusoire mme. Rien n'est [169] se chargera d'expliciter le rapport entre les deux sries, lors d'une interruption de son rcit. Kurtz... n'tait qu'un nom pour moi. Je ne voyais pas plus l'homme derrire ce nom que vous ne le faites vous-mmes. Car le voyez-vous? Voyez-vous l'histoire?... Voyez-vous quoi que ce soit? L'un comme l'autre, l'explorateur comme le lecteur, n'ont affaire qu' des signes, partir desquels ils doivent construire, l'un le rfrent (la ralit qui l'entoure), l'autre la rfrence (ce dont il est question dans le rcit). Le lecteur (tout lecteur) dsire connatre l'objet du rcit comme Marlow dsire connatre Kurtz.

Et tout comme sera frustr ce dernier dsir, de mme le lecteur ou l'auditeur ne pourra jamais atteindre, comme il l'aurait voulu, la rfrence du rcit : son cur est galement absent. N 'est-il pas rvlateur que le rcit, commenc au coucher du soleil, concide dans son droulement avec l'paississemeiu des tnbres? L'obscurit tait devenue si profonde que nous, les auditeurs, pouvions peine nous distinguer les uns des autres. Et, tout comme est impossible la connaissance de Kurtz dans le rcit de Marlow, est galement impossible toute construction partir des paroles, toute tentative de saisir les choses par les mots. Non, c'est impossible. Il est impossible de rendre la sensation de vie d'une poque donne de l'existence, ce qui en fait la ralit, la signification, l'essence subtile et pntrante. C'est impossible. L'essence, la vrit - le cur du rcit-, est inaccessible, le lecteur n'y parviendra jamais. Vous ne pouvez pas comprendre. Les mots ne permettent mme pas de transmettre les mots. Je vous ai dit les mots que nous changemes, en rptant les phrases mmes que nous prononmes - mais qu'est-ce que cela! Vous n'y voyez que paroles banales, ces sons familiers et indfinis qui servent quotidiennement... Pour moi, elles rvlaient le caractre de terrifiante suggestion des mots entendus en rve, des phrases prononces dans un cauchemar. Cet aspect-l des mots, on ne saurait le reproduire.

Il est impossible d'atteindre la rfrence; le cur du rcit est vide, tout comme l'taient les hommes. Pour Marlow, le sens d'un pisode, ce n'tait pas l'intrieur qu'il fallait le chercher, comme un noyau, mais extrieurement, dans ce qui, enveloppant le rcit, n'avait fait que le manifester, comme la chaleur suscite la brume, la faon de ces halos de brouillard que parfois rend visibles l'illumination spectrale du clair de lune . La lumire du rcit est celle, hsitante, de la lune. [172]

Ainsi l'histoire de Kurtz symbolise le fait de la fiction, la construction partir d'un centre absent. Il ne faut pas se mprendre : l'criture de Conrad est bien allgorique, comme en tmoignent des faits multiples (ne serait-ce que l'absence de noms propres, moyen de gnralisation), mais toutes les interprtations allgoriques du Caur des tnbres ne sont pas aussi bien venues. Rduire le voyage sur le fleuve une descente aux enfers ou la dcouverte de l'inconscient est une affirmation dont l'entire responsabilit incombe au critique qui l'nonce. L'allgorisme de Conrad est intratextuel : si la recherche de l'identit de Kurtz est une allgorie de la lecture, celle-ci son tour symbolise tout processus de connaissance - dont la connaissance de Kurtz tait un exemple. Le symbolis devient son tour le symbolisant de ce qui tait auparavant symbolisant; la symbolisaiion est rciproque. Le sens dernier, la vrit ultime ne sont nulle part car il n'y a pas d'intrieur et le cur est vide : ce qui tait vrai pour les choses le reste, plus forte raison, pour les signes; il n'y a que le renvoi, circulaire et pourtant ncessaire, d'une surface l'autre, des mots aux mots. [173]