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Après les colonies spéciales La mobilisation des Tatars de Crimée pour le retour sous Khrouchtchev (1956-1964) Author(s): Grégory Dufaud Source: Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Neue Folge, Bd. 57, H. 4, Themenschwerpunkt: Aufbruch aus dem GULag (2009), pp. 580-598 Published by: Franz Steiner Verlag Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41052352 Accessed: 10-05-2017 08:56 UTC JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms Franz Steiner Verlag is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Jahrbücher für Geschichte Osteuropas This content downloaded from 193.54.110.56 on Wed, 10 May 2017 08:56:03 UTC All use subject to http://about.jstor.org/terms

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Après les colonies spéciales La mobilisation des Tatars de Crimée pour le retour sousKhrouchtchev (1956-1964)Author(s): Grégory DufaudSource: Jahrbücher für Geschichte Osteuropas, Neue Folge, Bd. 57, H. 4,Themenschwerpunkt: Aufbruch aus dem GULag (2009), pp. 580-598Published by: Franz Steiner VerlagStable URL: http://www.jstor.org/stable/41052352Accessed: 10-05-2017 08:56 UTC

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Gregory Dufaud, Moscou

Après les colonies spéciales La mobilisation des Tatars de Crimée pour le retour

sous Khrouchtchev (1956-1964)

«[...] Nous exigeons qu'on tienne compte de notre nation et qu'on nous donne la possibilité de revenir dans notre patrie.

Vous admettrez tôt ou tard que la Crimée est nôtre [...]».

Extrait d'un tract de 1961, rédigé en russe par Ènder Seferov

Staline mort, les membres du Politburo entament une révision complète du système péni- tentiaire, qui connaît depuis la fin des années 1940 une profonde crise économique et dis- ciplinaire. Les colonies n'échappent pas au mouvement de réforme des années 1953- 1955, marqué par l'assouplissement de l'assignation à résidence, la suppression des peines les plus sévères et la libération de certaines catégories de colons. Ces mesures sont desti- nées à rétablir le calme dans les colonies. Les projets les plus hardis de démantèlement du système des colonies sont rejetés, de peur qu'un retour massif des libérés nuise à la concorde sociale de la Crimée et du Caucase, et fragilise l'économie centrasiatique. Suite au discours de Khrouchtchev devant les délégués du XXe Congrès du Parti en février 1956, dans lequel le Premier secrétaire dénonce l'injustice naguère faite aux populations caucasiennes, les colons caucasiens et criméens sont élargis. Si les Caucasiens obtiennent le droit au retour et le rétablissement de leurs territoires, les Tatars, oubliés du discours de

Khrouchtchev, ne peuvent eux rentrer en Crimée1. À la fois exclus du mouvement de restauration des autonomies et interdits de se rendre

en Crimée, les Tatars utilisent les nouvelles opportunités d'expression ouvertes par la libé- ralisation du régime. Une poignée d'activistes se mobilise pour que leur communauté ob- tienne le droit de revenir en Crimée. Au cours de la période khrouchtchévienne, le carac- tère de la mobilisation change. L'approche légaliste, qui utilise les canaux admis de négo- ciations en URSS (lettres, pétitions, délégations), évolue vers des pratiques plus radicales. Mais l'objectif des militants reste le même : revendiquant le retour aux normes léninistes, ils veulent obtenir réparation pour ce qu'ils vivent comme un préjudice. À cette fin, ils tâchent de faire reconnaître la singularité et la loyauté d'une communauté dont le nom est associé à la forfaiture et développent, à travers leur engagement culturel, les pétitions ou les réunions publiques, une pédagogie de l'appartenance nationale devant permettre de souder l'ensemble des individus autour de la nécessité du retour en Crimée.

L'objet de cet article est de faire le récit de l'engagement des Tatars de Crimée et de leur prise de parole au sein d'une société soviétique où les échanges entre la population et

1 Werth Les Libérations massives des détenus du Goulag, p. 434-461. Voir également, Istorija Stalinskogo GULAGa, tome 5; Reabilitacija : kak èto bylo.

Jahrbücher fìir Geschichte Osteuropas 56 (2008) H. 4 © Franz Steiner Verlag GmbH, Stuttgart/Germany

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ses dirigeants se font plus intenses2. Il expose les conditions de vie des exilés en Asie cen- trale, les intentions du pouvoir, la trajectoire des porte-parole tatars, les moyens dont ils usent pour obtenir réparation et l'argumentaire qu'ils utilisent pour justifier leurs actions3. Cette analyse vise à relier le bas et le haut, le centre et la périphérie afin de restituer les contradictions et les limites du processus de déstalinisation tout en apportant un éclairage en contrepoint sur la politique des nationalités4.

D 'anciens colons bien intégrés en Asie centrale

Entre mars et juillet 1956, plus de 365 000 colons caucasiens et criméens sont libérés. Néanmoins, ils ne peuvent pas prétendre à la restitution des biens qui leur ont été jadis confisqués ni au retour dans leurs régions d'origine. L'obtention d'un passeport intérieur est soumise à l'engagement écrit et formel de respecter ces dispositions5. Un grand nombre de déportés refuse de signer, sans que ce geste change leur situation dans l'immé- diat : les exilés ne recouvrent leurs droits que partiellement. Surtout, les restrictions qui touchent les Tatars portent toujours et de façon adventice l'étiquette dénigrante attachée à leur ancien attribut juridique. Au sein de la société soviétique, les libérés continuent donc à occuper symboliquement le bas de l'échelle sociale, alors que le premier secrétaire du Parti a proclamé l'égalité juridique et l'amitié de toutes les nations au soir du 24 février 1956. Pour Khrouchtchev, ces principes définissent justement la nature particulière de l'État multinational soviétique6. Pour lutter contre le déclassement entamé avec la déportation, les colons ont tôt dé-

ployé des modes d'adaptation qui leur ont permis d'améliorer leurs conditions de vie et d'entretenir une mémoire nationale. Les Tatars sont même parvenus à mettre à distance l'image douteuse dont ils ont été affublés grâce à leur zèle sur le « front du travail » : beaucoup étaient qualifiés de « stakhanovistes » ou de « travailleurs de choc » par les agents du MVD dont les rapports infirmaient ainsi partiellement leur statut de parias7. À travers une participation énergique à l'activité productive des colonies spéciales, ces exi- lés sont parvenus à infléchir le jugement de leurs geôliers et à se doter de certaines des propriétés positives habituellement attachées à Y homo sovieticus impliqué dans la construction du socialisme, contrairement aux Tchétchènes ou aux Ingouches dont la dés-

2 Jones (éd.) : The Dilemmas of De-Stalinization, p. 5. 3 J'espère ainsi élargir la perspective adoptée dans les travaux déjà réalisés sur le mouvement

pour le retour. Voir, Volobuev Krymskotatarskij vopros, p. 157-169; Bekirova Krymskotatars- kaja problema v SSSR.

4 Sur le Dégel : Py2ikov Chruâcevskaja « ottepeF »; Taubman Khrushchev. Plus largement, con- sulter Pichoja Sovetskij Sojuz. Sur la politique soviétique des nationalités : Nahaylo/Swoboda Après l'Union soviétique, p. 109-146; Zubkova Vlast' i razvitie ètnokonfliktnoj situacii, p. 3- 32; Pohl « It Cannot Be That Our Graves Will Be Here », p. 401-430.

5 Werth Un Etat contre son peuple, p. 282-283; Marie Les Peuples déportés d'Union Soviétique, p. 144-145; Zemskov Specposelency v SSSR, p. 254.

6 Bogdan Histoire des peuples de l 'ex-URSS, p. 290. 7 Dufaud La Déportation des Tatars de Crimée, p. 158; Bugaj Narody Ukrainy v « osoboj papke

Stalina », p. 121.

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involture et l'effronterie sont souvent dénoncées8. Dans l'interaction, les Tatars ont ainsi acquis une respectabilité : ils sont devenus des stigmatisés-acceptés. Au printemps 1956, la population tatare s'élève à quelque 117 000 individus, dont les

quatre cinquièmes habitent en Ouzbékistan où ils sont concentrés dans les provinces de Tachkent et de Samarkand9. Dans cette république, ils sont plus de la moitié à travailler dans l'industrie et à vivre dans des agglomérations, dans la promiscuité des logis pour ou- vriers. Certains demeurent dans des maisons individuelles qu'ils ont eux-mêmes construites avec le soutien des entreprises : en août 1957, plus du tiers des 690 travailleurs d'une usine métallurgique locale ont profité de son aide pour se bâtir un toit10. Mais cela est surtout répandu dans les campagnes où les kolkhoziens et les sovkhoziens logent le plus souvent dans les maisonnettes qu'ils ont dressées sur les terrains alloués par le soviet local. C'est notamment le cas de la famille de Hatidze Devlet qui « a reçu en 1956 un lo- pin sur lequel elle a érigé une maison de ses propres forces ». La procédure d'attribution peut parfois prendre du temps. Aussi, les parents de Ljutfie Jakybova n'obtiennent une parcelle qu'en 195711. Généralement, les exilés criméens vivent en bonne entente avec les populations locales

qui s'étaient d'abord montrées hostiles, sous l'influence des accusations de trahison diffu- sées par la propagande soviétique. Leurs relations ne semblent souffrir d'aucune jalousie ouvertement exprimée, même après que des specposelency sont parvenus à une situation matérielle enviable. C'est notamment le cas en milieu rural où leur savoir-faire leur per- met de valoriser des lopins de terre sous forme de potagers, de melonnières, de vignes ou de parcelles de maïs. Profitant en outre des nouvelles dispositions destinées à encourager la propriété paysanne, notamment de la suppression de l'impôt sur les bêtes (1954), les Tatars « possèdent du bétail dans des proportions considérablement supérieures à la popu- lation locale ». Tout cela leur permet d'avoir accès à des biens de consommation défici- taires : des postes de radio, des samovars, des vélos, voire même des machines à coudre12. En Ouzbékistan, les Tatars bénéficient de diverses formes d'avancement. Ils sont non

seulement promus à des fonctions de direction dans les usines, mais également choisis dans les instances du Parti, du Komsomol et des syndicats. À 30 kilomètres au Nord-Est de la capitale, dans le complexe industriel de la ville de Circik, les ouvriers les plus méri- tants ont ainsi accès à des postes plus ou moins éminents : chef d'ateliers, président des comités locaux du Parti, secrétaire des organisations de la jeunesse, membre du bureau du Parti ou des comités d'usines. Autrefois, seules des fonctions de niveau inférieur étaient accessibles aux colons anciens fonctionnaires du Parti ou de l'État, et encore fallait-il que nul doute ne pèse sur leur intégrité13. En août 1957, 34 Tatars appartiennent au Parti ouz- bek; dans la république, ils sont également 383 dans l'administration et 42 à l'union syn- dicale14.

8 Pohl « It Cannot Be That Our Graves Will Be Here », p. 42 1-424. 9 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 90-92 (24 mai 1956). 10 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 151-154 (26 octobre 1956) et 1. 208-21U (26 août îw /). 1 1 KuRTiEv (red.) : Deportacija krymskich tatar, p. 44, 109. 12 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 151-154 (26 octobre 1956). 1 3 Bugaj Deportacij a narodov Kryma, p. 1 40- 141. 1 4 RGANI, f. 5, op. 3 1 , d. 56, 1. 208-2 1 0 (26 août 1 956).

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D'aucuns tentent de tirer avantage de ce mouvement d'ascension en déménageant de la campagne vers la ville, comme la famille de Musfire Muslimova qui se rend dans le centre industriel de Jangijul', au sud de Tachkent15. D'autres s'efforcent d'améliorer leurs com- pétences professionnelles ou entrent dans les établissements d'enseignement supérieur16. Jusqu'alors et en raison d'une réelle discrimination, il était difficile aux colons de faire des études supérieures. Désormais, le recrutement est partout plus ouvert, même si une sé- grégation nationale persiste dans certains établissements17. Un ex-colon estime que «jus- qu'en 1960, presque 99% de [ses] compatriotes travaillaient comme manœuvres. C'est seulement après, que ceux ayant fait des études ont été embauchés comme employés »18. Il subsiste sans doute des pesanteurs et le phénomène d'ascension ne doit pas être exagéré. Toutefois, grâce au parcours de quelques-uns et aux opportunités proposées par la com- munauté ouzbek, la fin du régime spécial permet aux Tatars d'en finir avec leur indignité, au moins localement. Ce qui répond, en retour, aux souhaits des autorités de traiter avec égard les minorités réprimées et d'établir une nouvelle norme soviétique. En effet, le projet khrouchtchévien porte l'espoir de l'avènement prochain d'un com-

munisme où chacun aurait « selon ses besoins ». Dans le contexte de la guerre froide, il s'agit de redonner du lustre à un régime terni par la déstalinisation et de mobiliser la popu- lation via le mot d'ordre de l'abondance matérielle. Pour sortir du marasme économique et mettre fin aux inégalités héritées de la période précédente, Khrouchtchev entend rappro- cher les activités manuelle et intellectuelle, effacer les anciennes stratifications sociales et faire du milieu productif le creuset où chacun peut s'épanouir « selon ses capacités »19. La construction d'une société où doit dominer le collectif s'accompagne alors d'une indivi- dualisation des citoyens à travers l'intéressement des employés aux résultats de la produc- tion. Les efforts déployés par les déclassés sont désormais perçus comme un engagement qui les transforme en « locomotive du socialisme » : au cours de la première moitié de l'année 1957, 163 d'entre eux sont décorés d'un ordre ou d'une médaille de l'URSS. La conjoncture offre donc aux Tatars un approfondissement de leur acceptation sociale qui se traduit par l'élection de 154 d'entre eux aux soviets locaux20. Aussi sont-ils autorisés à se considérer comme des citoyens normaux en raison de ce que l'ensemble de la communau- té soviétique peut en retirer.

La renaissance culturelle tatare

Cette forme de considération trouve bientôt à s'exprimer à travers les orientations d'une ordonnance du CC du Parti ouzbek du 5 septembre 1956 « pour le développement de la culture nationale des Tatars de Crimée et l'amélioration du travail politique de masse ». Ce n'est pas la première fois que des concessions culturelles sont offertes aux déplacés par les républiques centrasiatiques. Au Kazakhstan, un hebdomadaire tchétchène est ainsi pu-

15 Kurtiev (red.) : Deportacija krymskich tarar, p. »U. 16 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 151-154 (26 octobre 1956). 17 Kurtiev (red.) : Deportacija krymskich tatar, p. 34, 61 . 1 8 Kurtiev (red.) : Deportacija krymskich tatar, p. 25. 19 Carrère d'Encausse La Déstalinisation commence, p. 79-85; Sokolov/TjaIel'nikova Kurs so-

vetskoj istorii, p. 191-241; Charchordin Obliôat' i licemerit', p. 363-434. ZU KUAN1, t. 5, op. 3 1, d. 56, 1. ZÜ8-21Ü (26 août 1957).

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blié depuis juin 1955 et une émission de radio en tchétchène et en ingouche régulièrement diffusée à partir de janvier 195621. En Kirghizie, au début de l'année 1956, les Ingouches sont admis à l'Union des écrivains22. En Ouzbékistan, l'ordonnance de septembre 1956 crée une section tatare au sein de l'Union des écrivains et un ensemble musical et drama-

tique tatar sous la tutelle de la société philharmonique. Une émission de radio joue, une fois par semaine, de la musique et des chansons tatares. La publication d'un bihebdoma- daire, « Lenin Bajragy » (La Bannière de Lénine), est également prévue23. Après avoir été bousculée, la langue jouit donc d'une reconnaissance nouvelle dans la

mesure où le pouvoir cherche à se concilier les ex-colons. Elle est en effet considérée comme un moyen d'enraciner sur place les communautés criméennes et caucasiennes, en leur permettant de s'épanouir culturellement grâce à l'expression limitée, dans l'espace public, de leur idiome, naguère confiné au seul domaine familial. L'idiome est confondu avec la culture nationale, laquelle trouve à s'exprimer à travers un folklore qui précise les représentations du groupe et lui octroie une visibilité. Sur le long terme, la folklorisation des cultures nationales apparaît ainsi comme le trait probablement le plus caractéristique de la politique des nationalités : depuis les années vingt, elle a permis aux individus de s'identifier à l'une des nations soviétiques dont les singularités ont été de plus en plus net- tement stylisées et différenciées, dans le contexte de la campagne pour l'amitié des peuples, en relation avec l'émergence d'un discours autochtoniste24. Pour les Tatars privés depuis douze ans d'institutions propres, les concessions sont per-

çues comme une formidable opportunité et suscitent l'enthousiasme, en particulier auprès d'Il'jas Bahsis qui a écrit de nombreuses pièces et a occupé, à Simferopol, la direction de la Troupe nationale criméo-tatare de danse et de musique. En déportation, il est parvenu à poursuivre une activité artistique et devient le directeur du nouveau Théâtre musical et dramatique criméo-tatar25. Sous sa houlette, la formation est active : lors du premier tri- mestre 1958, elle donne 59 concerts devant plus de 21 000 spectateurs; en 1959, elle joue le drame musical « Arzy k"yz » (La Jeune Arzy), sur un livret de Jusuf Bolat et une mu- sique composée en 1937 par Il'jas Bahsis et Jag'ja Serfedinov26. Cette pièce s'inspire d'une légende tatare qui narre le destin d'une jeune fille, Arzy, en-

levée par des brigands le jour de son mariage alors qu'elle disait adieu à sa source préfé- rée, celle où elle remplissait chaque jour sa cruche, près de son village Mishor. Conduite à Istanbul, la captive est vendue au Sultan ottoman qui la place dans son harem. La nais- sance d'un enfant ne parvient pas à la consoler tant elle se languit de son pays. Aussi, un an après son rapt, au coucher du soleil, elle décide de se jeter dans le Bosphore du haut d'une des tours du sérail. Ce soir-là, les habitants de Mishor aperçoivent une sirène un bé- bé dans les bras sortir de la mer et boire à la source, qui s'était tarie à la suite de l'enlève- ment. Depuis lors, le prodige se reproduit chaque année, à la date de la disparition d'Ar- zy27.

21 Chamidova Bor'ba za jazyk, p. 141-142; Patiev Ingusi, p. 241-243. 22 Patiev Ingusi, p. 240-24 1 . 23 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 151-154 (26 octobre 1956). 24 Martin The Affirmative Action Empire, p. 442^51; Hirsch bmpire ot Nations, p. ¿óS-2/U;

Bertrand L'Anthropologie soviétique des années 20-30, p. 222-243. 25 Gülüm Rituals, p. 84-98; Ursu (red.) : Dejateh krymskotatarskoj kul tury, p. 52-53. 26 Gülüm Rituals, p. 89; RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 177-178 (5 mai 1958). 27 Istoönik : skazki i legendy tatar Kryma, p. 305-3 1 1 .

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Autour du thème de l'exil forcé, cette œuvre permet ainsi de confondre les destins de la jeune fille et de l'ensemble des Tatars de Crimée qui recouvrent un passé territorialisé. La pièce les autorise à se voir et à se montrer dans une épaisseur temporelle qui réactualise le lien distendu par le bannissement entre la communauté et la Crimée. La pièce connaît un franc succès qui révèle le renouveau culturel et linguistique dont la compagnie devient le symbole, mais qui trouve également à s'exprimer ailleurs : sur les ondes d'abord, puisque l'émission de radio est très vite quotidienne et joue de la musique folklorique; dans la presse ensuite, car « Lenin Bajragy » paraît en mai 1957, avec un lexique tatar/russe pour aider les plus jeunes à apprendre la langue de leurs pères; dans la littérature enfin, parce qu'à partir de 1957 sont publiés les premiers livres en tatar criméen28. Au-delà d'Il'jas Bahsis, une telle renaissance semble beaucoup devoir à la volonté

d'une petite poignée d'activistes qui appartiennent à la même génération : dès 1955, à l'initiative de Samil Aljadinov, Jag 'ja Serfedinov recueille 70 chansons et mélodies tradi- tionnelles à Begovat (l'actuelle Bekabad); en 1956, Mustafa Semilov, Veli Murtazaev, Refat Mustafaev, Jusuf Bolat et Samil Aljadinov forment un « groupe d'initiative » qui veut « publier des journaux en langue tatare et organiser des écoles nationales, un théâtre »29. Ces individus constituent une constellation, pas vraiment organisée, où un rôle important revient à l'ancienne élite culturelle de la RSSA de Crimée : avant d'être rédac- teur d'une revue, Jusuf Bolat a été secrétaire en chef de l'Union des écrivains de Crimée (1937-1939) alors que Samil Aljadinov en a présidé le Conseil (1939-1941). Il'jas Bahsis a dirigé la Troupe nationale criméo-tatare de danse et de musique (1940-1944) tandis que Jag 'ja Serfedinov en a été le responsable artistique (1939-1941). En 1940, l'un et l'autre ont été élevés au rang de maîtres émérites des arts de la république. En outre, ces quatre-là travaillaient ensemble : Bahsis, Bolat et Serfedinov ont collaboré pour « Arzy K"yz »; Serfedinov a encore écrit la musique du spectacle de Bolat « Islegen Tisler » (Mange qui travaille).

Dès avant les épreuves de la déportation et des colonies spéciales auxquelles Jag'ja Serfedinov a toutefois échappé (au début de la guerre, il a été évacué en Ouzbékistan où, libre, il a travaillé dans plusieurs théâtres), ces individus étaient donc à la fois unis par des liens personnels et professionnels ainsi que par l'expérience du socialisme national dont ils ont profité par le biais de promotions sociales et symboliques30. Au milieu des années cinquante, à l'heure d'un retour à une forme de normalité, ils s'attachent à la valorisatio- nyd'un héritage culturel pour lequel ils ont jadis œuvré et dont ils parviennent à faire ad- mettre l'expression par les autorités centrasiatiques. Ces défenseurs du patrimoine en de- viennent alors les diffuseurs au sein d'une minorité tatare qui a accédé à une plus grande visibilité sociale. Or, leur travail de représentation construit un univers qui en appelle aux références de chacun et souligne le lien historique unissant les exilés à la Crimée. Ce qui peut, à terme, aller à l'encontre de l'intention du pouvoir d'enraciner les Tatars péninsu- laires en Ouzbékistan.

28 Centr informacii i dokumentacii krymskich tatar; en ligne: http ://www.cidct.org.ua/ru/public- ations/Krim.lit/39.html; visité le 23 novembre 2008); RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 177-178 (5 mai 1958).

29 Cité par Ba¿an ICrymskotatars'kyj nacional'nyj ruch, p. 127-128; RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 208-210 (26 août 1957).

30 Ursu (red.) : Dejateli krymskotatarskoj kuPtury, p. 36-37, 52-53, 62-63, 214-215.

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Fixer les Tatars en Ouzbékistan

Au cours du mois de mai 1956, une réflexion s'engage au Presidium du Soviet suprême de l'URSS au sujet de la « création d'une autonomie pour les citoyens de nationalité alle- mande, kalmouke, tchétchène, ingouche, karatchaï et les Tatars de Crimée sous la forme de régions ou de districts nationaux à l'endroit de leur nouvelle installation »31. L'octroi de droits nationaux au sein des républiques doit permettre d'y fixer les amnistiés pour ne pas accentuer le déficit de main-d'œuvre. Avec la proposition que fait en juin le ministre de l'Intérieur, Nikolaj Dudorov, ce projet d'enracinement est infléchi au profit d'une vision plus nuancée, distinguant entre populations libérées en fonction de leur importance numé- rique et de la situation démographique de leur ancien territoire autonome. Aussi, les Bal- kars, les Kalmouks et les Karatchaïs, peu nombreux, reviendraient dans le sud de la Rus- sie qu'ils permettraient de mettre en valeur; les Tchétchènes, les Ingouches et les Tatars criméens, dont les anciens territoires ont été repeuplés, rendant tout retour difficile, béné- ficieraient de leur propre région en Asie centrale où ils devraient trouver à s'implanter fa- cilement; seuls les Allemands soviétiques se verraient refuser toute légitimité nationale, sous prétexte qu'ils n'ont jamais constitué de foyer compact de peuplement32.

Après des mois d'hésitations, le Comité central du Parti et le Conseil des ministres en- visagent le 16 octobre de restaurer les « autonomies nationales » des Kalmouks, Karat- chaïs, Balkars, Tchétchènes et Ingouches33. Ce projet concerne les seules minorités citées lors du fameux discours du XXe Congrès et perpétue la discrimination faite par Khroucht- chev. L'ordonnance, élaborée lors des semaines suivantes, est entérinée le 24 novembre par le Presidium. La décision des dignitaires soviétiques y est justifiée par une critique des mesures d'insertion des ex-colons dans la société centrasiatique. Celles-ci seraient trop vite passées sur les difficultés, comme le montreraient les problèmes posés par les Cauca- siens34. Au Kirghizistan comme au Kazakhstan, des milliers de déportés refusent en effet de parapher le document de renoncement aux droits non rendus. Des actions de résistance y sont également organisées, qui s'accompagnent de grèves, de manifestations et d'impor- tants départs en direction du Caucase où, à leur arrivée, ils sont confrontés à une vive hos- tilité35. Dans un tel contexte, la restauration des autonomies est censée ramener l'ordre en Asie centrale comme au Caucase.

Ce mouvement de réhabilitation laisse de côté les Tatars au nom d'un triple argumen- taire : l'ancienne république de Crimée était multinationale; le projet de colonisation slave empêche tout apport supplémentaire de population dans une péninsule qui a grosso modo retrouvé son importance démographique d'avant-guerre; les Tatars de Crimée n'ont pas de spécificité nationale propre et sont solubles parmi les Tatars de la Volga36. L'effort d'in- vention identitaire mené depuis la fin du XIXe siècle est nié par le pouvoir central qui le signifie à travers un glissement sémantique : les « Tatars de Crimée » sont désormais ap-

31 Cité par Volobuev Krymskotatarskij vopros, p. 157. 32 GARF, f. 9479, op. 1, d. 925, 1. 126-127 (juin 1956). 33 Patiev Ingusï, p. 408-409. 34 RGANI. f. 89. oo. 61. d. 13. 1. 2-8 (24 novembre 1956).

35 Zemskov Specposelency v SSSR, p. 254; Pohl « It Cannot Be That Our Graves Will Be Here », p. 424.

36 RGANI, f. 89, op. 61, d. 13, 1. 2-8 (24 novembre 1956); Reabilitacija : kak ¿to bylo. Fevral' 1956 - naéalo 80-ch godov, p. 199-202.

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pelés « Tatars ayant autrefois habité en Crimée ». La nation, catégorie malléable, se prête facilement à ce genre de manipulation. Cette plasticité a permis, en 1922, aux Tatars pé- ninsulaires d'être politiquement établis comme « nation » tutélaire de la république de Crimée sans pour autant accéder au rang de « nationalité » ethnographique : ainsi, dans les recensements de rentre-deux-guerres, ils apparaissent en tant que « peuple » rattaché à la « nation » tatare37. Cette hiérarchisation est maintenant rejetée au profit d'une assimila- tion.

Pourtant, l'ordonnance ne fait aucune proposition pour encourager les anciens colons à s'établir autour de Volga. Elle enjoint seulement les responsables du Tatarstan de faciliter toute installation dans la république38. En Ouzbékistan, les démarches prévues se limitent à une campagne d'explication qui doit s'ajouter « aux mesures actives pour améliorer les conditions matérielles des Tatars de Crimée, les initier à une vie sociale et politique active et développer leur culture nationale ». Cette institutionnalisation d'une particularité com- munautaire veut contenir les aspirations au départ des libérés, même s'il semble que, à l'exception d'un nombre limité d'individus, le retour les préoccupe encore assez peu à l'automne 1956. Ainsi, une commission d'inspection du Parti rapporte que « l'écrasante majorité des travailleurs et des kolkhoziens travaillent consciencieusement dans la produc- tion, que leur humeur est excellente ». Les Tatars « ne soulèvent pas la question d'un re- tour dans leur ancien lieu de vie, en Crimée »39.

En définitive, tout se passe comme si le discours différenciant de Khrouchtchev sur le bien-fondé des déportations avait conditionné l'écart entre les attitudes des déportés (pro- testation/acceptation). Or, celles-ci ont conduit les instances dirigeantes à revenir sur leurs tergiversations pour, finalement, entériner l'octroi de territoires aux seuls peuples jugés injustement punis. À condition de considérer l'impact des paroles du premier dirigeant so- viétique sur le comportement collectif des individus, la décision du 16 octobre puis l'or- donnance du 24 novembre sur la restauration des autonomies des Caucasiens n'a rien

d'arbitraire, même si ses développements possèdent un caractère spécieux au regard de la ségrégation qu'elles instituent de jure. Elle maintient, en Asie centrale, les exilés tatars, mais aussi meskhètes, dont le travail est apprécié et récompensé par les dirigeants centra- siatiques. Pour les autres, le Comité central décide leur rapatriement progressif dès dé- cembre 195640.

Les territoires caucasiens sont rétablis le 9 janvier. Selon la formule qui introduit les décrets de restauration et les légitime, ces structures, binationales pour la plupart, ont pour «but de créer les conditions indispensables au développement national»41. Les popula- tions caucasiennes réintègrent donc le corps socio-politique soviétique, apportant éclat et validité aux décisions du XXe Congrès. Toutefois, d'autres minorités sont les laissés-pour- compte d'un processus hésitant qui peine à se départir de l'héritage stalinien : en effet, les institutions criméo-tatares (et allemandes) ne sont pas restaurées, cependant qu'en dé-

37 Vsesojuznaja perepis' naselenija 1939 g., p. 57, 246. 38 RGANI, f. 89, op. 61, d. 13, 1. 8 (24 novembre 1956); Reabilitacija : kak èto bylo. Fevral' 1956

- naöalo 80-ch godov, p. 202. 39 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 151-154 (26 octobre 1956). 40 Patiev Ingu§i, p. 405. 41 Reabilitacija : kak èto bylo. Fevral' 1956 - naôalo 80-ch godov, p. 218-220.

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cembre 1956 le gouvernement ukrainien rappelle l'interdiction faite aux Tatars de demeu- rer dans le Sud de la république42.

Une mobilisation légaliste

Très tôt, une poignée de Tatars de Crimée décide de prendre en main le destin de leur communauté et tâche d'obtenir le droit au retour. Ils recourent à cette forme d'appel que sont la lettre et la pétition. Le 7 septembre 1956, Refat Mustafaev, Samil' Aljadinov, Mus- tafa Selimov, Amet-Uspi Penerdzi et Izmail Hajrullaev envoient une lettre au Presidium du Comité central du PCUS et nommément à Michail Suslov, qui y occupe un siège per- manent depuis 1955. À l'instar d'Aljadinov, ce sont d'anciens responsables de la RSSA de Crimée qui, pour certains, ont joué un rôle important au sein du mouvement de résis- tance à l'envahisseur allemand. Affichant leur probité, ils demandent que soit « résolue l'importante question politique du retour du peuple criméo-tatar injustement déporté de sa terre natale criméenne, du rétablissement au sein de la RSS d'Ukraine de la république au- tonome de Crimée créée par le décret du gouvernement soviétique du 18 octobre 1921 si- gné par V.l. Lénine, et de la récupération ou du remboursement des biens abandonnés lors de la déportation afín de donner la possibilité à ce peuple de retrouver dans un court délai une vie normale ». Les précédentes adresses étaient jusqu'alors restées sans réponse. Dé- sormais, les autorités estiment, au regard de la qualité des requérants, qu'il serait bienvenu que le Comité central du Parti ouzbèk les reçoive pour « leur donner les explications né- cessaires »43.

Deux rencontres sont organisées, le 17 décembre 1956 puis le 5 janvier 1957. Lors de la dernière entrevue, les huit intervenants reconnaissent l'ordonnance du 24 novembre 1956, se disant prêt à en expliciter les termes à la population, mais refusent la situation as- signée à leur communauté. Un intervenant, Aljautdinov, affirme ainsi que les Tatars obéi- ront au Parti tout en continuant à solliciter les autorités44. Les convoqués acceptent donc de servir de courroie de transmission entre leur communauté et les autorités dont le som-

met reste perçu comme une instance de recours susceptible de régler le sort des libérés. L'ambivalence de cette attitude révèle un souci légaliste qui vise à utiliser les rouages du système soviétique selon un intérêt bien compris, dans un contexte de libéralisation où les appels au criticisme « d'en bas » sont remis à l'actualité afin d'asseoir la légitimité de l'État45.

Toutefois, l'effervescence entretenue par les activistes tatars inquiète les autorités ouz- bèkes. Les conversations des anciens proscrits sur l'injustice de leur déportation ne cesse- raient d'enfler depuis le printemps 1956, des rassemblements ayant même été organisés où l'auditoire aurait été invité à manifester de façon à démontrer la légitimité des revendi- cations tatares. Un responsable du Parti d'Ouzbékistan, invitant ses supérieurs à prendre des mesures, propose alors que plusieurs activistes, dont S. Aljadinov et Ju. Bolat, soient

42 Bekirova Krymskotatarskaja problema v SSSR, p. 69. 43 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 141-143 (7 septembre 1956); RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 151-

154 (26 octobre 1956). 44 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 144-148 (24 janvier 1957). 45 Jones (éd.) : The Dilemmas of De-Stalinization, p. 5.

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reçus à Moscou46. En février, une rencontre est organisée au Comité central, suivie de deux autres entrevues en mars et en septembre 1957. À chaque fois, les porte-parole tatars se voient signifier que la question tatare est close. Mais au lieu d'éteindre la mobilisation, ce discours de fermeté l'alimente : rien qu'en juin et en août, le Parti reçoit dix-sept décla- rations collectives, signées par près de mille personnes. Embarrassées, les autorités cen- trales renvoient le problème au niveau républicain en exigeant que le « travail politique de masse » soit renforcé parmi les colons47. Au moment où des milliers de Caucasiens se lancent sur les routes du retour, des Tatars

se mobilisent pour obtenir le droit d'en faire de même. Cette mobilisation a la forme d'un mouvement pétitionnaire animé par des militants qui refusent la situation assignée à leur communauté. À cette fin, ils agissent de façon rebelle vis-à-vis d'institutions soviétiques qu'ils essaient toutefois d'utiliser en se parant des atours de l'intégrité socialiste, à l'exemple de Hajrullaev proclamant le 5 janvier devant les dignitaires ouzbèkes : «je suis communiste, j'ai cinquante ans dont vingt-quatre au service du Parti et du komsomol. Je suis fils d'ouvrier et major de l'armée soviétique. J'ai œuvré en Ukraine et en Crimée pen- dant la Grande guerre patriotique où j'ai dirigé une division »48. L'utilisation de cette fa- çade personnelle est évidemment destinée à produire bonne impression. Face à la contra- diction, les caciques du pouvoir se montrent embarrassés. Leur réaction est double : elle consiste à recevoir les meneurs pour les rappeler à l'ordre et les responsabiliser au niveau républicain puis central; elle vise à préserver l'ensemble des Tatars de l'influence de ces derniers par un raffermissement de la propagande. Une évolution semble se produire lorsqu'une délégation est accueillie le 19 mai 1958

par Anastase Mikoïan. Cet ancien stalinien est alors vice-président du Conseil des mi- nistres de l'URSS et membre du Presidium du Comité central au sein duquel il supervise la réhabilitation des victimes du stalinisme49. Pour les reçus, cet entretien est un premier pas vers la fin de la ségrégation instaurée par les décisions du 24 novembre 1956 et du 9 janvier 195750. L'espérance est telle qu'à Kokand se tient un meeting sur l'imminence du départ vers la péninsule, tandis qu'une lettre de remerciement est expédiée au premier hié- rarque du pays par les « travailleurs, les employés et l'intelligentsia criméo-tatars de la province de Namangan et [leurs] familles profondément émus et touchés de ce que le ca- marade A.I. Mikoïan a reçu nos représentants sur [sa] suggestion »51. Mais un inspecteur est dépêché en Ouzbékistan pour désavouer les porte-parole tatars et signifier à la popula- tion que le sujet est définitivement clos52.

La répression des mouvements de jeunesse

Face à la fermeté des autorités, beaucoup outrepassent ou contournent les interdictions. D'une part, les plus âgés essaient de retourner dans leur terre natale, à l'image d'Asanov

46 RGANI, f. 5, op. 3 1 , d. 56, 1. 208-2 1 0 (26 août 1 957). 47 RÜAN1, t. 5, op. 31, d. 56, 1. 21 1-212 (6 septembre 1957). 48 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 144-148 (24 janvier 1957). 49 Lewin Le Siècle soviétique, p. 307-312. 50 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 144-148 (17 mars 1958). 51 GARF, f. 5446, op. 92, d. 10, 1. 172 (8 mai 1958). 52 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 179 (mai 1958).

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Sulejman, un ex-militaire qui fait le chemin en voiture pour arriver en Crimée au début du mois de juillet 1958 d'où il est aussitôt expulsé53. Ceux qui reviennent sont généralement renvoyés en Asie centrale, même si quelques-uns parviennent à rester en Ukraine, comme la famille de Sundus Ibraimova qui s'installe à Melitopol54. D'autre part, les plus jeunes rejoignent une structure créée à la mi-novembre 1956 au sein de l'institut textile de Ta- chkent dans une atmosphère de fièvre estudiantine qui touche plusieurs établissements so- viétiques. Elle fait écho aux soulèvements polonais et hongrois qui appelaient à une démo- cratisation du régime. En Ouzbékistan, les meneurs de l'organisation tatare sont Sarif Bahtysaev, Sevket Kadyrov, Seit-Amet Muratov, Zakir Mustafaev, Rustem Nagaev et Aj- dyn Sem'i-zade autour desquels gravitent une vingtaine d'étudiants. Leurs réunions ras- semblent jusqu'à deux cents personnes. À l'instar de Marat Omerov, les plus impliqués d'entre elles font de l'agitation parmi les exilés et s'attachent à recueillir des signatures au bas de pétitions, étayées de citations de Lénine et de faits évoquant l'histoire de leur com- munauté55.

Les Tatars disposent ainsi d'une plateforme plus ou moins clandestine, organisée et dy- namique dont les agissements échappent un temps à la répression. Après le désaveu des anciens responsables de la république de Crimée, cette forme de mobilisation est une né- cessité pour une revendication qui ne peut plus emprunter les canaux institutionnels et of- ficiels de requête. Toutefois, le mouvement est bientôt neutralisé par l'arrestation puis le jugement de certains de ses membres au début des années soixante. La répression touche également l'association constituée par les Meskhètes en 1958 pour obtenir de rentrer en Géorgie56. Dans l'ensemble du pays, les groupuscules jugés nationalistes sont partout tra- qués, surtout dans les pays baltes et en Ukraine occidentale. De même, une série de purges survient au sein des Partis périphériques pour en éliminer les tendances au « localisme »57. Cet infléchissement de la politique nationale survient dans un contexte plus général de renforcement du contrôle social où certaines infractions jusqu'alors jugées anodines et ex- cusables ne sont plus tolérées58.

Le 8 juillet 1961, le KGB intente alors une action en justice à rencontre d'Ènder Sefe- rov et de Sevket Abdurahmanov. Seferov, sans parti, dirige une école technique profes- sionnelle à Leninabad (l'actuelle Hudzand, au Tadjikistan). Abdurahmanov, lui aussi sans parti, est contremaître. Ces deux trentenaires se connaissent depuis plusieurs années, tous deux ayant déjà écrit en 1959 une lettre au Comité central, jamais envoyée59. Ils sont in- culpés pour « conduite et propagande antisoviétique » (article 60) ainsi que « violation de l'égalité nationale et raciale » (article 64). Ces accusations se réfèrent à une législation qui permet de criminaliser un large éventail de pratiques désormais considérées subversives ou déviantes60. Seferov est ainsi poursuivi pour avoir fabriqué et diffusé à Circik « un ap-

53 Bekirova Krymskotatarskaja problema v SSSR, p. 80-81 . 54 Kurtiev (red.) : Deportacija krymskich tatar, p. 55. 55 Bekirova Krymskotatarskaja problema v SSSR, p. 83-84. 56 Tournon Les Turcs meskhètes : des oubliés de l'histoire, p. 70. 57 Nahaylo/Swoboda Après l'Union soviétique, p. 132-139; Werth Un Etat contre son peuple,

p. 286. 58 Repenser le Dégel, p. 1 3. 59 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91186, 1. 6-7 (8 septembre 1961). 60 Ugolovnyj kodeks Uzbekskoj SSR, p. 29-30; Kozlov/Mironenko (red.) : 5810. Nadzornye pro-

izvodstva Prokuratury SSSR.

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pel à la jeunesse criméo-tatare destiné à susciter l'hostilité nationale et un tract antisovié- tique »61. Celui-ci a ensuite été expédié à Fergana, Namangan et Soukhoumi (en Géorgie). Il en a enfin remis sept copies à Abdurahmanov pour qu'elles soient distribuées à Lenina- bad62. Les textes sont très virulents : le pouvoir, mis en accusation, est menacé d'une ré- bellion des jeunes tatars dont la fibre patriotique est excitée63.

L'instruction dure plusieurs mois. Les 10 et 11 octobre 1961, la chambre pour les af- faires pénales de la région de Tachkent tient séance à huit clos. Pendant ces deux jours, Abdurahmanov nie largement les faits qui lui sont reprochés et se défend d'avoir commis un crime64. Néanmoins, il bat sa coulpe, admettant un égarement dont l'origine se trouve- rait fondamentalement dans la situation endurée par son peuple, laquelle contrarie le be- soin des individus de posséder une patrie65. En définitive, Seferov et Abdurahmanov sont disculpés de l'article 64 et condamnés au titre du seul article 60, l'un à sept ans de camp, l'autre à cinq ans66. La durée de la peine émise à l'endroit de Seferov correspond à celle infligée à Eduard Kuznecov qui, pour avoir participé à une manifestation sur la place Maïakovski à Moscou, est puni à sept années de camp et emprisonné à Dubrovlag67. De là où Seferov et Abdurahmanov se trouvent également, ce dernier essaie d'obtenir la révi- sion du procès68. Mais le Parquet estime que rien ne justifie de casser ou de modifier la sentence69.

Au début de 1962, l'activisme tatar retrouve un nouveau souffle avec l'Union de la jeu- nesse criméo-tatare qui se constitue sous la houlette de Marat Omerov, alors chef d'atelier dans une usine, sans-parti70. Il veut relancer la mobilisation par le biais de rassemblements clandestins dont Mustafa Dzemilev fait le récit à Petr Grigorenko dans une correspon- dance tardive. Ajusteur-tourneur de 29 ans, il est initié après une rencontre avec deux per- sonnes à la bibliothèque publique de Tachkent, où il fait des recherches sur la Crimée et les Tatars péninsulaires. Après une courte discussion, ceux-ci lui proposent de rassembler ses notes et d'en faire un exposé. Le jour dit, vingt-cinq jeunes hommes et femmes sont réunis, qui lisent de la poésie et débattent de la conjoncture avant que Dzemilev ne fasse état de son travail. Sa présentation est, selon lui, accueillie avec enthousiasme : « de ma vie, personne ne m'avait jusqu'à lors écouté avec autant d'attention. Ils m'ont beaucoup applaudi et m'ont tous demandé de leur donner mes notes à recopier »71. Les premières réunions possèdent donc un caractère débridé où, dans une atmosphère de conspiration, l'exaltation le dispute à la curiosité.

Il n'en reste pas moins que l'Union de la jeunesse aspire à être reconnue. À terme, ses membres envisagent de se tourner vers les instances appropriées afin d'en solliciter l'insti-

61 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91186, 1. 1 (28 juillet 1961). 62 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91186, 1. 1-2 (28 juillet 1961), 7 (8 septembre 1961). 63 GARF, f. 8 1 3 1 , op. 3 1 , d. 9 1 1 86, 1. 26 (non daté).

64 Programma KPSS, p. 1 14. 65 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91186, 1. 24(31 mars 1963). 66 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91186, 1. 12-13 (18 octobre 1961). 67 Centre Andrei Sakharov [en ligne] : http ://www.sakharov-center.ru/asfcd/auth/author.xtmpl?

id=261 (visité le 5 juillet 2006) 68 GARF, f. 8 1 3 1 , op. 3 1 , d. 9 1 1 86, 1. 37-38 (reçu à la procurature le 27 mai 1 964). 69 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91 186, 1. 34 (16 mars 1963). 70 GARF, f. 8131, op. 31, d. 93108, 1. 8 (30 août 1962). 71 Grigorenko A kogda my vernemsja, p. 12.

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592 Gregory Dufaud

tutionnalisation. Si cette organisation se donne un nom et une structure, elle ne dispose d'aucun statut ni programme ni carte de membre. Cinq rencontres ont lieu (le 17 février, les 3, 17, 24 mars et le 7 avril) avant que Marat Omerov, Seit-Amza Umerov, Refat Godzenov et Ahmed Asanov ne soient arrêtés. Au domicile de ce dernier, les protocoles déchirés de trois réunions sont retrouvés72. Au bout de quelques jours, Godzenov et Asa- nov sont relâchés. Seuls Omerov et Umerov sont inculpés au titre des articles 60 et 62 du Code pénal ouzbèk, ce dernier sanctionnant toute « activité organisationnelle orientée vers la préparation de dangereux crimes d'État, ainsi que la participation à une activité antiso- viétique »73. Alors qu'il faisait son service militaire en 1959, Umerov a déjà été répriman- dé pour avoir expédiés des poèmes considérés nationalistes à la section tatare de l'Union des écrivains ouzbèks. Dorénavant étudiant en droit à l'université d'État de Tachkent, il est accusé d'avoir, avec Omerov, « recommencé à agir pour former une organisation na- tionaliste »74.

Une enquête est menée et des témoins entendus, dont Dzemilev qui est interrogé pen- dant trois jours, sans interruption, du matin au soir. Le KGB veut savoir « qui parlait lors des réunions et de quoi, dans quelle mesure nous nous connaissions les uns les autres, qui était l'organisateur, si nous avions des liens avec les Tchétchènes et les Ingouches ». Mais de fait, les commis à la sécurité de l'État savent déjà presque tout75. Après quelques mois, le procès a lieu dans une ambiance tendue où tout attroupement est défendu. Le 16 août, le verdict est rendu. Bien qu'Umerov et Omerov aient reconnu leur faute et exprimés des re- grets, ils sont tous les deux condamnés à quatre années d'emprisonnement76. Certains de leurs compagnons sont également frappés de sanctions : les uns sont renvoyés de leur tra- vail ou du Parti, tandis que les autres sont expulsés des établissements où ils étudient77. Les uns et les autres sont donc pris au sérieux par un pouvoir qui craint leurs agissements. Ils sont punis par des procès fermés et des exclusions ciblées qui manifestent l'échec des mesures prophylactiques de mise en garde.

L 'argumentaire des militants tatars

Pour revendiquer le droit au retour, les militants tatars développent un discours à plusieurs facettes qui est mis à la disposition de tous par les pétitions, les tracts ou les réunions. L'argumentaire est le même d'une génération à l'autre, même si le ton des jeunes Tatars est parfois irrévérencieux à l'égard de Moscou. Le refus de l'exil se fonde avant tout sur l'idée que leur patrie est ailleurs, pour Aljautdinov et Abdurahmanov, là où ils sont nés et ont grandi. Cette définition de la patrie se donne pour naturelle, se référant à un ordre où, selon une pétition de Tatars déplacés en Abkhazie, « même les oiseaux, les poissons et les autres animaux tiennent à leur patrie. Quoique des centaines d'années passent, ils conservent leurs habitudes d'une génération à l'autre. Où qu'ils soient, ils rentrent dans

72 Grigorenko A kogda my vernemsja, p. 13-16; GARF, f. 8131, op. 31, d. 93108, 1. 3 (15 mai 1963).

73 Ugolovnyj kodeks Uzbekskoj SSR, p. 29. 74 GARF, f. 8131, op. 31, d. 93108, 1. 4 (15 mai 1963). 75 Grigorenko A kogda my vernemsja, p. 1 8-20. 76 GARF, f. 8 1 3 1 , op. 3 1 , d. 93 1 08, 1. 8-1 0 (22 août 1 962). / / 1 askentskij process, p. jy-ou.

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leur patrie pour couver leurs oisillons et les poissons reviennent dans leur lieu de nais- sance pour engendrer leur progéniture »78. Cette description du règne animal renvoie à une conception du corps social qui possède ses propres règles. L'édification d'une cité sovié- tique juste se doit de les respecter. Or, ce principe aurait été transgressé par la politique stalinienne.

Aussi, les activistes font systématiquement référence aux normes léninistes qui in- carnent l'illusion d'un État de justice pas encore souillé par Staline : après que Lénine a signé le décret instaurant la république de Crimée en 1921, les Tatars « vivaient sur les meilleures terres d'Union soviétique. La république était l'une des plus avancées, elle a été récompensée par l'ordre de Lénine [en 1934] ». Considérant que les Tatars jouissaient d'une situation privilégiée, Valiev repousse l'hypothèse de l'insatisfaction qui aurait pu mener à une trahison collective. Certes, « la république a connu la guerre civile, la dékou- lakisation et bien sûr des mécontents, des traîtres sont apparus ». Pourtant, il estime que les Tatars de Crimée ne peuvent être collectivement rendus coupables des actes de quelques-uns, regrettant que l'oukase du 25 juin 1946, qui publicise l'accusation de félo- nie, n'ait pas été abrogé. La récusation de l'ingratitude s'accompagne de l'inacceptation du stigmate de forfaiture, à cause duquel « même ceux ayant vraiment combattu les armes à la main ont payé »79.

Afin de faire reconnaître leur dignité, les libérés développent un plaidoyer dont les thé- matiques représentent les deux faces d'une même pièce : ils pointent du doigt les récits, principalement ceux d'Arkadij Pervencev et d'il 'ja Vergasov, qui suggèrent ou affirment que les Tatars de Crimée sont des collaborateurs; ils racontent leur participation au com- bat contre l'occupant nazi. Vergasov est un ex-militaire qui, démobilisé pour raison de santé, a choisi de s'établir dans la péninsule. Lorsque la guerre éclate, il refuse d'être éva- cué et rejoint la résistance. C'est cette expérience qui constitue la matière de ses mémoires de guerre. « V gorach Tavrii » fait l'éloge de la résistance dont la bravoure est soulignée en creux par la figure du traître Bekirov, un vigneron tatar qui collabore avec les Alle- mands80. Pervencev est, quant à lui, un journaliste ayant couvert le conflit. Dans « Cest' smolodu », qui lui vaut le prix Staline en 1949, il construit à travers les tribulations d'un soldat en Crimée une légende noire des Tatars, décrits comme des traîtres collaborant avec l'envahisseur81.

D'après Hajrullaev, Pervencev insulte les Tatars en les associant de façon caricaturale à l'occupant. Pour cet ancien résistant, tout ce que l'écrivain a écrit est faux82. Dans une longue pétition, un groupe de vétérans dénonce également cet ouvrage qui, pour eux, n'a d'autre objectif que d'offenser et de calomnier les Tatars. Non seulement il refuserait d'admettre que des Tatars sont morts en combattant les nazis, mais il occulterait égale- ment le sort de villages qui ont été totalement détruits et leurs habitants, massacrés : des faits qui « témoignent de l'insoumission des Tatars de Crimée aux fascistes ». L'écrivain est sommé de s'excuser et de prouver sa bonne foi en renonçant à ses distinctions comme

78 GARF, f. 5446, op. 92, d. 10, 1. 2-5 (lettre, 18 avril 1958). 79 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91 186, 1. 26 (non daté). 80 Vergasov V gorach Tavrii. 81 Pervencev Cest' smolodu.

82 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 144-148 (24 janvier 1957).

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à ses émoluments83. Cette requête est alors adossée à une rhétorique du dévouement qui prétend que « l'écrasante majorité [des Tatars] est constituée de braves patriotes de notre pays »84. À l'appel du Parti, est-il dit, les hommes valides se seraient tous mobilisés pour défendre le pays, ainsi que l'attesteraient les décorations et les titres reçus par de nom- breux soldats tatars, tel Amethan Sultan, un pilote récompensé par deux fois du titre de héros de l'Union soviétique85. Par l'évocation de ces récompenses, les anciens combattants cherchent ainsi à imposer

une mémoire qui célèbre et perpétue le souvenir de leurs exploits et de ceux de leurs com- pagnons d'armes. Ce récit s'est approprié l'éthos officiel du sacrifice afin de se fondre dans une cosmogonie issue de la guerre qui magnifie le tribut du sang versé et la splen- deur de l'entreprise bolchevique. Ils espèrent ainsi que leur communauté pourra réintégrer la famille des nations soviétiques dont le cercle évolue au rythme des fluctuations du pro- jet socialiste et des représentations du corps social qu'elles induisent. Pour les repré- sentants tatars, cette parentèle ne peut être constituée que d'individualités propres. Elle doit regrouper une multiplicité de figures nationales singulières, chacune avec leur place, leurs prérogatives et leurs devoirs. Par conséquent disent-ils, « aucun Tatar criméen n'ira dans la RSSA du Tatarstan. La langue, le byî, la culture et les habitudes des Tatars de Cri- mée et de Kazan' sont totalement différentes »86.

Il est ici fait réponse à l'ordonnance du 24 novembre dont les dispositions trahissent les inflexions du discours sur la politique des nationalités, tout entier dédié aux modalités de la formation des nations socialistes à l'heure de la marche vers le communisme. Pour les

experts soviétiques, le phénomène de création nationale a emprunté en URSS la voie d'un développement historique inédit qui a non seulement permis le progrès économique et culturel des peuples, mais en a aussi favorisé l'amitié et la fraternité87. À terme pourtant, le développement de 1'« étaticité » et des cultures nationales doit aboutir à leur amalgame, un processus extrêmement long et complexe qui exige « non seulement la victoire du so- cialisme dans le monde, mais aussi le passage de la première phase de formation du com- munisme, celle inférieure : le socialisme, vers sa phase supérieure : le communisme »88. La guerre patriotique est alors vue comme l'événement qui a parachevé l'unité du pays et renforcé l'internationalisme en précipitant la lutte contre les nationalistes de toutes sortes89.

Depuis lors, les républiques ont vu leurs droits s'étendre et « il ne fait aucun doute que le prochain fusionnement des nations soviétiques ne peut emprunter que la voie de leur consolidation, du développement de leur culture et de leurs meilleures traditions. C'est pourquoi le Parti manifeste le plus grand soin à garantir l'épanouissement prochain de

83 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 180-206 (1957). 84 GARF. f. 5446. od. 92. d. 10, 1. 2-5 (18 avril 1958).

85 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 180-206 (1957). Sur Amethan Sultan, voir Uehling Beyond Memory, p. 53-54.

86 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 144-148 (24 janvier 1957).

87 Camerjan Velikaja èpocha formirovanija i razvitija socialisticeskich nacij v SSSR, p. 36-37; Trajnin Sovetskoe mnogonacional'noe gosudarstvo, p. 27.

88 Gafyrov Uspechi nacional'noj politiki KPSS i nekotorye voprosy internacional' nogo vospitani- ia. d. 16.

89 Trajnin Sovetskoe mnogonacional'noe gosudarstvo, p. 28; Razzakov Leninskaja nacionaFnaja politika i druzba narodov, p. 38.

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toutes les nationalités ainsi qu'un nouvel essor économique et culturel »90. En théorie, l'avènement d'une société sans nations ne peut se faire qu'en favorisant les caractères de chacune d'entre elles. Mais cette mécanique sociale doit laisser de côté les Tatars de Cri- mée dont l'acte de trahison a révélé leur véritable nature : de la mauvaise graine que le chantier évolutionniste conduit par l'État aux marges de l'Union soviétique a échoué à faire croître le long du tuteur civilisateur. Ils se sont montrés rétifs aux lois de l'évolution socio-historique que le gouvernement bolchevique aspire à maîtriser. Ils se sont donc mis hors de l'humanité soviétique. Pourtant, ceux-ci refusent de se fondre dans un tout à l'in- térieur duquel ils disparaîtraient ou dont ils ne deviendraient qu'une partie : « il est temps [pour le pouvoir] de le comprendre et de régler cette question à l'avantage de notre peuple»91. À cette fin, les exilés recourent à l'argument économique selon lequel leur retour en

Crimée serait d'autant mieux venu qu'un nouveau plan, comme la presse s'en fait l'écho, y prévoit l'extension des surfaces cultivées. La « Pravda » du 7 octobre 1956 révèle que la péninsule doit, en conséquence, accueillir de nouveaux colons, au moins huit à neuf mille par an, afin de prêter main-forte aux paysans arrivés depuis 1944. En février 1957, la « Krymskaja pravda » précise qu'il est prévu que trente mille familles s'installent dans la péninsule au cours des quatre prochaines années. Le mois suivant, le journal annonce qu'en Crimée plus de trois mille familles auraient déjà débarqués des régions ukrainiennes voisines et que autant serait en train d'accomplir les formalités nécessaires à leur départ. Citations de journaux à l'appui, les Tatars estiment que les autoriser au retour serait alors « un grand acte politique pour [leur] vie et une affaire profitable pour le gouvernement »92. Arguant de son expérience, Hajrullaev dit ainsi vouloir rentrer en Crimée afin de montrer l'exemple93. Mais aucun spécialiste tatar n'est autorisé à retourner chez lui94. Leur pré- sence en Crimée ne peut être qu'une disposition temporaire qui sacrifie aux nécessités lo- cales.

Conclusion

Pour les peuples déportés, la guerre est la circonstance qui fonde leur ostracisme. Elle est le champ d'expérience dont ils tâchent de se débarrasser pour profiter du futur promis par l'édification du communisme. Ce passé est un présent mortifiant dont les Karatchaïs, les Tchétchènes, les Ingouches, les Balkars et les Kalmouks sont progressivement affranchis

90 Gafyrov Uspechi nacional'noj politiki KPSS i nekotorye voprosy internacionarnogo vospita- nija, p. 17.

9 1 GARF, f. 8131, op. 31, d. 91186, 1. 26 (non daté); GARF, f. 5446, op. 92, d. 1 0, 1. 2-5(18 avril 1958V

92 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 180-206 (1957). Le mouvement de peuplement de la Crimée re- monte à l'automne 1944. Le recours à des populations originaires de RSFSR ou d'Ukraine doit permettre de combler le déficit de main-d'œuvre (surtout agricole) créé par la déportation. Mais les colons sont majoritairement des cultivateurs qui ignorent comment s'y prendre avec les cultures spécialisées. En outre, les conditions de leur accueil sont souvent médiocres, même si elles tendent à s'améliorer au cours du temps. Voir notamment, Nadinskij (red.) Oöerki po istorii Kryma, tome 4, p. 106-107.

93 RGANL f. 5, op. 31, d. 56, 1. 144-148 (24 janvier 1957).

94 RGANI, f. 5, op. 31, d. 56, 1. 180-206 (1957).

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par les ordonnances de 1956 et de 1957. Restent alors les Allemands soviétiques, les Mes- khètes et les Tatars de Crimée qui traînent leur stigmate ainsi qu'un double sentiment d'injustice : celui d'avoir été déportés et celui de ne pas avoir été réhabilités. Pour le pou- voir, les Tatars criméens ont en effet échoué à devenir une véritable nation socialiste. Ils se sont privés de la grandeur qui permet d'appartenir à la grande fratrie des nations sovié- tiques.

Refusant d'être mis au ban de la société, des militants entreprennent d'agir pour que leur communauté se voie consentie l'estime que les individus sont individuellement auto- risés à se porter. L'objectif est d'arracher le droit au retour. Par leur engagement, les porte-parole répandent les signes leur permettant d'exercer une activité orientée non seulement vers le pouvoir, mais aussi vers leurs compatriotes qu'il faut sensibiliser et mo- biliser. L'identité à destination des autres se veut tout autant identité pour soi et confère aux amnistié les symboles leur permettant de se penser au sein d'une collectivité. C'est sans doute dans cet aspect que réside, pour l'heure, la réussite des activistes. Pour le reste, leur action est un échec : les autorités ne cèdent pas face aux revendications, n'hésitant pas à réprimer les individus dont les activités leur sont suspectes.

Après la chute de Khrouchtchev et la réhabilitation des Allemands en 1964, les Tatars de Crimée envoient dans la capitale une délégation permanente, composée de représen- tants désignés localement et dotés d'un droit temporaire de représentation. Ces manda- taires font du lobbying auprès de la nouvelle équipe dirigeante, organisant des rassemble- ments et des actions dont il est en retour rendu compte à la population95. Entre 1964 et 1967, le Kremlin les reçoit par deux fois sans que rien ne change. Une concession est fina- lement accordée le 5 septembre 1967, lorsque les Tatars sont lavés de l'accusation de tra- hison. Toutefois, elle ne fait que maintenir le statu quo, puisque les libérés restent interdits de retour en Crimée96.

95 Grigorenko Mémoires, p. 541. 96 Guboglo/Cervonnaja Krymskotatarskoe nacional'noe dvizenie, p. 51-52.

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Abbreviations

GARF Archives d'État de la Fédération de la Russie/ State Archive of the Russian Federation RGANI Archives d'Etat de la Russie pour l'histoire contemporaine/ Russian State Archives ot

Contemporary History

Summary

After the Special Colonies : The mobilization for a return movement of the Crimean Tatars under Khrushchev 1956-1964

In the Soviet Union, during World War Two the patriotic resurgence and exaltation of the Russian nation went along with a process of purification of the social body. Thus, a wave of repression tar- geted the Karachays, the Kalmyks, the Chechens, the Ingushians, the Balkars, and the Crimean Tatars, all of whom were deported to the fringes of the Empire. The majority of the Tatars exiled to Central Asia where they lived under the regime of special colonies. When Stalin died, the peniten- tiary system was reformed. With the softening of the regime of special colonies, the fortune of those peoples improved. In 1956, after the XXth Congress of the CPSU, they were liberated and soon giv- en back their former lands, with the exception of the Soviet Germans, the Meskhetian Turks and the Crimean Tatars who began a struggle to obtain the right to return. The decision's purpose was to highlight the Tatar community's uniqueness and loyalty and to create a pedagogy of national be- longing that would enable the different actors of the movement to unite in the necessity to return to the Crimea. This article revisits the Tatars' decision to speak up in order to gain reparation for what they considered an injustice. It will describe their mobilization through moments that will present the life conditions of the exiled, the intentions of the authorities, the forms of the Tatars' struggle and their argumentation that underlined three points: a nation was natural; national policies had to state the respect of the national rights; Crimean Tatars could be helpful to construct socialism on the Crimea.

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