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ENTREPRENEURS MORAUX ET RÉSEAUX FINANCIERS ISLAMIQUES EN MAURITANIE Mohamed Fall Ould Bah et Abdel Wedoud Ould Cheikh De Boeck Supérieur | Afrique contemporaine 2009/3 - n° 231 pages 99 à 117 ISSN 0002-0478 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2009-3-page-99.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Fall Ould Bah Mohamed et Wedoud Ould Cheikh Abdel, « Entrepreneurs moraux et réseaux financiers islamiques en Mauritanie », Afrique contemporaine, 2009/3 n° 231, p. 99-117. DOI : 10.3917/afco.231.0099 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Agence française de développement - - 81.255.63.179 - 03/04/2013 10h15. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Agence française de développement - - 81.255.63.179 - 03/04/2013 10h15. © De Boeck Supérieur

Entrepreneurs moraux et réseaux islamiques en Mauritanie

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ENTREPRENEURS MORAUX ET RÉSEAUX FINANCIERSISLAMIQUES EN MAURITANIE Mohamed Fall Ould Bah et Abdel Wedoud Ould Cheikh De Boeck Supérieur | Afrique contemporaine 2009/3 - n° 231pages 99 à 117

ISSN 0002-0478

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Fall Ould Bah Mohamed et Wedoud Ould Cheikh Abdel, « Entrepreneurs moraux et réseaux financiers islamiques en

Mauritanie »,

Afrique contemporaine, 2009/3 n° 231, p. 99-117. DOI : 10.3917/afco.231.0099

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entrepreneurs morauxEntrepreneurs moraux et réseaux financiersislamiques en Mauritanie

Mohamed Fall OULD BAH *

Abdel Wedoud OULD CHEIKH **

L’espace mauritanien n’a pas échappé au vent de renouveau collectif ettransfrontalier de l’islam au cours des quatre dernières décennies. Unrenouveau étroitement associé aux facteurs connus d’une « globalisation »dont la mondialisation islamique elle-même n’est qu’une des multiplesfacettes. On cite parmi ces facteurs : le développement et l’accélération desmoyens de transport ; l’amplification sans précédent des mouvementsmigratoires (de travail et de commerce, de loisir, de pèlerinage) ; l’appari-tion et l’extension rapide des nouvelles technologies de la communication 1 ;l’unification économique et financière sous la houlette des multinationales,des fonds spéculatifs, des organismes internationaux de (dé)régulation ;l’émergence d’une « société civile » internationale en relation avec des ins-tances juridiques morales et/ou religieuses, à vocation transétatique. La miseen place de réseaux mauritaniens branchés sur la composante financière dela globalisation islamique mobilise des vocations statutaires anciennes liéesà la spécialisation religieuse traditionnelle de certains groupes au sein de lasociété maure ; ainsi que les vicissitudes plus récentes des branchementsindividuels et collectifs sur les ressources économiques des circuits « pieux »

* Mohamed Fall Ould Bah est économiste et expert comptable exerçant en Mauritanie. Il a participé à l’audit et à la ges-tion de divers projets et institutions mauritaniennes. Il est l’auteur d’une thèse d’anthropologie économique (université deMetz, 2007), intitulée L’Argent de Dieu. Contribution à une anthropologie économiques des systèmes financiers musulmans.

** Abdel Wedoud Ould Cheikh est socio-anthropologue. Auteur de divers travaux ayant trait à l’islam ouest-saharien et àla société maure, il est l’ancien directeur de l’Institut mauritanien de recherche scientifique. Il est actuellement professeurde sociologie et d’anthropologie à l’université de Metz ([email protected]).

1. Le rôle des chaînes de télévision satellitaires, et en particulier pour le monde arabe, celui d’al-Jazeera, serait tout particu-lièrement à souligner.

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qui irriguent les banlieues pauvres de l’islam 2. Comprendre le chemine-ment de ces branchements appelle, d’une part, un éclairage sur la place desgroupes mauritaniens engagés dans les islamic connections au sein des struc-tures sociales maures traditionnelles et, d’autre part, des développementssur la constitution et l’évolution des dispositifs financiers mauritaniens dansleurs rapports aux circuits financiers islamiques globaux.

Dans cet article, nous faisons référence à la notion de « tribu » et d’appar-tenance tribale pour traduire le terme qabîla utilisé par les Maures. Les con-

2. Nous entendons par là les régions géographiquement et économiquement situées en périphérie du noyau historique,devenu aussi, grâce au pétrole, foyer économique dominant du monde musulman, l’Arabie Saoudite et les émirats du Golfe.Parmi ces banlieues pauvres de l’islam, il y a la Mauritanie.

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tours parfois indécis de ces entités, les remaniements incessants desarmatures généalogiques et hiérarchiques sur lesquelles elles sont censéesreposer, le dynamisme interne qui les expose continuellement à l’éclate-ment et à la (re)composition de nouvelles unités, n’empêchent nullementl’immense majorité des Maures d’y voir le cadre de rattachement matrimo-nial, économique et politique le plus efficient et le plus légitime de leursociété. La qabîla continue néanmoins à nourrir les réseaux de solidarité etde clientèle intimement associés à l’entreprenariat, moral ou moins moral,qui tisse et oriente les activités économiques au sein de la société maure.

UNE SOCIÉTÉ DIVISÉE EN GROUPES STATUTAIRES

La société maure, dont relève la majorité de la population mauritanienne,était, traditionnellement, subdivisée, comme d’autres sociétés sahéliennesvoisines (soninké, pulaarophones, touaregs), en groupes de statut plus oumoins cloisonnés et hiérarchisés. On y naissait « guerrier », « marabout »(zâwî), « tributaire », « griot », « artisan », « ancien esclave » ou « esclave »(‘abd) 3. Nous employons l’imparfait, car cette architecture sociale a connu,depuis la période coloniale et au cours des cinq décennies de la Mauritanieindépendante, des évolutions substantielles. Le poids de la « naissance » etles effets de la règle essentielle qui préside aux échanges matrimoniaux et àla perpétuation discriminatoire des statuts – règle dite de l’hypergamieféminine 4 – conservent cependant une large part de leur efficacité. La voca-tion statutaire à une gestion monopolistique du domaine religieux quiaccompagnait naguère leur hégémonie dans le système économique saharienprécolonial n’a donc pas fini de faire des ressortissants de l’« ordre » mara-boutique les principaux bénéficiaires d’activités économiques aujourd’huitrès fortement marquées par l’émergence d’une « finance islamique » venuedu golfe arabo-persique et de ses richesses pétrolières.

« Guerriers » et « marabouts »

En principe, le statut des « guerriers » les excluait autrefois de l’essentieldes activités productives, considérées comme attentatoires à l’honneur asso-

3. Pour un éclairage sur les « ordres » traditionnels de la société, voir Ould Cheikh (1985).

4. Un dicton en hassâniyya, le dialecte arabe des populations maures, souligne l’inscription dans la durée généalogico-statutaire de toute (més)alliance matrimoniale, celle en particulier qu’engendrerait le mariage d’une femme avec unhomme d’un statut « inférieur » à celui de son père : ilâ tmâss-u aj-jdûd, yitgâdd-u aj-jdûd (« le mariage engendre la paritédes aïeux »). Ou, plus littéralement rendu : « Quand les peaux se touchent, les grands parents [sous-entendu : paternels,dans cette société patrilinéaire] deviennent égaux. »

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cié à leur rang. Les prélèvements plus ou moins définis sur les biens des« tributaires » et les hasardeuses « emplettes » de la razzia, devaient consti-tuer le plus clair de leurs revenus (Bonte, 1998). Le statut maraboutique,théoriquement commandé par le respect des valeurs religieuses de l’islam,n’avait rien d’incompatible avec une quête de prospérité qui se conformeraità l’idéal juridique de la charia. Le stéréotype situant les « guerriers » du côtéde la dépense et les « marabouts » du côté de l’accumulation constituait,dans l’ordre traditionnel des choses, un marqueur idéologique significatifde la polarité statutaire opposant ceux qui vivaient principalement d’admi-nistrer la violence et ceux qui tiraient leur légitimité et une part non négli-geable de leurs ressources de l’administration du sacré et de l’invisible. Lesautres groupes de statut étaient et demeurent assujettis à l’hégémonie éco-nomique et politique des deux ordres dominants. « Sous l’étrier ou sous lelivre », comme on disait autrefois.

Historiquement, les zawâyâ 5 ont été, directement ou indirectement (parle biais des groupes dépendants), les principaux initiateurs, gestionnaires etbénéficiaires des activités économiques développées par la société maure :forage des puits 6, élevage, agriculture, commerce. Dans cet univers, jadispassablement anarchique 7, le pouvoir conféré par le savoir religieux islami-que et par la « sainteté », le pouvoir d’accomplir des prodiges, que la voxpopuli tendait souvent à lui associer, constituaient des éléments de (fragile)protection, et donc de préservation ou d’accroissement de leurs ressourcespour les plus en vue des familles ou groupes maraboutiques. Apposer sur sesanimaux la marque de bétail d’un grand « marabout », se joindre à une cara-vane opérant pour son compte ou même entreposer ses biens auprès de satombe, contribuaient à limiter les effets, toujours à craindre, de la razzia.

La piété 8 et les moyens de la (re)produire pouvaient constituer par eux-mêmes des sources de revenu. L’enseignement traditionnel, d’orientationfondamentalement religieuse, représentait rarement un moyen suffisant à

5. Ce qui n’exclut pas certains groupes à la forte dimension guerrière comme les Awlâd Bussba‘.

6. Voir Kitâb al-‘umrân de Muhammad ‘Abd Allâhi w. al-Bukhârî w. al-Filâlî, notre copie du manuscrit.

7. Jusqu’à la constitution de la colonie française de Mauritanie (1920) et la fixation de ses frontières avec les zones admi-nistratives voisines, l’espace maure, peuplé pour l’essentiel de tribus nomades, n’a pas connu d’autorité politique centrali-sée et unique. Les émirats (Trarza, Brakna, Adrar, Tagant) qui ont fédéré quelques-uns de ces groupes tribaux, nedisposaient guère d’outils administratifs de pacification de leur fonctionnement interne (règle établie de dévolution du pou-voir, fiscalité normée et administrée, justice, police), fortement influencé par les alliances de revers et les dissensions avecleurs voisins. Les conflits internes et de voisinage, nourris par l’impératif de rétorsion individuel et collectif associés à« l’honneur guerrier », faisaient des désordres guerriers, de la razzia, un des traits quasi permanents de cette société.

8. Nous entendons par piété la disposition consistant à essayer d’appliquer avec zèle, à observer avec rigueur, les pres-criptions inscrites dans (ou attribuées à) la religion en tant que somme de croyances, de pratiques et d’institutions ayantvocation à régir l’ensemble de la société.

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l’entretien de l’enseignant, souvent amené lui-même à nourrir ses disciples 9.On pouvait dire à peu près la même chose de l’exercice des « professions »de qâdî 10 ou de muftî, qui ne donnaient d’ordinaire lieu à aucune rémunéra-tion régulière avant la période coloniale, même s’il y avait des quddât nom-mément investis par des émirs ou des collectivités tribales 11. Cependant,l’investissement dans le savoir et le savoir religieux, sis au cœur de la repro-duction de l’ordre maraboutique et de sa légitimité, ouvrait plus largementaccès à d’autres sources de revenu, car l’éducation constituait le moyenessentiel d’accréditation d’une emprise « islamique » sur le monde de l’invi-sible et sur les dangers et les promesses dont l’opinion populaire le char-geait. La rente de piété traditionnelle prenait racine dans la conjonctionentre autorité théologique et baraka, ‘ilm et walâya, savoir et sainteté, que lequasi-monopole de l’éducation conférait aux ressortissants de l’ordre mara-boutique, ou plus exactement à une minorité d’entre eux. Recettes propitia-toires ou thérapeutiques, gris-gris, menace de rétorsion divine (tâzubba), auprofit ou à l’encontre des puissants comme des simples gens, mobilisaient etmobilisent encore des « compétences » héritées et/ou acquises, fondamenta-lement légitimées par le cursus et/ou l’ascendance maraboutique de celui quiles délivre. Les rétributions et « cadeaux » (hadâyâ), en reconnaissance deces compétences, pouvaient constituer des segments significatifs du revenu decertaines familles porteuses d’un charisme hérité ou acquis, notamment parmiles chefferies des mouvements confrériques (turuq).

Étroitement lié aux mouvements confrériques (shâdhiliyya, qâdiriyya, tijâ-niyya), l’éducation maraboutique maure, productrice d’une puissante rumi-nation scholastique dont quelques spécimens exportés au Moyen-Orient 12

contribueront à établir la réputation dans le monde musulman, était, autre-fois, largement tributaire des infrastructures et des ressources que les turuqcontribuèrent à engendrer dans le sillage de leurs activités commerciales. Latradition « boutiquière » 13 de certains des groupes zawâyâ les plus investis àla fois dans le confrérisme et dans les échanges transsahariens est toutefois

9. Voir à cet égard le témoignage d’Al-Shinqîtî (1989).

10. Certains fuqahâ’ sahariens les considéraient comme de simples médiateurs de bonne volonté (muslihîn), et non pasvraiment comme des quddât. C’était notamment l’opinion de Sh. Sîdi Muhammad w. Sh. Sîd al-Mukhtâr al-Kuntî (m. 1826),dans son opuscule, ‘ilm al-yaqîn wa sunan al-muttaqîn bi-hasm al-itâwa al-muzawwara bi-haqq al-mustahiqqîn, cité dansMuhammadun w. Sîdi Muhammad b. Hummaynna, al-târîkh al-qadâ’î wa kubrayât al-nizâ‘ât al-qadâ’iyya fî Mûritânyâ,Nouakchott, Saied, sans date.

11. Voir la liste qu’en donne Muhammadun w. Hummaynna (p. 109-120), cité dans la note précédente.

12. L’un des plus connus d’entre eux est Sîd Ahmad w. al-Amîn, mort au Caire en 1913, auteur d’al-Wasît.

13. En hassâniyya, le mot butîg (du français « boutique ») désigne toutes les échoppes de détaillant où l’on vend les pro-duits les plus variés (alimentation, textile, « quincaillerie »), archétype de l’activité commerciale.

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bien antérieure à la diffusion des mouvements confrériques 14. Elle a accom-pagné l’émergence et le développement des vieux relais caravaniers (XIe-XIVe siècles), nés de ces échanges à travers le Sahara maure (Ouadane, Chin-gueti, Tichit, Oualata), et notoirement identifiés à des groupes tribaux mar-chands. L’importance, ancienne et moins ancienne, des échanges opérésdans et à travers les ports caravaniers transsahariens maures 15 a engendréune vaste littérature jurisprudentielle (nawâzil, fatâwâ) islamique traitant desquestions les plus variées que pouvaient soulever ces échanges (cession,vente à terme, prêt, stockage, gérance, héritage, zakât) 16. La sophisticationtechnique de cette littérature, même si elle puise l’essentiel de ses référencesdans quatre ou cinq textes canoniques de la tradition malikite 17 perpétuel-lement « ruminés » depuis des générations, en a fait l’apanage d’une couchecléricale, qui s’est efforcée, au fil des siècles, de faire prévaloir les normes dela charia, dans cette « aire d’insolence » (al-bilâd al-sâ’iba), dénuée d’unevéritable autorité politique centralisée.

Une certaine lecture historique montre que la société maure de l’actuelespace mauritanien a produit de longue date une couche d’« entrepreneursmoraux », disposant d’une position essentielle dans le champ des activitéséconomiques et prodiguant des services islamiques « de proximité » à unepopulation exclusivement inscrite, jusqu’à ces toutes dernières années, dansla variante malikite-confrérique de l’islam occidental (maghribî). À défautd’une accumulation significative de richesse 18, la conjonction réalisée entrequête de la fortune et religion a du moins produit, parmi les zawâyâ maures,une « accumulation de vocations » qui fournira, au branchement sur les cir-cuits contemporains de la globalisation financière islamique, un terreau par-ticulièrement favorable. L’existence d’une diaspora saharienne disposantnotamment d’un ancrage significatif dans les pays pétroliers du Golfe, ainsique les progrès récents à la fois du wahhabisme et des Frères musulmans enMauritanie, pour ne pas parler du radicalisme jihadiste, constituent évidem-ment des facteurs porteurs d’arrimage à « l’économie pieuse » globalisée.

14. La diffusion des mouvements confrériques s’est effectuée entre la fin du XVIIe siècle (shâdhiliyya) et les années 1830(tijâniyya).

15. Voir la reconnaissance de dette de 42 000 dinars d’un commerçant d’Awdâghust en faveur de l’un de ses partenairesde Sijilmâsa évoquée par Ibn Hawqal, in Cuoq (1975). Ainsi que la thèse de Lydon (2009).

16. Pour un tableau succinct de cette littérature, on peut voir, par exemple, Muhamd al-Mukhtâr w. al-Sa‘d, al-fatâwâ wa-l-târîkh. Dirâsa li-mazâhir al-hayât al-iqtisâdiyya wa-l-ijtimâ‘iyya fî Mûritânyâ min khilâl fiqh al-nawâzil, Beyrouth, Dâr al-Gharb al-Islâmî, 2000.

17. Autour de la Mudawwana de Sahnûn (m. 854), reprenant la Asadiyya d’Asad b. al-Furât (m. 827), de la Risâla d’IbnAbî Zayd al-Qayrawânî (m. 996) et du Mukhtasar de Khalîl b. Ishâq (m. 1374) notamment. Voir Ould Bah (2007).

18. Encore qu’à l’échelle saharienne, certaines fortunes individuelles ou familiales étaient parfois loin d’être négligeables.Voir les données présentées par la monumentale thèse de Pierre Bonte, notamment p. 1399-1483. Sur la capitalisation« maraboutique » liée à l’intermédiation politique à l’époque coloniale, voir Dubié (1953).

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Il n’y a toutefois pas que les « marabouts » au sein de la société maure pours’être occupés de négoce et pour tenter de tirer profit des flux financiers isla-miques touchant la Mauritanie d’aujourd’hui. La tribu des Awlâd Bussba‘,pour ne citer qu’elle, plutôt classée comme « guerrière » dans la nomencla-ture traditionnelle, joue depuis le XIXe siècle un rôle commercial de premierplan dans le Sahara maure 19. Le développement récent d’un mondeurbain 20, générateur autour de l’État de nouvelles possibilités d’enrichisse-ment dans des secteurs comme la construction, l’import-export 21, la banque,etc., s’est accompagné de l’émergence d’une classe « d’affaires », dont lerecrutement déborde largement les sphères maraboutiques, même si les évo-lutions du tissu social mauritanien au cours des quatre dernières décenniesont engendré une atmosphère globalement « porteuse » pour une moralisa-tion islamique de l’ensemble de la société mauritanienne, entreprenariatéconomique compris 22.

FINANCES ISLAMIQUES EN MAURITANIE

L’entreprenariat moral (justification publique d’une accumulation « légi-time », institution-captation de relais caritatifs, évergétisme « islamique »),en Mauritanie, apparaît fortement lié à l’émergence d’une finance islamique,elle-même inséparable du mouvement politique islamiste, de ses ramifica-tions et de ses scissions. Le développement d’un secteur financier islamique,porté par des réseaux tribaux fortement présents dans les rouages de l’Étatet opérant comme relais locaux d’une finance islamique globale au serviced’un embryon de bourgeoisie « pieuse » 23, contrôlant et irriguant les cir-cuits de l’entreprenariat moral local, s’est effectué, en partie, sur la base desactions de promotion de l’indépendance économique de la Mauritanie lan-cées au début des années 1970. On a pu suggérer (Kepel, 2006), que la con-

19. Sur le rôle commercial des Awlâd Bussba‘ dans l’espace saharien occidental, mais aussi sur celui des Tekna, égalementplutôt classés « guerriers », voir Lydon (2009).

20. La Mauritanie est passée d’un taux d’urbanisation (nombre d’habitants des villes de plus de 5 000 habitants) d’à peine3 % au milieu des années 1950 à un peu plus de 50 % aujourd’hui, voir Ould Cheikh (2006).

21. Les concessionnaires locaux de produits de consommation de masse (pâtes alimentaires, textiles) fabriqués à l’étran-ger, ou d’articles plus coûteux comme les automobiles, figurent au nombre des individus les plus prospères de Mauritanie.Dans le domaine des exportations, c’est surtout le poisson qui a contribué à l’accumulation des principales fortunes.

22. L’exode rural massif ; l’arabisation/islamisation de l’appareil éducatif et l’élargissement de son assiette démographi-que génératrices de cohortes toujours plus étendues de victimes désespérées de l’alphabétisation maraboutique ; le déli-tement de l’administration et sa corruption ; les écarts grandissants entre une minorité de nantis et la masse énorme dessans revenu ; l’instabilité politique ; l’effet des médias islamisants nationaux et arabes (télévisions satellitaires).

23. Nous entendons par là, grossièrement, un groupe détenteur de fortunes et qui tend à légitimer sa situation, l’ordre dumonde dont elle résulte, en s’appuyant sur un certain zèle à appliquer les prescriptions attribuées à la religion.

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jonction entre les intérêts de cette bourgeoisie et le désarroi d’une jeunessedéruralisée et sans ressources, demandeuse à la fois de biens de salut et debiens tout court, constituait, comme ailleurs dans le monde musulman, undes fondements de la réislamisation de la société comme de l’économie, demême qu’elle a fourni une base à la vague de moralisation que cette (ré)isla-misation était censée promouvoir 24.

Quoi qu’il en soit, les premières mesures décisives visant à affermir l’indé-pendance économique de la Mauritanie, ont concerné la nationalisation dela multinationale des mines de fer de Mauritanie (Miferma) en 1973, exploi-tant à l’époque la principale source de devises du pays (le fer), préalableessentiel à la sortie de la zone franc et à la création d’une monnaie natio-nale, l’ouguiya, décidées l’année suivante.

Dès la création de l’ouguiya, les succursales des banques étrangères sont« nationalisées ». Avec la Banque arabe libyenne en Mauritanie (BALM) etla Banque arabo-africaine en Mauritanie (BAAM), la manne financière des« frères arabes » était censée aider le pays à se libérer du joug « néo-colonial ». Mais elles semblent surtout avoir joué un rôle important dans la« construction » de la relation des Mauritaniens à la banque. La traditionorale rapporte, sur le mode de l’humour et de l’autodérision, un certainnombre d’anecdotes destinées à illustrer le mode assez singulier d’appro-priation par les Mauritaniens de la notion de crédit bancaire et l’étenduedes bénéfices qu’ils en auraient parfois tirés. Le pillage des banques par lebiais du crédit en est venu à constituer une sorte de sport, combinant roue-rie et absence de scrupules. Certains fuqaha auraient même émis des fatâwâautorisant le prêt à intérêt, si, à sa réception, on n’avait aucune intention dele rembourser ! Bref, le dépeçage de ces premières institutions financières.Le plus connu est le cas de la BALM, plus ou moins mâtiné d’islamité, quiparaissait, à en juger par le souvenir collectif qui en a été retenu, s’inscriredavantage dans le prolongement des pratiques flibustières d’antan 25 que

24. La Mauritanie a connu un exode rural massif à partir notamment de la grande sécheresse de la fin des années 1960. Lafixation en ville, et en particulier dans la capitale, Nouakchott, accompagne et accentue, en même temps que le sentimentd’anomie, de perte de repères, parmi les déplacés, un accroissement spectaculaire des écarts de revenus entre nantis etdémunis que la relative uniformité du mode de vie rural contribuait jusque là à maintenir dans des limites « traditionnelles ».Le développement rapide d’une scolarisation arabisée et islamisée, liée à l’explosion urbaine de la demande en la matièreet aux possibilités d’encadrement dont l’enseignement traditionnel (arabo-musulman) devait être le principal pourvoyeur,contribuera, par ailleurs, à la diffusion élargie d’une instruction de base islamique parmi une jeunesse destinée, pour l’essen-tiel, à grossir les rangs des chômeurs des villes. Les nouveaux riches de la ville, ayant du reste pour bon nombre d’entre euxles mêmes (fraîches) racines rurales que les nouveaux pauvres, vont s’emparer du discours de l’enracinement religieuxpour légitimer le caractère authentiquement « national » de leur entreprenariat face aux secteurs concurrents, plus« cosmopolites », des milieux politiquement et financièrement dominants. Ce type de discours, à base de tradition islamiqueréinventée, a évidemment de fortes chances de trouver son chemin en direction de la jeunesse déruralisée, victime d’unealphabétisation islamique sommaire, comme remède à son propre désarroi moral et économique.

25. Nous entendons par là qu’elles prolongent en quelque sorte la vieille économie de la razzia, de la pure et simple pré-dation.

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dans une initiation aux mécanismes de la finance contemporaine. Il a entout cas alimenté un premier mouvement d’accumulation de richesses entreles mains des groupes qui en ont profité.

Une seconde phase d’expansion de cette bourgeoisie d’affaire naissante,à la sensibilité islamiste de plus en plus affirmée, a coïncidé avec l’avènementdu pouvoir prétorien. Le coup d’État du 10 juillet 1978, qui renversa le gou-vernement de Moktar Ould Daddah, engendra un déplacement de l’épicen-tre sociologique du pouvoir d’une première couche de personnel politique,de formation essentiellement française, et originaire en majorité du sud-ouest mauritanien, vers les régions du centre et de l’est du pays (Marchesin,1992), moins touchées par la scolarisation francophone, plus fortementenracinées dans les dispositifs tribaux traditionnels, mais aussi assez massi-vement ouvertes au système public, arabisé et islamisé, introduit par lesréformes scolaires de la fin des années 1960. La naissance et le développe-ment du courant islamiste mauritanien prend naissance dans cette conjonc-ture, marquée par ailleurs par une crise sociale profonde, en relation avec lasécheresse prolongée de ces années-là et de la guerre du Sahara (1975-1979).

Dès son arrivée au pouvoir (1979), le colonel Haydala scella une allianceavec l’embryon de mouvement islamiste qui n’avait cessé de se développerdepuis le début de la décennie. Il l’associa pleinement à son projet d’« isla-misation » du droit et de la société 26. Grâce à cette alliance avec le pouvoir,les islamistes purent accéder aux lieux de l’accumulation du capital. La« nouvelle politique de pêche » 27, lancée par Haydala en 1979, contribuaainsi à structurer les « nouvelles » grandes tendances du rapport à l’argenten Mauritanie. Les premiers opérateurs du secteur s’enrichirent très rapide-ment et se jetèrent avec avidité sur toutes les possibilités de consommationqui leur étaient ouvertes par cette manne. Parallèlement, on assistait à unenrichissement aussi flagrant que subit des fonctionnaires, directement ouindirectement en relation avec le secteur de la pêche.

Le mouvement islamiste ne développa pas une attitude unique vis-à-visde la « prospérité haydalienne » : si le noyau le plus idéologisé, d’obédienceFrères musulmans, prit toujours quelques distances vis-à-vis du capital, iln’en fut pas de même pour les pans plutôt traditionnels telle la Râbita al-

26. Sous Haydala (1979-1984), un projet de refonte du système judiciaire dans le sens de l’application de la charia futentrepris (amputations, flagellations, police des mœurs).

27. Cette politique a visé le développement d’une production nationale à travers l’implication de promoteurs locaux, lacentralisation de la commercialisation au niveau d’un office public (Société mauritanienne de commercialisation du pois-son) et donc un contrôle efficace des devises générées.

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islâmiyya 28. Sous l’effet conjugué des réformes imposées par les institutionsfinancières internationales 29, de la crise politique intérieure et des scanda-les financiers, le système bancaire mauritanien connut, au début des années1980, une grave crise de liquidité 30. Les banques perdirent durablement laconfiance du public. Il faut dire que deux groupes, parfois très liés et puis-sants, se sont fait les promoteurs de leur liquidation définitive : les grandsdébiteurs et les tenants du « renouveau islamisant » naissant, qui voyaientdans la crise la première manifestation eschatologique, la première bataillede la guerre promise par Dieu au ribâ’.

Avec l’arrivée au pouvoir du colonel Taya (12 décembre 1984), l’État,principal actionnaire de toutes les banques, conclut avec le FMI et la Banquemondiale un programme d’ajustement structurel qui comprenait une res-tructuration du secteur bancaire. Progressivement, le crédit et l’aide interna-tionaux se mirent à affluer. Censés pallier l’inefficacité de l’administration etla corruption de ses fonctionnaires, des entités sans statut légal défini, appe-lées « Projets de développement », ont fini par « être l’État ». Fonctionnantselon des « normes de gestion » plus ou moins privées d’inspiration anglo-saxonne 31, elles ont initié le processus de « privatisation de l’État ». La vaguede cession des entreprises publiques opérée dans le même esprit a substituéaux monopoles publics, voués aux gémonies par les ultralibéraux, des mono-poles privés fonctionnant selon le modèle de la « privatisation des bénéficeset la socialisation des pertes ». Le système politique (modérément) pluralisteinauguré par les élections truquées de 1992 (Ould Cheikh, 1994) est venuoffrir un cadre global de négociation de ces (dés)équilibres, largement dominépar le retour des « solidarités primordiales » (tribales) ci-dessus évoquées.

Les conditions de privatisation des banques publiques ou semi-publiques,caractérisées par une grande opacité 32, ont permis la concentration descapitaux du système bancaire émergent. La procédure d’agrément préala-

28. « Association islamique », première organisation à caractère islamiste plus ou moins avéré constituée en Mauritanie.Composée essentiellement de fuqahâ’ et d’imams, elle comprenait aussi des hommes d’affaires enrichis dans le secteurde la grande distribution.

29. Il s’agit des classiques programmes d’ajustement structurel généralement administrés par le FMI et la Banque mon-diale.

30. Les banques se mirent à rationner les retraits ; on vit se développer un marché secondaire des chèques où ceux-ci senégociaient quelques fois au-dessous de 50 % de leur valeur faciale.

31. Il s’agit de ce qu’on appelle les « normes comptables internationales » édictées par des organismes de normalisationplus ou moins privés : USGAAP, FASB, IASB.

32. Avec la banque, on acquiert généralement un instrument extraordinaire de puissance politico-économique : le porte-feuille de créances. Compte tenu de l’usage « clientéliste » qu’en ont fait les différents régimes militaires, les banques pos-sédaient un portefeuille impressionnant de créances plus ou moins « irrécouvrables ». Largement provisionné au momentde la restructuration-privatisation, ce portefeuille devait, en principe, revenir presque en entier, à l’Agence de recouvrementdes créances bancaires (1986) qui avait été mise en place pour la gestion des « rebuts » du système bancaire public.Cependant, les acquéreurs semblent avoir gardé beaucoup de créances entièrement provisionnées, mais dont les débiteursprésentaient un intérêt politique ou commercial.

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ble de la Banque centrale de Mauritanie (BCM) s’est trouvée conditionnéepar une autorisation informelle de la présidence de la République à traverslaquelle le pouvoir politique entreprit une stratégie sélective de multiplica-tion des institutions financières et de renforcement des positions politiquesde leurs détenteurs 33.

Les banques se sont vite positionnées comme lieu de recyclage et de pri-vatisation de l’aide extérieure, principale richesse nationale « disponible »(les recettes des secteurs miniers et de la pêche connaissent des circuits derecyclage plus complexes) 34. Ce fut ensuite au tour des marchés publicsd’être « encadrés » : financement de l’ensemble de la chaîne, depuis l’offrejusqu’au crédit documentaire. Les banques finirent par constituer lesnoyaux actifs des groupes d’affaires35, pratiquant une collaboration compé-titive à base tribale, ordonnée autour de l’allégeance au pouvoir, qui vidaitde tout contenu la législation déjà maigre en matière de concurrence. Cha-cun de ces groupes voulait avoir sa propre banque, non seulement pourbénéficier des dépôts publics et des possibilités de création monétaire, maissurtout pour pouvoir offrir à ses affaires le « secret bancaire » dont il avaitbesoin. Petit à petit, les banques ont fait l’objet de stratégies complexesd’appropriation tribalo-régionale, constituant ainsi un instrument essentielde gestion de la « tribalisation économique », grâce à un pouvoir politiquede plus en plus « sultanien » 36.

Encadré 1 – La BAMIS, exemple de banque « islamique »

L’un des processus les plus significatifs de ces luttes de classement, autour de l’accapa-rement des ressources financières issues des circuits islamiques globaux, fut l’histoirede la Banque al-Baraka mauritanienne islamique (BAMIS). La BAMIS a été constituéele 21 septembre 1985 sous forme de société anonyme de droit mauritanien. Son capi-tal social initial de cinq cents millions d’ouguiyas (à l’époque 1 franc français valait10 ouguiyas) était détenu à hauteur de 50 % par le groupe saoudien al-Baraka 37, 40 %

33. Le processus de privatisation de la BAAM, à partir de 1986, fournirait un exemple particulièrement illustratif.

34. Les recettes de ces deux secteurs furent pendant longtemps soumises à des conditions de rapatriement plus ou moinsrigoureuses à travers la Banque centrale de Mauritanie.

35. Il s’agit de groupes organisés dans un cadre familial plus ou moins formalisé. C’est le mode d’organisation des affairesle plus courant en Mauritanie. Le recours aux cadres légaux d’affaires tels que la société commerciale et les techniquesmodernes de gestion (stratégie, management, comptabilité, audit) y « couvre » généralement des modes de fonctionne-ment de type « mafieux » (patronage, « indistinction », falsification, évasion fiscale, omerta).

36. Nous entendons par sultanien, un dispositif reposant principalement sur la crainte de l’autorité gouvernante, et danslequel le souverain, conforté dans ses penchants despotiques par la culture de la soumission, véhiculée par l’islam à l’égarddu « prince », a généralement tendance à considérer le pays qu’il gouverne et tout ce qu’il contient comme un patrimoinepersonnel. Pour des développements sur cette notion de pouvoir sultanien, de culture sultanienne, on pourra voir OuldCheikh (2003).

37. Fondé en 1982 par le Shaykh Sâlah ‘Abd Allâh Kamâl. Présent sur les cinq continents, il propose des services financiersde plus en plus diversifiés et globalisés.

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par des privés mauritaniens et 10 % par l’État mauritanien. Le capital social de cetteinstitution est aujourd’hui de deux milliards d’ouguiyas (1 euro valant 320 ouguiyas),dont le groupe al-Baraka ne détient plus que 15,14 % (son label est d’ailleurs sorti dela raison sociale de la banque où il a été remplacé par « al-Wafa ») alors que l’État n’estplus actionnaire du tout. L’entrée du groupe al-Baraka en Mauritanie semble êtrel’œuvre de groupes d’affaires essentiellement issus de la tribu maraboutique des Smâ-sîd à laquelle appartient le chef de l’État de l’époque, Ould Taya, resté au pouvoir de1984 à 2005 : Abdu Mahham, Ahl al-Shaybâni 38 et Ahl Abdallahi (MAOA) 39.Jusqu’en février 1993, la présidence du conseil d’administration a toujours été direc-tement assurée par le Saoudien Shaykh Sâlih, patron du groupe Dallah al-Baraka.Après une courte transition, elle se stabilisa définitivement à partir de 1995 aux mainsde Mohamed Abdallahi Ould Abdallahi (MAOA) en personne. Durant toute cettepériode, le conseil a toujours compté deux ou trois Smâsîd. Fort du soutien des auto-rités taya’istes, ce lobby parvint à écarter de la direction de la banque toute présence,même souhaitée par ses bailleurs saoudiens pour des raisons de gestion, qui aurait pu,si peu que ce soit, compromettre son inféodation au pouvoir.Les relations entre les partenaires saoudiens et les opérateurs mauritaniens semblents’être ressenties de la position pro-irakienne du pouvoir mauritanien lors de la pre-mière guerre du Golfe (1990), pour commencer à se détériorer sérieusement à partirde la scission du mouvement islamiste en « modérés » (dits aussi « traditionnels », de laRâbita) et « radicaux » 40, réprimés par Ould Taya à partir de 1994. À partir de ces rup-tures, les relations entre les groupes smâsîd, les partenaires étrangers et les « réseauxtribaux d’intermédiaires » ont connu une dégradation continue qui a abouti à la liqui-dation de la BAMIS en tant que banque islamique et sa « normalisation » définitive.Il est malaisé d’identifier les véritables bénéficiaires des opérations de la BAMIS. Saufpour ce qui est des opérations avec l’extérieur, souvent similaires à celles des banquesclassiques. Les financements de la BAMIS sont souvent des montages complexes danslesquels interviennent des promoteurs de projets (réels ou fictifs) et des fournisseursd’équipements. Cependant, ils semblent avoir d’abord bénéficié aux groupes d’affai-res smâsîd.La BAMIS a aussi servi de relais et de destinataire d’une collecte de ressources finan-cières (devises des migrants, produits du change au noir, de la bienfaisance islamiqueétrangère) opérée par des réseaux tribaux (maraboutiques) à fortes connexions dias-poriques. Liés notamment à la nébuleuse financière islamiste (pays du Golfe, Malaisie,Indonésie), ces réseaux ont contribué, en retour, à la fois par la redistribution et laclientélisation, aux progrès de l’islamisme politique au sein de leurs qabâ’il. L’écono-mie du don et de la circulation hiérarchique des biens, associée au poids de la ‘asabiyyatribale et du système des ordres, trouva ainsi une niche « informelle » d’une ampleursignificative dans les marges du système bancaire islamique 41.

38. Le groupe qui semble s’être constitué à partir de membres de la famille installés en Arabie Saoudite.

39. Le groupe MAOA est probablement le plus puissant groupe d’affaires en Mauritanie. Association traditionnelle de quatrefrères commerçants de la tribu Smâsîd, le groupe devait connaître un essor remarquable à partir du milieu desannées 1980, sous la direction de Muhammad ‘Abd Allâhi wul ‘Abd Allâhi. Cette expansion, fortement liée à la proximitédu pouvoir (MAOA est un proche parent et allié de Ould Taya) semble avoir particulièrement profité des opérations de pri-vatisation des sociétés nationales (SMAR/NASR, Air Mauritanie), des marchés publics et des appuis au secteur privé de l’èrede la libéralisation. À travers la NASR et Toyota Mauritanie, il totalise aujourd’hui 58,65 % du capital de la BAMIS.

40. Le mouvement Hâsim (acronyme d’al-Haraka al-islamiyya al-Mauritaniyya, mouvement islamiste mauritanien).

41. Dans une société comme la société maure, articulée à la fois en tribus et en groupes de statut, les échanges écono-miques, mêmes monétarisés, n’échappent pas aux logiques de solidarité et de hiérarchie fondatrices de ce type de struc-ture sociale. On mobilise avant tout des contribules pour « monter une affaire », on fait profiter en premier lieu ses« clients » tribaux et anciens dépendants de ses éventuelles largesses.

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RÉSEAUX ET PERSONNALITÉS

Il a toujours existé en Mauritanie un système financier informel irriguantune économie également informelle, plus dynamique que celle ditemoderne. D’une ampleur mal connue, on s’accorde à dire que les montantsbrassés sont considérables et dépassent ceux en mouvement dans l’ensem-ble du secteur financier officiel42. Ce système a hérité, pour l’essentiel, sesrègles de fonctionnement des techniques traditionnelles de financementdes échanges. Il serait constitué, en bonne partie, de réseaux individuels deproximité basés sur un univers relationnel : parenté, amitié et différentsautres types de liens communautaires (religieux, tribaux). Le crédit de typeqirâd en est une des formes les plus usitées. Il s’agit généralement, d’unepratique de « contournement » de la prohibition du ribâ’, adoptant diversparcours dans le détail desquels il ne nous sera pas possible d’entrer ici, mal-gré leur importance pour les réseaux d’échange et de (re)distribution« islamiques » en Mauritanie.

Réseaux financiers tribaux

Depuis la création de l’ouguiya, mais surtout durant les périodes de strictcontrôle de change, des modalités sophistiquées d’échange, minimisant lesmouvements de « fonds », ont été pratiquées. Ainsi, des réseaux tribaux(cela concerne essentiellement quelques tribus maraboutiques comme Iday-busât, Tajakânit, Awlâd Abyayri, Tagunânit) se sont implantés tout au longdes voies du commerce extérieur mauritanien : Mali, Sénégal, Maroc, Espa-gne, France, Belgique, Dubaï, Chine, États-Unis. La base/maison mère,d’ordinaire implantée à Nouakchott, centralise le fonctionnement duréseau. La collecte de devises est organisée autour de quelques bureaux dechange, généralement non agréés, et disposant de rabatteurs43 qui opèrentsurtout à l’intérieur et tout autour du marché central de Nouakchott. Lesrabatteurs sont souvent rattachés à des boutiques du marché auprès des-quelles ils s’alimentent en fonds et effectuent leurs versements. Les opéra-tions d’importation sont réalisées par groupage. Jusqu’à la libéralisation

42. L’étude du secteur financier mauritanien menée en 1999 par le cabinet Afacor a entrepris une approximation de larépartition du poids du secteur informel à travers un rapprochement sur une certaine période entre masse monétaire etdépôts du système financier formel qui a dégagé un rapport de 1 à 7 en faveur de l’informel. Copie tapuscrite en notrepossession.

43. Par « rabatteurs », nous entendons ce groupe de jeunes garçons opérant à l’intérieur et à proximité du grand marché,à Nouakchott, pour intercepter toute offre ou demande de devises étrangères, la négocier et la conclure avec les« boutiques/bureaux de change », empochant au passage une marge plus ou moins dérisoire. Lors d’une enquête réaliséeen 2005, nous avions trouvé qu’ils affirmaient dans leur majorité appartenir aux réseaux commerçants de la tribu idaybusât.

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récente du marché des devises, ces réseaux utilisaient tous les moyens poursortir les fonds : exportation de moutons et réexportation de marchandisesvers le Sénégal et le Mali, commercialisation de chameaux et de produits« maures » (vêtements, parures) au Sahara occidental ; achat sur place parun système proche de celui dit de la hawala des fonds rapatriés par les émi-grés mauritaniens, transferts manuels plus ou moins frauduleux, etc.

Dans le sillage de la mondialisation « islamique », des réseaux, plus oumoins ajustés aux filières évoquées dans le paragraphe précédent, se sont misen place ces dernières décennies pour assurer le passage « licite » de trans-ferts en provenance d’institutions caritatives et/ou de prêche. Les transactionsengagent souvent des montants significatifs. Les fonds issus des « recyclageslicites » des produits financiers engendrés par les dépôts dans les banques« conventionnelles » 44 mobilisent des ressources considérables, et il sembleque la Mauritanie en ait accueilli 45, en tant que lieu de passage ou en tant quedestination finale, une part non négligeable. Toute une « économie pieuse »s’est constituée autour de cette manne financière : mosquées et écoles corani-ques en sont la partie la plus visible. Des organisations caritatives se sont ins-tallées pour sa captation et son emploi. Certaines organisations politiques etpersonnalités religieuses se réclamant de l’islamisme en ont également pro-fité. Il y a lieu de rechercher à travers cette structuration, toujours en cours,des modalités particulières de « luttes de classement », à base tribale, au seinde la société maure dans son ensemble. Nos observations suggèrent unesorte de mouvement de « rattrapage », engagé dans ce cadre, par des tribusou fractions de tribu, de sédentarisation relativement récente, très peu con-cernées par la scolarisation coloniale (en français), mais de forte traditionscolaire maraboutique, qui s’efforcent de combler leur retard, notammentéconomique, en adoptant résolument les standards culturels de la globalisa-tion arabo-musulmane, autour de ces nouvelles opportunités financières.

Les réseaux financiers opérant actuellement entre les pays du Golfe et laMauritanie ont utilisé des circuits d’échanges qui semblent avoir toujoursexisté depuis le XVIIIe siècle. Ces circuits se sont développés sur la base de lapratique religieuse du pèlerinage à La Mecque, de la tradition de jiwâr 46, et

44. Il s’agit du problème fort épineux des produits des placements opérés par les musulmans dans le système financieroccidental et ainsi jugés « corrompus » par le ribâ’. La solution retenue pour la « purification » des capitaux initiaux futd’orienter ces produits vers un certain nombre d’activités communautaires, tels le jihad, la propagation de la foi et certainesformes de lutte contre la pauvreté.

45. Les banques et les fonds d’investissements islamiques sont composés, outre d’un conseil d’administration et d’uneassemblée générale, d’un conseil de supervision ou d’éthique (sharia board), structure consultative de contrôle de la con-formité des opérations à la sharî’a dont les membres sont indépendants. Le Conseil de supervision islamique de la BAMISétait composé de deux fuqahâ’ mauritaniens : Hamdan wul at-Tâh et at-Tâlib Khyâr wul Mâm nna.

46. Vie à Médine près de la tombe du Prophète.

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d’une certaine renommée des savants traditionnels sahariens. La complexeéconomie des lieux saints (hajj, awq f, zak t et autres sadaq t) a toujours sus-cité des échanges plus ou moins « pieux »47 qui ne pouvaient pas ne pasintéresser ce Saharien venant de régions souvent peu gâtées par la nature.Bien que tous les Mauritaniens aient été concernés par ces pratiques, certai-nes tribus y sont plus présentes que d’autres. Ainsi, depuis la pénétrationcoloniale, certaines tribus maraboutiques ont adopté des formes de hijraplus ou moins définitives et qui ont souvent abouti aux Lieux saints del’islam. Il en est ainsi des Tajak nit, des Idaybus t, des Massuma et desTanw jiw. Retenons-en deux pour l’illustration de notre propos.

Deux exemples de réseaux tribaux

La diaspora Tajakânit paraît avoir entamé son exode avec les fils May ba.Les plus connus d’entre eux sont : Muhammad Taqiyyull h, Muhammad al-Khadir, Muhammad al-‘Aqib et Muhammad Habîbullâh. Leur père, Sîdi‘Abdullâh wul May ba, était disciple d’al-Shaykh Muhammad F dil wulMam nna, fondateur de la Q diriyya f diliyya. Ils auraient tous fait des étu-des traditionnelles plus ou moins poussées et se seraient tous adonnés àl’enseignement et à la recherche. Au moment de la pénétration coloniale enMauritanie, les quatre que nous avons mentionnés décidèrent d’émigrer encompagnie d’un groupe de leur tribu. Après un passage par Smara, où ilsfurent reçus par al-Shaykh Ma’ al-‘Aynîn, ils séjournèrent à Fez, où décédaMuhamd al-‘Aqib, avant d’arriver à Médine en provenance d’Égypte oùs’installera Muhammad Habîbullâh, qui y mourut en 1945.

Mais le nom jakanî le plus connu dans les milieux wahhabites est certai-nement al-Shaykh Muhammad al-Amîn al-Shinqîtî (m. 1974), connu desMauritaniens sous le nom de Âbba wul Khtûr. Après des études traditionnel-les, il entreprit sa rihla au Hij z, où il arriva vers 1948, pour effectuer sonpèlerinage. Il se serait fait remarquer assez rapidement par certains princeset ‘ulamâ’, qui, impressionnés par son érudition, le convainquirent de resterà Médine et lui offrirent un poste d’enseignant de tafsir à l’École de lamosquée du Prophète. Converti au wahhabisme, il fit une riche carrièreoù prirent place l’ouverture de l’Institut scientifique de Riyad et celle del’université islamique de Médine. Il bénéficia d’une large protection desdeux pôles du pouvoir saoudien 48 : le roi ‘Abd al-‘Azîz âl-Sa’ûd et al-Shaykh

47. C’est-à-dire plus ou moins ajustés aux impératifs inscrits dans la législation et la morale islamiques.

48. Celui des Al Sa’ûd et celui des descendants de leur chapelain, Ibn ‘Abd al-Wahhâb.

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Muhammad b. Ibr h m âl-Shaykh 49. Il fut l’un des rares non-Najdiens à sié-ger dans ce « Vatican wahhabite » qu’est hay’at kibâr ‘ulamâ’ al-muslimîn (Conseildes grands ulémas musulmans) 50 et fut membre fondateur de Râbitat al-âlamal-islâmî (Ligue islamique mondiale) 51.

Autour de ce premier noyau jakanî, se sont constitués des réseaux qui ontprogressivement touché presque tous les continents. Cette évolution a beau-coup profité des ressources du boom pétrolier de 1973, qui vit l’Arabie Saou-dite étendre rapidement son influence dans le monde musulman et sedévelopper la da’wa wahhabite. Des moyens financiers importants sont éga-lement mis à la disposition de différents mujâhidîn dans le monde : Soudan,Bosnie, Afghanistan, Tchétchénie.

Cette stratégie prosélyte recoupait celle, politique, de la monarchie saou-dienne (et des États-Unis), en conflit ouvert avec les régimes dits « progres-sistes » dans le monde arabo-musulman. L’émergence de l’Organisation dela conférence islamique (1970) s’est inscrite dans le cadre de cette stratégie.La création de la Banque islamique de développement (BID, 1975, avec uncapital détenu à hauteur de 26 % par l’Arabie Saoudite et siège à Jeddah) etl’émergence de groupes bancaires privés saoudiens (Faysal Islamic Bank,1977 ; Dâr al-Mâl al-Islâmî, 1981 ; al-Baraka, 1982) disposant d’un réseauinternational dense et diversifié entrent dans le même dessein. Le rapportà l’émergence et au développement spectaculaire depuis le milieu desannées 1970 de réseaux étoffés d’organismes de bienfaisance et de da’wa plusou moins officielles est aussi évident. Moins visible, mais non moins efficace,est l’action de ces multiples sociétés caritatives et autres ONG islamiques àcaractère humanitaire. La plus importante d’entre elles est l’Organisation dusecours islamique international, plus connue sous son nom anglais d’IslamicRelief. Elle finance de nombreuses missions de prosélytisme et entretient desrelations plus ou moins avérées avec beaucoup d’organisations politiques isla-mistes. Elle s’est notamment impliquée en Bosnie-Herzégovine, en Afgha-nistan, en Tchétchénie et au Kosovo.

Bien introduits dans les circuits wahhabites grâce aux générations d’ulé-mas-du’ât dont nous venons de citer les plus importants, les Tajakânit ontréussi à se positionner à différents niveaux dans tous les circuits de cette éco-nomie. Que ce soit en Asie, en Afrique ou en Amérique, ils ont partout réussi

49. Petit-fils de Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhâb et grand mufti du royaume.

50. Composé de quarante membres, il est l’instance religieuse suprême à laquelle revient le dernier mot en matière dedéfinition du halâl et du harâm

51. Véritable instrument d’expansion du wahhabisme, la Ligue dispose de représentations dans plus de 120 pays. Dotéede moyens financiers importants, elle finance la construction de mosquées et de centres islamiques partout dans le monde.En Europe, elle a à son actif la construction des mosquées de Madrid, Rome, Mantes-la-Jolie, Evry, Copenhague.

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à développer, dans le sillage de leurs affaires, des activités de prosélytismereliées aux réseaux panislamistes. Pour assurer une reproduction élargie deces ulémas-du’ât, ils ont obtenu le financement d’un Institut supérieur desétudes et des recherches islamiques (Iseri) 52 à Nouakchott, ainsi que l’ouver-ture d’un Institut saoudien des études islamiques 53.

Le second ensemble le plus présent dans l’univers de la finance islamiqueest celui des Massûma. Au sein de cette tribu maraboutique du Hodh, deuxulémas jouissent aujourd’hui d’une notoriété internationale. L’un est ‘AbdAllâh wul Boyya, né vers 1935. De formation traditionnelle, il a occupé diver-ses fonctions officielles en Mauritanie (ministre, haut responsable du partiunique) avant le coup d’État de 1978. Professeur à l’université du roi ‘Abd al-‘Azîz de Jeddah depuis 1982, il est vice-président de l’Union internationaledes ulémas musulmans (UIUM) et secrétaire du Forum de la pensée islami-que (Jeddah). Il est membre fondateur du Conseil européen de la Fatwa etde la recherche et président-fondateur du Global Center for Renewal andGuidance de Londres. Il participe activement aux différents dialogues inter-culturels et interreligieux. Il est membre de quelques sharia boards de banquesislamiques et disposerait d’une importante capacité de captation et d’orien-tation des fonds caritatifs islamiques (awqâf, zak t, kaffâr t). À en juger par laprésence massive et l’activité déployées par ses contribules Massûma durantle congrès que le Global Center a organisé à Nouakchott en 2008, ‘Abd Allâhsemble continuer à entretenir un statut tribal important 54.

Le second grand nom Massûma dans l’univers de la finance islamique estMuhamd al-Hasan wul ad-Dadaw, né vers 1963. Après un passage par l’Iseri,il rejoignit l’université Ibn Sa‘ûd de Riy d où il obtint un master de fiqh.Membre du Conseil des secrétaires de l’Union internationale des ulémasmusulmans 55, il participe régulièrement aux sessions de l’Académie de fiqhde l’Organisation de la conférence islamique 56. Il est président fondateurdu Centre de formation des ulémas de Nouakchott. Il est célèbre dans l’uni-vers de la finance islamique par une fatwa sur les usages licites des produitsdes fonds déposés dans les institutions financières pratiquant le ribâ’. Il

52. L’administration de l’Institut fut pendant longtemps du ressort exclusif de la tribu.

53. Cet institut, ouvert à Nouakchott, recevait des élèves et étudiants en provenance de toute l’Afrique. Il donnait un ensei-gnement général en arabe essentiellement centré sur les sciences religieuses dans une optique wahhabite. Il fut fermé enmai 2003 lors de la répression par Ould Taya du mouvement islamiste.

54. Trois ulémas-du’ât (il y avait, en plus de lui-même, Muhamd al-Hasan wul ad-Dadaw, Muhammad wul Sîdi Yahya et‘Abd Allâhi wul A‘li Sâlim, président du Conseil constitutionnel, Hamza Yûsuf Hanson, fondateur et directeur du ZaytunaInstitute en Californie, disciple américain d’al-Hâj wul Vahvu, qui a déclaré, sous les applaudissements de la salle, le repré-senter et « être fier d’appartenir à la tribu de Massûma »).

55. Il s’agit d’une académie internationale de fiqh.

56. Organisation des États musulmans créée en 1969 à Rabat. Fortement influencée par l’Arabie Saoudite, elle a son siègeà Jeddah.

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serait membre de quelques sharia boards d’institutions financières islamiqueset disposerait, lui aussi, d’une importante capacité de captation et d’orien-tation des fonds caritatifs islamiques, notamment par l’accréditation dont ildisposerait pour certifier les qualités morales et le (bas) niveau de revenu descandidats à la bienfaisance islamique globalisée (zakât). Un site internet 57

célèbre ses mérites et diffuse ses prêches et ses fatâwâ. Il serait lui-même rela-tivement riche et prendrait en charge plusieurs œuvres éducatives, cultuelleset caritatives. Il se déclare adepte de l’idéologie « centriste » des FrèresMusulamans et est, à ce titre, considéré comme le chef spirituel du mouve-ment islamiste mauritanien. Après un engagement politique ouvert durantla confrontation avec Ould Taya (2003-2005) au titre duquel il fut envoyéquatre fois en prison, avec toute la direction du mouvement, il prit quelquerecul pour se consacrer à l’enseignement et à la da’wa 58. Son nouveau statutde notable tribal et de maître de mahadra semble lui imposer une certaineréserve idéologique et politique.

CONCLUSION

En Mauritanie, la piété n’est plus ce qu’elle était. La globalisation reli-gieuse est passée par là. La spécialisation statutaire religieuse de certainsgroupes, portée par l’arabisation, l’islamisation et la massification (relative)du système scolaire public depuis le milieu des années 1970, a favorisé unbranchement de plus en plus étoffé des circuits locaux de l’économie pieusesur le vaste réseau de la finance islamique globalisée. L’intrication que faitressortir cette jonction entre islam politique, ‘asabiyya tribale et bénéfice col-latéraux d’une sorte de contrition financière mondialisée est sans douteannonciatrice de puissants bouleversements dont cette contribution n’aurafait qu’esquisser certains effets dans le contexte mauritanien. L’autonomiefinancière que ladite imbrication tend à procurer aux entrepreneurs morauxdu cru semble leur ouvrir en tout cas un espace de mobilisation et d’actionque la néotradition despotique locale rendait difficilement accessible du faitdu caractère patrimonial, « sultanien » dirions-nous, de l’ensemble de l’envi-ronnement institutionnel sur lequel elle repose et de la nature du socle men-tal en voie de remodelage dont elle est héritière. Libérés de l’esprit courtisan

57. www.dedew.com

58. Le mouvement islamiste aurait déclaré le libérer de son engagement politique pour « l’offrir en aumône à tous lesmusulmans ».

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provincial qu’ils ont coutume de théoriser, les ulémas « branchés » de la globa-lisation idéologico-financière islamique, en ses ramifications mauritaniennes,sont peut-être en train de frayer de nouveaux chemins en direction de l’allé-geance à un « sultan » d’un type nouveau, un sultan en quelque sorte mutualiséet dématérialisé qui a d’autant plus de chance d’être présent partout qu’il n’estlocalisé nulle part.

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