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1 Inter/visibilité en milieu urbain « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes… » Arthur Rimbaud : Voyelles Ce texte présente les principaux résultats d’un travail d’enquête effectué dans les villes de Bâle, Fribourg et Mulhouse, au cours des années 2002 et 2003 ( 1 ). Le matériel recueilli comprend un corpus de 2667 photographies, 24 entretiens auprès de graphistes urbains, ainsi que les notes de 9 séances d’observation ( 2 ). Un nouveau regard sur la ville… Afin de mieux comprendre les graphismes urbains il nous faut d’abord revenir sur la constitution de notre vision ordinaire du paysage urbain. En effet, contrairement au tableau qui ne se fixe pas « en son lieu » ( 3 ), le graphisme urbain exhibe son support en se donnant lui-même à voir. Lorsqu’on le regarde, on ne perçoit pas isolément ses formes et ses couleurs mais on saisit, conjointement et pour ainsi dire du même coup d’œil, les caractéristiques « esthétiques » de la locomotive, du banc de bois, de la porte de 1 Pour parler rapidement d’un point que nous ne développerons pas ici, il nous semble possible de dire que l’enquête ne fait pas apparaître de variation notable entre les comportements des graphistes des trois villes et donc entre les trois contextes nationaux étudiés. 2 C’est à l’occasion de la création de notre corpus de photographies que nous avons rencontré les premiers graphistes que nous avons pu interviewer dans chaque ville. Ces derniers nous ont présenté leurs pairs… 3 « Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois », M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit , Paris, Gallimard, 1964, p. 23. fer… où il a été tracé. Parce qu’ils modifient la visibilité de leurs supports en même temps qu’ils se donnent à voir, les graphismes montrent ce qui reste le plus souvent dans la pénombre des choses allant de soi. En effet, envisagées du point de vue de « l’attitude naturelle », dans la mesure où l’une de leurs principales qualités est de passer au second plan par rapport à ce qui nous préoccupe, les formes et couleurs de la ville sont généralement « vues mais non remarquées ». D’une certaine manière, on peut dire que le paysage urbain n’est rien d’autre que l’arrière fond de notre activité quotidienne. Engagés dans le « commerce du monde », nous nous attardons rarement devant l’une de ses caractéristiques pour la contempler en elle même. Lorsqu’on s’y affaire, la ville n’est pas posée en face de nous comme une œuvre d’art vis à vis de laquelle nous nous tenons regardants et admiratifs. Détournant une phrase célèbre de M. Merleau-Ponty, nous pourrions dire que ça n’est pas avec notre vision de tous les jours qu’il est possible de voir la montagne Sainte Geneviève se faire montagne sous nos yeux. Le plus souvent, nous ne percevons que des possibilités d’actions. Nous voyons surtout des rampes, des interrupteurs, des panneaux de signalisation… qui demandent qu’on les saisisse, qu’on les enclenche, qu’on s’informe auprès d’eux… Ainsi, discernons nous - avant tout - des ustensiles plus ou moins commodes qui n’existent qu’en vue d’autres fins qu’eux-mêmes.

Intervisibilite en milieu urbain Les aspects moraux de la pratique des graphistes urbains

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Inter/visibilité en milieu urbain

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes… »

Arthur Rimbaud : Voyelles Ce texte présente les principaux résultats d’un travail d’enquête effectué dans les villes de Bâle, Fribourg et Mulhouse, au cours des années 2002 et 2003 (1). Le matériel recueilli comprend un corpus de 2667 photographies, 24 entretiens auprès de graphistes urbains, ainsi que les notes de 9 séances d’observation (2). Un nouveau regard sur la ville… Afin de mieux comprendre les graphismes urbains il nous faut d’abord revenir sur la constitution de notre vision ordinaire du paysage urbain. En effet, contrairement au tableau qui ne se fixe pas « en son lieu » (3), le graphisme urbain exhibe son support en se donnant lui-même à voir. Lorsqu’on le regarde, on ne perçoit pas isolément ses formes et ses couleurs mais on saisit, conjointement et pour ainsi dire du même coup d’œil, les caractéristiques « esthétiques » de la locomotive, du banc de bois, de la porte de

1 Pour parler rapidement d’un point que nous ne développerons pas ici, il nous semble possible de dire que l’enquête ne fait pas apparaître de variation notable entre les comportements des graphistes des trois villes et donc entre les trois contextes nationaux étudiés. 2 C’est à l’occasion de la création de notre corpus de photographies que nous avons rencontré les premiers graphistes que nous avons pu interviewer dans chaque ville. Ces derniers nous ont présenté leurs pairs… 3 « Je serais bien en peine de dire où est le tableau que je regarde. Car je ne le regarde pas comme on regarde une chose, je ne le fixe pas en son lieu, mon regard erre en lui comme dans les nimbes de l’être, je vois selon ou avec lui plutôt que je ne le vois », M. Merleau-Ponty, L’œil et l’esprit, Paris, Gallimard, 1964, p. 23.

fer… où il a été tracé. Parce qu’ils modifient la visibilité de leurs supports en même temps qu’ils se donnent à voir, les graphismes montrent ce qui reste le plus souvent dans la pénombre des choses allant de soi. En effet, envisagées du point de vue de « l’attitude naturelle », dans la mesure où l’une de leurs principales qualités est de passer au second plan par rapport à ce qui nous préoccupe, les formes et couleurs de la ville sont généralement « vues mais non remarquées ». D’une certaine manière, on peut dire que le paysage urbain n’est rien d’autre que l’arrière fond de notre activité quotidienne. Engagés dans le « commerce du monde », nous nous attardons rarement devant l’une de ses caractéristiques pour la contempler en elle même. Lorsqu’on s’y affaire, la ville n’est pas posée en face de nous comme une œuvre d’art vis à vis de laquelle nous nous tenons regardants et admiratifs. Détournant une phrase célèbre de M. Merleau-Ponty, nous pourrions dire que ça n’est pas avec notre vision de tous les jours qu’il est possible de voir la montagne Sainte Geneviève se faire montagne sous nos yeux. Le plus souvent, nous ne percevons que des possibilités d’actions. Nous voyons surtout des rampes, des interrupteurs, des panneaux de signalisation… qui demandent qu’on les saisisse, qu’on les enclenche, qu’on s’informe auprès d’eux… Ainsi, discernons nous - avant tout - des ustensiles plus ou moins commodes qui n’existent qu’en vue d’autres fins qu’eux-mêmes.

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Réglant la focale de nos perceptions, l’intentionnalité polarise l’espace et lui donne ses axes essentiels. Il s’en suit que, tendus vers l’avenir que nous visons, nous sommes toujours ailleurs en même temps qu’ici. Comme le notait J.-P. Sartre : « C’est à la lumière de la fin que ma place prend signification. Car je ne saurais jamais être simplement là » (4). A cet égard, pour que notre activité journalière se déploie sans heurts il faut que les choses soient relativement prévisibles. En effet, la conduite de nos affaires suppose une forme d’anticipation quotidienne qui nous assure qu’elles sont fiables : fidèles à ce qu’elles ont été jusqu’à présent, demeurant aux mêmes places... Au fond, comme le signe linguistique, le décor urbain de nos activités quotidiennes est transparent et transitif. Rarement regardé pour lui-même, il est « invisibilisé » par nos préoccupations et traversé par nos pratiques. C’est cette transparence et cette transitivité qu’interrogent les graphismes urbains. … grâce à la médiation de l’appareil photo. Compte tenu des remarques qui précèdent, on comprendra que cette enquête appelait le déploiement d’un autre regard. Nous nous sommes efforcés de voir plus intensément - et dans une certaine mesure autrement - des objets que nous n’envisagions pas avec une telle attention auparavant. A cet égard, interrogeant nos modes habituels de perception, il s’agissait bien de constituer une nouvelle esthétique (5). Dans ce but, nous avons décidé d’ajouter la constitution d’un corpus de photographies à notre approche par entretiens et observations des pratiques. De plus, afin de limiter la 4 J. P. Sartre : L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1970, p. 549. 5 Par « esthétique », nous désignons ici une conception globale de la perception et non une théorie du jugement de goût concernant le beau, le sublime…

projection de nos préjugés sur le matériel recueilli et dans le but de permettre aux interviewés de verbaliser leurs modes de perception ainsi que d’expliciter les catégories structurant leurs « jugements de goût », nous avons choisi de leur faire commenter neuf photographies de graphismes. Une telle démarche nécessitait une réflexion sur le rapport au réel de la technique photographique. Lorsqu’on regarde une photographie il semble que la vue traverse le papier pour rejoindre la chose photographiée et nous conduire auprès d’elle. Empreinte matérielle des photons sur une surface sensible, l’image produite par cette technique semble donner les gages d’une objectivité sans faille lui permettant de se présenter comme la preuve d’une irrécusable existence. Pourtant, loin de se réduire à l’enregistrement passif d’un donné autosuffisant, la photographie est un artéfact totalement dépendant de la façon dont le photographe utilise son appareil. Tout change selon la façon dont cet « homme de l’art » fait varier l’angle, la focale, la profondeur, la vitesse… de sa prise de vue. En fait, rien n’est moins directement « réaliste » qu’une photographie. La chose photographiée ne se tient pas sous notre regard telle qu’elle se présente à nous dans une donation originelle mais telle qu’elle est re/présentée à travers les choix du photographe. Il est essentiel de rappeler que, dans la production de cette re/présentation, la visée de l’objet par le photographe est médiatisée par l’appareil. En ce qui nous concerne, dans le cadre de cette enquête, nous avons choisi de considérer la photographie comme un « phénomène d’appareil » intégré à une « phénoménotechnique ». Afin de rompre avec « l’attitude naturelle » telle que nous la décrivions plus haut, concevant l’enquête comme une « fabrique de

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phénomènes » (6) susceptible de produire une re/présentation des objets étudiés, il s’agissait de constituer un nouveau régime de perceptions permettant de nouvelles explications. Cette volonté de renouvellement nous interdisait de multiplier les clichés en « mitraillant » les graphismes. Cadrages, angles… des prises de vues furent délibérément choisis et réfléchis (en fonction des contraintes du terrain bien entendu !). A cela s’est ajouté le fait que nous ne sommes absolument pas « photographes » au sens professionnel ou amateur du terme. Ainsi, les prises de vues ne pouvaient reposer sur les routines d’un savoir incorporé et insu. Notre relative ignorance technique a renforcé sans cesse l’obligation d’expliciter nos intentions. Cette situation nous a rendu conscients de faire ré/émerger l’objet, de le re/constituer au sens phénoménologique du terme. Poser le regard en des lieux plein de temps. Pour mettre en place cette phénoménotechnique il nous fallait surmonter deux obstacles aux apparences séduisantes : - Liés à la supposée mobilité urbaine de leurs auteurs, les graphismes urbains peuvent être perçus dans le cadre d’une sorte d’invasion « sans rime ni raison » de tous les espaces urbains disponibles. A un comportement erratique des graphistes répondrait une approche fondée sur la déambulation hasardeuse du chercheur se livrant à une « pêche indéterminée » (7). Appareil photo en bandoulière, magnétophone en poche, disponible à toute éventualité, il devrait « dériver » dans la ville un peu à la façon des situationnistes. Cette posture qui reproduit le comportement qu’elle impute aux graphistes 6 G. Bachelard : L’activité rationaliste de la physique contemporaine, Paris,.P. U. F., 1951, pages 11 à 17. 7 G. Boudinet : Pratiques tag, Paris, L’harmattan, 2002, p. 19.

revient à choisir de ne pas choisir une construction plus explicite de son objet pour mieux se livrer au hasard. - A l’opposé, afin de surmonter l’aspect diffus du phénomène, nous aurions pu procéder à un relevé systématique et exhaustif des nouveautés à partir d’un véritable quadrillage de l’espace urbain. Un dispositif de ce genre nous aurait sans doute permis de parvenir à une mesure plus précise des formes de répartition spatiale des graphismes urbains. Nous aurions pu mettre à jour certains aspects structurels du phénomènes sur la base de classements et de croisements de certaines caractéristiques (lieux, dates, formes, couleurs, auteurs…). Il nous semble cependant que, sans être purement artificiels, les liens que nous aurions pu reconstruire à partir d’éléments ainsi recueillis et classés auraient été en quelque sorte noués du dehors et seraient restés étrangers à la logique et à la dynamique spécifique des graphistes urbains. Une telle méthode aurait, en outre, supposé un point de vue surplombant absolument étranger à la posture de recherche que nous avions choisie. Nous avons préféré chercher à mieux comprendre l’organicité du phénomène dans des lieux (murs extérieurs d’une boite de nuit, couloirs souterrains passant sous une route…) où les événements paraissaient s’enchaîner et où il nous semblait que le temps devenait consistant. En ces endroits l’apparition de graphismes n’est plus un phénomène délié surgissant brusquement sans qu’on puisse savoir pourquoi mais s’intègre à une dynamique qui synthétise l’espace et le temps. Ici, des pratiques de reprise de formes préexistantes ou de déformation de fonds colorés, de conservation ou de recouvrements de certains graphismes… montrent l’existence d’un travail permanent d’ajustement réciproque. Reprenant une expression de R.

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Sennett nous dirons que nous avons choisis de travailler dans « des espaces plein de temps » (8). Les lieux font partie de l’œuvre. Si l’on veut bien prendre au sérieux ce qui se passe là où nous avons choisi d’ancrer notre investigation on peut dire que les graphistes remettent en cause la séparation des temps et des lieux voués habituellement à la création, l’exposition et la conservation des œuvres d’art. Ici, comme dans les installations (version savante) et dans les arts de la rue (version populaire), la conversation entre artistes et avec le public prend la place de la conservation. A cet égard, ces lieux ne sont ni des ateliers, ni des galeries, ni des musées. Nous sommes loin de ces espaces consacrés dont le retranchement autorise l’affirmation et la célébration de l’autonomie de l’art et où les œuvres se recueillent dans la pure beauté de leurs formes (9). Ici l’œuvre est exposée au sens ou le graphiste assume le risque de la voir déformée, critiquée, détruite… « L’artiste qui décadre l’œuvre pour l’installer in situ l’expose non seulement aux regards mais aux assauts et aux flots du monde environnant ; elle devient quelque chose qui entre dans la mêlée, son devenir n’est pas celui, immobile, de la conservation, mais d’une conversation élémentaire avec son site » (10). Interrogeant la mise entre parenthèse de l’art, les graphistes rencontrés au cours de cette enquête ne cessent de dire qu’ils

8 R. Sennett : La conscience de l’œil Urbanisme et société, Paris, Les Editions de la passion, 2000, p. 149 et suivantes. 9 N’est pas seulement dans un musée que, pour parler comme J.-L. Marion, nous « confions notre œil à l’œil d’un peintre » (La croisée du visible, Paris, P. U. F., 1996, p. 49) ? 10 D. Bougnoux : « Lieu d’être », in Œuvre et lieu, Paris, Flammarion, 2002, p. 42.

apportent de la beauté, de la couleur et de la vie dans des endroits qui, sans cela, resteraient gris, ternes et sales. Ils affirment qu’ainsi ils re/qualifient l’espace urbain, qu’ils jouent avec ses caractéristiques sensibles. La photographie 1, nous donnant à voir un graphisme dans lequel l’auteur affirme : « Où je vois, où je vis, ici je suis… » est tout à fait explicite à cet égard. Ainsi, prenant clairement position à propos des qualités esthétiques de l’espace urbain, certains interviewés nous parlent de « contre pollution visuelle ». Dans le prolongement de leur « point de vue », pour expliquer ce qu’ils font, on pourrait se référer à H. G. Gadamer d’après qui « …l’ornement n’est précisément pas une chose qui se suffit à elle-même et qu’on ajoute ensuite à une autre, mais il fait partie de la façon dont ce qui le porte se représente » (11). Comme les ornements, les graphismes doivent s’intégrer à un environnement et à une manière de vivre qu’ils embellissent pour prendre leur sens. Ils ne peuvent être détachés pour être transportés ailleurs sans perdre leur nature. Organiquement liés à leurs emplacements, ils ne peuvent subsister à la manière de « la toile moderne qui n’est liée à aucun endroit fixe et qui, grâce au cadre qui l’entoure, s’offre dans une autonomie parfaite » (12).

11 H. G. Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 178. 12 H. G. Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 152.

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Photographie 1

Banlieue de Fribourg, octobre 2002

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Dans les lieux où nous avons enquêté rien n’assume la fonction déictique que tiennent habituellement les cordons, vitrines, cadres, socles… Aucun signe spécifique ne vient nous dire : « ceci est une œuvre digne de contemplation ! ». Rien n’appelle explicitement un regard différent de celui qui nous permet ordinairement de voir un mur ou un wagon sans les regarder pour eux-mêmes. Ici, aucune posture d’attente esthétique ne parvient à se constituer parce que les œuvres sont « à même les choses ». C’est au milieu de ces dernières que les graphismes surgissent sans crier gare, qu’ils rayonnent et irradient sur leur environnement. A cet égard, il convient de prendre de la distance avec la notion d’ornement telle que la conçoit H. G. Gadamer. En effet, pour ce dernier « un ornement n’est ornement que quand il convient à ce qui le porte et qu’il lui sied » (13). Or, justement, alors que l’ornement s’intègre à son support pour renforcer l’aisance nécessaire à notre affairement quotidien, le graphisme tend à troubler notre regard et à transformer notre rapport usuel à l’environnement. Un dialogue sans fin Nous avons pu constater rapidement et assez clairement que les graphismes ne forment pas seulement des modes d’expression colorés qui se superposent ou se juxtaposent, mais qu’à travers eux quelque chose comme une histoire se raconte dans la ville. C’est pour cette raison qu’à la manière des « connaisseurs » et des graphistes eux-mêmes, nous avons eu et nous avons toujours, envie de retourner « là où ces choses se passent »… Les murs de chaque site racontent en effet une sorte de feuilleton dont les spectateurs attentifs souhaitent connaître les épisodes nouveaux (14). A cet égard, 13 H. G. Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 178. 14 Un des graphistes fribourgeois nous expliquait ainsi que, pour lui, chaque ville est « un livre »…

notre ancrage nous a montré clairement qu’un graphisme n’est pas une réalité statique, un objet autosuffisant qu’on peut contempler pour lui-même de façon intemporelle, mais qu’il est d’abord une sorte de réplique dans un dialogue que les graphistes tiennent entre eux en se répondant les uns aux autres. Les lieux dont nous parlons sont des espaces de conversation ou de dialogue artistique. Nous avons d’abord pensé qu’avec chaque action d’un graphiste quelque chose comme une « mise intrigue » se nouait et se développait en chaque site. Il nous paraissait pertinent d’emprunter à P. Ricœur la notion d’ « intelligence narrative » (15) pour décrire ce sens du temps dont font preuve les graphistes et ceux qui s’intéressent à leurs pratiques. Seulement, au fil du temps, nous nous sommes aperçu qu’ici il n’y avait pas de dénouement, que l’enchaînement des événements était sans fin et ne se totalisait pas. Rien ne se donne en ces lieux comme une histoire présentant d’abord un renversement de fortune, exposant ensuite diverses péripéties convergeant inéluctablement vers un dénouement. Engagé dans l’enchaînement de ce type de dialogue on voit mal ce qui permet d’y mettre fin pour « en sortir » ou de l’envisager avec distance pour en rendre compte en « dominant » le sujet. Cette succession interminable de répliques interroge radicalement les modèles explicatifs habituels liés à la clôture des récits de carrière, à l’aboutissement des rites de passages… Il nous fallait donc approfondir l’analyse du rapport au temps propre à cette pratique tel

15 P. Ricœur : Temps et récit, Tome I, Paris, Seuil, 1983, p. 86. Il s’agit de ce niveau des pratiques qui appelle le récit. Ici, « ce qui importe, c’est la manière dont la praxis quotidienne ordonne l’un par rapport à l’autre le présent du futur, le présent du passé, le présent du présent. Car c’est cette articulation pratique qui constitue le plus élémentaire inducteur de récit », (Ibid., p. 96). L’« intelligence narrative », capacité de suivre le développement du temps dans l’action s’oppose à la « rationalité narratologique » qui analyse théoriquement les récits.

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qu’il se donnait dans les sites où nous avions ancré notre investigation. Le dépassement comme rapport au lieu et à l’œuvre Cette pratique ne produit rien d’impérissable : les couleurs se fanent et s’écaillent, les plus « belles » pièces sont recouvertes par d’autres ou effacées par des services spécialisés, les palissades où elles se trouvent sont démontées, les murs sont repeints… Les graphistes que nous avons interrogés ne manifestent aucune prétention concernant une durée envisagée du point de vue global de l’histoire de la ville où ils s’expriment. Tous rêvent sans doute de produire un graphisme qui ne serait ni effacé ni recouvert et durerait dans la mémoire des autres graphistes, mais ils ne cherchent pas vraiment à marquer durablement la ville. Pour parler à la manière de F. Nietzsche on pourrait dire qu’ils sont assez peu préoccupés par « l’histoire antiquaire ». A cet égard, loin de posséder une dimension de conservatoire, les lieux que nous avons choisis semblent des lieux de mémoire courte ! Cette labilité nous a d’abord étonnés. Les interviewés à qui nous avons montré des photographies de leur propre travail nous ont immanquablement fait comprendre qu’ils n’en étaient plus là… qu’ils avaient progressé depuis le moment où ils avaient produit tel ou tel graphisme dont nous leur montrions le cliché. Tout semble se passer de la manière suivante : chaque graphiste projette hors de lui, dans le monde visible, des formes témoignant objectivement de son

perfectionnement ; mais, à peines posées sur un mur, ces formes ne correspondent déjà plus à son développement et il ne « s’y retrouve plus ». Les « épreuves » par lesquelles il tente d’objectiver le résultat de ses progrès deviennent, en quelque sorte immédiatement après, des traces figées, des résidus morts et détachés de lui, qui nient la vitalité de ses efforts et désignent assez cruellement des imperfections qu’il doit corriger… Comme en témoignent les photographies 2 et 3 que nous présentons ici, un graphiste recouvre fréquemment d’anciens graphismes qu’il a produit lui-même et à l’égard desquels il affiche un certain détachement qu’il double parfois de commentaires très critiques. De ce point de vue, les graphismes ne sont que des seuils, des paliers… dans un processus de progression artistique qui appelle sans cesse leur dépassement. C’est cette dynamique qui s’exprime dans le recouvrement. En fait, vient toujours - obligatoirement - le moment où un graphisme doit être recouvert ! Ce moment n’est pertinent que référé à deux axes : celui de la conversation locale qui s’instaure entre graphistes et celui des progrès personnels que doit manifester chaque nouveau graphisme. Ainsi, les interventions qui détruisent un graphisme sans lui substituer quelque pièce du même niveau, sans s’intégrer à l’enchaînement des répliques entre graphistes… sont vivement critiquées et donnent lieu parfois à de véritables bagarres, non parce qu’elles détruisent des « chefs d’œuvres » que les graphistes aimeraient croire impérissables mais parce qu’elles interrompent le dialogue que nous évoquions plus haut et brisent la dynamique de progrès que nous venons de décrire.

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Photographie 2

Fribourg, Janvier 2002

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Photographie 3

Fribourg, Octobre 2003

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Les graphismes semblent pris dans un processus qui les dépasse et les voue au recouvrement en même temps qu’il leur donne sens. Il en est ici comme de l’Esprit selon G. W. F. Hegel : « Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa jouissance s’oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d’être œuvrée. Ce qu’était son œuvre devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle » (16). Dans ce processus, le passé est plus recouvert ou dépassé que nié ou effacé. On pourrait dire que « le résultat nu n’est que le cadavre que la tendance à laissé derrière 16 G. W. F. Hegel : La raison dans l’histoire, Paris, U. G. E., 1965, p. 55.

elle » (17). Cette inadéquation entre la dynamique et les œuvres qui la manifestent est essentielle dans la compréhension de cette pratique. L’ancrage de notre enquête en des lieux spécifiques où nous avons « séjournés » ne nous a pas seulement permis de rencontrer certains de nos interviewés et de réaliser certaines observations ; cette décision méthodologique nous a appris que les graphismes sont d’indispensables mais périssables déterminations concrètes d’une dynamique spécifique qu’il nous a semblé nécessaire de mieux comprendre.

17 G. W. F. Hegel : Phénoménologie de l’esprit, tome I, Paris, Aubier Montaigne, 1941, p. 7.

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Photographie 4 :

Fribourg octobre 2002

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« … et ne cesse pas de sculpter ta propre statue… » (18) Il faut revenir sur ce qui se donne à voir dans les graphismes pour mettre à jour les caractéristiques de cette dynamique. Dans ce but, il est d’abord nécessaire de préciser le type de regard que nous portons sur ces objets. Composés de lettres déformées qui les rendent quasiment indéchiffrables, les graphismes apparaissent comme de véritables défis à nos habitudes de lecture (Qui parvient immédiatement à « déchiffrer » le nom du graphiste inscrit dans la photographie 4 !). Partant des travaux de B. Fraenkel sur La signature (19), nous avons choisi d’approfondir les conséquences du fait que les graphismes urbains n’appartiennent jamais tout à fait au code écrit, qu’ils relèvent d’une logique picturale plus que des conventions scripturales et qu’on ne les lit pas tant qu’on les regarde ! En effet, dans le cadre de notre usage quotidien de l’écriture et de la lecture, les lettres se dépassent vers les mots qui visent les choses ou les idées que le scripteur désigne ou signifie. Elles s’absentent en quelque sorte dans cette transition. A l’opposé, les graphistes travaillent à rendre les lettres opaques, à leur donner de la consistance et à les faire exister pour elles-mêmes sans les dévouer à la signification ou à la désignation de quelque chose en vue de quoi elles devraient se dépasser.

18 “Reviens en toi-même et regarde : si tu ne vois pas encore la beauté en toi, fais comme le sculpteur d’une statue qui doit devenir belle ; il enlève une partie, il gratte, il polit, il essuie jusqu’à ce qu’il dégage de belles lignes dans le marbre ; comme lui, enlève le superflu, redresse ce qui est oblique, nettoie ce qui est sombre pour le rendre brillant et ne cesse pas de sculpter ta propre statue, jusqu’à ce que l’éclat divin de la vertu se manifeste, jusqu’à ce que tu voies la tempérance siégeant sur un trône sacré ». (Plotin : Ennéades, I, 6, 9, Paris, Les belles lettres, 1976, p. 105). 19 Pour cet auteur « l’histoire de la signature est aussi une histoire de l’œil » (La signature Genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1992, p. 20).

On pourrait penser qu’on retrouve ici un équivalent de ce travail de la forme propre à la signature par lequel « chacun travaille le signifiant graphique du nom de famille de sorte qu’il devienne son propre nom » (20). Cependant il ne faudrait pas se tromper sur le rapport que les graphistes entretiennent avec le nom qu’ils s’attribuent. L’auto/nomination ne vise ni l’intégration à un groupe ni l’affirmation d’une absolue singularité. En fait, les entretiens et les observations nous amènent à penser que, loin d’entretenir un rapport fétichiste avec leur nom, les graphistes n’hésitent pas à en changer selon les contextes de leur activité. Ainsi, par exemple, ils choisirons de se nommer autrement lorsque le maintien d’un même nom pourrait les faire repérer par la police. De même, à l’occasion d’un changement de leur style, ils se renommeront afin de se démarquer de formes d’expression qu’ils estiment avoir dépassées… Choisi pour ses qualités sonores et les possibilités graphiques des lettres qui le composent, le nom est une matière première à mettre en forme plus que le totem d’une individualité cherchant à s’affirmer ou s’afficher.

20 B. Fraenkel : La signature Genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1992, p. 108.

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Photographie 5

Fribourg octobre 2002

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Nous pouvons sans doute faire un pas de plus. En effet, nous avons été intrigués de constater qu’un grand nombre de graphismes urbains sont en quelque sorte signés à la manière des tableaux. C’est ce que montre très clairement la cinquième photographie que nous présentons ici où le graphisme TUMOR (le nom calligraphié sous une forme) est daté et signé en bas à droite par TUMOR (le nom calligraphié sous une autre forme). Nous pensons que ce dédoublement doit être envisagé avec une grande attention. Pour comprendre ce phénomène on se rappellera que la signature est un acte de validation et d’authentification. Tout se passe comme si le graphisme était une sorte de performance réalisée par un auteur et homologuée par ce contreseing. La signature semble signifier : « J’affirme que ce graphisme est un produit de mon travail personnel, non seulement sur une matière (le support, les sprays…) mais aussi et surtout sur moi-même afin de devenir capable de produire cela ». En fait, loin de renforcer une pure et simple ostension - voire une ostentation ! -, le contreseing manifeste au dehors une non adhésion à soi ou une sécession interne. Ce dédoublement exprime un véritable « souci de soi » dans lequel une part de lui-même devient objet de préoccupation et d’occupation pour un sujet visant à « donner à son existence une forme honorable et belle » (21). A cet égard, la signature des graphismes par leurs auteurs confirme l’idée d’après laquelle ces personnes se donnent à voir en tant que produit de leurs propres efforts dans le graphisme. Pour cette raison, chaque graphisme ressemble davantage à un miroir qu’à un masque. Mais quelle est la nature de cette identité qui semble ainsi s’auto/produire plus que s’auto/désigner ?

21 M. Foucault : Histoire de la sexualité, tome III, Le souci de soi, Paris, Gallimard, 1984, p. 185.

Pour répondre, on notera d’abord que tous les graphistes rencontrés dans cette enquête mettent l’accent sur le sérieux d’un véritable travail. Ils nous parlent souvent de soirées casanières passées à dessiner des esquisses et à réfléchir sur leur pratique. Tout se passe comme si il fallait avoir assumé de longs moments studieux avant de se permettre de descendre dans la rue pour s’exprimer publiquement. Dans les entretiens, les interviewés nous décrivent comment ils gomment, effacent, froissent, jettent… les produits de ce travail. Certains nous affirment qu’ils gardent une trace de chaque étape ou qu’ils ne conservent que « le meilleur »… De leur point de vue une esquisse n’est pas une idée qui se sépare d’eux et tombe dans l’objectivité mais quelque chose qu’ils portent en eux avant de pouvoir la « poser » à l’endroit qu’ils jugeront le mieux approprié. C’est seulement après une période de maturation plus ou moins longue, au cours de laquelle il se sera progressivement amélioré grâce à ces séances répétées de travail, qu’ils pourront « accoucher » d’un nouveau graphisme. A cet égard, les photographies 6 et 7 nous montrent que, sans être la reproduction d’un dessin « recopié » sur le mur, le graphisme réalisé ici était en quelque sorte « pré/vu » par son auteur.

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Photographie 6

Fribourg 24 novembre 2002

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Photographie 7

Fribourg 24 novembre 2002

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Photographie 8

Mulhouse, Fonderie, avril 2002

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Nos observations tendent à prouver que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les pratiques des graphistes laissent peu de place à la spontanéité. En fait, les « improvisations » sont parfois réservées à des « plans vandales » au cours desquels les graphistes « brûlent » un quartier à plusieurs en déambulant un peu au hasard ou, plus souvent, à des « essais » réalisés avec des fins de bombes lorsque s’achève une séance. Mais ces productions sont généralement jugées peu concluantes par leurs auteurs eux-mêmes et toujours plus ou moins nettement séparées des « pièces importantes » intégrées au processus que nous décrivons. A ce propos, il est sans doute nécessaire de mentionner qu’il nous a fallu apprendre à distinguer l’« essentiel » du « contingent », séparer ce qu’il faut savoir voir de ce qui ne mérite que peu ou pas d’attention. Ainsi, devant la photographie 8, un spectateur « pertinent » ne portera que peu d’attention aux deux panneaux et aux deux petits piliers qui entourent le graphisme qui se trouve au centre. Il notera que ce graphisme est signé par SERIO en 2001 (à gauche), qu’il a été un objet d’hommage rendu par trois autres graphistes qui ont posé leurs signatures en bas. Malgré quelques traces baveuses posées par d’autres graphistes sur la pièce actuellement importante de ce panneau, il appréciera la précision du trait, les dégradés de jaunes, l’utilisation du bleu…. Il verra à peine les noms de Julia et de Charlotte… Par contraste avec l’impression de désordre que peut ressentir un spectateur non « averti » devant ce qui lui apparaît comme un enchevêtrement inextricable de formes et de couleurs, les graphistes interviewés, insistent pour rappeler que les graphismes doivent être « propres », « soignés »… La « netteté » des traits, la « régularité » des remplissages sont aussi importantes que l’originalité des formes. Ainsi, nombreux sont ceux qui affichent leur souci d’éviter les « coulures » et autres imperfections techniques qui donneraient

l’impression d’un travail « bâclé ». D’une manière générale, la valeur de l’idée ne prime pas la qualité technique de la réalisation. Ainsi, lorsqu’ils commentent des photographies où lorsque nous discutons « sur le terrain », ils s’expriment plus à la manière d’artisans soigneux que d’artistes inspirés. La patience d’un incessant apprentissage semble avoir plus de valeur que la spontanéité soudaine du génie. Dans le prolongement de ce constat on comprend aisément que la transgression « vandale » n’est absolument pas au centre de cette pratique et que la trajectoire des graphistes ne se confond pas avec une « carrière déviante » au sens où l’entendent les sociologues interactionnistes. Les interviewés reconnaissent volontiers que prendre des risques en transgressant les interdits permet de « sentir son cœur battre plus fort dans sa poitrine ». Mais ils affirment également que cela ne leur permet pas de s’exprimer de façon satisfaisante. En fait, au fur et à mesure que les graphistes avancent dans leur trajectoire, les satisfactions liées au respect de normes esthétiques priment sur les émotions liées aux comportements déviants. Pour décrire l’attitude qui intègre ces pratiques dans une trajectoire, nous avons choisi de parler de praxis. On peut éclairer cette notion par contraste avec celle de poièsis qui désigne des activités de production d’objets qui, une fois achevés, se trouvent posés face au producteur comme des entités relativement étrangères à lui. La praxis désigne des activités qui ne possèdent pas véritablement de fins extérieures à elles et dans lesquelles le sujet s’occupe essentiellement de lui-même. Ainsi, par exemple, le maçon qui monte un mur, le soudeur qui assemble les pièces d’une automobile… sont engagés dans une poièsis. L’étudiant qui révise, le sportif qui s’entraîne, le musicien qui répète… sont engagés dans

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une praxis. Ici, le fait de bien agir ou de mieux agir constitue le but de l’action. Chez les graphistes interviewés dans cette enquête, la discipline est à l’ordre du jour et la fréquence des exercices est une dimension essentielle de la praxis (22). Celui qui ne travaille pas « sérieusement » est vite dévalorisé… Les velléitaires n’ont pas bonne presse. Il faut passer du temps, recommencer, reprendre, répéter... La persévérance dans l’effort d’amélioration de sa technique et l’assiduité de la présence sur les sites où il convient de donner à voir ses progrès sont des qualités essentielles et fortement valorisées. A cet égard, les graphismes sont des événements ponctuels qui ne doivent pas masquer la continuité du travail qui les rend possibles et leur donne sens. C’est la constance de la praxis qui cimente les séries de graphismes que nous pouvons observer sur chaque site et qui en fait autre chose qu’une collection d’images sans vie. Dans les entretiens, insistant sur leur persévérance, les graphistes nous décrivent leurs continuels efforts pour maîtriser leur technique et surtout se maîtriser eux-mêmes. Leurs compétences sont des dispositions sans cesse re/construites reposant sur un travail incessant pour se dépasser, se déprendre des résultats de leurs efforts précédents et de ce qu’ils ont déjà produit sur eux mêmes. Il s’agit d’acquérir de nouvelles « habitudes » sur la base des anciennes sachant que ces dernières deviennent résistantes lorsqu’elles se cristallisent. Ainsi, chaque effort laisse une trace, produit un effet insensible sur lequel travaille l’effort suivant. La praxis désigne le

22 Dans ses commentaires d’Aristote, J. Tricot note que « Dans les choses qui nous viennent par nature, les sens par exemple, la puissance précède l’acte ; dans les choses qui proviennent de l’habitude, l’acte au contraire précède la puissance… » (Ethique à Nicomaque, II, 1, Paris, Vrin, 1972, p. 88).

maintien de cet élan qui ne retombe pas et ne se rigidifie pas sous forme d’une ethos sclérosé. Pour cela il faut que l’acquisition d’une nouvelle disposition soit en même temps une disposition à en acquérir une autre. Comme les sportifs ou les musiciens, les graphistes semblent donc engagés dans une perpétuelle réforme et amélioration d’eux-mêmes. Ils ne sont pas enfermés dans leur identité, déterminés une fois pour toute… ils changent et, sous certaines conditions, ils se prennent en main pour devenir producteurs d’eux-mêmes. Leur identité se tient devant eux dans une promesse toujours à accomplir. Chacun se trouve ainsi orienté dans un temps où l’avant et l’après prennent un sens spécifique. Partant de ce qui précède, on comprendra qu’un graphisme ne soit pas, à la manière d’une signature, un geste de « pure ostentation » reposant sur la « coexistence du scripteur à son inscription » (23). Il ne s’agit pas d’une sorte d’auto/désignation pleine et sans faille révélant une identité de l’ordre de la « mêmeté ». Le graphiste n’est pas simplement fier de lui de façon immédiate en constatant la permanence d’une sorte d’adéquation entre lui et ses normes, il est fier du chemin qu’il a parcouru, des progrès qu’il a réalisé… de ce qui le sépare de ce qu’il était auparavant… de ce qu’il continue de faire pour s’améliorer. Il ne s’affiche pas dans une sorte d’adhésion narcissique à lui-même mais il s’affirme comme produit de son propre effort pour se transformer. Les données recueillies au cours de cette enquête nous permettent de penser que ce travail sur soi de la praxis est « transférable » à d’autres domaines de la vie sociale où la « réussite » repose sur le même type de dynamisme. En effet, indépendamment de leurs 23 B. Fraenkel : La signature Genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1992, p. 112.

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origines sociales, les personnes que nous avons rencontrées étaient généralement bien intégrées scolairement ou professionnellement. Une seule d’entre elles se trouvait dans une situation difficile de chômage, vivait sans revenus, logeait chez des amis… La référence aux jeunes banlieusards issus de l’immigration, déviants… ne paraît pas seulement erronée du point de vue de la question des origines sociales des graphistes. Elle semble l’être également du point de vue de la dynamique propre aux personnes qui s’adonnent à ce genre de pratiques. De ce point de vue, généralement engagés dans des projets scolaires et professionnels dans lesquels ils semblent tranférer l’élan propre à leur pratiques artistiques, les graphistes que nous avons interviewés se distinguent des jeunes condamnés à affronter l’ennui d’un perpétuel présent (24) aux pieds des immeubles des cités ou dans les amphithéâtres des filières non sélectives de l’enseignement supérieur. L’idée de succession d’épreuves permet de mieux comprendre ce qu’il en est de cette pratique. Mais il faut prendre ce terme davantage en référence aux imprimeurs et éditeurs qui tirent une épreuve afin de permettre à l’auteur de corriger ou d’améliorer un texte, qu’en référence aux professeurs qui font passer une épreuve à un candidat afin de sanctionner des compétences définitivement homologuées dans le cadre d’un examen. Jamais posé ni reposé, toujours inadéquat à lui-même, le sujet d’une telle épreuve est perpétuellement en procès… Faut-il croire qu’à la façon du Baron de Münchhausen, les graphistes se tirent eux-mêmes par les cheveux pour se faire progresser ?!

24 L’ennui doit être considéré ici comme une expérience sociale négative et radicale, vécue par ceux que leur situation condamne à vivre dans un perpétuel présent sans horizon, dans laquelle domine un sentiment d’inutilité et de vanité des efforts, de fragilité des liens sociaux, d’inaccessibilité des biens…

Chacun à chacun est miroir pour réfléchir l’autre qui passe… (25) Sociologues et phénoménologues sont d’accord pour reconnaître que « … livré à ses seules ressources, l’effort réflexif vers le dédoublement aboutit à un échec » et que le regard d’autrui est « la condition de mon objectivité » (26). Comme un danseur, le graphiste doit se voir en quelque miroir afin d’agir sur soi comme sur un autre. Mais où se trouve un tel miroir ? On notera d’abord que, dans la praxis des graphistes, la présence d’autrui est fondamentale (au sens fort du terme). De fait, les interviewés nous rappellent qu’ils ne débutent presque jamais seuls. Il y toujours un ami d’enfance, un frère ou un cousin avec qui ils sont « entrés dans la carrière ». Mais, plus précisément encore, le miroir qui permet de se saisir soi-même se tient en ces lieux où se concentrent les graphismes. Là, il s’agit de présenter ces épreuves manifestant la dynamique de la praxis au jugement de personnes dont le regard et l’avis comptent dans l’appréciation que chaque graphiste peut porter sur lui-même. Ces lieux sont des lieux d’échanges de regards. Mais il importe de souligner que, telles que nous avons pu les observer, les interactions entre graphistes ne réduisent pas en esclavage celui dont les productions sont regardées par les autres ; que tout auteur d’un graphisme n’est pas livré « sans défense », à l’alternative de la honte et de la fierté (27). En fait, les personnes que nous avons rencontrées dans cette enquête échappent aux affres de la lutte pour le prestige.

25 C. H. Cooley cité par A. Strauss dans Miroirs et masques, Paris, Métailié, 1992, p. 37. 26 J.-P. Sartre : L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1970, p. 316 et 315. 27 J.-P. Sartre : L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1970, pages 298 à 353.

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A cet égard, nous sommes assez loin d’un narcissisme teinté de revanche sociale et, contrairement à ce que nous pensions au départ, le monde des graphistes ne se structure pas à la manière des sociétés de guerriers rivaux en quête de renommée personnelle. La dimension agonistique et la prise de risque ne tiennent pas la place de « suprême preuve » que nous leur accordions dans nos hypothèses de départ. Les graphistes ne cherchent pas à « élever au rang de vérité socialement reconnue la certitude subjective qu’ils ont d’eux-mêmes » (28) par le biais d’une incessante interrogation du jugement d’autrui. L’enchaînement des épreuves n’est pas un enchaînement de défis. Loin d’être pris dans l’« impasse existentielle » (29) d’une lutte infinie pour la reconnaissance où chaque exploit appelle un autre exploit, les graphistes que nous avons rencontrés sont engagés dans une trajectoire soutenue par l’élan de la praxis et balisée par ces « exercices corrigés » que sont les graphismes. En fait, les lieux où nous avons concentré nos investigations constituent des espaces où s’impose le respect compris comme estime réciproque (30) et non la recherche unilatérale de prestige. Chacun doit regarder les productions des autres avec bienveillance et sans condescendance. Afin d’obtenir une réelle considération dans le monde des graphistes il faut ajouter aux qualités que nous venons d’évoquer celle de savoir se montrer « respectueux ». Pour cela, il s’agit moins de juger les productions des autres à la manière d’un 28 G. W. F. Hegel : Phénoménologie de l’esprit, tome I, Paris, Aubier Montaigne, 1941, pages 160 et 157. 29 A. Kojève : Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 25. 30 Pour P. Pharo : « …le concept de respect ne prend vraiment son autonomie vis-à-vis de celui de crainte que lorsqu’il est employé comme équivalent du concept d’estime. Inversement, le concept d’estime ne prend son autonomie par rapport à celui de mesure (estimer la distance) que lorsqu’il est employé comme équivalent du concept de respect » (La logique du respect, Paris, Les Editions du Cerf, 2001, p. 17).

spectateur contemplatif dégagé de tout lien avec eux que d’apprécier le travail à la manière d’un compagnon qui peut vivre les mêmes expériences. Quand nous leur montrons des photographies de graphismes ou lorsque nous sommes avec eux « sur place », les interviewés parlent des productions de leurs pairs en termes d’effort, de progrès dans la maîtrise des techniques… Sont acceptés tous ceux qui manifestent leur envie de progresser, font effort en ce sens et respectent la possibilité, pour chacun, de s’exprimer. Sont critiqués, ou même rejetés, tous ceux qui « traînent » ou « ne jouent pas le jeu ». Ainsi, par exemple, ceux qui n’achèvent pas rapidement une pièce et obligent les autres à attendre trop longtemps pour occuper l’espace à leur tour ne sont pas ménagés par les critiques des interviewés. Dans ce cadre social et spatial les débutants ont véritablement « droit de cité ». Ils peuvent s’exprimer s’ils ne prennent pas une place démesurée par rapport à leurs compétences, s’ils ne recouvrent pas par des productions médiocres des pièces unanimement reconnues... On pourrait, de ce point de vue, comparer les lieux concernés à des salles de sport où chacun suit son propre rythme en vue de son développement personnel. Qui, du point de vue des graphistes eux-mêmes, peut véritablement apprécier les graphismes urbains ? Seul, peut porter un jugement légitime ou donner un conseil pertinent, celui qui comprend cette pratique « de l’intérieur » parce qu’il accomplit sur lui-même le travail de la praxis. A cet égard, l’enquête nous montre qu’il convient d’écarter la référence à une position contemplative de « spectateur simplement regardant et admirant ». En effet, le « bon » spectateur ne doit pas seulement se rendre disponible aux sollicitations de l’œuvre en mettant hors circuit les formes

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habituelles de son rapport au monde, il doit s’engager dans une forme spécifique de co/production des graphismes. La critique repose ici sur la possibilité d’entrer activement en conversation avec l’auteur. Elle suppose des dispositions communes, un sens partagé de « l’agir communicationnel », plus qu’une simple réceptivité. Ainsi ancrés dans un sens pratique commun, les jugements concernent plus l’attitude fondatrice du créateur de l’œuvre que l’œuvre elle-même. A cet égard, ce ne sont pas seulement le tracé ou les couleurs des graphismes qui sont beaux, ce sont aussi les gestes des graphistes. Nous l’avons clairement constaté lorsque nous avons demandé aux interviewés de commenter des photographies de graphismes. Devant les clichés ce sont les corps des auteurs et des interviewés qui communiquaient à partir de postures communes incorporées. Les interviewés mimaient intérieurement les gestes des auteurs, en assumaient les formes et « s’y retrouvaient » (ou non !). A cet égard, le graphisme, un peu à la manière de l’œuvre d’art chez J. P. Sartre, est appel à la générosité du spectateur pour qu’il coopère à la création de l’œuvre et achève ce que le créateur a commencé (31). Mais ici, cet achèvement repose sur des expériences spécifiques vécues au cours d’exercices similaires. Il nous semble approprié de parler de consentement pour qualifier cette attitude par laquelle le spectateur réanime, à partir de sa propre praxis, ce que la praxis du créateur a déposé derrière lui. Dans cette perspective, les graphismes ne peuvent pas se réduire à des assemblages de caractéristiques techniques (couleurs, formes, régularité du trait et du remplissage)… Ils dépassent cette dimension et appellent un autre regard. Ce ne sont pas des choses « ordinaires » à la manière des objets manufacturés dont le producteur s’est retiré 31 Sur le thème voir J. P. Sartre : Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, 1948, pages 93 à 111.

après avoir contribué à les fabriquer. Mais ce ne sont pas non plus des œuvres toujours plus ou moins magiquement habitées par leurs seuls créateurs. Si, pour les graphistes, l’attention dépasse ce qui se donne immédiatement à voir, c’est parce que le graphisme est véritablement une épiphanie de la praxis commune de l’auteur et du spectateur. S’entrevoir… Revenons à la question du regard telle que nous la posions dans les premières lignes de ce texte. Au cours de nos activités quotidiennes, lorsque nous nous trouvons dans des gares, des galeries marchandes de centres commerciaux… ce ne sont pas seulement certaines formes sensibles du cadre urbain qui sont in/vues, ce sont aussi certaines propriétés des passants qui restent inaperçues. A un premier niveau, la « comédie urbaine » qui se joue en ces lieux repose sur un ensemble restreint de « personnages » identifiables par leurs masques et réduits à leurs fonctions. L’uniforme du policier, la blouse de la caissière nous suffisent habituellement pour savoir ce que nous pouvons attendre de nos interactions avec ces personnages. Nous ne cherchons pas à rencontrer monsieur Durant syndicaliste acharné à défendre le service public à la R. A. T. P. mais nous subissons la conduite plus ou moins souple d’un chauffeur de bus dont nous attendons essentiellement qu’il nous conduise à destination. Cette réduction fonctionnelle vaut pour les personnages qui peuvent être référés à des types facilement reconnaissables. Mais, en général, les formes courantes de présentation de soi qui dominent dans les

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collectifs (32) de passants anonymes conduisent chacun à afficher ses intentions immédiates (tourner à droite à tel embranchement des couloirs du métro, prendre place dans une file d’attente devant un guichet…) sans rien livrer de ses motivations profondes (se rendre à une réunion de travail, aller chercher ses enfants à l’école…). Afin de saisir à la racine les raisons de cette « étrangeté mutuelle des passants » (33) il importe de rappeler que, du point de vue de nos fins, nous ne sommes co/présents en ces lieux que par accident, parce que la poursuite de nos buts nécessite l’utilisation des mêmes moyens (le guichet, le distributeur de tickets ou de boissons, l’espace du couloir, la place assise…). La présence des autres nous impose des délais et forme des obstacles qui perturbent l’adéquation entre les moyens que nous offrent les infrastructures urbaines et les fins que nous poursuivons. Parce que chacun est de trop pour l’autre, il nous faut prendre place et patienter dans la file d’attente pour acheter nos tickets de transport et nous devons nous efforcer de nous frayer un chemin dans le hall de gare ou le couloir du métro sans heurter les personnes présentes pour accéder aux quais… Si, par rapport à notre affairement quotidien, nous voyons d’abord des outils lorsque nous regardons les objets de notre environnement urbain, il se pourrait bien que nous n’envisagions d’abord que des obstacles quand nous regardons les humains réunis sous forme de collectifs par les infrastructures organisant la vie dans les villes !

32 « J’appelle collectif la relation à double sens d’un objet matériel, inorganique et ouvré à une multitude qui trouve en lui son unité d’extériorité », (J.-P. Sartre : Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985. p. 376). 33 L. Quéré et D. Brezger : « L’étrangeté mutuelle des passants », in Annales de la recherche urbaine, n° 57 – 58, Espaces publics en ville, Plan Urbain, Ministère de l’Equipement, des Transports et du Tourismes, 1993, Pages 89 à 98.

Si nous ne voyons que des chapeaux et des manteaux dans la rue (34) n’est-ce pas aussi parce que chacun évite, dans la mesure du possible, de croiser le regard des autres ? L’« inattention civile » qui s’impose en ces lieux a sans doute d’autres sources qu’un accord constitué en vue de faire émerger une coordination efficace des actions et de réglementer l’accès aux moyens disponibles. Une première explication repose sur la méfiance à l’égard des possibles effets dévastateurs du regard d’autrui sur les rapports irréfléchis que nous entretenons avec notre environnement. En effet, la plupart du temps, lorsque nous sommes seuls, nous « collons » pour ainsi dire, sans recul ni conscience positionnelle de nous-mêmes, à ce que nous faisons. Nous nous tenons majestueusement au centre de notre « monde de vie » comme en un royaume. Ainsi, quand le regard de l’autre ne pèse pas sur nous, la ville peut être vécue comme un prolongement de notre corps. Le regard d’autrui brise cette adhésion irréfléchie et nous impose un décentrement. Nos possibilités subjectives se muent en simples probabilités objectives, nos fins deviennent des objets dans un monde dont l’autre a usurpé le centre. N’est-ce pas parce qu’être vu risque de nous constituer comme de simples objets dans le monde des autres que nous évitons de croiser leurs regards ? Pour répondre, il ne faudrait pas oublier qu’à un second niveau, croiser le regard de quelqu’un, cela suppose qu’on regarde également celui dont on saisit le regard. Or, le regard dévoile autant celui qui regarde que celui qui est regardé. A ce propos, Simmel ne nous rappelle-t-il pas que « l’homme est tout à fait présent pour

34 « … que vois-je de cette fenêtre, sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? », (R. Descartes : Méditations, in œuvres et lettres, Paris, Gallimard 1953, p. 281).

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autrui non pas lorsque autrui le dévisage mais lorsqu’il dévisage autrui » (35) ? Les graphistes rencontrés au cours de cette enquête cherchent un ancrage territorial afin d’y amarrer une sociabilité plus conforme à leurs aspirations. A cet égard, par rapport aux interactions habituelles qui s’imposent dans les collectifs, les sites où nous avons enquêté doivent se comprendre véritablement comme des « régions morales » (36), des éléments spécifiquement colorées de la mosaïque urbaine où s’instaure des formes alternatives de sociabilité. Ces lieux sont d’abord choisis par certains graphistes pour des raison parfois étrangères au processus qui structure leur praxis : parce qu’il est possible de s’y exprimer tranquillement sans craindre de problème avec un propriétaire ou avec la police, parce que les surfaces utilisables sont intéressantes en fonction de leur étendue, de leur matériaux, de leurs couleurs… parce que ce lieu est celui où passe régulièrement un ami que l’on veut honorer à l’occasion de son anniversaire… Au départ, le plus souvent, seule compte une sorte d’opportunité matérielle. Puis le premier graphisme fonctionne 35 G. Simmel : Sociologie, Paris, P. U. F., 1999, p. 631. 36 «Les processus de ségrégation instaurent des distances morales qui font de la ville une mosaïque de petits mondes qui se touchent sans s'interpénétrer. Cela donne aux individus la possibilité de passer facilement et rapidement d'un milieu moral à un autre et encourage cette expérience fascinante, mais dangereuse, qui consiste à vivre dans plusieurs mondes différents, certes contigus, mais, par ailleurs, bien distincts » (R.-E. Park : « La ville », in L’Ecole de Chicago Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990, p. 125). « Il n’est pas nécessaire d’entendre par région morale un lieu ou un milieu forcément criminel ou anormal. C’est un terme qu’il faut plutôt appliquer à des secteurs où prévaut un code moral divergent ; des régions où les gens sont dominés, plus qu’on ne l’est d’ordinaire, par un goût, une passion ou quelque intérêt qui s’enracine dans la nature originale de l’individu. Cela peut être un art : la musique, un sport : les courses de chevaux… » (R.-E. Park : « La ville », in L’Ecole de Chicago Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990, p. 130).

comme une sorte d’interpellation qui réclame une réponse. Qu’un graphiste accepte de « donner la réplique » et le processus est en marche. Le lieu cristallise alors rapidement des attentes réciproques. Ceux qui arrivent ensuite viennent s’exprimer ici parce que d’autres l’ont fait et qu’ils veulent prendre part à ce dialogue. Mais que viennent-il exprimer ? A travers ce dialogue les graphistes tentent de « tomber les masques » pour n’être plus référés à des critères formels réducteurs de leurs propriétés. Loin de réduire leur surface d’exposition au regard des autres, ils l’augmentent pour faire clairement apparaître certaines de leurs vertus (37) au moyen de leurs productions. En opposition avec la juxtaposition de solitudes plus ou moins hostiles qui compose les collectifs hantant la ville, les sites ou nous avons enquêtés sont à proprement parler des « régions morales » où chacun, devenant tour à tour spectateur et créateur, donne et reçoit une attention qui soutient la formation et l’expression de ces vertus.

37 Le terme vertu n’est pas utilisé ici pour valoriser l’attitude des graphistes en rappelant qu’ils possèdent des qualités morales mais parce qu’il désigne une « disposition permanente à vouloir accomplir une sorte déterminée d’actes moraux » (A. Lalande : Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P. U. F., 1972, p. 1201) qui s’inscrit dans le prolongement de nos propos sur la praxis. On se rappellera que, « la possession de la vertu naît de l’accomplissement répété des actes justes et modérés » (Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 3, 1105 b, Paris, Vrin, 1972, p. 99).