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LA MAISON ARABE

LA MAISON ARABE - Aude de Tocqueville

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Il est à plaindre celui qui n’a jamais rencontré, une fois dans sa vie, ce qui méritait que l’on perdît tout.

Poète andalou, XIIe siècle.Livre d’or, La Maison Arabe.

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Photographies

Pierre DavidMarie Rodier

Texte

Aude de Tocqueville

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Ce n’est pas sans une certaine émotion que nous célébrons

les vingt ans de la Maison Arabe dont l’histoire est retracée

dans ce livre.

Cette aventure n’aurait jamais vu le jour sans l’engagement

indéfectible de Nabila Dakir et Taoufik Ghaffouli qui m’ont

accompagné depuis la première heure, faisant de cet hôtel

une maison de famille afin que chacun puisse s’y sentir chez

soi.

Je tiens également à exprimer toute ma reconnaissance à

Jeannine Coureau, ambassadrice de La Maison Arabe dans

la presse depuis le début et dont les conseils judicieux ont

permis à l’établissement de rayonner au-delà des frontières

du Maroc.

Qu’il soit aussi rendu hommage à tout le personnel qui

se consacre quotidiennement au bien-être des hôtes de

La Maison Arabe ainsi qu’à tous les artisans qui ont su, par

leur savoir-faire, si bien mettre en valeur les matériaux

traditionnels.

Fabrizio Ruspoli

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QUAND SE MÊLENTL’HISTOIRE ET LA LÉGENDE

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F abrizio Ruspoli marche d’un pas tranquille au milieu de l’allée qui traverse le souk el Khémis. Quelques saluts aux marchands. On ne l’importune pas, on le

connaît : c’est parmi ces stands aux objets des plus dispa-rates que ce passionné d’art et d’architecture a parfois déni-ché de quoi décorer La Maison Arabe, restaurant historique de Marrakech qu’il acheta en 1994. Si ce descendant d’une grande famille romaine, les princes Ruspoli di Poggio Sua-sa, fut alors touché par la mélancolie qui se dégageait de ce lieu pourtant décrépi par des années de fermeture, il eut aussi le sentiment, par cette acquisition, de poursuivre son histoire personnelle avec le Maroc où il avait passé ses vacances d’enfance. Un coup de cœur qui n’avait finalement rien d’un hasard, doublé d’une idée véritablement novatrice : faire de ce restaurant le premier riad-hôtel de Marrakech. Est-ce pour cela que cette métamorphose s’est avérée une telle réus-site ? En 2017, le prix « Travellers’ Choice » du site Tripa-dvisor a classé La Maison Arabe parmi les vingt meilleurs hôtels de luxe au monde. Une sorte d’évidence : l’inté-rêt de son passé historique, l’exceptionnelle prévenance d’une équipe de plus de cent trente personnes pour vingt-six chambres et suites, son atmosphère qui allie l’intimité d’une maison de famille aux prestations des hôtels de luxe et la beauté de ses Jardins Secrets, oasis de paix à quinze minutes en voiture de la médina, n’ont pas d’équivalent dans la cité impériale, qui compte pourtant quelque cents riads recevant des hôtes.

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1938

Fruit d’un premier mariage d’Hélène Sébillon avec un cer-tain Monsieur Larochette, Suzy était une adolescente à la santé fragile. Un médecin avait conseillé à sa mère d’aller s’installer dans un pays chaud, mieux adapté aux faiblesses pulmonaires. Une pirouette du destin ? Depuis les années 1930, Hélène, épouse d’un propriétaire de plusieurs restau-rants parisiens spécialisés dans la viande de gigot depuis le XIXème siècle, avait comme client assidu le Pacha de Marrakech, Thami El Glaoui. Régulièrement, cet homme raffiné et grand amateur de femmes lui vantait le climat particulièrement sec de la plaine du Haouz, au pied des montagnes de l’Atlas. L’idée d’y séjourner fit son chemin : en 1938, mère et fille prirent le chemin du Maroc. La petite histoire assure que, si la santé de Suzy fut pour beaucoup dans cette décision, les tracas posés par un époux volage et de lourds soucis financiers contribuèrent grandement à ce départ, que les deux femmes étaient bien loin d’imagi-ner sans retour.A la veille de la guerre, le Maroc possédait une importante colonie européenne et Marrakech comptait près de 7 000 étrangers pour 190 000 habitants. Il était doux de vivre dans la cité cerclée de remparts couleur de terre. Premier résident général du Protectorat (1912 à 1925), Hubert Lyautey, futur maréchal, avait conquis l’estime du peuple marocain en préconisant une forme de colonisation respectueuse des coutumes locales et des valeurs de l’Islam. En 1938, son héritage se sentait encore dans la cohabitation pacifique entre Français et Marocains, même si ses successeurs n’avaient pas ses qualités de visionnaire et le même respect pour ceux qu’ils appelaient les « indigènes ». Hélène et Suzy n’eurent guère de mal à se faire des amis

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dans cette communauté soudée par l’exil. Lorsque la guerre éclata, les deux femmes, dans une situation financière précaire, se retrouvèrent bloquées à Marrakech sans savoir que faire. Touché par leur détresse, le Pacha, qui possédait une bonne partie des terrains de Bab Doukkala où se dressait son vaste palais, leur suggéra d’acheter une maison en médina et d’y ouvrir un restaurant : « Il n’y a pas de véritable restaurant de cuisine marocaine à Marrakech. Je vais vous aider à en ouvrir un, enfin digne de la réputation de notre ville. Je vous ferai cadeau de l’une de mes meilleures cuisinières et je vous promets qu’avec elle, la cuisine du palais n’aura plus de secrets pour vous », aurait-il proposé à Hélène et à sa fille. En 1984, Suzy confirma l’histoire à Chandler Forman, un journaliste du Chicago Sun Times, en ajoutant qu’en leur facilitant les démarches pour ouvrir un restaurant, le Pacha s’assurait ainsi quelque tranquillité, fatigué du flot incessant d’invités affamés à sa table, alors seul endroit de la ville où il était possible de déguster un bon tajine...

1946En 1946, c’est donc à Bab Doukkala que les deux Françaises achetèrent une petite maison, non loin de cette porte où s’acheminaient jadis les caravanes de chameaux qui appor-taient de la plaine de Doukkala, céréales, fruits et peaux ; une époque où Marrakech n’était cernée que par des che-mins de terre qui devenaient impraticables par temps de pluie, où la végétation s’épanouissait entre les murs des maisons de la médina, cette dernière sombrant dans le noir à l’arrivée de la nuit, et où les femmes se retrouvaient près des fontaines publiques avant que les maisons ne soient équipées en eau courante. A l’ombre de la mosquée de

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Bab Doukkala comme partout ailleurs dans cette ville qui se déploie autour d’une place mythique peuplée de conteurs depuis toujours, histoire et légendes se mêlaient à perdre la raison. Selon la tradition, cette mosquée et l’école attenante avaient été fondées au XVIème siècle par une princesse berbère, Lalla Massouda, pour expier la faute d’avoir mangé une datte un jour de ramadan. Il est plus probable que cette dernière, mère du sultan le plus puis-sant de la dynastie saadienne, Ahmed el Mansour, et donc fort riche, ait appliqué un précepte fondateur du Coran : « Quiconque construit une mosquée aide à transmettre le message de l’Islam et s’assure une maison au paradis... » La dévote princesse aurait-elle tissé un fil invisible à travers le temps ? D’autres femmes à la forte personnalité trou-vèrent également refuge à Bab Doukkala. A deux pas de la mosquée, dans un riad qui accueille désormais des artistes en résidence, une humaniste française, Denise Masson, se consacra à la traduction du Coran, traduction qui reçut à l’époque l’approbation des plus hautes autorités religieuses du Caire et fut publiée chez Gallimard en 1967, dans la prestigieuse collection de La Pléiade. Habitant une discrète ruelle près de la même mosquée, les deux Françaises et leur légendaire cuisinière participèrent elles aussi à la ré-putation féminine du quartier avec leur restaurant, qu’elles avaient baptisé La Maison Arabe et qui allait devenir un lieu mythique de Marrakech durant des décennies. Pour des Européens, et de surcroît des femmes, s’installer dans la médina demandait un réel courage : la plupart des Français du Guéliz, la ville nouvelle de Marrakech née au début du protectorat, ne s’aventuraient guère dans cette médina jugée trop populaire, où les étrangers les moins fortunés côtoyaient les Marocains venus de la campagne.

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Mais Hélène et Suzy étaient dotées de forts tempéraments. Elles s’acclimatèrent vite à ce quartier plein de charme avec ses maisons construites autour d’un patio et dont les portes d’entrée étaient toutes identiques, celles des riches ne devant pas s’imposer à celles des pauvres : délicatesse musulmane. Dans cette médina, bien plus ombragée qu’aujourd’hui avec ses toits de vignes et de roseaux, la vie était rythmée par les appels à la prière et les papotages autour du four communal où les familles venaient cuire leur pâte à pain, une tradition qui perdure encore, à la différence qu’on y fait également griller des cacahuètes pour les commerces alentour. Le restaurant d’Hélène Sébillon et de sa fille se trouvait justement derb El Ferrane (rue du Four). Si elles avaient la gastronomie dans le sang, les deux femmes n’étaient pas des cordons bleus de métier et ignoraient tout des secrets des recettes marocaines. Mais le Pacha avait tenu parole : il avait mis à leur disposition l’une des meilleures cuisinières de son palais, une femme, affirmait-il, dont le mauvais caractère n’avait d’égal que la subtilité de ses plats...A l’époque, il était de tradition de sélectionner parmi les filles du harem celles qui semblaient le plus aptes à devenir de talentueuses cuisinières. Prises en main des années durant par leurs aînées qui leur transmettaient oralement les meilleures recettes du palais, ces futures cuisinières étaient particulièrement respectées, enviées même car, à la fin de leur apprentissage, elles recevaient une sorte de diplôme mentionnant, à côté de leur nom, leurs aptitudes culinaires.En ce qui concerne celle de La Maison Arabe, les légendes furent si nombreuses qu’elles alimentèrent la curiosité de

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la population de Marrakech des années durant. Comment s’était déroulée la première rencontre entre la peu commode Hélène et la farouche cuisinière dont le nom, Aïcha ou Khadija, reste encore à ce jour un mystère ? Plusieurs versions couraient dans le cercle des amis d’Hélène : celle que l’on nommera Khadija s’était-elle présentée d’elle-même en lui montrant une photo d’elle toute jeune encore et fort belle, accompagnée du Pacha ? La rencontre s’était-elle déroulée au marché des brocanteurs où Hélène avait été séduite par cette femme opulente au caractère aussi affirmé qu’elle ? Dans son livre Trois semaines en ce jardin, l’écrivain espagnol Juan Goytisolo assure que la rencontre entre la cuisinière et Madame S., comme il l’appelle, fut la conséquence d’un rêve... Où était née cette femme à la peau sombre comme les Africaines de l’outre-Atlas ? Quel rapport avait-elle avec Thami El Glaoui, maître incontesté de Marrakech jusque dans les années 1950 ? Avait-elle été, comme certains l’affirmaient, la seule femme du harem à avoir sa confiance, présente à tous ses voyages ? La tradition assure qu’elle ne savait même pas elle-même le lieu et l’année exacte de sa naissance : « Ma mère a accouché dans les montagnes, sans l’aide de personne, il y a des années et des années... ». D’où lui venaient ses recettes si savoureuses ? « Envoyées par Dieu », répondait-elle, énigmatique.Si tout cela était bien intriguant, certains faits restent indiscutables : Khadija était demoiselle, un statut hautement revendiqué : « Personne n’a jamais introduit un rossignol dans ma cage », assurait-elle... Elle avait été très belle dans sa jeunesse, ne possédait ni famille ni amis proches et vivait dans une ruelle voisine du restaurant, ne quittant ses fourneaux que pour rendre visite aux tombeaux des

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sept saints de la médina. Et surtout, elle avait travaillé dans les cuisines du palais avant de prendre possession de son nouveau royaume où, très vite, Suzy et sa mère se rendirent compte qu’elles n’avaient plus accès : pour les dames Sébillon, l’accueil et la gestion du restaurant, pour Khadija le marché et la cuisine. Marmites pansues, plats ronds en terre cuite et tamis de cuir percés de trous pour calibrer la semoule, longues louches en bois et plateaux de cuivre étamé destinés à la cuisson des feuilles de pastilla s’amoncelèrent rapidement dans le territoire de Khadija où nul n’avait le droit de pénétrer, mais d’où s’échappaient des parfums d’épices de mondes enchanteurs : gingembre, curcuma du Pendjab, anis de Meknès, piment fort du Sénégal ou safran d’Espagne, apportaient leur couleur et leur saveur aux poulets citronnés, agneaux aux aubergines et mandarines en tajine, couscous aux sept légumes, queues de mouton confites et aloses farcies de dattes, d’amandes et de semoule, etc. En parfaite cuisinière marocaine, Khadija savait l’importance de satisfaire autant les exigences des papilles que celles de la vue et de l’odorat.Tant de douceur ne tarda guère à être connue et le bouche-à-oreille fonctionna à merveille: très vite, la petite salle à manger devint le rendez-vous gastronomique de Marrakech. Les dirigeants de La Mamounia, alors seul hôtel de luxe de la ville, recommandaient avec chaleur ce restaurant qui ne payait pas de mine mais où l’on pouvait déguster les meilleurs plats marocains. De petites jalousies de quartier entraînèrent pourtant quelques déboires : de temps en temps, les taxis « oubliaient » l’adresse de La Maison Arabe ; parfois aussi, les enfants de la médina jetaient des pierres sur la porte. Retrouvée dans les archives,

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une lettre d’Hélène adressée à la police locale témoigne de tracas ponctuels dont les deux femmes furent l’objet durant plusieurs années. Rien ne put toutefois les décourager : la réputation de leur établissement avait dépassé les frontières de la médina et il était hors de question qu’elles abandonnent ce qui était devenu toute leur vie.Situé à l’emplacement du cœur de l’hôtel d’aujourd’hui, le restaurant était d’une sobriété toute monacale : une salle unique aux murs chaulés de blanc, un sol carrelé de ciment, un guéridon en bois et quelques fauteuils, une banquette ourlée d’une galette rose, des poufs autour de tables basses. Comprenant que la simplicité des lieux contribuait, outre les délices de la cuisine, à son succès, Hélène et Suzy n’en modifièrent jamais le décor. Attenante à la salle qui ne pouvait accueillir guère plus d’une vingtaine de convives, la petite cour bruissant d’une fontaine était réservée à Khadija et à ses aides. C’était là qu’était préparée la pastilla qui était souvent confectionnée par des femmes du sud-Marocain : la peau épaisse de leurs mains était censée les prémunir des brûlures causées par les plaques chauffées au charbon de bois où étaient déposées les boules de semoule de blé dur qui allaient se transformer en fines crêpes chaudes. La Maison Arabe en avait fait l’une de ses spécialités. Dans les années 1970, le critique culinaire français Christian Millau écrivit dans son Petit dictionnaire de la gastronomie qu’il ne dégusta jamais d’aussi bonnes pastillas aux pigeons que celles du restaurant de Suzy.Six soirs sur sept -le restaurant était fermé le vendredi-, une clientèle européenne de diplomates locaux et d’étrangers, sans oublier toute la bonne société marocaine autour du Pacha El Glaoui, se pressait devant la lourde porte en bois du restaurant qu’une jeune apprentie, le corps entortillé

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dans sa fouta colorée, prenait le temps d’ouvrir. Le rite était immuable : on ne pouvait s’y rendre que sur réservation et l’on devait passer commande des plats par téléphone. Les convives étaient attendus à vingt heures sonnantes. Les patronnes n’aimaient pas les retardataires : la cuisine marocaine se mange chaude et puis, quand on avait réservé à l’avance, on devait avoir la politesse de l’exactitude... Très vite, la mère, qui avait détecté l’excellent sens des affaires de sa fille, la laissa prendre les rênes. A Hélène la tâche de nettoyer le linge ou d’étendre des bâches sur la terrasse quand la chaleur se faisait oppressante ; à Suzy celles de s’occuper des hôtes, de veiller à la propreté des lieux et de gérer le personnel... d’une main de fer. Cette grande femme blonde qui avait très rapidement appris le darija (l’arabe dialectal marocain) pour mieux comprendre ses employés, n’avait pas un caractère des plus souples. Seuls ses amis intimes avaient le privilège de l’appeler par son prénom. Pour les autres, Mademoiselle elle était, Mademoiselle elle resterait, même si les archives révèlent quelques histoires d’amour qui n’ont rien de légendaire.Dès les années 1950, à la société européenne et marocaine de Marrakech s’ajoutèrent des célébrités du monde entier. Il ne se passait pas une semaine sans que l’une d’elles implore Suzy de lui réserver un pouf. Comme le raconta Sir Winston Churchill, un habitué de la première heure, ils aimaient venir « s’encanailler » à La Maison Arabe où Mademoiselle Larochette les recevait avec un sang-froid auquel ils étaient peu familiers. On imagine leur excitation à délaisser les fastes de la Mamounia et à se frayer un chemin dans les ruelles labyrinthiques de la médina pour déguster, au ras du sol et sans couvert –« une dépense bien inutile », assurait Suzy-, la meilleure pastilla de la ville. La

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liste des invités prestigieux qui devinrent des familiers du restaurant de Suzy est impressionnante : Winston Churchill, donc, mais aussi Charles de Gaulle, l’Aga Khan, Elizabeth Taylor, Rita Hayworth, la reine Ingrid du Danemark, Ernest Hemingway, etc.

1960Pendant quinze ans, la talentueuse Khadija oeuvra à La Maison Arabe, offrant à tous le meilleur de la cuisine ma-rocaine. Réalité ou légende ? L’histoire assure que, dans les années 1960, Suzy, inquiète de l’éventualité d’un départ de sa cuisinière, lui demanda de lui confier les secrets de ses recettes dont le nombre s’élevait à cent trente. Le des-tin joua en sa faveur : après avoir refusé tout net, Khadija décida d’aller faire son grand pèlerinage à la Mecque. La Maison Arabe devait donc rester fermée deux mois jusqu’à son retour. Hélas pour celle qui avait fait son hadj, tout son argent avait fondu avec le voyage. Quelques semaines à peine après la réouverture du restaurant, Khadija dut se résoudre à demander une avance à sa patronne. Suzy accepta, à la condition absolue qu’elle lui révèle ses tours de main. On raconte qu’il fallut deux ans pour que Khadija cède à Suzy cent vingt-neuf recettes, des tajines les plus succulents aux desserts les plus subtils, qui avaient fait la renommée mondiale de La Maison Arabe.C’était là un véritable trésor : la cuisine marocaine n’est en aucun cas une science exacte et les combinaisons et dosages d’épices, comme les temps de cuisson et les proportions relèvent avant tout de l’inspiration de la cuisinière. On raconte encore que Khadija avait gardé pour elle une dernière recette, toute simple, de pain sucré, dont

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elle ne voulait pour rien au monde délivrer les secrets. Suzy était tenace : elle insista tellement que Khadija capitula et lui apprit, moyennant un billet, comment réaliser ce pain à la gomme mastic, aux graines de sésame et à l’anis vert, viatique des voyageurs et qui a une place à part dans la gastronomie marocaine. Ce jour-là, la cuisinière repartit, un peu plus triste qu’à l’ordinaire. Le lendemain, elle ne vint pas au restaurant. Inquiète, Suzy fit envoyer une servante chez elle, qui retrouva Khadija morte dans son lit. La vie s’en était allée avec sa dernière recette...L’histoire de La Maison Arabe ne s’arrêta pas avec le départ de sa célèbre cuisinière. Suzy était devenue un fin cordon bleu et le restaurant continua d’enchanter les voyageurs qui faisaient halte à Bab Doukkala. Sur sa carte de visite était fièrement mentionné :

« La Maison ArabeHaute Gastronomie Marocaine

En Cuisine SUZY LAROCHETTE Propriétaire. »

1965A partir des années 1965, alors que la palmeraie était en-core sauvage et que les piscines n’avaient pas envahi les toits-terrasses de la médina, une autre clientèle décou-vrit La Maison Arabe. Attirée par le soleil et la farouche envie de vivre ses illusions, une jet-set internationale et bohème s’installa dans la Ville rouge autour du couple de milliardaires, Talitha et John Paul Getty Jr., et de l’architecte intérieur américain Bill Willis, le premier à avoir restauré les palais de Marrakech en utilisant les matériaux tradition-nels marocains.

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Si plusieurs restaurants de cuisine marocaine avaient ouvert dans le sillage de celui de Suzy, ce dernier restait un haut lieu de la ville. La comtesse « Boul » de Breteuil, qui habitait la somptueuse Villa Taylor où Franklin Roosevelt et Winston Churchill avaient séjourné en janvier 1943, Pierre Bergé et Yves Saint-Laurent, qui n’avaient pas encore acquis la Villa Oasis, ancienne résidence du peintre Jacques Majorelle, venaient régulièrement déguster la cuisine de Mademoiselle Larochette, qui ne semblait guère impressionnée par tout ce « beau monde », comme le note l’écrivain américain Paul Bowles, dans un article du magazine Travel + Leisure de 1971. Tout en vantant les qualités culinaires exceptionnelles du restaurant, il donnait quelques conseils aux gastronomes : « Celui qui veut expérimenter les plus délectables recettes de la cuisine marocaine, plutôt que d’aller n’importe où, doit se rendre sans hésiter à La Maison Arabe, qui se trouve près de la porte de Bab Doukkala. Il ne doit pas oublier de réserver au moins un jour à l’avance. Une fois installé, qu’il se concentre totalement sur les mets qui lui sont servis pour ne pas être dérangé par la mine renfrognée de la patronne et l’atmosphère monacale des lieux... » Clin d’œil de l’histoire : l’écrivain était alors un habitué des fêtes tangéroises de la princesse Marthe de Chambrun-Ruspoli, la grand-mère de Fabrizio, l’actuel propriétaire de La Maison Arabe. Pouvait-il imaginer que le petit-fils de cette dernière rachèterait les lieux quelque vingt ans plus tard ? De ces années-là date le septième mariage de la milliardaire Barbara Hutton avec le prince laotien Pierre Raymond Doan Vinh na Champassak, qui fit grand bruit à Marrakech : les fastes de La Mamounia ne les empêchèrent pas de venir dîner à La Maison Arabe. Une photo d’archives montre

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la moins jeune mais encore ravissante Barbara prendre la pose à côté de la maîtresse des lieux, qui semble un peu ailleurs ; fréquenter les grands de ce monde était sans doute excitant, mais la pragmatique Suzy avait d’autres chats à fouetter, un restaurant à tenir et des comptes à équilibrer, répétant à qui voulait l’entendre : « Si je ferme, que vais-je devenir ? »

1970En 1970, un article du New York Times déclencha un nouvel élan de curiosité envers La Maison Arabe. Cette année-là, les critiques gastronomiques français Henri Gault et Christian Millau avaient fait l’éloge de sa cuisine dans plusieurs journaux avant de l’inscrire sur la liste de leurs « dix tables préférées au monde », liste reprise par Holiday, à l’époque le premier magazine américain de tourisme. Curieux de découvrir ce restaurant qui faisait tant parler de lui, Craig Claiborne, célèbre critique gastronomique du New York Times durant des années, se rendit à Marrakech et alla dîner à La Maison Arabe. Ecrit à son retour, le long article intitulé : « Un restaurant né d’une femme de harem au mauvais caractère » fit sensation. Craig Claiborne y re-traçait avec piquant sa rencontre avec Hélène et Suzy, leur « incroyable aventure à Marrakech », l’histoire de Khadija « cette formidable cuisinière que le Pacha avait « prêtée » aux dames Sébillon à condition qu’elle revienne dans son palais pour cuisiner lors des grandes réceptions » et les dé-lices de déguster une pastilla aux pigeons ou un couscous, dans cette maison installée « dans une humble ruelle aux murs craquelés », qui ne possédait pas de menu et dont le repas ne dépassait pas 45 dirhams.Descendre dans ce restaurant et y passer la soirée devint

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dès lors une halte obligatoire pour le public américain. Non seulement La Maison Arabe ne désemplissait pas mais désormais, il fallait réserver plusieurs mois à l’avance, par courrier ou par téléphone, préciser le nombre exact d’invités et, comme toujours, commander ce que l’on voulait déguster. Ce nouvel engouement n’empêcha pas Suzy de conserver ses exigences, un service irréprochable, des prix raisonnables et quelques principes bien établis : si par hasard les convives qui avaient réservé une pastilla pour cinq arrivaient à quatre, elle leur servait une part en moins... Comment imaginer La Maison Arabe sans ses deux inspiratrices ? La mort de Madame Sébillon, en 1972, associée à des problèmes de santé pour celle qui avait alors dépassé la cinquantaine, marqua une étape pour ce lieu devenu mythique. Incapable de déléguer, Suzy resta seule aux commandes du restaurant quelques années encore, n’ouvrant plus qu’à la demande avant de se résoudre à le fermer définitivement à la fin des années 1970. Est-ce à cause d’un autre article de Craig Claiborne où il encense à nouveau La Maison Arabe, publié en 1981, toujours dans le New York Times, et intitulé cette fois : « Les mystères de la cuisine marocaine » ? Il fallut des années pour que le flot de lettres aux timbres internationaux se tarisse. Ainsi en 1982, un courrier provenant de Stuttgart demandait à Suzy de recevoir des gastronomes allemands désireux de participer à une semaine de cours de cuisine : un souhait comme un signe prémonitoire, qui anticipait le futur destin de La Maison Arabe.

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LES PARFUMS RETROUVÉS

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«O n ne peut rien réussir sans vision », affirme souvent Fabrizio Ruspoli, qui fut chasseur de têtes dans une autre vie. C’est bien la sienne

qu’il a transmise au fil de cette aventure que fut la transfor-mation de l’ancien restaurant : « Je voulais un hôtel qui soit comme une maison de famille et dont le décor, mariant l’art et le savoir-faire marocain à des objets venus du monde entier, permettrait un voyage inattendu au cœur de l’art de vivre marocain. Je désirais aussi transmettre les merveil-leuses émotions qui avaient imprégné mon enfance. Car ma présence ici est avant tout liée à une foule de souve-nirs intimes », confie cet homme aussi discret que pudique, dont l’on rêverait pour des soirées au coin du feu tant il se fait prolixe quand il raconte ses passions : la musique, l’art décoratif, les maisons, les jardins... Dans ses diagonales voyageuses et sa douceur de vivre à l’orientale, La Maison Arabe porte le sceau de cet inconditionnel rêveur qui ne s’est jamais vraiment senti de son époque. Comme souvent, les clés de l’inspiration se cachent dans l’enfance : la sienne fut baignée d’Orient. En 1958, celui qui est alors un tout jeune garçon est envoyé en vacances chez sa grand-mère, installée à Tanger au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « Nous avons pris, mon frère et moi, le Super-Constellation qui reliait Paris à Tanger. Nous avons survolé le détroit de Gibraltar, puis la plage des grottes d’Hercule et les ruines d’une pêcherie phénicienne, à la lumière dorée du soleil couchant. C’était magique. Je n’oublierai jamais ces premières images. » Il se souvient d’avoir aimé le Maroc dès la première seconde. Chaque été, il y retrouve sa grand-mère, Marthe de Chambrun-Ruspoli, une égyptologue passionnée qui a mis en lumière, dans L’Epervier divin, les emprunts que la

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Bible et les Evangiles ont faits à l’histoire d’Osiris. Elle habite une jolie villa dans le quartier du Marshan, sur les hauteurs de la ville : « Tanger avait alors un charme fou avec ses voitures invraisemblables, ses infrastructures déglinguées, ses différentes communautés, espagnole, française, anglaise, composées d’artistes de toutes disciplines ; une ambiance cosmopolite et cultivée qui ne pouvait que plaire à ma grand-mère, dont le tempérament fantasque se doublait d’une mémoire colossale -elle parlait sept langues- et d’une grande érudition, assez typique d’ailleurs du milieu aristocratique d’où elle était issue. Elle organisait des fêtes incroyables où se côtoyaient milliardaires farfelus, esthètes extravagants, artistes et écrivains. Une époque irrésistible... » Il se souvient encore de son premier repas en terre d’Afrique, servi par Saoudia, la cuisinière qui resta dévouée à sa grand-mère jusqu’à la fin de sa vie. De ce soir-là lui est resté le goût des traditionnelles petites salades de légumes de la campagne et du couscous aux incomparables saveurs épicées. Il n’oubliera jamais les promenades avec son frère dans les « bois sacrés » pour dénicher des silex ou des lampes néolithiques qu’ils faisaient fonctionner à l’aide de bouchons coupés en tranches, de petites mèches et d’huile ; ou les sorties, dans la Morris Bullnose beige de sa grand-mère, au Grand Socco, le marché couvert de Tanger : ses couleurs, ses senteurs, ses pyramides de légumes vendus par des femmes de la campagne rifaine qui arboraient de grands chapeaux de paille pointus ornés de petits pompons multicolores, lui semblaient alors incroyablement insolites. Vêtues de leur « meindl », des habits tissés à la main, rayés de rouge et de blanc, elles côtoyaient des vendeurs d’eau, en rouge eux aussi, qui agitaient des clochettes et versaient

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dans des tasses de cuivre le précieux liquide contenu dans d’immenses gourdes artisanalement confectionnées avec des peaux de chèvre. A ces couleurs chatoyantes s’ajoutait le vacarme assourdissant des volailles coincées dans des cages à proximité d’un stand de boucher et d’un étal d’épices. Là, sur des tissus étendus à même le sol étaient posés du persil, du kasbore -de la coriandre fraîche au goût oriental très prononcé, présent dans toute la cuisine marocaine-, et de la menthe des jardins alentour, qui voisinait avec celle des montagnes, au parfum entêtant. Des images le poursuivent, comme ce rayon de soleil « qui se glissait à travers le toit en canisse d’une allée du marché, éclairant, tel un acteur de théâtre pris dans le faisceau lumineux d’un projecteur, un chat en train de dévorer de manière saccadée une patte de poulet. » Il est toujours ému de retrouver ces scènes lorsqu’il se promène au marché du Mellah, à Marrakech : « Ces souvenirs sont inscrits dans les plis les plus profonds de votre âme. Toutes les sensations visuelles, olfactives, que l’on a eues enfant restent en soi, sans que l’on en ait forcément conscience. Un jour, ces parfums anciens se réveillent »... et contribuèrent certainement à sa décision de s’installer au Maroc des années plus tard. De sa grand-mère, mais aussi de ses parents, Fabrizio Ruspoli a hérité de son goût pour l’art, la musique et les objets rares : « J’ai la chance d’avoir grandi dans un milieu éclectique, cultivé et ouvert d’esprit. La vision que j’ai essayé de donner à La Maison Arabe, cette impression qu’elle peut offrir des moments de générosité, de partage et d’émotions esthétiques, dans un jardin, autour d’une table ou à l’écoute d’une musique, fait écho à ce que j’ai vécu durant mes premières années. »

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Comme sa grand-mère, son père, l’historien et cinéaste Mario Ruspoli, est doté d’un tempérament passionné et d’une mémoire phénoménale. Cet homme brillant, aussi séduisant que fantaisiste, est à l’origine, avec Jean Rouch et Michel Brault, du cinéma direct, souvent appelé « cinéma vérité ». Très novateur pour l’époque avec ses plans fixes et son absence de dialogue, ce cinéma avait bénéficié des progrès techniques qu’apportaient les premiers magnétophones synchrones et des caméras plus légères. Ainsi le documentaire que Mario Ruspoli tourne, en 1956, sur les derniers pêcheurs de baleine au harpon : « A l’époque, il était très courageux de partir avec une caméra à l’épaule aux Açores, pour filmer les baleines dans une petite embarcation qui manquait de couler à chaque remous ! Mon père a beaucoup travaillé pour Connaissance du monde, une société qui organisait des circuits de conférences, réalisant de nombreux films sur sa terre natale, l’Italie. Il a également tourné des films plus personnels -et primés- sur le monde de la campagne (Les Inconnus de la terre), celui de la folie (Regard sur la folie) ou encore sur l’art pariétal paléolithique, une autre de ses passions, avec l’entomologie. » Avec ses chasses aux carabes, des insectes de la famille des coléoptères, ce père fantasque et enthousiaste lui fit également comprendre ce qu’était une vraie démarche de scientifique. De sa mère, Claude Delmas, descendante d’une famille d’armateurs de La Rochelle, une femme aussi pétillante que raffinée, férue d’histoire et d’antiquités, il a hérité son amour des jardins, de la décoration et... de l’authentique : il se souvient qu’enfant déjà, il détestait les jouets en plastique, leur préférant ceux en métal ou en bois.Les ascendances voyageuses, les chasses aux carabes, les

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vacances au Maroc, les fantaisies de son père, les exaltations de sa grand-mère, l’univers artistique de sa mère : tous ces souvenirs n’ont de sens qu’à l’aune de la musique qui a bercé son enfance et ne l’a ensuite plus jamais quitté : « Du plus loin que je me souvienne, la musique fait partie de ma vie. Tout jeune encore, d’une manière que je crois innée, je détestais les chansonnettes pour enfant, leur préférant la musique classique et le clavier bien tempéré. » Cette passion est affaire de famille. Excellente musicienne, sa grand-mère de Tanger avait été pianiste dans un orchestre de musique de chambre. Il se rappelle ce jour où, à la stupéfaction de tous, elle arrêta définitivement de jouer : « Alors, plus personne n’eut le droit de se rapprocher de son piano, un Steinway fabriqué à Hambourg, cadeau de mariage qui lui avait procuré tant d’émotions... ». Quant à son père, il était un passionné de jazz, de chansons populaires italiennes et de maranzano. L’anecdote est amusante : cet instrument sicilien était alors interdit en Sicile car ses vibrations étaient censées provoquer des accouchements. Il n’en fallut pas plus pour donner l’envie à Mario Ruspoli d’en enregistrer un disque... De cet héritage naturel, Fabrizio Ruspoli a conservé une pratique du piano qu’il entama à l’âge de treize ans.Comment oublier une enfance baignée d’Orient ? La mort de sa grand-mère, en 1983, marque la fin de ses vacances au Maroc. Il se souvient de ces soirs, dans la campagne française, où il écoutait de la musique arabe : « Je n’en avais pas conscience alors mais j’avais sans doute besoin de recréer un lien avec ces temps disparus. »Fabrizio Ruspoli ne retourna au Maroc qu’en 1986. A Marrakech cette fois. Il n’aime pas la ville. Il y est trop harcelé et se souvient d’une expérience culinaire médiocre.

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Il y revient pourtant en décembre 1993, invité par des amis qui possèdent une maison en médina. Malgré le froid glacial, il a alors une révélation : « Cette ville arabe m’a parlé. J’ai aimé ses ombres, ses étals de fruits, ses silhouettes en djellabas, cette terre où les épices, les odeurs de cuir, de santal, de coriandre, de thé à la menthe et de fleurs d’oranger se télescopent en permanence. J’ai senti que cela correspondait à quelque chose d’enfoui très profondément en moi. Ce sentiment m’habite toujours : j’aime ce Maroc des cultures mêlées, des sortilèges et des essences rares et, surtout, cette permanence du passé entretenue par un art de vivre sans comparaison en Afrique du Nord. » Quelques mois plus tard, il retourne de nouveau à Marrakech et apprend que La Maison Arabe est à vendre. Il avait entendu parler de ce fameux restaurant qui avait fermé une vingtaine d’années plus tôt, de sa réputation, de toutes les têtes couronnées qui y avaient défilé. Il sent que c’est une chance à saisir : « J’ai toujours aimé les maisons et les mondes disparus qui continuent à vivre : peut-être une réminiscence de la passion de ma grand-mère pour l’archéologie ! »Il décide alors de rencontrer sa propriétaire. Cette fois, il fait beau quand, derb Ferrane, il frappe à la porte de La Maison Arabe. Une vieille dame, le pas lent, les cheveux blancs en bataille et la main sur la hanche, lui ouvre et, d’un ton revêche, lui assène d’emblée après qu’il l’eut appelée madame : « Non ! Mademoiselle » ! Il n’oubliera jamais la conversation stupéfiante qui s’engage alors avec Suzy, puisque c’était elle, lui racontant son arrivée dans la médina, ses dîners avec la reine Ingrid du Danemark, ses échanges avec Winston Churchill et d’autres grands de ce monde. La vieille dame lui précise où chacun avait

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l’habitude de s’asseoir, quels étaient leurs mets préférés, comment cela se passait en cuisine... Fabrizio Ruspoli se rappelle avoir été touché par cette femme de plus de quatre-vingts ans, qui vivait seule entourée de ses chats et avait tant de mal à se séparer de ce qui représentait toute sa vie. Il se souvient aussi d’avoir été envoûté par la poésie qui se dégageait du décor suranné -« on se serait cru dans une pension de famille de la province française des années 1950... »- et aima le silence de ce lieu endormi. Il fallut tisser des liens. Patient, il revoit plusieurs fois Suzy avant que l’affaire soit conclue : « Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours pris mon temps, improvisé et fait confiance à mon instinct... » En 1994, il devient enfin propriétaire des lieux. En hommage à ces murs qui pouvaient raconter tant d’histoires, il garde le nom de « Maison Arabe » pour cet hôtel qu’il a décidé de créer et qu’il imagine comme une maison d’amis destinée à recevoir artistes et voyageurs : une idée particulièrement novatrice pour l’époque.Commence alors une merveilleuse aventure, qu’il entreprend à sa manière, libre et indépendante. Après quatre années de travaux avec leur lot de surprises et souvent de quoi battre en retraite, une nouvelle « maison » voit le jour. « Je n’avais pas l’expérience d’un tel chantier », raconte Fabrizio Ruspoli : « Il a fallu deux années de recherche d’artisans locaux et deux années de gros travaux, pour l’achever. Ce fut compliqué car je voulais transformer les lieux tout en conservant leur âme. »Comme tout maître d’œuvre, hier comme aujourd’hui, qui bâtit en médina, il découvre les difficultés inhérentes à l’étroitesse des ruelles, au transport des matériaux en charrettes tirées par des ânes, aux échafaudages

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immémoriaux... Il réaménage le patio historique et transforme la salle de l’ancien restaurant en salon, conçoit de nouveaux espaces avec l’achat de deux maisons attenantes, en imaginant des circulations pour pouvoir s’y promener d’une manière fluide et mettre en pratique ce qu’il aime : ne pas tout dévoiler d’emblée, créer des perspectives, attirer le regard, donner l’envie de voir ce qui se cache derrière les portes en bois peint enjolivées d’arcs ciselés et les nombreuses fenêtres ou panneaux muraux en bois ou en fer forgé formant moucharabieh. Son souhait : inventer un lieu qui offre le sentiment d’avoir toujours été là et qui soit respectueux du territoire auquel il appartient. C’est ainsi qu’il demande aux meilleurs artisans de la ville d’en réaliser le décor, ces maâlems (maîtres) marocains (« celui qui sait » mais aussi « celui qui transmet ») qui savent mieux que personne jouer en virtuoses de la combinaison des lignes et de la répétition des motifs pour créer géométrie savante et arabesques mystérieuses. Les habitants de la place de Bab Doukkala peuvent alors observer les innombrables allers et retours des carrozas, des petites charrettes tirées par des ânes, de la rue Fatima Zohra au derb Assehbe, la nouvelle entrée de l’hôtel, où Fabrizio Ruspoli a tenu à placer l’enseigne du restaurant de jadis. Elles transportent les matériaux nécessaires à la métamorphose de La Maison Arabe : les zelliges, mosaïques de terre cuite émaillée dont les couleurs vives égayent les murs et les sols des patios, les bejmat, petites briques de terre blonde pavant les sols et les quermoud, tuiles vernissées vertes des toitures ; mais aussi le gebs, ce plâtre sculpté qui devient poésie pure quand il se fait calligraphie, le tadelakt, enduit à la chaux ciré et poli à l’agate qui protège le mur de l’humidité et lui donne toute

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sa luminosité, ou encore le cuir destiné à « adoucir » les murs des salons et des chambres, chacune aménagée d’une manière différente. Odeur éternelle des boiseries en cèdre de l’Atlas... Dans ces carrozas s’entasse aussi du bois, en particulier le cèdre aux tons chauds, une essence noble et résistante qui peut être ajourée, peinte et sculptée de la plus fine manière, notamment pour ces moucharabiehs que Fabrizio Ruspoli chérit particulièrement : « Ce décor fait intimement partie de l’imaginaire oriental : vivre la rue tout en restant chez soi. J’aime ce bois qui peut être si admirablement ciselé de dessins reprenant des compositions géométriques, des versets du Coran, des arabesques à base de thèmes végétaux, et qui joue subtilement avec la lumière. » Embelli par les trésors de l’artisanat local, articulé autour de deux patios, l’un orné de fleurs et d’une fontaine, l’autre d’oliviers en pleine terre et de palmiers ombrant un long bassin au motif de tapis berbère, l’hôtel peut enfin ouvrir en décembre 1997.Taoufik Ghaffouli, le directeur général, avec Nabila Dakir, de cette Maison Arabe qu’il connaît depuis le premier jour, se souvient avec émotion de cet après-midi où Fabrizio Ruspoli fit visiter les lieux tout juste achevés à Suzy. Les larmes aux yeux, celle qui avait eu tant de réticence à céder son restaurant s’aventura dans chaque recoin sans pouvoir s’arrêter de parler, « véritablement fascinée », sentit Taoufik Ghaffouli, « par la transformation de ce restaurant qui avait représenté toute sa vie. » La « nouvelle » Maison Arabe connaît un succès immédiat. A l’époque, le concept de riad-hôtel n’existait pas encore à Marrakech : elle devient précurseur en la matière, comme elle avait été le premier restaurant de gastronomie

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marocaine ouvert en médina en 1946, et comme elle le sera ensuite quand elle abritera la première école de cuisine du pays, en 2001. Pionnière, copiée plus de cinqcents fois mais résolument unique car sans cesse réinventée, une nécessité absolue pour le nouveau propriétaire : « Un lieu ne vit que s’il est en perpétuel mouvement. Il faut évoluer, cela prouve que l’on est en vie et cela fait partie des lois de la nature. » Au fil des années, par la création de plusieurs ateliers de cuisine et celle des Jardins Secrets, offrant aux hôtes vaste piscine et restaurant dans un lieu enchanteur, Fabrizio Ruspoli mettra sans cesse en pratique cette idée de mouvement.S’il compte désormais vingt-six chambres et suites, l’hôtel ne possédait au départ que dix chambres. « C’était un véritable petit musée avec plein d’objets rares », raconte Taoufik Ghaffouli : « Fabrizio Ruspoli, avec une élégance inspirée, avait orné les chambres de tentures précieuses, de tableaux anciens et même d’objets personnels dans les premiers temps ! Des articles ont commencé à paraître : on l’appelait « La Petite Mamounia... » Le premier livre d’or et les suivants, sont édifiants : au fil des pages se dessine ce qui rend cet hôtel de luxe à l’esprit « riad » irrésistible... et unique à Marrakech. Ses hôtes racontent s’y sentir accueillis comme des gens de la famille, grâce au personnel à la fois chaleureux et prévenant tout en restant d’une extrême discrétion ; ils apprécient son luxe sans ostentation, le raffinement de son décor, dans un lieu à l’atmosphère intime mais qui propose toutes les prestations d’un hôtel de luxe, son mélange harmonieux de confort occidental et de dépaysement oriental ; en écho au guide Marrakech Day by Day des éditions Frommer’s, qui qualifie La Maison Arabe « d’essence même de l’élégance

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marocaine » (« The epitome of Moroccan elegance »).Dans l’un de ces livres d’or, un client note cette phrase d’Oscar Wilde, « J’ai des goûts très simples, je n’aime que le meilleur », et ajoute : « S’il avait connu La Maison Arabe, il ne l’aurait plus jamais quittée ! » Un autre écrit : « Pourquoi certaines maisons de par le monde nous paraissent-elles soudain davantage les nôtres que nos propres maisons ? Parce qu’elles sont bâties sur le cœur. » En janvier 1998, comme en leur temps les articles d’Henri Gault et de Christian Millau avaient fait connaître, outre-Atlantique, le restaurant des dames Sébillon-Larochette, une émission télévisée déclenche un engouement sans précédent pour Marrakech et ses riads. Interviewé, Fabrizio Ruspoli entraîne les journalistes dans une découverte érudite de la médina. Séduits par les articles de presse racontant le bonheur de vivre dans la ville impériale et la possibilité d’y acquérir un riad à bas prix, de nombreux étrangers se lancent alors dans l’aventure et achètent les maisons traditionnelles de la médina pour les transformer en résidences secondaires. Cet affairisme immobilier n’avait plus rien à voir avec l’élan de mise en valeur du patrimoine des propriétaires des premiers temps : « Ce succès m’a troublé. Certains riads qui n’appartenaient déjà plus aux grandes familles marocaines, ce qui était le cas au début du XXème siècle, ont été défigurés. Nous avons un devoir de respect des lieux, des gens, de la manière dont ils vivent. Heureusement, depuis, cette fièvre acheteuse s’est un peu calmée... » se réjouit celui qui aime les maisons en harmonie avec la terre qui les porte.Autre conséquence de l’émission, une nouvelle clientèle découvre La Maison Arabe... et y revient : « Sans doute

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parce que nos « hôtes » y sont davantage traités comme des personnes de la famille que comme des clients. Nous sommes très attentifs à ce que l’hospitalité marocaine s’y déploie avec autant de générosité que de discrétion, dans ce lieu pluriel qui compte une équipe de plus de cent trente personnes pour moins de trente chambres », assure Nabila Dakir : « Ce lien affectif qui s’est créé entre le personnel et les clients est particulier à La Maison Arabe et unique à Marrakech. Bien souvent, des gens qui sont venus ici avec leurs parents y retournent avec leurs propres enfants. C’est exceptionnel. » L’hôtel plaît à ceux qui n’aiment pas le luxe tapageur. L’anecdote est significative : un jour de l’année 1998, des clients sont arrivés dans le hall de l’hôtel. Sans marbre ni dorure, cette entrée n’était pas assez clinquante à leur goût : « Ils sont repartis aussi vite ! », s’amuse Nabila Dakir. Il n’est pas donné à tout le monde d’apprécier un lieu façonné par l’histoire, qui transforme chaque hôte en esthète cultivé...

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UNE MAISON COMMEUN PAYSAGE

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U n lieu façonné par l’histoire : cette assertion n’est pas trop forte en ce qui concerne la Maison Arabe. Au moment du creusement de la piscine

de l’hôtel, les ouvriers ont la surprise de découvrir une meule à grains qui remonte vraisemblablement au XVème siècle, époque où le quartier de Bab Doukkala était peuplé de moulins. Plus étrange : enfoui moins profondément que la meule, un squelette de cheval est également déterré lors des travaux de la piscine. Les archives le confirment : au début du XXème siècle, cette partie de la maison avait été occupée par les écuries de Thami El Glaoui, ce Pacha qui avait conseillé aux dames Sébillon-Larochette d’ouvrir un restaurant dans la médina ; comme si la petite histoire de La Maison Arabe ne pouvait s’écrire sans la grande.Ces héritages, F. Ruspoli y tient beaucoup : respecter l’âme d’une maison et son histoire, conserver les bases des constructions vernaculaires pour ne pas créer de rupture avec le passé sans renoncer aux audaces architecturales. C’est sans doute pour cela que La Maison Arabe donne le sentiment d’avoir toujours été là : « Transmettre un patrimoine qui dure grâce à des matériaux anciens : j’aime l’idée qu’on ne fera pas demain sans hier. Bâtir avec de l’ancien n’empêche ni le charme, ni la fantaisie, mais ajoute de l’émotion, qui agit sur l’imaginaire. » Le maître des lieux rejette tout ce qui se rapproche de l’improvisation, convaincu qu’il faut du temps pour construire un édifice, réaliser une œuvre d’art : « Ce qui est intéressant, c’est le temps long de l’apprentissage : apprendre puis s’en éloigner, créer et transmettre ». Il n’est jamais aussi ému que de découvrir, dans les musées, des objets provenant de l’Antiquité, qui arrivent jusqu’à nous dans leur fragilité, à la fois si anciens et si éphémères. Dans

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cette idée de pérennité, il a conservé les piliers qui portent les voûtes de l’ancienne salle du restaurant, près de cette cour où, jadis, les aides de Khadija préparaient la pastilla pour les convives des dames Sébillon-Larochette. Est-ce pour cela que le lieu, transformé en salon-boudoir, semble exister depuis toujours ? Certains espaces, dans une maison, condensent les souvenirs et constituent une architecture émotionnelle dont le sens est spécifique à chacun. Celui qui a connu la première Maison Arabe pourra rêver de ces filiations en découvrant, au-dessus de la cheminée, le portrait du Prince Edmondo Ruspoli enfant, le grand-père de Fabrizio... « Elle est apaisante et tutélaire, cette maison sans fenêtre, aveugle à la lutte des hommes et sourde à la clameur de leurs colères, défendue par ses murs comme un tombeau dans le sable. La vie y est secrète, calme et ineffleurée comme l’eau lointaine d’un puits. Mais, en dépit des reflets des mosaïques, des couleurs et de l’or des enluminures, du tourbillon fantasque des ciselures partout enroulées sur le plâtre et sur le cèdre, l’air y est lourd et le soleil même comme assombri d’un regret. C’est le regret de l’espace et du sourire des arbres. » Si l’organisation générale de La Maison Arabe reste fidèle à l’esprit d’une demeure en médina -une entrée discrète, des terrasses isolées de la vue des voisins et un patio central permettant la distribution des pièces-, elle n’est pas fermée sur elle-même comme la maison traditionnelle évoquée par Jean Gallotti dans Le jardin et la maison arabes au Maroc. Elle se fait paysage, succession de lieux ouverts sur des chemins menant à d’autres chemins, dans une géographie incertaine qui transforme le passant en randonneur. Il faudrait une carte pour cette exploration voyageuse d’un salon à un autre, de couloirs en escaliers

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grimpant vers une terrasse ou plongeant sur un patio dont les portes s’ouvrent sur d’autres portes : succession de pages qui se déplient comme un livre et s’offrent aux yeux émerveillés avec ses salons-boudoirs, ses cheminées où flambe le bois dès la saison fraîche, ses patios privés cernés de galeries en moucharabieh et ses recoins secrets. Un lieu où le temps ne s’écoule plus pour pouvoir mieux l’approcher et le déchiffrer. On pense davantage aux mots d’Henry Bordeaux (Le Miracle du Maroc): « Les demeures sont en Orient voilées comme les femmes dont toute la beauté est intérieure. Mais dès qu’on entre, que de richesses accumulées autour du vaste patio pavé en mosaïque où l’eau coule, au milieu, de la plus charmante fontaine ! D’autres pièces sont rangées autour du jardin qui occupe l’autre cour et qui est frais et embaumé, d’autres pièces où s’accumulent les coussins, comme si la vie devait s’écouler, couchée, entre le parfum des fleurs et la musique des fontaines. »Depuis sa métamorphose en hôtel, La Maison Arabe se fait aussi vagabonde que celui qui y a convoqué ses souvenirs d’enfance. Fabrizio Ruspoli l’a peuplée d’antiquités marocaines, syriennes, turques, indiennes, espagnoles, portugaises, mises en valeur par une symphonie de couleurs chaudes, de lumières tamisées et d’étoffes précieuses qui rappellent ce XVIIIe siècle que cet amateur de peinture aime tant : « Je n’aime pas le côté froid du design actuel qui se doit d’être parfait. Je préfère la fantaisie, le charme, la vie, changer un objet de place quand cela me chante, pour inventer de nouvelles atmosphères. » La réussite d’un décor est intimement liée aux jeux de lumière, élément essentiel à l’harmonie d’un espace, que ce soit dans une maison, dans un jardin ou en peinture :

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« Même dans un tableau monochrome, il est possible de découvrir la vibration d’une lumière, qui peut offrir à la fois transparence et profondeur. Dans un portrait, je regarde toujours comment le peintre a traité le fond. Parfois, le visage ressort de l’obscurité, qui est alors littéralement habitée », avoue cet incorrigible rêveur d’un monde où la beauté serait au cœur de toute chose.Le rêve pour leitmotiv du maître des lieux : il se fait condensé de tous les orients dans le restaurant marocain : Fabrizio Ruspoli y a associé une porte ancienne indienne achetée à Paris, une porte du XIXème siècle provenant d’un palais de Meknès, un plafond inspiré de celui d’une mosquée iranienne d’Ispahan, des lustres florentins en bois doré, de grands miroirs vieillis réchauffés par une cheminée en bois et d’épais tapis berbères. Il se fait romanesque dans l’atmosphère 1930 du bar, l’un des lieux les plus magiques de l’hôtel, formé d’un long comptoir en acajou, aussi doux que les murs gainés de cuirs, les gravures d’inspiration africaine et les notes légères du piano à queue qui, chaque soir, accompagnent les confidences.Il devient plaisir sous les voûtes noyées de pénombre du hammam, autour de la vasque centrale où flottent des pétales de roses et d’où jaillit l’eau bienfaisante, cette eau révérée par le Coran pour ses vertus purificatrices. La lumière vacillante des bougies laisse deviner quelques gravures aux murs tandis que des senteurs d’aloès tissent un cocon protecteur nécessaire pour larguer les amarres. Dans cet univers dédié aux soins du corps, des rites ancestraux sont prodigués par des mains expertes, à l’aide de produits et de soins « typiquement marocains comme les soins à l’argile », se réjouit Nabila Dakir : « Toujours cette idée de faire découvrir aux hôtes le meilleurs d’un art de vivre

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sensuel et généreux. » Mais c’est peut-être le soir, quand le crépuscule creuse d’ombres le haut mur d’enceinte du restaurant Les Trois Saveurs et que toutes les étoiles du ciel semblent être tombées dans les eaux du bassin, que s’incarne le mieux ce subtil mariage entre le beau et le bon qui s’est développé en douceur à La Maison Arabe et lui donne son âme. On pense alors à ces mots de Gaston Bachelard : « La rêverie travaille en étoile, paraît-il ? Cela tombe bien, c’est sous celles-ci que nous avons choisi d’installer, chaque soir, nos fabriques à rêves. »

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AU COEUR DE L’ART CULINAIRE MAROCAIN

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D es poteries vernissées, de grands bocaux de ci-trons confits et de cornichons, de profonds pa-niers qui débordent de légumes du potager voi-

sin, des coffres à épices embaumant l’atmosphère d’effluves de cannelle et de cumin : le décor est aussi inspirant qu’en-chanteur. Dans ce pavillon ombragé de figuiers où se dé-roulent les ateliers de cuisine de La Maison Arabe, chaque détail a été conçu pour que les participants se sentent à la fois concentrés et réjouis tout au long de ces trois heures que dure cet apprentissage de la gastronomie marocaine.Après avoir visité Les Jardins secrets, l’annexe de La Maison Arabe située à quinze minutes à peine de l’hôtel sur la route de Ouarzazate, plongé le nez dans les herbes odorantes du potager, dégusté le tanourt, un pain rond cuit sur la braise du four à pain, et admiré un four à méchoui traditionnel, les « stagiaires » sont prêts pour les travaux pratiques. Installés derrière leur poste de travail, ils écoutent la consigne : toujours suivre des yeux la dada (la cuisinière) installée sur son estrade, pour calquer leurs gestes sur les siens. Et alors seulement, le poulet au citron confit, la pastilla au lait et amandes grillées, la tomate délicatement ciselée à la manière d’une rose et les petits gâteaux au miel prendront couleur, forme et saveur parfaites. Pour chaque participant, un plan de travail, deux feux, une planche à découper, un évier, un torchon, des coupelles d’épices, des ustensiles plantés dans un joli pot coloré et un écran plat qui permet de suivre au plus près ce que fait la dada. Dans une bonne humeur qui n’enlève rien à l’attention, chacun va rassembler, couper, puis jeter par petites poignées dans son plat à tajine, ou sa poêle, les ingrédients qui vont mijoter doucement sur les feux avant d’être dégustés.

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Comme beaucoup d’autres recettes, celle du tajine de poulet aux abricots caramélisés témoigne d’une cuisine plus facile à réaliser que sa réputation ne l’affirme... La dada presse un petit torchon humide au creux d’une main puis nettoie le marbre avant d’y poser une coupe remplie d’oignons. Avec un gros couteau pointu, elle hache l’un d’eux en rondelles qu’elle étale ensuite dans un plat à tajine, graissé par de l’huile d’olive. Après avoir découpé un blanc de poulet en lamelles qu’elle dépose délicatement dans le plat où elle a ajouté trois cuillerées d’eau, elle saupoudre l’ensemble de persil, coriandre, gingembre, curcuma, ras-el-hanout, cannelle, sel, poivre et safran, en fine pincée. Elle peut alors couvrir le tajine, qu’elle asperge régulièrement d’un peu d’eau. Dans une poêle, elle dépose un morceau de beurre et dix abricots séchés, les noie dans un grand bol d’eau, parsème le tout de huit cuillères de sucre en poudre et monte le feu. Après une dizaine de minutes environ, l’eau et le sucre se transforment en caramel et les abricots ont pris une jolie couleur brune. Lorsque le poulet est cuit, la dada l’entoure de ces abricots dorés et plante un fin bâton de cannelle entre deux fruits. La recette est terminée : les tajines embaument. Chaque participant peut enfin se rafraîchir les mains avec quelques gouttes de fleur d’oranger...D’une durée d’environ trois heures, ces ateliers d’art culinaire se répètent tout au long de la semaine, pour le plus grand plaisir des hôtes de l’hôtel mais aussi de gens de l’extérieur : « Le niveau d’excellence de ces cours se sait à Marrakech. Beaucoup d’Occidentaux qui vivent ici y participent, car ils ont envie de découvrir la cuisine marocaine puis de faire partager leur expérience. Les séances sont à la fois « bon enfant » et concentrées. Les gens ne se connaissent

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pas au départ et puis il y a une espèce d’émulation et elles s’achèvent dans une atmosphère toujours chaleureuse », se réjouit l’initiateur de ces cours, nés comme souvent d’un hasard. A son ouverture, en 1997, l’hôtel ne possède qu’une petite pièce où une dada prépare quelques plats traditionnels pour ceux qui ne désirent pas sortir le soir. Un jour, séduite par les parfums s’échappant de la cuisine, une cliente australienne demande à Fabrizio Ruspoli la recette du plat en préparation -c’était un couscous- et lui avoue son désir de découvrir les secrets de la gastronomie marocaine. L’idée fait son chemin. En 2001, un premier atelier est ouvert dans la Kasbah des Jardins secrets. A cette époque-là, le maître des lieux ne savait pas que, dans les années 1940, Suzy Sébillon-Larochette avait déjà reçu des lettres lui demandant d’organiser des cours de cuisine. Ce n’est qu’après la création du premier atelier qu’il les retrouva dans les archives : « Au fond, ce lieu avait cette vocation de faire découvrir la gastronomie marocaine, autrement que par la simple restauration », confie-t-il, amusé par ce clin d’oeil du destin. Quand, en 2002, Suzy s’éteint dans une des maisons attenantes à l’hôtel, entourée de ses chats et de ses souvenirs, la réputation de ces ateliers est déjà bien installée. Ce sont alors les premiers du genre au Maghreb. Une fois de plus pionnière, La Maison Arabe invite curieux et amateurs d’expériences nouvelles à venir percer les secrets de recettes ancestrales. Car il n’y a pas d’anciens livres de cuisine marocaine : depuis toujours, les recettes se transmettent oralement de mère en fille, par le geste et le regard, grâce aux dadas, les cuisinières marocaines. Issues pour la plupart de l’Afrique sub-saharienne, et notamment

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du Soudan, ces gardiennes d’une mémoire culinaire ancestrale descendent d’esclaves qui peuplaient jadis les palais des sultans locaux. On raconte qu’au XVIIème siècle, le sultan Moulay Ismaïl avait ainsi recruté dans les États du Sahel jusqu’à 150 000 esclaves pour constituer sa « garde noire ». Bien évidemment, les femmes furent chargées des tâches quotidiennes, des enfants mais aussi de la cuisine. Dans les harems, les jeunes filles qui semblaient les plus aptes à devenir de bonnes cuisinières apprenaient, grâce aux aînées, à choisir les produits, maîtriser la cuisson, mélanger et doser les épices, pour réussir les meilleures recettes du palais. Les historiens s’accordent à reconnaître qu’elles étaient souvent très respectées. Certaines étaient même affranchies de leur vivant. La fameuse Khadija des dames Larochette, « prêtée » par le Pacha Thami El Glaoui à La Maison Arabe, connut ce même parcours, du harem au palais. Transmettant de génération en génération les secrets d’un art essentiellement oral, ces dadas ont apporté beaucoup de leurs traditions sub-sahariennes dans la cuisine marocaine, d’origine berbère. Au temps du protectorat, elles avaient toujours un rôle très important dans les maisons des grandes familles arabo-musulmanes. La cuisine était leur royaume incontesté : un territoire auquel tous les habitants de la maison n’avaient pas accès. Dans la tradition orientale, un homme ne s’approche pas des fourneaux sous peine de perdre sa virilité... Depuis la création du premier atelier de cuisine de La Maison Arabe, Fabrizio Ruspoli a tout naturellement fait appel à des dadas professionnelles, qui ne parlent souvent que le darija. Des traducteurs anglais et français sont donc présents à chaque cours pour faire le lien entre « élèves »

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et cuisinière, mais aussi pour raconter l’histoire de la gastronomie marocaine et l’origine des plats : « Quand on arrive dans un pays que l’on ne connaît pas, la table est un excellent moyen de découvrir sa culture. Il y a tellement à dire sur cette cuisine... Les professionnels de la gastronomie la considèrent comme l’une des meilleures au monde car elle est aussi variée que raffinée et généreuse, dans un pays qui en a fait un symbole de l’accueil. Tout voyageur traversant le Maroc sait qu’il lui sera servi un repas frisant parfois la prodigalité, pour montrer l’importance que l’on accorde à son hôte »... et découvre à quel point le sens de l’hospitalité est ancré dans ce pays et dans l’Islam. C’est l’une des valeurs les plus fortes de l’art de vivre marocain.Cette réputation ne date pas d’hier : depuis des siècles, de nombreux ouvrages des XVIIIème et XIXème siècles témoignent de la générosité et du raffinement de la gastronomie marocaine. Ainsi, en 1885, cette scène rapportée par un fonctionnaire des finances de passage à Fez, à une époque où l’art de vivre dans les villes impériales atteint son apogée : «Voilà qu’enfin se terminent les préparatifs d’accueil du Sultan. Pas moins de trente-quatre plats différents : salades, couscous, pastilla, tajines de volailles, de viande, de poisson... Des caïds venus de province resteront bouche bée devant tant d’abondance et de magnificence, et admireront presque religieusement le pain blanc servi à l’occasion. » Plus près de nous, l’écrivain Colette raconte avec drôlerie son repas chez le Pacha Thami El Glaoui lors d’un voyage à Marrakech en 1926 : « Elle (la dada) avait déjà déposé devant nous des pigeons baignant dans une huile succulente, des poulets inhumés sous la fève fraîche à peau plissée, sous le citron cuit et recuit, tombé en purée sapide. Nous avions

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eu aussi le mouton et le mouton, bissé, trissé, le mouton et sa farce au fenouil, le mouton et le cumin et la courgette, le mouton et vingt épices... » (Prisons et paradis). Fidèle reflet d’un pays au carrefour de plusieurs civilisations, cette cuisine est sans aucun doute la plus évoluée du Maghreb. L’Ile du Couchant -nom donné par les premiers géographes arabes au Maroc- fut sillonnée de nombreuses caravanes venant de l’Afrique entière. A la fin du XVème siècle, elle fut également terre d’asile pour les Juifs et les Arabes andalous chassés du royaume de Grenade. Sa cuisine mêle ainsi ces influences juives et arabo-andalouse avec celles d’origine berbère, arabo-musulmane et européenne. La diversité géographique du Maroc qui compte montagnes, mers et déserts explique encore sa richesse culinaire : plats typiques du désert, particulièrement épicés puisque la viande y est rare, comme le couscous aux figues fraîches rôties, recettes raffinées des grandes villes, comme le tajine de poulet aux grains de nigelle et le couscous au sumac de Marrakech, le couscous au loup de mer de Rabat ou encore la cuisine d’influence ottomane de Tétouan avec ses pâtisseries feuilletées au miel et aux amandes.Comme dans la plupart des pays où la cuisine est l’apanage des traditions, rares sont les bons restaurants au Maroc. Il faut s’asseoir à la table familiale pour déguster les saveurs délicates d’une vraie pastilla aux pigeons ou d’un tajine aux abricots et pignons de pins, mijoté avec patience, relevé avec des épices dont la dose est un secret jalousement gardé par la cuisinière : « Quand elles sont dans leur cuisine, les dadas se débrouillent pour ne pas montrer leur dosage d’épices et d’herbes au moment où elles les mettent dans le plat... », s’amuse Fabrizio Ruspoli. Celles de La Maison Arabe, au contraire, sont là pour perpétuer ce savoir-

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faire qui risque malheureusement de disparaître avec les cuisinières les plus âgées et l’apparition de la nourriture toute faite, qui relègue la cuisine traditionnelle aux seuls moments des fêtes. Outre les deux restaurants de l’hôtel, l’un proposant les recettes marocaines les plus authentiques, l’autre, le restaurant Les Trois Saveurs, croisant une cuisine marocaine, française et asiatique, ces ateliers présentés aux hôtes de La Maison Arabe associent sensoriel et culturel pour montrer que l’art culinaire est également un acte de civilisation. Celui qui participe au cours de cuisine de La Maison Arabe s’initie non seulement à cet art très exigeant qu’est la cuisine marocaine, mais aussi à la manière de boire le thé, manger avec les doigts, pincer le pain entre le pouce et l’index, ou encore dépiauter le mouton ou le poulet, toujours avec sa main droite. Il découvre l’importance du miel et de l’huile dans la culture maghrébine et de nombreuses autres traditions, comme celle de se retrouver autour d’une table, que ce soit dans les grandes familles ou dans les milieux plus simples. Il apprend ce que représente aujourd’hui la famille dans le monde musulman, comment les gens âgés restent chez eux jusqu’à leur dernier souffle, la place des femmes au Maroc, les traditions qui subsistent et celles qui s’effacent peu à peu. Des ateliers pour s’ouvrir au monde arabe et mieux le comprendre.En 2016, une nouvelle aventure culinaire commence. Fidèle à son idée que pour perdurer il faut sans cesse innover, le maître des lieux achète un bâtiment attenant à l’hôtel pour créer un nouvel atelier de cuisine. Marbre au sol, toit de tuiles vernissées, plantes en abondance, fontaine en zelliges et façade reprenant les dessins de celle de la mosquée de Ben Youssef : tout ici est fait pour enchanter

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le regard. L’idée est d’y proposer une initiation rapide à la cuisine marocaine car, pour beaucoup, elle est considérée comme trop contraignante, lente à préparer et nécessitant des produits complexes : « On entre en cuisine comme on entre en religion... Il existe pourtant de nombreuses recettes joyeuses, colorées et savoureuses qui peuvent être réalisées en moins d’une heure et avec des produits simples », assure Taoufik Ghaffouli. « Nous allons encore une fois être pionniers. Pour l’illustrer, nous avons publié un livre et produit une vidéo contenant des recettes qui se préparent en moins d’une heure. » Dans ce nouvel atelier sont ainsi proposées trente recettes destinées à ceux qui n’ont pas le temps de s’attarder : un atelier comme une pause créative entre deux promenades dans les souks. Dadas et traducteurs assurent l’animation des cours. Le bâtiment abrite également un restaurant qui véhicule le même concept à travers ses plats légers, ses soupes et ses légumes, simples mais de qualité, à déguster dans la journée. Il comprend une autre cuisine aménagée pour les cours, destinée aux groupes de deux à six personnes, une boutique et un salon-bibliothèque peuplé de livres d’art. A cent mètres à peine de là, une pâtisserie, L’Instant Thé, offre une pause gourmande supplémentaire.Dans le quartier de Bab Doukkala, cette nouvelle aventure suscite la curiosité et l’admiration. En magicien inspiré, Fabrizio Ruspoli a mué ce qui fut le restaurant le plus couru d’Afrique en une maison caravanière où l’art culinaire devient un savoir.

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AINSI VA DE LA MUSIQUEET DES JARDINS

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«O n ne joue pas du piano avec ses doigts mais avec son esprit », écrivait Glenn Gould : « On ne construit pas une maison avec ses bras

mais avec son âme... », pourrait-on ajouter. Faire de La Maison Arabe un hôtel de charme où l’art de vivre ma-rocain se déployait dans une atmosphère chaleureuse et familiale ne suffisait pas à son propriétaire. Il lui fallait apporter un supplément d’âme à son projet, à travers cette musique qui lui est si chère, qui l’accompagne depuis l’en-fance et sans laquelle il ne serait pas le même : « Il y avait comme une évidence à imaginer des concerts de musique traditionnelle qui puissent offrir à chacun dépaysement, poésie et spiritualité. » De même que la gastronomie, cette musique traditionnelle marocaine se transmet depuis des siècles par simple audition. Les musiciens ne connaissent pas les partitions puisque leur musique n’est pas notée. Chaque soir, au sein de l’hôtel, des musiciens choisis avec cette exigence propre au maître de maison –certains ont été les disciples de Said Chraïbi, l’un des meilleurs luthistes d’Afrique du Nord-, jouent ainsi de mémoire et parfois chantent à la tierce, à deux ou trois, un vaste répertoire de musique arabo-andalouse et syrienne. S’élèvent alors dans la nuit des sons d’une mélancolie absolue, propre à ces instruments aux sonorités abrasives que sont la guitare et l’oud, ce luth au ventre rebondi que connaissaient déjà les pharaons. Dans l’amour et le désir des corps et des âmes que chantent ces mélopées, chaque convive peut se laisser aller vers de nouveaux rêves. L’exceptionnel se niche souvent dans l’authenticité.La Maison Arabe ne pouvait exister sans musique classique : « Il est passionnant de rencontrer des musiciens,

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des compositeurs, des amateurs de musique, pour s’élever ensemble. La musique est un merveilleux moyen de découvrir des harmonies célestes, des forces supérieures qui vous dépassent et permettent de vous transcender. Si le monde est aussi à cran aujourd’hui, c’est peut-être parce qu’il y a un terrible manque de transmission de culture, de sensibilité à l’esthétique. C’est pour cela que j’essaye de transmettre à d’autres, toutes les émotions que me procure la musique, si intimement liée à ma vie. Et puis, il est essentiel de donner ce que vous avez eu la chance de recevoir », s’enthousiasme celui qui, en musique classique, a une prédilection pour Bach, Rachmaninov, Beethoven, Brahms ou Schumann. Depuis son arrivée à Marrakech, en 1997, Fabrizio Ruspoli est membre fondateur d’une association des amis de la musique, créée par Jean-Pierre Brosmann, ancien directeur du théâtre du Châtelet à Paris, et Claude Azières, qui invite des artistes du monde entier à se produire à Marrakech. Haute maison fermant la perspective des Jardins Secrets, la Kasbah accueille régulièrement des musiciens autour d’un piano à queue, dans un décor voyageur qui mêle avec inspiration Orient et Occident. De la musique, moment de communion entre l’homme et le sacré, à la nature qui apaise et transcende, il n’y a qu’un pas. Après avoir acquis un terrain sur la route d’Ouarzazate, celui qui traverserait le monde pour un jardin a mis en scène une autre de ses passions, offrant à ses hôtes, après la découverte de la vie arabe en médina, un temps suspendu dans ses enchanteurs Jardins Secrets. A l’image de Marrakech qui, jadis, possédait quelques-uns des plus beaux jardins historiques du monde arabe, cette science des jardins est très présente dans la culture orientale. Elle

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plonge ses racines dans un substrat millénaire chargé de rêves nostalgiques, de souvenirs enfouis et de tristesses nomades. Image terrestre du paradis, le jardin clos (riad signifie « jardin clos intérieur ») prend une dimension quasi sacrée dans le Coran : entouré de hauts murs, divisé en quatre parterres géométriques où trônent les orangers, ce jardin riche de symboles permet à l’homme pieux de contempler un monde de plaisirs et de délices : bruissement de l’eau de la fontaine, fraîcheur du feuillage de l’oranger, parfum des fleurs, chant des oiseaux. Ce n’est pas un hasard si, dans la langue arabe, un jardin de ce monde se dit djenina, petit paradis... « Comme la musique, le jardin est un langage. C’est un assemblage de masses comme il y a l’assemblage de masses sonores en harmonie. Le mélange des thèmes crée de l’harmonie... ou non » assure Fabrizio Ruspoli qui n’a jamais oublié les jardins en espalier de sa grand-mère paternelle, à Tanger, ni ceux de sa grand-mère maternelle, dans l’arrière-pays de Cannes, avec leur magie, leur topographie, leurs parfums... Il sait l’art de les dessiner sans les contraindre, de les faire grandir, respirer, évoluer, tout en les soignant avec une constante attention : « Il faut y vivre comme on vit dans une maison. Il y a des endroits où l’on aime se trouver le matin, pour la lumière, d’autres réservés aux fins d’après-midi, pour les senteurs. Il y a des moments où l’on a envie d’ombre, d’autres où l’on préfère se réchauffer au soleil. C’est une architecture qui se crée au jour le jour, avec des lignes directrices mais qui se réinvente sans cesse, au fil des saisons : rien n’est figé, comme dans une maison. Les lignes sont faites pour être bouleversées. » Un jardin, c’est un silence peuplé d’oiseaux, disait le poète. « Il y a des endroits d’intimité, des lieux où l’on s’isole,

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où l’on médite. Il y a des animaux, des oiseaux... En été, quand s’élève le chant du rossignol, le chant céleste par excellence, il n’y a rien de plus beau », affirme d’une voix douce le jardinier-philosophe : « Un jardin, c’est aussi un état d’esprit, une projection de ce que l’on est, un équilibre subtil entre l’apaisement qu’il nous donne et les efforts qu’il requiert. Créer un jardin, c’est une leçon de temps : on plante « petit » et l’on voit grand, on s’installe dans la durée », ajoute cet amoureux des orangers qui cède facilement à la contemplation, quand l’eau silencieuse du bassin fait écho au vert tendre des oliviers et au rouge intense des rosiers, et que se mêlent les fleurs et les fruits dans une symphonie de couleurs.Préservés de toute agitation à l’ombre de leurs murs de pisé rose, Les Jardins Secrets, de même que La Maison Arabe, font écho au monde intérieur de son propriétaire-voyageur. Traversé par une allée délimitée par des murets de pierres taillées à la main de la vallée de l’Ourika, peuplé de flamboyants massifs de bougainvilliers, de haies de romarin et de lauriers, ombragé de cyprès, de figuiers, d’oliviers, de palmiers et de cactées, ce « petit paradis » réveille tous les sens. Le sortilège commence par les parfums : entre figuiers et jasmin, roses et arums, l’odorat passe d’un enchantement à un autre. Il se poursuit par le regard, succession de chambres de verdure où domine le vert. Il continue par le son de l’eau, jaillissant d’une cascade pour inonder un bassin pointillé de feuilles de nénuphars où des grenouilles vertes coassent à perdre haleine sous la lune. Il s’achève avec le goût, dans un vaste potager où poussent tomates, courgettes, aubergines, potirons, haricots verts, oignons et plantes aromatiques destinés aux participants des ateliers de cuisine.

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Le « jardin d’herbes » est sans doute l’un des endroits préférés de Fabrizio Ruspoli. Sauge, thym, marjolaine, ciboulette et ou encore verveine citronnelle, utilisée dans les tisanes servies à l’hôtel après le hammam ou à l’heure du coucher, y côtoient différentes sortes de menthe : « Celle de la montagne, souvenir de mon enfance à Tanger ; celle que l’on trouve entre Atlantique et Méditerranée, face au détroit de Gibraltar et qui, au soleil, prend des senteurs poivrées », raconte celui qui ne résiste pas au plaisir de frotter entre ses doigts quelques feuilles de menthe pour en humer les parfums. Une façon d’habiter, une fois encore, l’espace léger de l’enfance.

« Pourquoi y a-t-il des bruits, des couleurs, des parfums, où de vastes nappes de passé sont mystérieusement enfermées, et qui soudain, en effleurant l’esprit, y ressuscitent par miracle le temps évanoui ? », songent Jérôme et Jean Tharaud dans Marrakech ou les seigneurs de l’Atlas...

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Et la fin de toute notre exploration

Sera d’arriver là où nous avons commencé

Et connaître l’endroit pour la première fois.

Thomas Stearns Eliot.

Véritable académie du goût au croisement de toutes les cultures et saveurs, La Maison Arabe ouvre de vastes horizons, à l’image de cette ville caravanière que fut Marrakech depuis le Moyen Age. Depuis son inauguration, elle ne cesse ses métamorphoses tout en gardant l’esprit de ses origines. Comment préserver une atmosphère de maison de famille dans un hôtel qui n’a cessé de s’agrandir ? Attentif aux autres, sachant faire confiance tout en conservant une grande exigence sur la perfection à apporter à toute chose, Fabrizio Ruspoli a su partager ses passions. Est-ce pour cela que, depuis vingt ans, très rares sont ceux qui l’ont quitté dans l’aventure de La Maison Arabe ? Une implication difficile à concevoir sous des cieux occidentaux.Arrivés tout jeunes encore alors que l’hôtel venait d’être inauguré, Taoufik Ghaffouli et Nabila Dakir sont devenus les « piliers » de la maison sans lesquels Fabrizio Ruspoli assure qu’elle ne pourrait exister. Indéfectiblement attachés au lieu, au point qu’elle est aussi la leur, ils interprètent le succès de leur « enfant » comme le résultat d’un travail fourni quotidiennement avec une attention sans cesse renouvelée. La Maison Arabe n’est pas un hôtel aseptisé : grâce à la présence discrète et à la prévenance de l’équipe, grâce au regard des artisans qui ont travaillé à embellir chaque chambre, chaque suite, d’un décor personnalisé, celui ou

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celle qui y séjourne repart avec une idée plus juste de la manière de vivre dans ce pays, de sa culture, de cette générosité ancrée au plus profond de l’esprit marocain, à l’image de cet oranger qui offre de l’ombre puisqu’il garde ses feuilles toute l’année, qui nourrit, flatte le regard et le toucher, sent bon, apaise et rend joyeux. Posée en lisière de médina, cette « maison » est certainement un lieu que l’on « habite » au sens le plus fort du mot : « Habiter, un terme universel à la résonnance intime. C’est un art de vivre au quotidien, le mariage de l’utile et du beau, de la curiosité et de la culture, du charme et de la fantaisie. C’est l’histoire de nos vies dans nos maisons. Car qu’est-ce habiter si ce n’est aussi se connaître soi-même ? Dans cette « maison arabe » réinventée, j’aimerais que chacun se sente en harmonie avec l’espace, les volumes et les formes pour quitter ses bases et pouvoir découvrir d’autres saveurs, d’autres esthétiques, d’autres goûts, d’autres couleurs, d’autres parfums, une nouvelle langue, une nouvelle architecture, une nouvelle musique. », espère ardemment Fabrizio Ruspoli.« Habiter, c’est aussi préserver la mémoire des lieux et des objets sans les figer. J’aime l’image du tour du potier. Vous avez le coup de pouce qui forme le pot. Quand le pot est terminé, on ne voit plus le coup de pouce qui a donné la forme. Un rêve est pareil : une fois terminé, il contribue à bâtir un autre rêve. Il ne faut jamais se donner un objectif final mais se dire que chaque rêve est un passage vers autre chose. Les époques changent, le monde évolue, La Maison Arabe aussi, perpétuellement enrichie d’un décor nouveau, de projets novateurs, ouverte sur le futur mais qui garde sa philosophie du partage propre à l’esprit du pays. »Dans le petit salon aménagé sur l’emplacement de l’ancien

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restaurant de Suzy, un canapé rouge invite aux confidences. Devant la table basse a été installé un tapis tressé de cuir et de raphia, une natte saharienne, légère et ajourée pour laisser s’échapper le sable au moment des déménagements nomades ; comme une métaphore de ce lieu doté de mémoire, ouvert à l’autre, et qui entraîne chaque convive dans de doux rêves d’Orient.Si Marrakech s’est développée à une vitesse sidérante ces dernières décennies, agora survoltée et tumultueuse bien loin de la terre austère et sablonneuse des origines, les montagnes de l’Atlas, barrant l’horizon, restent aussi immuables que la lumière, la douceur de l’air et le parfum entêtant de la nostalgie. Quand le crépuscule monte et que s’assombrissent les murailles de la ville, quand le chant du muezzin cueille le dormeur et que dansent les lanternes des échoppes, le moment vient où le tumulte s’apaise. Happées par l’obscurité, des silhouettes en djellaba, celles que Fabrizio Ruspoli avait côtoyées enfant, glissent, furtives, en direction des souks. Dans sa discrète ruelle à l’ombre de la mosquée de Bab Doukkala, La Maison Arabe se fait alors oasis intime, freinant la course du temps pour inscrire ses pas dans ceux des voyageurs. De Suzy, pionnière d’une aventure culinaire, à Fabrizio, passeur d’art et de culture, le fil ne s’est jamais rompu. Comme si la force d’un lieu s’imposait à ceux qui en ont la charge...

« Il faut rester émerveillé par la vie », assure celui qui aime infiniment le Maroc, son art de vivre et ses lumières.

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www.lamaisonarabe.com

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ISBN 978-88-7336-691-1

Copyright © 2017

Pour l’édition : Gli Ori

Pour les photos :Pierre David pp. 6-14-15-18-22/23-26/27-30-32/33-39-44/45-48-53-54-

58/59-64-68/69-70-74-79-81-82-85-86/87-93-97-99-100-101-102-103-104-107-108/109-114-115-116-117-120/121-122-123

Marie Rodier photo de couverture et pp. 34-63-75-90-105-106-110/111-112/113-118-119-124/125Christophe Kern p. 36

Photos d’archive : pp. 10 et 18

Pour le texte: Aude de Toqueville

Imprimé en Italie - Arti Grafiche Parini, Turin 2017

www.gliori.it

Coordination éditoriale et mise en page :Paola Gribaudo

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