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AVERTISSEMENT
Ce document est le fruit d'un long travail approuv par le jury de soutenance et mis disposition de l'ensemble de la communaut universitaire largie. Il est soumis la proprit intellectuelle de l'auteur. Ceci implique une obligation de citation et de rfrencement lors de lutilisation de ce document. D'autre part, toute contrefaon, plagiat, reproduction illicite encourt une poursuite pnale. Contact : [email protected]
LIENS Code de la Proprit Intellectuelle. articles L 122. 4 Code de la Proprit Intellectuelle. articles L 335.2- L 335.10 http://www.cfcopies.com/V2/leg/leg_droi.php http://www.culture.gouv.fr/culture/infos-pratiques/droits/protection.htm
Facult de droit, sciences conomiques et gestion.
Ecole doctorale SJPEG.
Lexpropriation pour cause dutilit publique de 1833 1935
(lgislation, doctrine et jurisprudence avec des exemples tirs des archives de
la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle).
Thse pour le doctorat en sciences juridiques.
Spcialit : Histoire du droit.
Prsente et soutenue publiquement par Rodrigue Goma Mackoundi L.
Le 16 dcembre 2010 14h30.
Composition du jury
Directeur de thse
Monsieur Christian Dugas de la Boissonny, Professeur mrite lUniversit
de Nancy 2.
Rapporteurs
Monsieur Pierre Bodineau, Professeur lUniversit de Bourgogne.
Monsieur Renaud Bueb, Matre de confrences lUniversit de Franche-
Comt.
Suffragants
Monsieur Hugues Richard, Professeur lUniversit de Bourgogne.
Monsieur Franois Lormant, Ingnieur de recherche au centre lorrain
dhistoire du droit.
Facult de droit, sciences conomiques et gestion.
Ecole doctorale SJPEG.
Lexpropriation pour cause dutilit publique de 1833 1935
(lgislation, doctrine et jurisprudence avec des exemples tirs des archives de
la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle).
Thse pour le doctorat en sciences juridiques.
Spcialit : Histoire du droit.
Prsente et soutenue publiquement par Rodrigue Goma Mackoundi L.
Le 16 dcembre 2010 14h30.
Composition du jury
Directeur de thse
Monsieur Christian Dugas de la Boissonny, Professeur mrite luniversit
de Nancy 2.
Rapporteurs
Monsieur Pierre Bodineau, Professeur lUniversit de Bourgogne.
Monsieur Renaud Bueb, Matre de confrences lUniversit de Franche-
Comt.
Suffragants
Monsieur Hugues Richard, Professeur lUniversit de Bourgogne.
Monsieur Franois Lormant, Ingnieur de recherche au centre lorrain
dhistoire du droit.
Luniversit de Nancy 2 nentend donner aucune approbation, ni
improbation aux opinions mises dans les thses ; ces opinions doivent tre
considres comme propres leur auteur.
THESE
Lexpropriation pour cause dutilit publique de 1833 1935
(lgislation, doctrine et jurisprudence avec des exemples tirs des
archives de la Moselle et de la Meurthe-et-Moselle).
Les lois, mme les plus justes et les mieux faites, susent avec le temps : leur
application dforme lide qui les cre ; les remdes partiels quon tente dapporter leurs
inconvnients accroissent les difficults dont elles sont lorigine et mlent dans un texte des
articles inutiles et des rgles vivantes. Dans un tat parfait, toute la lgislation, droit priv
comme droit public, devrait tre rgulirement contrle et refondue .
Debr M. La nouvelle procdure dexpropriation pour cause dutilit publique
daprs le dcret du 8 aot 1935 , Dalloz, 1935, p.72.
Remerciements
Je tiens exprimer ma plus profonde gratitude tout particulirement mon
directeur de recherche Monsieur le professeur Christian Dugas de la Boissonny qui,
outre son intransigeance, ma galement permis par ses conseils et ses rflexions de
mener terme ces travaux.
Je remercie galement les membres du jury du fait davoir accept de lire cette
thse et de participer sa soutenance.
Ces remerciements sont aussi adresss toute ma famille et mes amis qui nont
cess de mapporter leur soutient tout au long de mes recherches : Svan Goma-Ochs,
Marjorie Ochs, Mesmin Goma, Eudes Florient Goma, Martial Goma, Nelly Goma,
Carine Goma, Jrme Goma, Brigitte Ochs-Ghedin, Michel Ochs, Manon Ochs, Justine
Ochs, Serge Moukoko, Jessica Henriot, Nathalie Samba, Paulin Nkoua, Cyr Makosso,
Prisca Condhet.
10
SOMMAIRE.
INTRODUCTION...16
Premire partie : Lexpropriation pour cause dutilit publique.49
Titre premier- La diversit des procdures dexpropriation et les rgles observer avant
lintervention du juge judicaire.50
Chapitre 1- La diversit des procdures dexpropriation.......51
Section 1- Lexpropriation et la construction du chemin de fer.52
Section 2 - Les diffrentes procdures dexpropriation au profit de lautorit
administrative..81
Chapitre 2- Les rgles observer avant lintervention du juge judiciaire..103
Section 1- Les diffrentes rgles prescrites par le lgislateur...103
Section 2- Le transfert amiable de la proprit prive..143
Titre 2 : Le juge dans la procdure d'expropriation.172
Chapitre 1 : La comptence de lautorit judiciaire..173
Section 1- Le rle du juge dans la procdure dexpropriation.173
Section 2- Le traitement des affaires par le juge191
Chapitre 2- Le sort du jugement dexpropriation.202
Section 1- Les formalits postrieures au jugement dexpropriation. ...202
Section 2- Les effets du jugement dexpropriation228
Seconde partie : Les consquences de la procdure dexpropriation..245
Titre 1- La rtrocession et les mesures menant la constitution du jury. .246
Chapitre 1- Le droit de recourir la rtrocession.247
Section 1- Lexercice du droit de rtrocession. .247
Section 2- Les difficults susceptibles de se produire en matire de rtrocession et le
domaine de comptence des juges judiciaire et administratif..268
Chapitre 2- Le recours au jury dexpropriation, consquence de la procdure
dexpropriation..285
Section 1- Le recours au jury dexpropriation...285
Section 2- Les dispositions pralables lexamen de laffaire devant le jury300
Titre 2- Le jury du jugement et la dcision fixant lindemnit. ..318
Chapitre 1- Le jury de jugement proprement dit..319
12
Section 1- La composition dfinitive du jury du jugement..319
Section 2- Le pralable avant la fixation de lindemnit..333
Chapitre 2- La fixation de lindemnit352
Section1- La ncessit de fixer lindemnit.352
Section 2- Les effets de la dcision du jury.382
Conclusion gnrale..411
13
Abrviations.
ADM Archives dpartementales de la Moselle
ADMM. Archives dpartementales de la Meurthe et Moselle
Aff. Affaire
A.J.P.I. Lactualit juridique proprit immobilire
Ann. Fac. De droit. Annales de la facult de droit.
Art. Article.
Bull. Bulletin.
C. E. Conseil dtat.
Cass. Civ. Chambre civile de la cour de cassation.
C.J.E.G. Cahiers juridiques de llectricit et du gaz.
Concl. Conclusion.
D. Dalloz priodique.
D.H. Dalloz hebdomadaire.
D.-L. Dcret-loi.
Droits Revue droits.
d dition.
Gaz. Pal. Gazette du palais.
L.G.D.J Librairie gnrale de droit et de jurisprudence.
p. page.
P.U.F. Presse universitaire de France.
P.U.N. Presse universitaire de Nancy.
P.U.S. Presse universitaire de Strasbourg.
QSJ Que sais-je ?
Rec. Recueil des arrts du Conseil dtat.
RFDA. Revue franaise de droit administratif.
Rpertoire Dfrenois. Rpertoire gnral pratique du notariat et de
lenregistrement.
Req. Chambre des requtes.
RTDC. Revue trimestrielle de droit civil.
Rev. bibliothque Revue bibliothque.
RDP. Revue du droit public et de la science politique.
14
Rev. Leg. Jur. Revue de lgislation et de jurisprudence (La France
judiciaire.
S. Recueil Sirey.
T. Tome.
Trib. Tribunal.
15
16
INTRODUCTION
La question relative lexpropriation est lie la proprit1. Chaque fois que ltat
entreprend la construction dune forteresse, des hpitaux, des coles, des canaux, des rues, des
routes et des chemins de fer, la proprit prive est sacrifie2. Ce sacrifice est exig de tous.
Lintrt gnral supplante lintrt priv. Cest un pacte auquel tous les individus vivant dans
une mme socit concluent tacitement3. Pourtant, lors de la rdaction du code civil de 1804,
les premiers termes de larticle 544, posaient le principe de labsolue proprit4. Lacceptation
de ce principe voudrait dire que le propritaire est libre dutiliser comme bon lui semble son
bien. Il a le droit de construire une maison, faire des plantations, faire des fouilles sur son
terrain, de tirer profit des fruits produits par son bien. Le respect scrupuleux de ce principe
suppose en mme temps que nulle personne ne peut empiter sur son fond. Mais, lide dune
proprit absolue doit tre rfute. Lindividualisme excessif na pas sa place dans une socit
organise et hirarchise. Vivre dans une socit quelconque, cest accepter lide de la
communaut, du collectif, de partager les mmes bonheurs et les mmes peines, cest aussi
accepter lide de perdre son bien au profit du collectif, se soumettre aux rgles tablies dans
lintrt de tous. Pour viter de donner au droit de proprit un caractre absolu, les rdacteurs
du code civil ont pris le soin dapporter larticle 544 du code civil une limitation ce droit.
Aux termes de cet article la proprit est le droit de jouir et disposer des choses de la
manire la plus absolue, pourvu quon nen fasse pas un usage prohib par les lois et les
rglements. Ainsi, dans lintrt du groupe, une atteinte peut tre porte au droit de
proprit par la loi. En effet, les servitudes tablies par la loi ayant pour objet lutilit
publique ou communale constituent effectivement une entrave lexercice du droit de
proprits. Aux termes de larticle 650 du code civil, ces servitudes ont pour objet le
marchepied le long des rivires navigables ou flottables, la construction ou rparation des
chemins et autres ouvrages publics ou communaux. Elles peuvent aussi tre tablies pour
lutilit des particuliers et avoir pour objet loctroi dun droit de passage au profit des
1 Pour une tude sur la proprit, voir Proudhon P.-J. Thorie de la proprit, Paris, LHarmattan, 1997,
246p.(ouvrage rdit). 2 Proudhon J. P. - Trait du domaine de proprit ou de la distinction des biens, Tome 1, Dijon, V. Lagier, 1839,
p.227. 3 Ibid. p.234 et s. Lauteur parle du devoir impos par le contrat social tous les membres de la socit. Voir
aussi Godin A. Observations sur le projet de loi dexpropriation des chemins de fer, Paris, Imprimerie
Bonaventure et Ducessios, 1848, p.6. Lauteur pense comme tre sociable, lhomme travaille dans lintrt
gnral . 4 Sur la proprit absolue, voir Comby J. Limpossible proprit absolue , in un droit inviolable et sacr : la
proprit , ADEF. 1991, p.9-20.
17
propritaires enclavs. Le bon voisinage contraint enfin les propritaires diffrentes
obligations, les uns lgard des autres. Lexercice du droit de proprit sarrte l ou
commence celui de lautre. Tout propritaire est tenu de sabstenir de faire des actes
susceptibles de nuire au propritaire voisin.
La vritable limite pose la jouissance du bien est lie lintrt de tous, lintrt
gnral. Toute socit progresse avec le temps. La proprit absolue, illimite dans le temps
est un frein au dveloppement dun pays. Ltat ne doit pas sarrter aux caprices du
propritaire qui ne veut pas perdre son bien au profit de la collectivit. Par ses prrogatives de
puissance publique, il a un pouvoir de contrainte envers ses administrs. Pour exercer ce
pouvoir, il se rfugie derrire cette notion trs tendue de lutilit publique ou de lintrt
gnral5. Le motif dintrt gnral suffit obtenir le transfert du bien. Cest un droit pour
ltat de linvoquer et mme un devoir6
lorsque les travaux entreprendre visent la
satisfaction dun intrt collectif.
Ce sacrifice demand au propritaire nest pas sans contrepartie. Larticle 545 du code
civil exige que ce transfert soit justifi par lutilit publique des travaux entreprendre , et
celui qui perd son bien doit recevoir une indemnit. Celle-ci a pour but de rparer le prjudice
subi par le propritaire. Cette double opration donne une dfinition de ce quil convient
dappeler lexpropriation pour cause dutilit publique. Par ce postulat, le pouvoir excutif
exerce une emprise sur la proprit prive7.
Lexpropriation pour cause dutilit est un acte de volont unilatrale par lequel la
puissance publique obtient le transfert dune proprit prive moyennant le paiement dune
indemnit. La doctrine sest maintes fois penche sur cette question. Toutes les dfinitions
renferment lide de lintrt gnral ou de lutilit publique, du paiement dune indemnit, et
une volont ferme de lautorit administrative8. Par ce truchement, le pouvoir excutif
5 Sur la notion de lutilit publique, voir Hostiou R. Deux sicles dvolution de la notion dutilit publique ,
in un droit inviolable et sacr : la proprit , ADEF. 1991, p.30-45. 6 Ripert G. De lexercice du droit de proprit dans ses rapports avec les proprits voisines, Paris, A. Rousseau,
1902, p.142. 7 Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence,
Paris, L.G.D.J. 1976, p.297. 8 Harouel J.-L., Histoire de lexpropriation, 1
re d. Paris, P.U.F. 2000, p.3 ; Collin A., Capitant H. (par Julliot
De La Morandire L.), Prcis de droit civil, Tome, 7e d. Paris, Dalloz, 1939, p.432 ; Planiol M., Ripert G. (par
Picard M.) Trait pratique de droit civil franais, Tome 3 : les biens, 2e d. Paris, L.G.D.J. 1952, p.335 ;
Vaquette T., Le Bailleur A. Cours rsum de droit administratif, Paris, T. Vaquette, 1884, p.406 ; Delacourtie E.
lments de lgislation civile, 8e d. Paris, Librairie Hachette et Cie, 1883, p.42 ; Debauve A. Les travaux
publics et les ingnieurs des ponts et chausses depuis le XVIIe sicle, Paris, Ch. Dunod, 1893, p.15 ; Marie J.
lments de droit administratif, Paris, L. Larose et Forcel, 1890, p.441 ; Pradier-Fodr P. Prcis de droit
administratif, 7e d. Paris, Guillaumin et Cie, 1872, p.88 et s.
18
manifeste clairement son dsir davoir une mainmise sur la proprit prive. Celle-ci nest pas
temporaire, mais plutt dfinitive.
Ce droit dexproprier exclusivement rserv aux autorits administratives existe pour
assurer le bien-tre des individus. Empcher ladministration dutiliser ce procd conduirait
la perte de la vie sociale, rendre la vie plus ennuyeuse. Les difices construits par ltat, les
dpartements ou les communes rpondent aux besoins de la socit. Ces besoins voluent
avec le temps. Les personnes en charge des affaires publiques ont donc le devoir de satisfaire
ces besoins. Leur mission nest possible que sil existe un vritable droit dexproprier. Ce
droit existe aussi dans le but de protger la proprit prive. Les garanties sont mises en place
afin de lutter contre larbitraire de ladministration. Lon Bquet dans son rpertoire de droit
administratif considre que lexistence du droit dexproprier prsente un intrt pour la
socit et pour le propritaire9 : pour la socit car linexistence du droit dexproprier
conduirait larrt du progrs et la compromission de la dfense nationale10
; pour le
propritaire car laisser la proprit sans protection occasionnerait des abus de la part de
ladministration11
. Aujourdhui, les chemins de fer, les canaux, les routes, les autoroutes, les
difices publics construits en France et mis la disposition des citoyens, nont t raliss
que grce la conciliation de ces deux intrts public et priv.
Ces tentatives de satisfaction de lintrt gnral ne sont pas luvre des gouvernants
du 20e sicle, encore moins de ceux du 19
e sicle. Aujourdhui, les rgles qui rgissent le
domaine de lexpropriation pour cause dutilit publique sont codifies12
. Les auteurs du 20e
et 21e sicle nhsitent pas faire un bref aperu de laspect historique de la matire, mais
consacrent une large part la rglementation actuelle13
.
9 Bquet L. Rpertoire du droit administratif, Tome 16, Paris, P. Dupont, 1899, p.192.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 Hostiou R. Code de lexpropriation, 10
e d., Paris, Litec, 2006, 430 p.
13 Godfrin P., Degoffe M. Droit administratif des biens, 8
e d., Paris, Sirey, 2007, 511 p. ; Guettier C. Droit
administratif des biens, 1re d. Paris, P.U.F. 2008, 474 p. ; Chab M.-C., Petit S. Lexpropriation pour cause
dutilit publique, Paris, Berger-Levrault, 2000, 211 p. ; Marchiani C-S. Le monopole de lEtat sur
lexpropriation, Paris, L.G.D.J., 2008, 422 p. ; Lemasurier J. Le droit de l'expropriation, 3e d., Paris,
Economica, 2005, 686 p. ; Hostiou R., Struillou J.-F. Expropriation et premption, 3e d. Paris, Litec, 2007, 457
p. ; Auby J.-M., Bon P., Auby J.-B., Terneyre P., Droit administratif des biens, 5e d. Paris, Dalloz, 2008, 697 p. ;
Laubadre A. (De), Gaudemet Y. Trait de droit administratif. Droit administratif des biens, Tome 2, 11e d.
Paris, L.G.D.J. 1998, 477 p. ; Le Tarnec A. Manuel de lexpropriation, Paris, Dalloz, 1960, 219 p. ; Joliot M.
Expropriation pour cause dutilit publique, Association pour le perfectionnement des professions de sant,
1992, 103 p. ; Champigny D. Lexpropriation et la rnovation urbaine. Les personnes et les biens expropris.
Reconstitution des biens, Paris, L.G.D.J. 1968, 655 p. ; Josse P. L. Les travaux publics et lexpropriation, Paris,
Sirey, 1958, 449 p.
19
La premire vritable rglementation de la procdure dexpropriation pour cause
dutilit publique date de 1810. Elle est dfendue avec vigueur par Napolon14
. Avant cette
date, la proprit na jamais t labri dun acte dautorit. Les seigneurs, les rois ont tour
tour port atteinte la proprit prive. Lacceptation de lide dun seigneur contraint ses
sujets obir aux rgles dictes par ce dernier. Dans son intrt et de celui de ses sujets, le
seigneur a un pouvoir de contrainte vis--vis de ses sujets. Ce pouvoir de contrainte ou encore
ce droit dexproprier15
est utilis soit pour empcher la famine, la pnurie des denres
alimentaires, soit pour construire des tangs, des forteresses pour assurer la dfense de la
seigneurie16
. Il est encore utilis pour largir, dplacer et redresser les chemins. De telles
expropriations peuvent savrer bnfiques la fois pour le seigneur et pour sujets17
. En effet,
le seigneur qui engage des travaux en vue de construire un chemin ne vise pas uniquement
son propre intrt. Louvrage construit servira galement les habitants de la seigneurie.
Les coutumes de Beauvaisis donnent un exemple de dpossession force au profit du
seigneur et de ses sujets18
. Lorsque le terrain ou le btiment dun des dpendants de la
seigneurie constitue une relle cause de danger pour la maison du seigneur ou sa forteresse,
ou encore au collectif, un change suffisant lui est propos19
. Le propritaire nest pas
contraint de vendre, mais il ne peut sopposer cet change20
. Les coutumes de Beauvaisis
prvoient galement quen priode de famine, les habitants de la seigneurie qui disposent de
rserves alimentaires doivent les vendre au prix de plein march21
. Cette coutume privilgie
lintrt collectif et non lintrt de ceux qui veulent tirer profit de la raret des denres pour
augmenter les prix. Lintrt collectif, commun, gnral nest pas une notion invente lors de
14
Durand Ch. Le rgime juridique de lexpropriation pour utilit publique sous le Consulat et le Premier
Empire , Extrait des annales de la facult de droit dAix-en-Provence, n41, 1948, p. 4 et s. 15
Les premires expropriations pour cause dutilit publique remontent selon certains auteurs du droit romain.
Fresquet R. (De), Principes de lexpropriation pour cause dutilit publique Rome et Constantinople ,
Revue historique de droit franais et tranger, 1860, p.97-132 ; Michelin H. Droit romain : des chemins publics
et privs. Droit franais, de la lgislation des chemins de fer, Thse de droit, Paris, 1873, 268 p. ; Garbouleau P.-
J. Du domaine public en droit romain et en droit franais, Thse de droit, Paris, 1859, p.123 et s. ; Rcy R. (De),
De lexpropriation pour cause dutilit publique en droit romain , Revue historique de droit franais et
tranger, 1870, p.355-371. 16
Mestre J.-L. Les origines seigneuriales de lexpropriation , Recueil de mmoires et travaux publis par la
socit dhistoire du droit et des institutions des anciens pays de droit crit, fasc.XI, 1980, p.71 et s. ;
Lexpropriation face la proprit (du Moyen Age au code civil) , Droits, 1985, p.61 et s. Harouel J.-L.
Histoire de lurbanisme, 3e d. Paris, P.U.F. 1990, p.33.
17 Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.13 ; Aux origines du droit franais de lexpropriation,
utilit publique et juste indemnisation avant la rvolution , in Cl pour le sicle, Droit et science politique,
information et communication, sciences conomiques et de gestion, Paris, Dalloz, 2000, p.761 et s. 18
Beaumanoir P. (De). Coutumes de Beauvaisis, Tome 2, Paris, A. Picard et fils, 1900, 551p. 19
Ibid. p.353 20
Ibid. 21
Ibid. p.262.
20
la rvolution. Les coutumes de Beauvaisis en apportent la preuve. La proprit prive
disparat au profit dun intrt commun.
Dautres coutumes donnent galement ce droit dexproprier aux seigneurs ou le droit
de vendre un bien au profit de la communaut22
. Mais elles ne rglent pas le problme de
lindemnisation pralable. Le propritaire demeure li la volont du seigneur. Ce ne sont pas
de vritables expropriations. La dpossession na pas lieu selon une certaine procdure. La
rgle de lindemnit pralable nest pas formellement reconnue.
Toutefois, la preuve de lindemnit pralable combine au droit dexproprier est
apporte par la coutume dAnjou comme le relve Achard de la Vente23
. Elle reconnat au
seigneur le droit de noyer les terres de ses sujets pour former des tangs24
. En contrepartie, ces
derniers doivent obtenir une indemnit pralable25
. Bien que le propritaire peroive une
indemnit, cette rgle conduit clairement lenclavement du terrain noy26
.
Avant la rvolution de 1789, la proprit est loin datteindre son apoge. Aucune
procdure nest mise en place pour rglementer le droit dexproprier. Ce manquement ne
constitue pas en ralit un frein lactivit de ladministration. De nombreux textes ponctuels
admettent que des atteintes soient portes la proprit. Ces atteintes sont toujours motives
par la satisfaction de lintrt gnral. Cet intrt est li parfois la religion, parfois aux
besoins conomiques. Lordonnance de Philippe IV de fvrier 1303 relative la concession
de privilges aux ecclsiastiques de la province de Narbonne autorise en son article 12 les
dpossessions des terrains limitrophes pour cause de ncessit de lglise, moyennant un juste
prix. Isambert dans son recueil prcise que ce mme privilge est accord au diocse de
Reims27
. Les sicles suivants montrent que le pouvoir dexproprier pour cause dutilit
22
Rbouis H. E. Coutumes de Goudourville en Agenais (1278) , art 34, Nouvelle revue historique de droit
franais et tranger, 1892, p.78. ; Morelli V. Coutumes de Tarascon , art. XCIII, Nouvelle revue historique de
droit franais et tranger, 1911, 57. ; Pasquier F. Coutumes de Saint-Bauzeil , art. XXXII, Revue historique
de droit franais et tranger, 1881, p.540. ; Trouillard G. Coutumes de Montgaillard , art. XXIV, Nouvelle
revue historique de droit franais et tranger, 1900, p.545. 23
Achard de la Vente J., De lexpropriation pour cause dutilit publique : droit romain. De la fixation par le
jury des indemnits dues en matire dexpropriation pour cause dutilit publique, Thse de droit, Rennes 1878,
p.72 et s. 24
Ibid. p.72. 25
Ibid. Larticle 29 de la coutume dAnjou est rdig ainsi : le seigneur de fi peult faire estang en son fi et
manse, pourveu que la chausse en soit noue par les deux bouts en son domaine. Et si le dict seigneur de fi
noye les prs ou terres de ses subjects par le dict estang, il les peut et doit contenter par eschange advenant, et ne
le peuvent empescher ses dicts subjects pourveu que le desdommaigement doit tre fait pralablement ausdicts
subjects en autres hritaiges et de telle valeur comme ceux des dicts subjetcs qui seront empchez par les dicts
estangs 26
Pocquet De Livonniere C. Rgles du droit franois, Paris, Despilly et librairie ordinaire du Monseigneur Le
Comte dArtois, 1768, p.139. 27
Isambert et al. Recueil gnral des anciennes lois franaises, Tome2, Paris, Belin Le Prieur, p.816. ; Mignot
A., De lexpropriation pour cause dutilit publique et de la confiscation en droit romain. Du jugement
dexpropriation et de la fixation de lindemnit daprs la loi du 3 mai 1841 en droit franais, Thse de droit,
21
publique sidentifie clairement linstitution royale. Ces expropriations se caractrisent par le
respect de deux principes : la satisfaction de lintrt gnral et le paiement dune indemnit.
Larticle 33 de lordonnance de juin 1338 est trs explicite ce sujet. Dans cet article, le roi
sapproprie clairement ce droit dexproprier. Il fixe en mme temps les conditions dans
lesquelles ce droit doit tre exerce. Le droit de prendre des terres nest requis que pour la
construction des forts ncessaires la dfense du royaume. Ces expropriations royales sont
conditionnes au paiement dun prix convenable28
. Ce texte est incomplet puisquil ne fait
aucunement rfrence au paiement dune indemnit pralable la prise de possession. Le
ddommagement du propritaire est li la volont royale. Le texte ne donne aucune
indication sur le moment o le propritaire est cens recevoir son indemnit.
Les lettres patentes davril 1407 ne drogent pas la rgle. Pour la dfense de ses
sujets et de la sret universelle du royaume, le souverain use de ses prrogatives de
puissance royale afin de runir en son domaine les terres situes prs des frontires. Dans ces
lettres patentes, les terres acquises par Jean Harpedenne sont expropries au profit du
royaume29
. Mais ces expropriations ne se font pas au dtriment des intrts du propritaire.
Une rcompense, autrement dit une indemnit est prvue pour ddommager le propritaire.
Comme dans lordonnance de juin 1338, les lettres patentes davril 1407 ne donnent aucune
garantie concrte la proprit. Prvoir une indemnit sans indiquer les rgles qui permettront
de la fixer, cest laisser la proprit sans dfense. Avec lordonnance de juin 1338 et les lettres
patentes davril de 1407, le versement de lindemnit nest pas limit dans le temps. Le roi qui
exerce le droit dexproprier nindique aucun dlai de paiement pour sacquitter de lindemnit.
Le propritaire, qui se sacrifie, nest pas sr dobtenir une rparation immdiate. Pourtant
reconnu, son droit lindemnit est relgu au second rang pour une raison dutilit publique.
Dailleurs, dans les lettres patentes de 1407, il est clairement ordonn que les terres
ncessaires la dfense du royaume passent immdiatement dans le domaine du roi, sans au
pralable calculer le montant de lindemnit due au propritaire. Ces lettres patentes sont loin
dassurer une protection complte de la proprit. Au lieu dune indemnit pralable, le
propritaire obtient une promesse dindemnit30
. Monsieur Guillaume Leyte souligne que
Paris, 1886, p.184. Voir aussi Bquet L. Tome XVI op. cit. p.194 ; Bonavita J., Lindemnit dexpropriation,
Thse de droit, Paris, 1938, p.16. 28
Isambert et al. op. cit. Tome 4, p.436 29
Ibid, Tome 7, p.144. 30
Leyte G. Domaine et domanialit publique dans le France mdivale (XIIe XVe sicles), Strasbourg, P.U.S.
1996, p.194.
22
cette indemnit est intervenue dans les deux ans qui ont suivi les lettres de 140731
. Temps
relativement court, mais aucun texte ne montre de quelle manire cette indemnit est fixe.
Les expropriations des immeubles lors de la construction du Chteau-Neuf entre 1460
et 1489 montrent galement quaucune limite nest fixe pour indemniser les propritaires
dpossds. Les terrains expropris sous le rgne de Charles VII sont rellement estims sous
le rgne de Louis XI. Ce dernier par des lettres du 12 fvrier 1462 ordonne que soient
estimes les proprits prives expropries sous son pre et dont la mort de celui-ci avait
retard le remboursement leurs propritaires32
. Labsence dune rgle uniforme en matire
dexpropriation est la cause de ces manquements. Un tel retard est d aussi linobservation
de la rgle de lindemnit pralable. Toutefois, pour fixer les indemnits dues aux
propritaires, un collge dexperts est dsign pour estimer les prix des terrains. Ce collge
nest pourtant pas un gage de russite puisquil ne se fonde sur aucune rgle pour arrter le
montant des indemnits. A propos de ces expropriations, Goyheneche fait remarquer que les
prix des maisons et des terrains expropris sont trop ingaux pour [] donner une ide,
mme approximative, dun prix moyen du terrain. 33
A ct des expropriations seigneuriales et royales, existent celles qui sont en rapport
direct avec lintrt communal. Au Moyen ge, de nombreuses communes invoquent des
motifs dutilit publique pour porter atteinte la proprit prive. Les autorits communales
ont un pouvoir sur les biens des habitants. Elles peuvent soit pour assurer la dfense de la ville,
soit pour tout autre motif solliciter des habitants un sacrifice34
. En ralit, le non respect des
biens privs dans les villes franaises est le plus souvent li la construction des
infrastructures de dfense. Lutilit publique suffit pour contraindre les habitants cder leurs
immeubles. Ces expropriations sont faites avec des fortunes diverses. Monsieur Albert
Rigaudire qui dcrit ces diffrentes expropriations ne manque pas de dresser un tableau assez
sombre de la situation de lpoque35
. Les dpossessions sans indemnisation sont observes et
le dommage caus est faiblement rpar36
. Si le motif dutilit publique est invoqu des fins
justes, la proprit prive nest pas respecte. Par exemple, en ce qui concerne la ville de
Rennes, le mme auteur fait le constat selon lequel la ville nest jamais presse
31
Ibid. 32
Goyheneche E. Estimation des maisons et terrains expropris pour la construction du Chteau-Neuf ,
Socit des sciences, lettres et arts de Bayonne, n108, 1965, p.154. 33
Ibid. p.156. 34
Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.53 ; Les origines seigneuriales de
lexpropriation , op. cit. p.74-75 ; Harouel J.-L. Aux origine du droit franais de lexpropriation, utilit
publique et juste indemnisation avant la rvolution , op. cit. p.761 et s. 35
Rigaudire A. Gouverner la ville au Moyen ge, Paris, Anthropos, 1993, p.427 et s. 36
Ibid. p.429
23
dindemniser les expropris et que les quelques versements auxquels elle procde de temps
autre nont dautre but que de calmer les esprits 37
. Les expropriations communales comme
celles entreprises par le roi ou les seigneurs napportent quune garantie limite la proprit.
La rgle du paiement de lindemnit est admise, mais elle est loin dtre pralable la prise de
possession. De nombreuses proprits sont dtruites pour les besoins de la dfense, mais le
ddommagement nest pas mentionn38
.
Monsieur Guillaume Leyte donne galement plusieurs exemples dexpropriations
communales39
. Dans son ouvrage, les expropriations communales ne concernent pas
uniquement les fortifications des villes ou la dfense du territoire. Dautres types
dexpropriations sont engags pour la ralisation des travaux publics. Les maisons sont
dtruites pour cause dincendie lorsquelles sont situes prs du sinistre, mais la ville prvoit
un ddommagement des propritaires40
. Pour faciliter la circulation sur la Seine par exemple,
des experts sont dsigns pour estimer le montant des dpenses engager y compris les
indemnits susceptibles dtre verses pour cause dexpropriation41
. Dans certains cas, la
dpossession a lieu aprs versement des indemnits42
.
Mais les expropriations communales, daprs la description de Monsieur Guillaume
Leyte, sont domines par les motifs de dfense du territoire. Plusieurs villes franaises, avec
lautorisation du roi, dmolissent les proprits prives pour protger des villes, des jardins et
des places sont occups pour creuser des fosss ou largir ceux qui existaient dj. Dune ville
une autre, les rgles de paiement de lindemnit diffrent. Certaines expropriations ont lieu
sans ddommagement pralable. Parfois, le ddommagement nest pas clairement tabli par
les textes, parfois une rente proportionnelle la valeur des habitations est offerte aux
personnes expulses, en attendant le rglement dfinitif de lindemnit43
. Dans dautres cas,
un collge dexperts intervient pour estimer le montant de lindemnit ou une commission
runie par le juge prend une dcision dexpropriation et fixe lindemnit verser au
propritaire44
.
Toujours, pour les ncessits de dfense, la ville peut porter atteinte la proprit
prive sans verser une indemnit au propritaire. Monsieur Guillaume Leyte montre que pour
37
Ibid. 38
Ibid. p.432. 39
Leyte G. op. cit. p.426 et s. 40
Ibid. p.426. 41
Ibid. p.427. 42
Ibid. 43
Ibid. p.429. 44
Ibid.
24
assurer la dfense de la ville, les proprits susceptibles de servir lennemi, sont dtruites45
.
Le roi autorise la ville ne verser aucune indemnit au propritaire. Cest une exception la
rgle du paiement de lindemnit dont doivent bnficier les personnes qui ont sacrifi leurs
biens pour cause dutilit publique. Cette exception est dcrite par Pufendorf en ces termes
lorsque le dommage reu toit invitable, en sorte quon avoit p prvoir quon y seroit
expos, comme, par exemple, si, en tems de guerre, on abbat une maison des faux-bourgs, car,
puis que le propritaire sachant bien que les maisons situes en ces endroits-l sont sujettes
un tel accident, na pas laiss dy btir, il est cens en avoir bien voulu courir le risque, et
avoir tacitement consenti de souffrir la perte. A plus forte raison ne peut-on demander aucun
ddommagement, lors que tous les autres sont dans le mme cas, ou que leur perte est gale.
Car il suffit que le public ne cause point de dommage par la faute aucun citoien ; et il ne
sest jamais engag ddommager les sujets de toutes les pertes quils pourroient faire. 46
En ralit, il ne sagit pas dune expropriation, mais plutt dune dmolition qui rentre dans le
cadre des pertes de guerre. Toujours est-il que lorsque cette ventualit se prsente, la
proprit est sacrifie. Aucun texte nindique quen cas de victoire, les proprits dmolies
sont remises en ltat, ou quun montant forfaitaire est vers aux propritaires. Mais pour les
causes de dfense nationale, les biens expropris ne se limitent pas uniquement ceux
appartenant aux particuliers. Le roi, pour cause dutilit publique, admet quil soit dpossd
de ses droits.
Toutefois, il convient de reconnatre que toutes ces expropriations royales,
seigneuriales et communales sont motives par la satisfaction de lintrt gnral. Limiter les
expropriations royales aux intrts du souverain, cest mconnatre les bienfaits du
redressement dune rue, de la construction dun tang, dune forteresse, dun canal. La
construction du canal nest pas limite au transport de marchandises du roi. Les habitants du
royaume peuvent galement tirer profit des ouvrages construits par le roi. Les constructions
entreprises pour la dfense du territoire sont galement bnfiques aux habitants de la ville.
Vivre en paix et en toute quitude en dpend. Une ville mal protge tombe facilement entre
les mains de lennemi. Lobligation de vendre les produits alimentaires au prix du march en
temps de crise est galement une mesure qui vise satisfaire lintrt gnral47
.
Ces expropriations royales, seigneuriales ou communales sont loin dtre conduites
convenablement. La proprit prive ne bnficie que dune timide protection. Les textes ne
45
Ibid. p.428. 46
Pufendorf (De), Le droit de nature et des gens, Tome 2, Amsterdam, chez la veuve de P. De Coup, 1734,
p.547. 47
Ibid. p.546.
25
sont pas uniformes. Dans certains cas, le propritaire est ddommag avant la dpossession,
dans dautres cas, la proprit prive est sacrifie sans au pralable obtenir une indemnit. Il
existe trop de textes qui rglementent la matire. Mais de ces textes se dgagent plusieurs
points positifs : la proprit est souvent sacrifie pour cause dutilit publique ; le pouvoir
dexproprier est rserv aux autorits suprmes ; lide dune juste et pralable indemnit est
acquise en partie. Les procdures dexpropriation du Moyen ge sont au stade des
exprimentations. Elles correspondent aux manipulations effectues par un scientifique dans
son laboratoire. Aprs plusieurs expriences, le scientifique garde ce qui lui est ncessaire,
juste et met lcart tout ce qui ne lui sert pas. Ces diffrentes expropriations du Moyen ge
donnent loccasion au juriste de rentrer dans ce laboratoire48
et de soutirer les lments qui
permettent de concilier lintrt public et lintrt priv.
Les politiques dexpropriation de lAncien Rgime correspondent celles du Moyen
ge. La proprit nest pas totalement labri. Malgr les restrictions apportes aux
personnes susceptibles dexproprier, le motif dutilit publique autorise le roi prendre des
terres ncessaires la construction de louvrage. LAncien Rgime concide avec
laffirmation de la rgle selon laquelle, le roi est propritaire des terres. Il a un droit suprieur
celui des propritaires sur le domaine minent. Cette rgle donne au prince le pouvoir de se
servir, en cas durgence, des biens appartenant aux particuliers49
. Pufendorf justifie ce pouvoir
par le fait que le prince dispose dune autorit souveraine50
. Cette autorit approuve par le
peuple, autorise de faire et dexiger tout ce qui est ncessaire pour la conservation et
lavantage de ltat. Laffirmation de cette rgle est en soi une atteinte porte la proprit
prive. Pour un quelconque motif dutilit publique, le roi sautorise prendre des terres ses
sujets. Un tel pouvoir peut entraner des abus. Les mchants princes comme le souligne
juste titre Pufendorf en peuvent abuser facilement, pour piller et ruiner leurs pauvres
sujets.51
Dans le mme sens, Grotius fait observer que les biens des sujets sont placs sous le
domaine minent de ltat52
. Ces biens peuvent tre sacrifis pour un motif dutilit
publique53
. Grotius et Pufendorf subordonnent ce sacrifice au paiement dune indemnit sur
les deniers publics54
. Ce ddommagement est qualifi par Grotius de rparation publique
48
Harouel J.-L., Histoire de lexpropriation, op. cit. p.27. 49
Pufendorf (De), op. cit. p.546. 50
Ibid. 51
Ibid. 52
Grotius H. Le droit de la guerre et de la paix, Paris, P.U.F. 2005, p.787. 53
Ibid. Si Grotius parle directement de lutilit publique pour justifier la privation dun droit acquis en vertu du
domaine minent, Pufendorf utilise les termes pour le bien public et affirme que le domaine minent dont il
sagit na lieu que dans une ncessit de ltat , op. cit. p.546. 54
Pufendorf (De), op. cit. p.547 ; Grotius H. op. cit. p.787.
26
laquelle peut contribuer lexpropri sil en a besoin55
. Pour Portalis, lexpression domaine
minent du souverain dveloppe par Grotius et Pufendorf ne suppose aucun droit de
proprit, et nest relatif qu des prrogatives insparables de la puissance publique.56
Toutefois, il faut admettre quavec la rgle du domaine minent se dveloppe une
forme dhostilit lgard de la proprit prive. Les enseignements de Louis XIV, dans ses
dits, ne contribuent pas la protection de la proprit57
. Lide qui se rpand, comme le
dcrit Tocqueville est que toutes les terres du royaume avaient t originairement
concdes sous condition par ltat, qui devenait ainsi le seul propritaire vritable, tandis
que tous les autres ntaient que des possesseurs dont le titre restait contestable et le droit
imparfait.58
Une telle affirmation ne doit pas surprendre, car cela fait partie de lidologie de
tout tat monarchique, de tout pays, dont le pouvoir est confisqu par une seule personne.
Cette ide est contraire la signification que les auteurs donnent des mots domaine minent
du souverain ou de ltat. Mais elle correspond la traduction de luvre de Grotius parue en
1627, qui admet que le monarque a, pour le bien commun, un droit de proprit plus tendu
sur la fortune des particuliers que les particuliers eux-mmes.59
Cependant, le motif invoqu pour obtenir le transfert de proprit sous lAncien
Rgime est le mme quau Moyen ge. Lutilit publique des travaux entreprendre justifie
la confiscation des biens. Le roi exerce une reprise sur le bien du propritaire, pour cause
dutilit publique. Le retrait dutilit publique est le terme employ pour qualifier les
expropriations60
. Cette confiscation sexerce avec ou sans paiement dindemnit61
. Lorsque
le roi a besoin de limmeuble dun particulier, il use de ce droit et opre une reprise, un
retrait 62
, par de simples lettres patentes63
. Ce pouvoir de retrait reste attach la
signification du domaine minent. Lorigine publique et commune de tous les biens autorise
les empitements sur la proprit.
Les expropriations de lAncien Rgime offrent galement des fortunes diverses. Ds
1510, la royaut manifeste la ferme volont de protger la proprit prive. Une ordonnance
55
Grotius H. op. cit. p.787. 56
Portalis Prsentation au corps lgislatif et expos des motifs , in Fenet P. A. Recueil complet des travaux
prparatoires du code civil, Tome 11, Paris, Videcoq Libraire, 1836, p.118. 57
Tocqueville A. (De), LAncien Rgime et la rvolution, 2e d. Paris, M. Lvy frres, 1856, p.310.
58 Ibid.
59 Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.59 ; Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op.
cit. p.31. Luvre de Grotius paru en 1724 est loin daffirmer le droit de proprit du souverain sur les biens des
particuliers, seul le motif dutilit publique oblige le monarque user de ses prrogatives de puissance publique
pour prendre possession des terres. Grotius H. op. cit. 1724, p.45. 60
Merlin P.-A., Rpertoire universel et raisonn de jurisprudence, Tome 11, 1815, p.829. 61
Poitrasson-Gonnet A.G., Propos sommaires sur lexpropriation , Gaz. Pal. 1967, p.127. 62
Rolland L., Prcis de droit administratif, 5e d. Paris, Dalloz, 1934, p.393.
63 Le Petit J.-F., Le guide de lexpropriation, Paris, J.N.A. 1992, p.9.
27
royale du 14 juin de la mme anne profite de lhritage du Moyen ge, pour mettre en place
une procdure qui concilie lintrt public et priv. Le transfert de proprit est conditionn
non seulement par une dclaration dutilit publique des travaux, mais aussi par lexigence
dune indemnisation pralable64
. Les expropriations ne sont plus limites la construction des
forteresses. Tout travail visant lamlioration des conditions de vie dans les villes, peut tre
dclar dutilit publique65
. Par ce motif, le propritaire est contraint de cder pour le bien
public, sa proprit.
Lordonnance du 14 juin 1510 nest pas le seul texte en vigueur sous lAncien Rgime.
Luniformisation de la procdure dexpropriation est loin dtre acquise. Dautres textes
ponctuels sont promulgus pour autoriser des expropriations.
Ldit de septembre 1638, relatif la concession du canal de Briare en est la preuve.
Son article 4 dispose que les concessionnaires pourront faire, tracer et passer ledit canal
par tous les lieux et endroits quils trouveront propos, et o leur alignement les portera.
Voulons et ordonnons quils prennent cet effet les hritages qui se rencontreront en leurs
alignements et quils abattent et dmolissent les maisons et moulins qui se trouveront
nuisibles, en remboursant les propritaires, au dire dexperts et gens ce cognoissans. Ils ne
seront tenus de payer le prix desdits hritages que trois mois aprs lestimation diceux, afin
quils ne soient inquits cy-aprs par les cranciers daucuns propritaires, lesquels
pendant lesdits mois sopposeront, si bon leur semble, la dlivrance des deniers pour y
venir par chacun deux suivant leurs hypothques.66
Deux ides se dgagent de ce texte : tout dabord, le pouvoir dexproprier peut dans
certains cas tre confi des personnes morales, lorsquelles sont charges de construire un
ouvrage public. La construction du canal a certainement des retombes conomiques. Elle
facilite le transport de marchandises et permet le dveloppement du commerce. Ensuite, se
dgage lide selon laquelle, le sacrifice exig la proprit doit tre rpar. Il garantit aussi
les intrts des cranciers et des concessionnaires. Le paiement de lindemnit est exig aprs
les estimations des experts et aprs que les cranciers aient eu loccasion de faire valoir leur
droit. Ce texte dont la bnficiaire est une personne morale renferme de nombreux lments
dune vritable procdure dexpropriation. En mme temps, il sloigne des priorits des
64
Harouel J.-L. Aux origines du droit franais de lexpropriation, utilit publique et juste indemnisation avant
la rvolution , op. cit. p.767 ; Leyte G. op. cit. p.426 ; Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien
Rgime : le contentieux des communauts de provence, op. cit. p.301. 65
Leyte G. op. cit. p.426. 66
Isambert et al. op. cit. Tome 16, p.490.
28
expropriations communales du Moyen ge. Lintrt conomique justifie lui seul le droit
dexproprier les particuliers.
Ldit doctobre 1666 est semblable celui de septembre 1638. Le souverain autorise
lentrepreneur charg de construire le canal du Languedoc, prendre les terrains ncessaires,
lesquels seront par nous pays aux particuliers propritaires, suivant lestimation qui en
sera faite par experts qui seront nomms par les commissaires par nous dputs. 67
Ce texte
nest pas clair sur certains points. Le souverain reconnat quune indemnit est due aux
particuliers contraints de cder leurs proprits. Il admet lintervention des experts pour
estimer les prix des terrains. En revanche, cet dit ne garantit pas la rgle du paiement
pralable. De telle sorte que le propritaire peut tre dpossd et attendre pendant longtemps
le paiement de lindemnit.
Aussi, les lettres patentes de novembre 1719 donnent au duc dOrlans la facult de
faire construire le canal de Loing avec attribution de droit et proprit incommutable68
. Les
articles 10 et 11 de cet dit autorisent de construire tout au long du canal des tangs,
rservoirs et retenues deau, prendre et dtourner les eaux ncessaires ; pour facilit le
commerce, le duc dOrlans est autoris construire des ponts sur tous les grands chemins
traverss par le pont. Le duc est galement autoris prendre des terres ncessaires la
construction du canal. Ce texte ne met pas lcart les intrts des propritaires. Il exige un
ddommagement de toutes les personnes qui souffriront de ces constructions. Mais l encore,
la rgle du paiement pralable nest pas tabli. Le texte ne fait aucunement rfrence
lintervention des experts pour estimer le prix de terrain. A labsence de la rgle du paiement
pralable sajoute le problme du dlai de paiement69
. La protection de la proprit nest pas
totalement assure par ce texte. Aussi, cette facult accorde au duc dOrlans sapparente
un privilge. Dans son intrt, ce dernier peut exproprier les proprits ncessaires la
67
Bquet L. Tome 16, op. cit. p.194. 68
Isambert et al. op. cit. Tome 21, p.175. 69
Larticle 10 de ldit de 1719 dispose pourra notre dit oncle et ses ayants cause, faire le long et aux environs
dudit canal et des rivires et ruisseaux voisins, les tangs, rservoirs et retenues deau quil jugera propos,
mme prendre et dtourner les eaux ncessaires, en ddommageant, sil y choit, les meuniers et propritaires
des moulins et autres particuliers qui pourront souffrir de la privation ou diminution desdites eaux . Larticle
11 ajoute, voulons que pour la facilit du commerce ils (notre dit oncle et ses ayants cause) fassent construire
des ponts sur tous les grands chemins qui seront traverss par ledit canal, et vis--vis des villages et paroisses
quil ctoyra avec les chausses quil conviendra pour labord desdits ponts, et quil soit mnag des abreuvoirs
pour les bestiaux desdits villages, et en cas quil soit ncessaire de faire des aqueducs pour la conduire des eaux,
il sera loisible notre dit oncle de les faire construire en toute sorte de terrains en ddommageant les
propritaires comme dessus .
29
construction du canal. Toutefois, comme le dit Franois Monnier dans une telle hypothse,
derrire lintrt priv se profile assez nettement lintrt public.70
De mme, les arrts rendus sous lAncien Rgime admettent la vente force des
proprits prives71
. Le montant de lindemnit verse lexpropri est augment dun
cinquime en sus de la valeur relle du bien72
. Cette majoration dindemnits est applique
par les arrts rendus dans la rgion dAix73
. Merlin considre que cette jurisprudence est
pleine dquit. Il est fcheux dit-il pour un particulier, dtre seul oblig de sexproprier
pour le bien public ; le juste prix de sa chose ne suffit pas pour lindemniser ; en y ajoutant
un cinquime en sus, on allge sa perte. 74
Les textes qui rgissent les expropriations sous lAncien Rgime ne sont pas parfaits.
Toutefois, travers ces diffrents textes, se dgagent deux principes repris par les lois
relatives lexpropriation du 19e sicle. La grande majorit des expropriations de lAncien
Rgime est conditionne par une dclaration dutilit publique. En thorie, le
ddommagement des expropris est exig. En absence dun texte uniforme, jusque dans les
dernires dcennies de lAncien Rgime, les procdures en vigueur concilient les deux
intrts antagonistes. Par exemple, ldit de fvrier 1776 qui autorise la construction des
chemins exige que les propritaires dpossds soient ddommags75
. Les expropriations du
18e sicle domines par les questions durbanisme
76, de simples travaux de dcoration des
villes77
, par des intrts socio-conomiques78
, offrent plusieurs exemples dempitement sur
la proprit prive. La grande question de lindemnit est diversement traite. Si lide du
transfert de proprit au profit de la collectivit est admise, ltat peut user de ses
prrogatives de puissance publique pour dpossder les particuliers79
, mais le rgime de
70
Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , Journal des savants,
1984, p.232. 71
Merlin P.A. op. cit. Tome 11, p.829. 72
Ibid. 73
Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence,
op. cit. p. 327-328. 74
Merlin P.A. op. cit. Tome 11, p.829 75
Isambert et al. op. cit. Tome 23, p.369. 76
Harouel J.-L. Lembellissement des villes. Lurbanisme franais du XVIIIe sicle, op. cit. 335 p ; Histoire de
lurbanisme, 3e d. Paris, P.U.F. 1990, 128 p ; Aux origines du droit franais de lexpropriation, utilit
publique et juste indemnisation avant la rvolution , op. cit. p.772. 77
Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence,
op. cit. p. 312 et s. ; Bge D. Les expropriations pour cause dutilit publique Bordeaux sous lintendance de
Tourny (1743-1757) , Annales de la facult de droit de Bordeaux, n1, 1976, p.54. 78
Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 239 et
s ; Lexpropriation sous lAncien Rgime , in H. Jacquot, Histoire de lexpropriation du XVIIIe sicle nos
jours, p.7-20. 79
Achard de la Vente J. op. cit. p. 84. Lauteur crit mme que le principe lui seul et indpendamment de
tout acte royal pouvait servir de fondement une dcision judiciaire .
30
lexpropriation du 18e sicle est loin dadmettre que le paiement de lindemnit soit pralable
la privation du droit de proprit. Ce vide juridique profite ltat, qui peut prendre des
terres, commencer les travaux sans au pralable verser une indemnit aux propritaires. Ce
vide juridique est lorigine des abus constats durant les expropriations du 18e sicle. Des
records de retard ont t tablis80
, le paiement des indemnits est problmatique81
.
Dailleurs, Tocqueville dans son ouvrage nhsite pas faire un constat trs sombre de
la situation des proprits expropries sous lAncien Rgime. En effet, crit-il les proprits
ainsi dvastes ou dtruites taient toujours arbitrairement et tardivement payes, et souvent
ne ltaient point du tout. 82
A travers la pense de cet auteur, ces abus sont justifis par le
mpris que tmoigne ladministration de lAncien Rgime vis--vis de la proprit prive83
.
Ce raisonnement est trop simpliste et exagr. Il faut reconnatre que la russite dune
expropriation est conditionne par la runion de plusieurs lments. En dehors de la
dclaration dutilit publique, de la volont politique qui met en uvre de grands projets de
construction, llment financier reste primordial pour mener bien ces projets84
. Cette vision
des choses est partage par Fleury, cit par Monsieur Franois Monnier85
, qui pense quun
vritable rgime de lexpropriation doit rpondre une triple condition : une loi qui dtermine
les rgles suivre, un pouvoir fort et de largent.
De nombreux auteurs ne partagent effectivement pas les propos de Tocqueville. Ces
derniers considrent juste titre que les retards de paiement constats sous lAncien Rgime
ne sont pas dus un quelconque mpris de ladministration vis--vis de la proprit86
. Ils sont
principalement occasionns par une insuffisance des moyens financiers de la royaut et de
certaines villes87
. La royaut, pour faire face aux indemnits, recourait aux caisses de la ville
de Paris88
. Comme le fait remarquer Monsieur Franois Monnier de largent, au XVIIIe
80
Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.61 ; Harouel J.-L. Aux origines du droit
franais de lexpropriation, utilit publique et juste indemnisation avant la rvolution , op. cit. p.769 et s ;
Lembellissement des villes, op. cit. p.279 et s. 81
Poitrasson-Gonnet A. op. cit. p.127. 82
Tocqueville A. (De), op. cit. p.311. 83
Ibid. p.313. 84
Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 253-257.
85 Ibid. p.247.
86 Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.53. Voir aussi en ce sens Monnier F. La notion
dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 253 et s.
87 Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.53 ; Lembellissement des villes, op. cit. p.280 ; Histoire
de lurbanisme, op. cit. p.71 et s ; Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit , op. cit. p.60 ; Un droit
administratif la fin de lAncienRgime : le contentieux des communauts de Provence, op. cit. p.332. 88
Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 253.
31
sicle, dans les caisses royales, il yen avait gure.89
Ainsi, la consquence du vide
insurmontable des caisses royales tait le paiement tardif des indemnits.
Mais il faut surtout souligner que la vraie victime dans les expropriations du 18e sicle
demeure le propritaire. Ce dernier, indpendamment de sa volont, perd sa proprit au
profit de la collectivit, mais doit encore subir les carences financires de ltat. Un doute
peut cependant tre mis sur lexistence dune vritable politique de travaux publics, qui
prend en compte laspect financier du projet. Une telle politique conduit mettre en place les
mcanismes permettant le financement des terrains acqurir. Surtout, les difficults de
financement sont accrues par labsence dune vritable procdure dexpropriation qui
simpose dans tout le royaume. La ralisation dune telle procdure ncessite une ferme
volont politique. Il faut tablir une loi qui simpose tous et qui prend en compte les intrts
du public et du priv. Une telle rgle exigerait que le paiement de toute indemnit soit
pralable la prise de possession ; mettrait les gardes fous pour assurer la protection de la
proprit prive ; imposerait que le texte soit appliqu de faon uniforme dans toutes les villes
de France. La rgle du paiement pralable obligerait les autorits prendre en considration
laspect financier de la procdure. De telle sorte que lorsquune procdure serait engage, les
propritaires privs de leurs biens ne se trouvent pas ni sans dfense, ni sans possibilit de
relogement. Ladministration de lAncien Rgime est loin de raliser ce changement. Elle
pose les bases de la procdure dexpropriation, mais ne parvient pas luniformiser. La
protection de la proprit nest que relativement assure.
Cela aurait pu tre pire, si les indemnits fixes par lintendant ne correspondait pas
la valeur relle du bien90
. En effet, la doctrine considre que les indemnits fixes par les
intendants sous lAncien Rgime taient convenables91
. Le propritaire bnficiait dune
certaine protection, puisque, pour estimer la valeur de limmeuble, une expertise
contradictoire tait demande92
. Ce nest quaprs lexpertise que lintendant se chargeait de
fixer lindemnit93
. Monsieur Jean-Louis Harouel considre que la justice administrative
des intendants comportait, notamment pour les expropriations urbaines [] des rgles
protectrices de la proprit comparable celles offertes par le justice rgle, avec la rapidit
89
Ibid. 90
Le contentieux des travaux publics lors des procdures dexpropriation est confi lintendant. Renaut M.-H.
Histoire du droit administratif, Paris, Ellipses, 2007, p.35 ; Chnon E. Histoire gnrale du droit franais public
et priv des origines 1815, Tome 2, Paris, Sirey, 1929, p.460. 91
Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.45. 92
Ibid. p.40. 93
Bege D. op. cit. p.58.
32
et la gratuit en sus.94
A tel point que cette justice de lintendant tait prfre et
recherche aussi bien, par les collectivits territoriales que par les particuliers.95
Remarquons encore que les procdures dexpropriation de lAncien Rgime sont
totalement entre les mains dune administration toute puissante. De la dclaration dutilit
publique, jusqu la fixation de lindemnit, seules les autorits administratives
interviennent96
. Cette administration nenvisage aucun moment lintervention dune autorit
judiciaire. Lexpropriation est considre comme une matire qui touche essentiellement
ladministration et nentre pas dans la catgorie des affaires civiles. Les indemnits sont
fixes en dehors de la justice civile97
. Lintrt gnral dfendu par ladministration prime sur
la proprit prive. Le concept de ladministrateur-juge dvelopp sous lAncien Rgime
contribue assurer une protection de lintrt commun. Ce systme est arbitraire et il nest
donc pas tonnant que des abus soient commis. Si ladministration de lAncien Rgime
consacre le principe de lexpropriation pour cause dutilit publique et de la juste indemnit98
,
elle est loin dadmettre que toute dpossession ait lieu aprs le paiement de celle-ci. Ce
troisime principe fait cruellement dfaut aux procdures dexpropriation.
Contre de telles pratiques, Montesquieu voulait mettre le propritaire et le public en
situation contractuelle lorsquil crivait si le magistrat politique, veut faire quelque difice,
quelque nouveau chemin, il faut quil indemnise : le public est cet gard comme un
particulier qui traite avec un particulier. Cest bien assez quil puisse contraindre un citoyen
de lui vendre son hritage et quil lui te ce grand privilge quil tient de la loi civile de ne
pouvoir tre forc daliner son bien.99
Sous lAncien Rgime, mettre les intrts privs et
publics sur un pied dgalit, cest mconnatre le droit qua le souverain sur les biens de ses
sujets. Le procd prconis par cet auteur pouvait tre prjudiciable la collectivit. Les
travaux que ltat entreprendra risqueraient de se heurter aux caprices des particuliers.
Lexpropriation pour cause dutilit publique nest pas une vente ordinaire ou une simple
94
Harouel J.-L. Aux origines du droit franais de lexpropriation, utilit publique et juste indemnisation avant
la rvolution , op. cit. p.772. 95
Ibid. p.772. 96
Monnier F. La notion dexpropriation au XVIIIe sicle daprs lexemple de Paris , op. cit. p. 223 et s ;
Lexpropriation sous lAncien Rgime , op. cit. p.7et s ; Mestre J.-L. Un droit administratif la fin de
lAncien Rgime : le contentieux des communauts de Provence, op. cit. p. 297 et s ; 97
Pegourier Y. Les quivoques du droit de lexpropriation , Gaz. Pal.1967, p.20. 98
Sur le systme de lexpropriation de lAncien Rgime, Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.34
et s. 99
Achard de la vente J. op. cit. p.84. Voir aussi Coste A. De lindemnit dexpropriation, Thse de droit, Paris,
1899, p.14 ; Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.54.
33
expropriation force exige par les cranciers du dbiteur100
. Le propritaire, qui ne veut pas
vendre son bien, usera de tout stratagme pour empcher ltat de len priver. En revanche, la
vente pour cause dutilit publique exige un examen des lieux, une laboration des plans, le
trac des ouvrages tablir et une reconnaissance des fonds exproprier. La vente pour cause
dutilit publique nest pas faite aux enchres101
. Pour viter un comportement prjudiciable
la collectivit, des motifs graves dutilit publique suffisent pour disposer des domaines des
particuliers. Portalis justifie lacceptation de cette contrainte par le fait quen vivant dans une
socit civile, chacun des citoyens sengage rendre possible, par quelque sacrifice
personnel, ce qui est utile tous.102
Mise part cette controverse doctrinale, les propos quils tiennent sont loin daffirmer
clairement la rgle de lindemnit pralable. Or, lorsquun propritaire perd son bien, cest la
question de lindemnit qui le proccupe. Lindemnit quil reoit doit lui permettre de
soffrir un nouveau bien. Et la rglementation dune vritable procdure dexpropriation en
dpend. Affirmer la rgle de lindemnit pralable la dpossession revient obtenir une
procdure complte.
Ce sera luvre de la rvolution de 1789. La proprit supplante par le droit minent
du public atteint pendant la rvolution son apoge103
. Le propritaire est matre du sol et il
dispose librement de son bien. De la proprit marginalise, les rvolutionnaires passent la
proprit sacralise, absolue104
. Ils hritent des avances de lAncien Rgime et conditionnent
100
Merlin P.-A., op. cit., Tome 5, 3e d., 1808, p.38. ; Thzard Lopold utilise galement le terme
expropriation force pour dsigner la vente des biens du dbiteur par le crancier. Du nantissement des
privilges et hypoyhques et de lexpropriation force, Paris, d. Ernest Thorin, 1880, 534 p. Dans le mme sens
Pont P. Explication thorique et pratique du code civil. Commentaire trait des privilges et hypothques et de
lexpropriation force, Tome 1 et 2, 3e d. Delamotte et fils, Paris, 1876, 668 p. ; Baudry-Lacantinerie G.,
Loynes P. (De). Trait thorique et pratique de droit civil. Du nantissement des ptivilges et hypothques et de
lexpropriation force, Tome 3, 3e d. Paris, librairie de la socit du recueil Sirey, 1906, 961 p.
101 Pour la distinction entre vente ordinaire et vente pour cause dutilit publique : uvres de Pothier, par
Siffrein, Trait du contrat de vente et des retraites, Tome 3, p.304-305. Lauteur crit : une vente peut aussi
tre force pour cause de ncessit publique, ou mme seulement pour utilit publique. Par exemple dans les
ncessits publiques, dans une disette de grains, ceux qui en ont au-del de leur provision peuvent tre
contraints par le juge de police voiturer leurs grains au march, et les y vendre au prix courant Si le
propritaire qui il est ordonn de vendre son hritage pour cause dutilit publique, soit au roi, soit une ville,
soit une universit, convient lui-mme du prix avec les commissaires du roi, ou avec la ville, ou luniversit,
cette convention est un vrai contrat de vente. Sil ne veut convenir de rien, et quil se laisse contraindre
abandonner son hritage pour le prix rgl par des experts, il ny a point en ce cas proprement de vente,
puisquil ny a point de convention ; mais larrt ou sentence rendue contre lui en tient lieu. Lorsquune chose
vendue pour cause dutilit publique a t faite divini aut publici juris, comme si on en a fait un cimetire, une
rue ou place publique, il est vident que toutes les hypothques ou autres charges dont cette chose tait tenue,
steignent ; sauf aux cranciers et autres qui avoient quelque droit sur cette chose, se venger sur le prix,
suivant lordre de leurs hypothques et de leurs privilges : do il suit quune telle vente ne peut donner lieu
aucune obligation de garantie 102
Portalis, op. cit. p.121. 103
Garaud M. La rvolution et la proprit foncire, Paris, Sirey, 1958, 404 p. 104
Ibid. p.277.
34
rigoureusement la perte de la proprit au profit de la collectivit sous une double exigence :
la ncessit publique et le paiement pralable dune indemnit105
. Le droit de proprit
considr comme le droit qua une personne de retirer dune chose lutilit normale quelle
est susceptible de procurer, de faon exclusive et perptuelle, dans les limites fixes par les
lois 106
, vient en deuxime position juste aprs la libert107
. La proprit est range, par la
dclaration des droits au nombre de ces droits naturels dont lhomme se trouve investi au
moment mme de sa naissance par cela mme quil est homme108
. Larticle 17 dispose de
manire restrictive comme le souligne Ren Hostiou 109
que la proprit est inviolable et
sacre, nul ne peut en tre priv, si ce n'est lorsque la ncessit publique lgalement constate,
l'exige videmment et sous la condition d'une juste et pralable indemnit .
Cette formule dit Achard de la Vente, est en tout conforme aux vrais principes sur
lesquels doit reposer lexpropriation ; elle proclame la fois le droit de la socit et celui du
simple citoyen, et elle dtermine trs exactement le point sur lequel doit stablir la
conciliation entre ces droits rivaux. Les conditions dans lesquelles le droit de proprit doit
seffacer devant lintrt gnral sont trs nettement prcises 110
. Avec larticle 17 de la
dclaration des droits de lhomme, apparat une ferme volont de protger la proprit prive.
La proprit est un droit sacr et inviolable, ce nest que la ncessit publique qui peut
contraindre le propritaire cder son bien. Cette ncessit publique doit tre lgalement
constate. Le principe de lexpropriation est affirm, mais conditionn par une juste et
pralable indemnit. Ces conditions sont exiges pour oprer le transfert de proprit111
.
Aussi, dans leuphorie de la rvolution, les constitutions de 1791 et de 1793
confirment les principes poss par la dclaration des droits de lhomme. Larticle 19 de la
constitution de 1793 dispose que nul ne peut tre priv de la moindre portion de sa
proprit, sans son consentement, si ce nest lorsque la ncessit publique lgalement
constate lexige, et sous la condition dune juste et pralable indemnit . Comme toutes les
rvolutions, celle de la France prne le changement, la monte de lindividualisme, de la
proprit absolue, illimite. Mais, cette rvolution sessouffle avec la constitution de 1795.
105
Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit, op. cit. p.61. 106
Ferrire G., Le droit de lexpropriation pour cause dutilit publique : principe et technique, leur volution,
Thse de droit, Bordeaux, 1943, p.9. 107
Godfrin P., Degoffe M., Droit administratif des biens, 8e d. Sirey, Paris, 2007, p.370.
108 Duguit L. Manuel de droit constitutionnel, 4
e d. E. de Boccard, Paris, 1923, p.292, (Ouvrage rdit en 2007
par les ditions Panthon-Assas). 109
Hostiou R. Lvolution du contrle juridictionnel de la notion dutilit publique en matire
dexpropriation , A.J.P.I. 1973, p.877. 110
Achard de la vente J. op. cit. p.87. 111
Auby J.-M. et al., Droit administratif des biens, 5e d. Dalloz, Paris, 2008, p.453.
35
Celle-ci ne reprend pas les garanties tablies en 1789. La proprit est reconnue comme un
droit, en revanche aucune rgle nest dicte pour la protger contre larbitraire de
ladministration112
.
Cette lacune est comble ds la premire dcennie du 19e sicle par les rdacteurs du
code civil. Ils raffirment la rgle de la proprit absolue, illimite. Cest lobjet de larticle
544 dj cit qui consacre dfinitivement la rgle de la proprit absolue113
. Comme toute
rgle absolue, elle contient des restrictions dordre lgal auxquelles la proprit ne peut se
soustraire. Au fur et mesure que les besoins sociaux augmentent, le caractre absolu de la
proprit tend sattnuer114
. Cest dailleurs dans ce sens que les auteurs se prononcent
puisquils admettent galement que la proprit a un caractre absolu, mais, face lintrt
gnral, elle perd sa force115
. Lexpropriation pour cause dutilit publique est une source
dextinction de droits rels. Tout droit de proprit disparat pour faire place au droit collectif.
Ainsi, dire que la proprit a un caractre absolu est vraiment exagr. Les termes
mmes des articles 544 et 545 sont contradictoires. Poser la rgle de la proprit absolue et
ses limites ne garantit pas au propritaire une libert totale de jouissance. A tout moment, le
lgislateur peut intervenir pour rglementer lexercice du droit de proprit. La propritaire
demeure dans une relative prcarit. Demolombe en rfrence aux articles 639, 649 et 685 du
code civil relatifs aux servitudes lgales estime que cet ordre de dispositions ne constitue
pas [] des restrictions la libert de la proprit ; elles ne lasservissent pas [] ; elles la
gouvernent ; elle la civilisent ; elles dterminent enfin dune manire gnrale, uniforme et
permanente, le mode dexistence et dexercice, et en quelque sorte la manire dtre de la
proprit en France ; et il est ds lors vident quelles ne constituent pas de dispositions
restrictives ou exceptionnelles, mais quelles forment au contraire le rgime commun et
normal du droit de proprit, considr dans la plnitude de la libert.116
Ces propos sont
exagrs car ltablissement dun droit de passage sur une proprit prive constitue en ralit
une restriction la libert de jouissance. Le propritaire ne jouirait plus de son bien comme
bon lui semble, puisquil devrait tenir compte du droit accord ses voisins.
112
Sur les expropriations sous la Rvolution, voir Bart J. La Rvolution franaise et lexpropriation , in
Jacquot H. Histoire de lexpropriation du XVIIIe sicle nos jours, op. cit. p.21-29.
113 Sur lorigine du droit de proprit de larticle 544 du code civil : Arnaud A.-J. Les origines doctrinales du
code civil franais, Vol. IX, Paris, L.G.D.J. 1969, p.179-195 ; Collin A., Capitant H. (par Julliot De La
Morandire L.), Prcis de droit civil, op. cit. p.427 et s ; Patault A.-M. Introduction historique au droit des biens,
1re
d. Paris, P.U.F. 1989, 336 p. 114
Collin A., Capitant H. (par Julliot De La Morandire L.), Prcis de droit civil, op. cit. p.428. 115
Demolombe C. Cours de code Napolon, Tome1, 2e d. Paris, A. Durand et L. Hachette et Cie, p. 502 ;
Planiol M., Ripert G. (par Picard M.) Trait pratique de droit civil franais, op. cit. p.335 ; Aubry et Rau (par
Esmein P.). Droit civil franais, Tome 2, 7e d. Paris, Librairies techniques, 1961, p.260 et s.
116 Demolombe C. op. cit. p.502.
36
En dpit du caractre contradictoire des articles 544 et 545 du code civil, il convient de
souligner que les rdacteurs de ces textes nont pas failli leur mission, qui est celle de
protger la proprit contre larbitraire de ladministration. Lutilit publique pose des limites
la proprit prive, mais son transfert est conditionn par le paiement pralable dune juste
indemnit. Ce sont l des traces laisses par larticle 17 de la dclaration des droits de
lhomme de 1789. Larticle 545 du code civil qui en fait chos est moins rigoureux que le
texte initial de larticle 17117
. Les rdacteurs ont adopt le terme de lutilit publique qui
sera entendu de plus en plus largement118
par rapport la ncessit publique .
Cependant, larticle 545 demeure un texte isol. Sil contribue la dfinition du
concept de lexpropriation, il ne met pas en place une procdure susceptible de concilier les
deux intrts antagonistes. Le code est muet sur la faon dont sera fixe lindemnit, sur
lautorit comptente, sur la faon dont sera dclare lutilit publique et sur les rgles
suivre. Cest un texte gnral, qui ne rsout quen partie les problmes constats sous
lAncien Rgime. Il ne met pas totalement le propritaire labri de tout comportement
arbitraire de ladministration. En effet, lorsque les rvolutionnaires sacralisent la proprit, ils
conditionnent son transfert uniquement pour cause de ncessit publique et aprs le paiement
dune indemnit pralable, ils ne confient aucune comptence lautorit judiciaire. Le
systme de lAncien Rgime, qui confie lautorit administrative la comptence pour fixer
lindemnit, subsiste. En effet, les lois des 16-24 aot 1790 interdisent au juge judiciaire de
connatre des questions lies au contentieux administratif. Or, au lendemain de la Rvolution
franaise lexpropriation est encore considre comme une matire strictement administrative.
Il appartient lautorit administrative de dclarer lutilit publique des travaux et de fixer
lindemnit due au propritaire excluant ainsi le juge civil. Monsieur Harouel explique
lattitude de la Constituante en indiquant quelle est anime envers lordre judiciaire dune
mfiance qui la conduit reprendre son compte le systme de justice administrative de
lAncien Rgime.119
Cette comptence est confie en 1791 aux directoires des dpartements.
La loi du 28 pluvise an VIII confie cette comptence aux conseils de prfecture.
La loi du 16 septembre 1807 relative au desschement des marais noffre que des
garanties minimes dun point de vue procdural. Cette loi admet que lindemnit soit fixe
dire dexperts. En revanche, ladministration conserve toute sa comptence comme sous
lAncien Rgime. Il lui appartient de dclarer lutilit publique des travaux. Larticle 48 de la
117
Arnaud A.-J. op. cit. p.194. 118
Planiol M., Ripert G. (par Picard M.) Trait pratique de droit civil franais, op. cit. p.336. 119
Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit.. p.60.
37
loi de 1807 indique quil appartient aux ingnieurs des ponts et chausses de constater la
ncessit des travaux entreprendre. Aprs les estimations des experts, le conseil de
prfecture se runit pour fixer lindemnit. De lAncien Rgime jusquau dbut du 19e sicle,
ladministration sapproprie le contentieux de lexpropriation.
Cette loi de 1807 confirme lavis mis par le conseil dtat. La question stait pose
de savoir si le concours de lautorit lgislative tait ncessaire, lorsquil sagirait dexcuter
larticle 545 du code civil. Le conseil dtat, dans son avis du 18 aot 1807,stait prononc
ainsi : le concours de lautorit lgislative nest pas ncessaire, et que la nature mme des
choses soppose ce quelle puisse intervenir avec la sret et la dignit qui lui conviennent
[] Avec sret, parce que la question de fait dpend, le plus souvent, de connaissances
locales, et que le corps lgislatif nest point organis pour claircir et pour juger des
questions de fait. La dignit de ce corps en est blesse, parce quon transforme les
lgislateurs en simples juges ; et le plus souvent encore lobjet du jugement est-il du plus
mdiocre intrt [] Le droit de proprit doit tre regard comme pleinement garanti par le
principe gnral que la loi a tabli, que la loi seule pourra changer, et par la rgularit des
formes, soit pour constater que lutilit publique est relle, soit pour fixer la valeur de lobjet
consacr cette utilit. 120
Confier la totalit de la procdure lautorit administrative constitue un risque. Une
administration toute puissante commettrait des abus121
. En effet, avec cette loi de 1807 les
indemnits fixes par ladministration sont toujours infrieures la valeur relle des biens
expropris ; elles ne sont mme pas payes avant la dpossession122
. La loi de 1807 nest que
la manifestation pure et simple de la volont de ladministration vouloir confisquer toute la
procdure. Elle constitue une vritable procdure dexpropriation, mais ne prend pas en
compte toutes les avances obtenues aprs la Rvolution. La rgle de lindemnit pralable
bnfique toute personne qui perd sa proprit au titre de larticle 545 du code civil nest pas
clairement tablie.
Aussi, larticle 48 de la loi de 1807 cre un flou juridique. En ce qui concerne ltat, le
paiement pralable nest pas exig alors que les concessionnaires sont assujettis cette rgle.
Cette loi de 1807 constitue une rgression par rapport au code civil de 1804 qui exigeait que
lindemnit soit verse au propritaire avant le transfert dfinitif de limmeuble. Elle constitue
galement une relle menace pour les intrts des particuliers qui risquent de perdre leurs
120
Duvergier J.B., Collections compltes des lois, dcrets, ordonnances, rglements et avis du Conseil dtat,
Tome 16, Paris, A. Guyot et Scribe, 1826, p.171-172. 121
Achard de la Vente J. op. cit. p.89. 122
Ibid. p.90.
38
immeubles123
. Elle expose surtout les proprits larbitraire de ladministration. Au moment
o la proprit est sacralise, le rgne de lindividualisme consacr124
, le lgislateur du dbut
du 18e sicle repart dans les errements de lAncien Rgime, en attribuant comptence
lautorit administrative pour dclarer lutilit publique des travaux, puis aux conseils de
prfecture pour connatre des dommages causs aux particuliers pour les terrains pris et
fouills125
, en occultant surtout la rgle de lindemnit pralable126
. La proprit sous
lEmpire comme la dailleurs reconnu Napolon nest pas en sret127
.
Pour mettre en place un rgime uniforme de lexpropriation, il est vident que cela
ncessite la prsence dun pouvoir fort, une ferme volont de lautorit politique. LEmpereur
nest pas contre lide quun particulier sapproprie un espace ncessaire sa survie dans la
socit ; il admet que les propritaires soient dpossds dans un but dutilit publique. En
revanche, il nadmet pas que les propritaires soient dpossds sans indemnit ; que celle-ci
soit fixe par une autorit administrative. Les conseils de prfecture comptents en la matire
sous la lgislation de 1807, sont, selon les termes de Durand, suspects de manquer
dindpendance vis--vis de ladministration active. 128
Ainsi, Napolon prconise lintervention du juge judiciaire dans la procdure
dexpropriation. En effet, selon les termes de Monsieur Mestre, Napolon trouvait que les
conseils de prfecture, qui statuaient jusque-l sur ce contentieux [], ne se montraient pas
assez favorables aux propritaires dpouills.129
Or, en vertu du principe de la sparation
des pouvoirs, le juge judiciaire nest pas comptent pour trancher les litiges qui concernent
ladministration. Ce principe sera battu en brche par le Napolon puisquil trace une
rpartition des comptences entre lautorit administrative et lautorit judiciaire :
ladministration laccomplissement de toutes les formalits exiges pour obtenir un jugement
dexpropriation ; lautorit judiciaire le prononc de jugement et la fixation de
lindemnit130
. la question qui lui a t pose de savoir quel pouvait tre le rle du tribunal
lors du prononc du jugement, Napolon rpond que le tribunal jugera des formes, ce qui
123
Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation, op. cit. p.72. 124
Pegourier Y. op. cit. p.21. 125
Tixier G., Les limites de la comptence de lautorit judiciaire en matire dexpropriation pour cause
dutilit publique , D.1956, p.103. 126
Sur lexamen de la loi du 16 septembre 1807 : voir Durand C. op. cit. p.29 et s. 127
Voir Harouel J.-L., Histoire de lexpropriation, op. cit. p.76. 128
Durand C. op. cit. p.53. 129
Mestre J.-L. Lexpropriation face la proprit, op. cit. p.62. 130
Lire les lettres crites de Schnbrunn par Napolon sur lexpropriation pour utilit publique cits en
intgralit par Durand dans son article prcit (p.100-104). Voir aussi, Harouel J.-L. Histoire de lexpropriation,
op. cit. p. 75 et s ; Bquet L., op. cit. Tome 16, p.196 ; Achard de la Vente J. op. cit. p.90-91.
39
donne une trs forte garantie 131
. Toutefois, sans nier lapport positif de lEmpereur en
matire dexpropriation pour cause dutilit publique, il est contestable que lautorit
judiciaire prsente une garantie suffisante en jugeant uniquement les formes de la
procdure132
. Sera-t-il vraiment actif ? Ce rle que Napolon tente dattribuer au tribunal
nest-il pas uniquement passif ? Le juge peut-il empcher ladministration dexproprier ? Ces
points seront abords dans le corps de ce travail. Ce quil faut retenir travers les
interventions de Napolon, cest lacceptation dun troisime grand principe dans le rgime
franais de lexpropriation, savoir la mixit procdurale133
.
Le droit de proprit, droit majuscule comme le souligne Madame Jeanne Lemasurier,
"se rvle comme un droit naturel, un attribut irrductible de tout tre vivant, humain ou non,
qui pour survivre doit s'approprier une part du milieu extrieur : espace et nature"134
. Pour
Napolon, ce droit doit tre protg. Les vux de lEmpereur sont matrialiss par la loi du 8
mars 1810 intitule Loi sur les expropriations , qui offre pour la premire fois un systme
juridique complet en cette matire135
. Cest un progrs considrable par rapport ltat
antrieur du droit en la matire136
. Larticle 1er de cette loi est ainsi rdig : lexpropriation
pour cause dutilit publique sopre par lautorit de la justice 137
. Cette loi retient la
mixit procdurale. Ladministration a le droit de dclarer lutilit publique par dcret.
Lautorit judiciaire prononce lexpropriation et fixe lindemnit. Ces principes inspirs par le
souci de protger la proprit constituent les bases du droit de lexpropriation138
.
En ralit, cette loi de 1810 nest complte quen thorie. Lorsque le lgislateur confie
au juge judiciaire le pouvoir de prononcer le jugement et de fixer lindemnit, il ne se
proccupe pas de ses comptences relles en matire dexpropriation. Le juge judiciaire est-il
capable dvaluer la valeur des proprits ? Lintervention des experts est-elle un gage de
bonne justice ? La rponse est ngative car Lexpert pe