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Archives - Centre d’Études et de Recherche Henri-Poincaré Henri Poincaré Des Mathématiques à la Philosophie Étude du parcours intellectuel, social et politique d’un mathématicien au début du siècle Laurent Rollet Thèse présentée pour l’obtention du Doctorat de Philosophie de l’Université Nancy 2 Sous la Direction de M. le Professeur Gerhard Heinzmann Membres du Jury Mme Rose Goetz Professeur, Université Nancy 2 M. Michael Heidelberger Professeur, Humboldt Universität zu Berlin M. Gerhard Heinzmann Professeur, Université Nancy 2 M. Pascal O’Gorman Professeur, University College Gallway M. Christophe Prochasson Maître de Conférences, EHESS (Paris) Mme Anne-Françoise Schmid Maître de Conférences, INSA (Lyon) Avril 1999 tel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007

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Henri Poincar Des Mathmatiques la Philosophietude du parcours intellectuel, social et politique dun mathmaticien au dbut du sicle Laurent Rollettel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007

Thse prsente pour lobtention duDoctorat de Philosophie de lUniversit Nancy 2

Sous la Direction de M. le ProfesseurGerhard Heinzmann

Membres du JuryMme Rose Goetz Professeur, Universit Nancy 2 M. Michael Heidelberger Professeur, Humboldt Universitt zu Berlin M. Gerhard Heinzmann Professeur, Universit Nancy 2 M. Pascal OGorman Professeur, University College Gallway M. Christophe Prochasson Matre de Confrences, EHESS (Paris) Mme Anne-Franoise Schmid Matre de Confrences, INSA (Lyon)

Avril 1999

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Henri Poincar Des Mathmatiques la Philosophietude du parcours intellectuel, social et politique dun mathmaticien au dbut du sicletel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007

Laurent Rollet

Avril 1999

Sommaire

Sommaire ................................................................................................................................................ 1 Remerciements....................................................................................................................................... 2

HENRI POINCAR DES MATHMATIQUES LA PHILOSOPHIE...................3Introduction Problmes de Mthode................................................................................................. 5 Chapitre 1 Le Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et Philosophie ...... 17 Chapitre 2 Retour aux Origines : mile Boutroux et son Cercle................................................. 73 Chapitre 3 Le Champ Philosophique ............................................................................................ 133

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Chapitre 4 La Vulgarisation Scientifique ..................................................................................... 180 Chapitre 5 LEngagement Public .................................................................................................... 243 Pour Conclure..................................................................................................................................... 298

BIBLIOGRAPHIES ........................................................................................................301Bibliographie Gnrale .................................................................................................................... 302 Bibliographie Slective sur lAffaire Dreyfus ............................................................................. 327 Bibliographie de Henri Poincar.................................................................................................... 333

ANNEXES ........................................................................................................................355Quelques Repres Chronologiques Sur Henri Poincar............................................................ 356 Sur les Mesures de Parallaxes ......................................................................................................... 363 Le Voyage dtudes dmile Boutroux Heidelberg Archives Nationales (F17 / 22028) ....... 366 Rapport sur les Titres de M. Jules Tannery Sance du 27 Janvier 1902 .................................. 372 La Correspondance Entre Henri Poincar et Xavier Lon.......................................................... 376 LOpportunisme scientifique : Documents Indits Archives Poincar (microfilm 4).......... 382 tat des Traductions des Ouvrages de Poincar en 1912 ........................................................... 391 Corpus de Vulgarisation Scientifique de Poincar..................................................................... 394 critures et Rcritures Origines des uvres Philosophiques de Poincar .......................... 399 Henri Poincar et lEngagement Public ........................................................................................ 411

INDEX NOMINUM .......................................................................................................429Index Nominum................................................................................................................................. 430

TABLES ............................................................................................................................438Table des Illustrations...................................................................................................................... 439 Table des Matires ............................................................................................................................ 440

Remerciements

Marche descargot mne loin. Dostoevski Cette thse est laboutissement dun travail de recherche de plusieurs annes qui trouve son origine dans la cration des Archives Henri Poincar. En contribuant bien modestement au dveloppement des ACERHP, jai pu non seulement dcouvrir la pense philosophique dun mathmaticien dexception, mais galement trouver ma place au sein dune dynamique quipe de recherche.

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Mes remerciements vont dabord mon directeur de thse, Monsieur le professeur Gerhard Heinzmann, sans qui ce travail (et bien dautres choses !) naurait pu voir le jour. Ils sadressent galement Philippe Nabonnand, qui a bien voulu lire et commenter de nombreux textes prparatoires et qui, par ses prcieux conseils, a su me faire comprendre certains aspects mathmatiques de la philosophie de Poincar. Je remercie galement toute lquipe des ACERHP pour son assistance, sa disponibilit et sa bonne humeur, et en particulier Cline Perez, tienne Bolmont, Vincent Borella, Pierre douard Bour, Andr Coret, Nicolas Justal et Manuel Rebuschi. Je remercie encore toutes les personnes qui, des degrs et des moments divers, mapportrent leur aide et me prodigurent de forts utiles conseils, notamment Messieurs Franois Poincar et Christophe Prochasson. Merci enfin toute ma famille ainsi qu Sverine, qui sait ce que le verbe supporter veut dire, et qui je ddie ce travail

Laurent Rollet

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Ceux qui aiment la science et qui ont trop de raisons de se dfier de leurs facults dinvention ont encore un rle utile jouer, celui dlucider les recherches des autres et de les rpantel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007

dre. Jules Tannery

Introduction Problmes de Mthode

Vouloir partir de ce quon a fait sans le vouloir, cest le vouloir mme. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts.

Homme de toutes les sciences mathmatiques, cerveau vivant des sciences rationnelles selon Paul Painlev, Henri Poincar fut longtemps dsign comme lun des derniers gnies universels. Sa carrire constitua un assez bel exemple de dmarche interdisciplinaire. Dlaissant les frontires entre les diffrentes disciplines scientifiques, saffranchissant des barrires entre sciences dures et sciences humaines, il aborda un grand nombre de domaines de connaissance avec un gal succs : on lui doit ainsi la dcouverte des fonctions fuchsiennes en mathmatiques et une contribution essentielle la rsolution du problme des trois corps en mcanique cleste (pour laquelle il obtint le Grand Prix du roi de Sude en 1889). Ses recherches thoriques sur la mcanique nouvelle aprs 1900 prparrent et accompagnrent les travaux dEinstein sur la thorie de la relativit restreinte. Il fut galement trs actif dans le domaine de la philosophie des sciences en tant que collaborateur rgulier de la Revue de mtaphysique et de morale. Ses ouvrages de philosophie scientifique, notamment La science et lhypothse, rencontrrent un vif succs auprs du grand public (plus de 16000 exemplaires vendus en 10 ans pour ce seul ouvrage) et ils contriburent assurer sa renomme au sein de la communaut philosophique. Ses conceptions conventionnalistes exercrent une influence dterminante sur les membres du Cercle de Vienne et elles sont encore aujourdhui au centre des dbats pistmologiques fondamentaux sur le statut des thories scientifiques.1 Luvre de Poincar est importante, non seulement par son caractre novateur, mais galement par son ampleur. Quelques chiffres permettent de sen rendre compte : la bibliographie des travaux de Poincar contient plus de 500 items. En un peu moins de trente ans, le mathmaticien rdigea plus de 30 livres et peu prs autant de brochures ; il fit insrer 191 notes dans les Comptes-rendus de lAcadmie des Sciences ; il publia une multitude darticles dans des revues aussi diverses que Lclairage lectrique (22 articles), la Revue de mtaphysique et de morale (20 articles) ou la Revue gnrale des sciences pures et appliques (16 articles). Ajoutons cela que ses ouvrages les plus populaires furent traduits dans la plupart des langues europennes, ce qui leur assura une large diffusion ltranger.2 Ltendue de cette uvre na dailleurs dgale que la masse considrable de travaux qui lui furent consacrs.31 Dot daptitudes mathmatiques exceptionnelles, il entra lcole Polytechnique comme major de promotion en 1873. Diplm de lcole des mines de Paris en 1878, il soutint son doctorat s sciences mathmatiques lanne suivante sous la direction de Gaston Darboux. Nomm matre de confrences dAnalyse la Facult des Sciences de Paris en 1881, il occupa diverses chaires au cours de sa carrire (physique exprimentale, physique mathmatique et calcul des probabilits, mcanique cleste, etc.). lu lAcadmie des Sciences en section de gomtrie le 31 janvier 1887, il fut galement membre des plus prestigieuses socits savantes trangres. Pour plus de dtails sur la vie de Poincar, nous renvoyons la chronologie place en annexe (voir page 356). On consultera galement les deux livres suivants qui contiennent de nombreuses informations sur la vie du mathmaticien : Paul Appell, Henri Poincar [Appell 1913] ; Andr Bellivier, Henri Poincar ou la vocation souveraine [Bellivier 1956]. On pourra enfin se rfrer des travaux plus courts, mais nanmoins essentiels, en particulier : mile Boutroux, Henri Poincar [Boutroux 1913c & 1913d] ; Gaston Darboux, loge historique de Henri Poincar [Darboux 1913] ; Paul Xardel, Javais un ami... Henri Poincar [Xardel 1913] ; Aline, Boutroux, Vingt ans de ma vie : simple vrit [Boutroux A. 1913] ; Gerhard Heinzmann, Henri Poincar [Heinzmann 1995b]. 2 Pour plus de dtails sur les ouvrages de Poincar qui furent traduits et publis dans des pays trangers, on consultera lannexe page 391. 3 La bibliographie des crits sur Henri Poincar que nous avions publi il y a quelques annes (crits sur Henri Poincar [Rollet 1994b]) recensait dj prs de 500 livres, extraits de livres et articles sur une priode allant de 1878 1994. Une analyse sommaire de lvolution du nombre de ces publications permet dailleurs de mettre en vidence plusieurs pics de publication : de 1878

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Dun point de vue strictement scientifique, les travaux de Poincar sont bien connus. De son vivant, ils firent lobjet dune multitude de comptes-rendus et danalyses dans des revues spcialises franaises ou trangres ; sa mort, lAcadmie des Sciences entreprit la publication de ses uvres, vaste travail qui ne fut achev que vers la fin des annes cinquante.4 Enfin, ltude de la littrature scientifique sur Poincar permet de constater lexistence dobjets mathmatiques qui tmoignent de limplantation de certaines de ses dcouvertes au sein de la pratique scientifique : il existe ainsi, entre autres, un thorme de Poincar-Birkhoff-Witt, un groupe de Poincar, une conjecture de Poincar ou une bifurcation de Poincar ; il existe galement un demi-plan, une section de Poincar ainsi quun dual de Poincar et une caractristique de Poincar. Par ailleurs, limportance des dcouvertes scientifiques de Poincar a t grandement dmontre par un grand nombre dhistoriens des sciences renomms : citons les travaux dArthur Miller, lie Zahar ou Michel Paty sur la dcouverte de la thorie de la relativit restreinte5 ; citons galement les recherches de Jeremy Gray sur la dcouverte des fonctions automorphes ou encore celles de June Barrow-Green sur le problme des trois corps.6 Grce ces travaux, qui eurent parfois des chos dans la grande presse, un grand nombre de personnes savent que Poincar peut tre considr comme lun des pres des thories modernes du chaos ou quil fut deux doigts de dcouvrir la thorie de la relativit. De mme, grce aux vastes entreprises de publication de sa correspondance scientifique, les historiens des sciences ont leur disposition dutiles outils de recherche susceptibles dapporter de prcieux renseignements sur la place du mathmaticien au sein de la communaut scientifique de son temps.7 La philosophie poincarienne est souvent dsigne par le terme de conventionnalisme. Ce raccourci commode exprime, dans une premire approche, lessence dune pense qui sest surtout intresse aux fondements et la dimension constructive des principes scientifiques. Les thmes principaux de cette philosophie laissent parfaitement entrevoir son caractre technique et son ancrage dans la pratique scientifique : Poincar labora un conventionnalisme gomtrique, puis il le gnralisa la physique et la mcanique, pour finalement dfendre une conception holiste apparente celle de Duhem ; il insista galement sur le rle des hypothses et des dfinitions dans les sciences, ainsi que sur limportance de lintuition pour lenseignement et pour la pratique des mathmatiques ; il rejeta les thses logicistes prtendant rduire toutes les mathmatiques la logique et il mit en vidence limportance de la notion dinduction complte pour larithmtique. On pourrait poursuivre cette numration lenvie. Elle montre que la philosophie de Poincar est essentiellement une philosophie de savant, qui trouve son origine dans un contact rgulier avec les mthodes scientifiques, et son contenu dans les rflexions pistmologiques que suscitent ces mmes mthodes. Il nest donc gure surprenant de rencontrer dans cette uvre un vaste arsenal de concepts techniques ou de rfrences des thories mathmatiques ou physiques : les gomtries non euclidiennes, la1912, le nombre de travaux sur Poincar augmentera de manire constante pour atteindre un sommet en 1913, suite son dcs (30 items). Aprs cette priode, le nombre douvrages qui lui sont consacrs baissera notablement pour osciller autour dune valeur moyenne de 5 items par an, ce jusquen 1954-1955, date de la clbration du centenaire de sa naissance (35 items). Enfin, pour la priode actuelle, on constate que depuis la fin des annes soixante-dix lactualit de la pense poincarienne se fait de plus en plus prsente puisque, pour certaines annes, on recense prs de 20 rfrences son sujet. Il va de soi que ces chiffres portent sur des sources fragmentaires et quon ne saurait recenser la totalit des travaux consacrs Poincar. Nanmoins, ces sources sont suffisamment larges pour garantir la relative justesse de ce tableau volutif. Notons dailleurs que la consultation rgulire des bases de donnes bibliographiques permet de confirmer cette tendance rcente la hausse. 4 Les uvres de Poincar comportent 11 volumes et furent publies chez Gauthier-Villars. Remarquons quil ne sagit pas des uvres compltes puisquon ny trouve pas les textes extra-scientifiques du mathmaticien (articles philosophiques, discours officiels, etc.). 5 Voir en particulier [Miller 1973], [Miller 1975] ou [Miller 1986]. Voir galement [Zahar 1986] et [Paty 1985], [Paty 1996]. Mentionnons que ces travaux ont t rcemment complts par ceux de Vincent Borella, dans sa thse La rception en France de la thorie de la relativit [Borella 1998]. 6 Voir [Gray 1981], [Gray 1983], [Gray 1980] et [Gray / Walter 1997]. Voir galement [Barrow-Green 1984]. 7 Sur ce point nous renvoyons au travaux de Dugac sur la correspondance de Poincar avec les mathmaticiens (en particulier [Dugac 1986] et [Dugac 1989a]), ainsi quau livre de Philippe Nabonnand, Correspondance entre Poincar et Mittag-Leffler [Nabonnand 1999]. Ajoutons que la correspondance scientifique de Poincar fait lobjet dune vaste entreprise de publication au sein des ACERHP puisquun volume concernant la correspondance de Poincar avec les physiciens est en cours de prparation sous la direction dAndr Coret.

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thorie des groupes, lAnalysis Situs, la thorie des ensembles, la thorie cantorienne des ordinaux transfinis, la pasigraphie de Peano ou la thorie cintique des gaz constituent autant dlments mis contribution par Poincar explicitement ou implicitement pour tayer ses argumentations ; ils constituent les indices, les marqueurs dune pistmologie exigeante, sinterrogeant sur la valeur objective de la connaissance scientifique. De cette constatation peut dcouler une interrogation essentielle : la philosophie de Poincar a-t-elle bnfici dtudes aussi nombreuses et aussi approfondies que son uvre scientifique ? cette question, il semble quon ne peut gure donner quune rponse trs nuance. Certes, les tudes philosophiques sur Poincar disponibles sur le march des ides sont fort nombreuses et souvent de trs bonne qualit. Cependant, il est clair que du fait de son ancrage dans la pratique scientifique, cette philosophie a principalement t tudie soit par des scientifiques de formation, soit par des historiens de sciences, soit par des philosophes bnficiant dune connaissance approfondie des mathmatiques (ces derniers tant le plus souvent des scientifiques reconvertis la philosophie).8 Grce ces auteurs, on dispose ainsi dtudes trs approfondies sur le versant mathmatique et physique de la philosophie poincarienne ; ces tudes insistent fortement (et juste titre) sur ses origines techniques, elles travaillent montrer son enracinement profond dans lactivit scientifique. Cependant, dans le mme temps, elles laissent souvent penser que cette philosophie se trouve dote dune seule et unique dimension technique et, au final, tout se passe comme si sa seule source et sa seule signification taient dordre scientifique. Pourtant, tout un faisceau dindices plaide en faveur dun ancrage de la pense poincarienne au sein de la philosophie traditionnelle, cest--dire au sein dune sphre intellectuelle qui na pas forcment les thories mathmatiques ou physiques pour objets dtude. En premier lieu, lessentiel de la diffusion du conventionnalisme se fit non pas par le biais de revues scientifiques spcialises, mais par lintermdiaire de revues philosophiques comme la Revue de mtaphysique et de morale ou la revue amricaine The Monist. Deuximement, tout au long de sa carrire, Poincar fut amen collaborer divers vnements philosophiques (le tricentenaire de la naissance de Descartes, le Congrs International de Philosophie de 1900), changer des lettres avec certains acteurs de la scne philosophique (Xavier Lon, Franois vellin) et ctoyer des personnalits de la scne intellectuelle franaise tels Flix Ravaisson, Gabriel Monod, Gustave Le Bon ou Maurice Barrs. Troisimement, ses ouvrages philosophiques ne renvoient pas uniquement des travaux scientifiques trs complexes puisquon peut y rencontrer de nombreuses rfrences des philosophes aussi divers que Descartes, Leibnitz, Malebranche, Cournot, Kant ou Comte. Quatrimement, il nest pas inutile de prciser que le conventionnalisme de Poincar prend place au sein dune discussion philosophique dont on peut voir lorigine dans le dialogue traditionnel entre empirisme et rationalisme ; on pourrait ajouter par ailleurs que la thorie gnrale de la connaissance quil dfend est nettement dinspiration nokantienne et que, par certaines caractristiques, elle se rattache une forme didalisme philosophique. Enfin, et surtout, il est essentiel de mentionner que Poincar tait le beau-frre du philosophe mile Boutroux, qui fut lun des penseurs les plus influents de la communaut philosophique franaise du tournant du sicle. la lumire de ce faisceau dindices, la situation semble donc tre la suivante : on connat luvre scientifique de Poincar et on connat relativement bien le versant technique de sa philosophie ; de mme, dun point de vue externe, on est assez bien renseign sur les relations quil entretenait avec les acteurs de la communaut scientifique. En revanche, on sait trs peu de choses sur la dimension proprement philosophique de son pistmologie (son origine ou son enracinement dans des dbats philosophiques) et on sait encore moins de choses sur les relations que Poincar pouvait entretenir avec les acteurs de la communaut philosophique et8 Parmi les ouvrages de rfrence concernant la philosophie poincarienne, citons notamment louvrage de Mooij, La philosophie des mathmatiques de Henri Poincar (1966), le livre de Torretti, Philosophy of Geometry from Riemann to Poincar (1978), le livre de Jerzy Giedymin, Science and Convention Essays on Henri Poincars Philosophy of Science and the Conventionalist Tradition (1982) ou bien encore celui de Gerhard Heinzmann, Entre intuition et analyse Poincar et le concept de prdicativit (1985).

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intellectuelle de son temps. lactif des commentateurs qui se sont intresss au conventionnalisme gomtrique, il faut reconnatre quils ont souvent mentionn linfluence du kantisme ou des ides dmile Boutroux sur son mergence ; cependant, force est de constater que le plus souvent ces deux points ne sont quvoqus et ne font gure lobjet dun traitement approfondi ; de fait, ltat des publications sur la philosophie poincarienne semble accuser une sorte de dsquilibre chronique. Ce travail a pour principale ambition de contribuer rtablir un semblant dquilibre en montrant que les considrations mathmatiques et physiques constituent des explications ncessaires mais non suffisantes de la pense philosophique poincarienne. Une interprtation adquate de celle-ci passe non seulement par la prise en compte de son enracinement dans la pratique scientifique et des dbats internes la communaut scientifique, mais galement par la mise en vidence des liens multiples et profonds qui unissent son auteur la communaut philosophique et intellectuelle de son temps. travers cette thse, on tentera daborder certains thmes qui ont peu attir jusqu maintenant lattention des commentateurs de Poincar ; on sattachera reconstituer diverses tapes de la vie du mathmaticien susceptibles dapporter un clairage indit sur la gense et la signification de sa philosophie. Ainsi, ltude du versant idaliste de la philosophie poincarienne et des liens qui lunissent celle de Boutroux, le rcit de lentre du mathmaticien au sein du champ philosophique et la mise en vidence de ses relations avec certains acteurs de ce champ, lanalyse de ses stratgies de publication et des rapports qui unissent, dans son uvre, discours philosophique, discours scientifique et discours vulgaris, ou lanalyse de ses engagements politiques constitueront quelques-uns des moments essentiels dun cheminement visant construire une biographie intellectuelle de Poincar et restituer sa pense dans son contexte historique.9 Il va de soi quun tel objectif ne saurait tre atteint sans la mise en place de certains prceptes mthodologiques. Il est courant de lire dans les manuels de philosophie et dans les dictionnaires que la philosophie de Poincar se rsume une thse gnrale prenant en compte le rle important jou par les conventions dans la gense de disciplines scientifiques comme la gomtrie ou la mcanique. Selon cette interprtation traditionnelle, les axiomes des gomtries mtriques et les lois de la mcanique ne seraient pas des noncs empiriques, mais des conventions ou des dfinitions dguises, ce qui les protgerait contre toute rfutation exprimentale. La pense poincarienne se trouve ainsi rsume en un seul mot qui lui confre une dimension systmatique.9 Considr comme lun des plus fins analystes du XIXme sicle, apprci pour le cynisme avec lequel il se plaisait dpeindre les murs des lites artistiques et intellectuelles, Aldous Huxley mettait en scne, dans son roman Contrepoint, un personnage nomm Illidge. Issu dun milieu populaire, biologiste de formation, ce communiste rvolutionnaire travaille sous les ordres dun savant appartenant la haute bourgeoisie anglaise. Dans le passage qui suit, Huxley expose les contradictions de son personnage qui, en tant quhomme de science, se doit daccepter les nouvelles thories de Poincar, de Mach ou de Einstein mais qui, en tant que communiste convaincu, ne peut se rsigner pour autant abandonner le matrialisme hrit du XIXme et qui, par consquent, ne veut absolument pas croire au caractre conventionnel de lespace, du temps et de la masse : Il faut absolument croire que les seules ralits fondamentales sont lespace, le temps et la masse, et que tout le reste est de la fichaise, illusion pure et simple, et illusion bourgeoise, qui plus est Pauvre Illidge ! Einstein et Eddington lennuient beaucoup. Et comme il dteste Henri Poincar ! Et comme il en veut au vieux Mach ! Tous ces gens l sont en train de saper sa foi si simple. Ils lui disent que les lois de la nature sont des conventions utiles, de fabrication entirement humaine, et que lespace et le temps, et la masse, euxmmes, tout lunivers de Newton et de ses successeurs, sont simplement notre invention nous. [] Cest un homme de science, mais il a des principes qui lui font combattre toute thorie scientifique datant de moins de cinquante ans. Cest dlicieusement comique ([Huxley 1928-1988], pages 174-175). Derrire lnonc des contradictions du personnage, il est possible dceler une thse sur le statut contradictoire de la philosophie poincarienne. En effet, de par son double statut de scientifique et de communiste, Illidge ne peut que souscrire au matrialisme puisque cest cette croyance en lexistence dune matire extrieure et le rejet de toute forme didalisme qui fondent respectivement la pratique de la science et la mise en application du marxisme. Cependant, ce credo matrialiste se trouve sap dans sa base mme puisque Illidge dcouvre que les nouvelles thories scientifiques proposes par les plus grands savants de son temps ne peuvent viter de mettre mal les concepts les plus fondamentaux de la connaissance scientifique et de mettre en uvre une forme didalisme philosophique fort peu recommandable. Par les atermoiements de son personnage, Huxley semble ainsi mettre en vidence la dimension proprement idaliste des conceptions dEinstein, Mach et Poincar qui font des lois de la nature et des principes scientifiques des constructions de lesprit humain. Une telle interprtation est des plus intressantes si on la rapproche de ce que nous crivions prcdemment propos de la nette domination des tudes techniques au sein de la littrature consacre Poincar. Il nous faudra expliciter cette ide dune tension entre matrialisme et idalisme, explicitation qui nous conduira mettre en uvre certaines notions introduites par Louis Althusser pour rendre compte des philosophies de savants.

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Une telle interprtation appelle plusieurs commentaires. Dune part, loign de tout esprit de systme et naspirant visiblement pas fonder une cole de pense ou des disciples en conventionnalisme, Poincar ne se soucia gure de donner une dnomination sa philosophie. Ce nest quaprs sa mort, et en grande partie cause de linfluence du positivisme logique, que son uvre philosophique fut pragmatiquement baptise conventionnalisme ; ce terme napparat donc jamais sous la plume de son inventeur et on ne trouve pas non plus dans son uvre de plaidoyer en faveur dun quelconque programme conventionnaliste. En fait, cest la postrit qui passa la pense poincarienne au crible pour nen retenir quune substantifique moelle. Que Poincar ait dfendu des conceptions conventionnalistes, cela ne fait aucun doute. En revanche, que ces conceptions rsument elles seules lensemble de sa pense philosophique et quelles se rduisent cette interprtation traditionnelle que nous venons dvoquer, cela est beaucoup moins sr. Une seconde remarque concerne la composition de luvre philosophique de Poincar. Lessentiel de celle-ci se trouve rassemble dans quatre livres publis de 1902 1913 chez Flammarion dans la Bibliothque de Philosophie Scientifique : La science et lhypothse (1902), La valeur de la science (1905) probablement ses deux ouvrages les plus clbres Science et mthode (1908) et un ouvrage posthume, Dernires penses (1913). Il est important davoir lesprit que ces ouvrages ne furent pas rdigs spcialement pour la maison Flammarion, mais quils furent composs partir darticles et dextraits darticles publis auparavant dans des revues spcialises destines un public duniversitaires et de chercheurs. Ainsi, bien quayant lapparence dun livre des plus classiques, La science et lhypothse est en ralit un recueil de textes dguis : louvrage fut compos partir dune quinzaine darticles publis dans diverses revues sur une priode de dix ans et, pour autant quon puisse en juger, seule lintroduction fut crite spcialement pour la circonstance. Nous aurons loccasion daborder la question de la composition de ces ouvrages par la suite mais, ce stade, le point essentiel nous semble tre le suivant : linstar de bien des scientifiques dsireux de se tourner vers la science, et linverse dun Kant ou dun Leibnitz, Poincar ne tenta pas dlaborer un vritable systme philosophique ; tout au plus se contenta-t-il dorganiser ses diffrents travaux spcialiss au sein de quelques volumes destins un public plus large. Ceci explique les difficults qui surviennent invitablement lorsquon tente de dessiner une perspective globale sur sa philosophie. Aussi brillants et aussi novateurs que soient certains de ses dveloppements, il est difficile daffirmer quils sinscrivent tous au sein dun projet philosophique global. Enfin, il est ncessaire de faire une troisime remarque : linterprtation traditionnelle que nous noncions prcdemment tire sa matire principales de quelques chapitres de La science et lhypothse et elle nemprunte quasiment rien aux autres ouvrages de Poincar. Est-ce dire que tout le conventionnalisme se rsume ces quelques chapitres ? Cela signifie-t-il que les autres crits de Poincar ne prsentent aucun intrt philosophique intrinsque ? Cela veut-il dire quil est possible dapprocher lensemble de sa pense partir dune source somme toute trs rduite ? On se doute bien que ces questions appellent des rponses trs nuances. On se doute bien, galement, quune lecture de Poincar qui ne s'appuierait que sur des sources fragmentaires et qui ne tiendrait pas compte de la composition particulire de ses ouvrages ne pourrait jamais donner quune vision rductrice de sa pense. Dans son article de 1992, Conventionalism, the Pluralist Conception of Theories and the Nature of Interpretation , Jerzy Giedymin ne se fit pas faute de montrer les limites des interprtations tronques du conventionnalisme. Il crivait ainsi, propos des partisans des commentateurs qui prtendent pouvoir tirer le conventionnalisme de quelques chapitres de La science et lhypothse sans se donner la peine de consulter dautres sources ou de faire appel des hypothses interprtatives :Those who prefer the traditional interpretation believe mistakenly, I think that they are able to read Poincars conventionalist philosophy out of chapters 3, 5 and 6 of Poincar (1952 [1902]) without making use of any interpretative hypotheses. But why do they believe this? Because they follow the tradition which evolved in the process of the reception of

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Poincars philosophy outside France after his death in 1912 and which associates the name conventionalism never used by Poincar himself, with Poincars philosophy of geometry and physics. The name conventionalism produced the tendency to identify Poincars philosophy of geometry and physics with only those texts in which he used the term convention or conventional. [] The occurrence of those terms in some of Poincars writings is taken by the proponents of the traditional interpretation as a non-hypothetical indication or even as a proof that the relevant texts contain formulations of Poincars conventionalist philosophy. But careful reading of those texts shows that the occurrence or non-occurrence of those terms is simply a matter of style.10

Giedymin visait construire une interprtation globale et cohrente du conventionnalisme de Poincar, doctrine qui ne se rsumait pas, selon lui, une simple thse affirmant lexistence dlments conventionnels en gomtrie ou en mcanique, mais qui mettait en jeu un vaste ensemble dnoncs concernant la nature et la structure des thories scientifiques, concernant les buts et les limites de la connaissance scientifique. Un tel objectif ne pouvait tre atteint en se contentant de reprer, au sein dun corpus trop restreint, quelques rares occurrences des mots convention et conventionnel. Or, dans son optique, linterprtation traditionnelle entrait manifestement en contradiction avec un principe mthodologique essentiel : le Principe dvidence Totale (Principle of Total Evidence) qui sopposait toute interprtation tirant des conclusions de sources fragmentaires.11 En appliquant ce principe, cest--dire en tentant de tenir compte des conceptions dfendues par Poincar dans dautres crits philosophiques, il identifia dautres thses spcifiques au conventionnalisme qui non seulement ntaient pas prises en compte par linterprtation traditionnelle, mais qui savraient en outre contradictoire avec elle.12 Les critiques que Giedymin adressait linterprtation traditionnelle trouvaient leur fondement et leur justification dans une thorie raisonne de linterprtation des textes poincariens. la fin de son article, Giedymin proposait en effet de classer les diffrents commentaires de la philosophie poincarienne selon quatre types mthodologiques. Comme beaucoup de reconstructions thoriques cette typologie nest pas parfaite ; nanmoins son introduction permettra de mieux faire comprendre la mthode que nous adopterons dans ce travail. Face une uvre dont lauteur est dcd et qui prsente des contradictions ou des ambiguts, certains commentateurs soutiendront quil est impossible de dterminer avec exactitude ce que cet auteur voulait dire en nonant ses thses et que, par consquent, il est impossible de construire la vraie interprtation systmatique de son uvre. Ayant pris conscience de cette impasse suppose, ils se fixeront alors un objectif plus accessible : laborer une interprtation interactive qui rende compte des impressions et des rflexions que le texte suscite dans lesprit du lecteur.13 Dans un tel modle, il sagira non pas de dcouvrir la vraie interprtation, mais de crer une interprtation valide parmi toutes les interprtations valides envisageables (il sagit l dun modle pluraliste dans la mesure o plusieurs interprtations valides peuvent coexister).

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[Giedymin 1992], pages 426-427. [Giedymin 1992], page 426 : The traditional interpretation violates the Principle of Total Evidence which forbids one to draw conclusions from incomplete evidence. The traditional interpretation is based on chapters 3, 4 and 5 of Poincar (1952 [1902]), but it ignores all the remaining chapters of that book and it ignores all the other philosophical writings of Poincar. This is, of course, not coincidental . 12 En consquence, il pouvait rejeter linterprtation traditionnelle comme triviale : The conventionalist thesis understood in accordance with the traditional interpretation is either trivially false if it asserts that metric geometries and Newtons mechanics cannot be given empirical interpretations or it is trivially true, if it merely affirms that pure (uninterpreted) geometry and analytical mechanics are not empirical but are implicit definitions of terms . [Giedymin 1992], pages 425-426. 13 Voir ce sujet [Giedymin 1992], page 437 : Under these circumstances this unattainable goal has to be replaced with an attainable one, for example with interaction between the text and the interpreter. The latter reads the text or a fragment of it and if he finds it interesting produces a commentary of a suitable kind. Such commentaries differ in the type of routine used and the degree of discipline imposed or freedom allowed. This would be illustrated by the following three examples: logical analysis of the thesis of conventionalism in the traditional sense. [] Interpretations falling under the first pattern do not aim at representing the authors intended meaning but rather the outcome of the interaction between the interpreter and the text .

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ct de cette interprtation crative, qui reconstruit le texte plus quelle ne linterprte, il existe un second modle que Giedymin appelle classique-pur ; dans ce cas, il sagit de dterminer ce qua rellement voulu dire lauteur du texte, mais en demeurant, autant que faire se peut, lintrieur du texte et en sabstenant le plus possible de faire des hypothses interprtatives. Linterprtation traditionnelle tombe sous ce second type de modle interprtatif : elle adopte une attitude neutre de non-intervention et insiste sur la lecture littrale du texte.14 Un tel modle peut savrer fonctionnel dans le cas o le texte considr ne comporte aucune ambigut ; cependant, on sait bien quil est rarement possible dadopter une attitude compltement neutre lgard dune uvre donne. Une troisime attitude interprtative peut consister construire une no-doctrine : comme dans le premier modle interprtatif, le but nest pas de parvenir formuler la vraie interprtation de luvre considre ; au contraire, dans ce cas prcis, le commentateur prend le texte comme source dinspiration pour laborer une thorie plus moderne, plus en phase avec les dveloppements des sciences ou avec les convictions idologiques quil aspire dfendre.15 Ce troisime modle est la fois cratif, interactif et pluraliste car une infinit de doctrines peuvent prendre naissance partir dune uvre donne. Enfin, un quatrime type dinterprtation peut tre propos, et cest celui que Giedymin revendique : il sagit du modle classique-mixte. linstar du modle classique-pur, celui-ci se proccupe de dterminer ce qua rellement voulu dire lauteur tout en sautorisant abondamment recourir des hypothses interprtatives sur le texte (Text), la personnalit (Personality) de son auteur ou sa vie (Life), dans le cas o le texte considr est fragmentaire, contradictoire ou incohrent (hypothses que Giedymin appelle hypothses TPL).16 Ce modle interprtatif met en uvre un pluralisme. De plus, il combine le projet classique (donner une vraie interprtation) avec une mthode la fois crative et interactive. Plus important encore et cest le point auquel nous souhaitons arriver , il ne peut faire lconomie dune biographie de lauteur tudi :If the text is fragmented, somewhat ambiguous and on the first reading not quite coherent, then a true interpretation may be attained more effectively or perhaps even exclusively through interaction, interference and involvement, most of which require hypotheses: decisions have to be made which texts are more important and dominate other texts, contradictions have to be explained away by re-interpretations, articulations has often to be improved, etc. In other words, the statements P1&&Pn under the Int symbol form a reedited or corrected text which is both generated and has to be explained by the explanatory frame of the TPL hypotheses or a detailed intellectual biography. One of the functions of the latter [les hypothses interprtatives] is also to provide reasons for the rejection of alternative interpretations. For although there may be one true or intended interpretation (and even this may be doubted), there are always many equally compatible with the text. So an interpretation of this type is pluralist in character, rather like a theory in the pluralist sense.

Giedymin crit ainsi : The aim in this case is to provide a true (or intended) interpretation but the distinctive feature of this pattern among the classical ones resides in its programmatic abstention from making use of any non-trivial hypotheses and the insistence on the literal reading of the text. In other words, the interpreter consciously adopts a neutral attitude of noninterference or non-intervention into the text. This is usually intended to minimise risk and to avoid subjectivity . [Giedymin 1992], page 437. 15 La version dforme du conventionnalisme dveloppe par douard Le Roy pourrait par exemple tre considre comme une no-doctrine. Giedymin donne un autre exemple : This one [ce modle], however, takes the text as a source of inspiration for developing a new, modernized, viable doctrine, a neo-doctrine. Poincars philosophical texts, for example, may be used as a basis for developing a neo-conventionalist philosophy which is genetically related to Poincars but is designed to cope with the problems arising from more recent developments in physics and mathematics. A procedure of this type is creative, interactive and pluralist, just like the procedures under the first pattern, but the aim is different . [Giedymin 1992], page 439. 16 By an interpretation in the wider sense, on the other hand, is meant a statement of type (i) [par exemple A voulait noncer les thses P1&P2&&Pn] together with an explanatory frame which consists of hypotheses linking the text with its author personality and life (TPL hypotheses) (intellectual) biography for short. In the case of non-classical interpretations this would correspond to the interpreters biography which, however, does not usually form part of the interpretation, although in principle it could . [Giedymin 1992], page 436.

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An intellectual biography of the author is so essential to interpretations of [] [this] pattern, that an interpreter to be successful here must at the same time be the authors biographer.17

La typologie de Giedymin nous met en garde contre les prtentions dune mthode (la mthode classique-pure) se prsentant comme objective et affichant la ferme volont dlucider la signification relle des contenus philosophiques, mais risquant sans-cesse de sombrer dans le subjectivisme le plus total, suite une analyse partielle du corpus ou faute dune prise en compte dlments externes luvre tudie. Aucun commentateur ne saurait faire lconomie dune approche interne privilgiant les contenus, mettant en avant lenchanement des ides, sattachant dvoiler larchitectonique de largumentation et en faire percevoir la porte vritable. Quel que soit le modle interprtatif que lon adopte, il est clair que cette analyse intervient un degr plus ou moins important. Cependant, pour peu que lon aspire percer lessence vritable dune uvre, lapproche purement interne peut vite savrer insuffisante, surtout si cette uvre, telle celle de Poincar, se prsente sous une forme relativement htrogne (articles de revue, confrences, recueils de textes camoufls, etc.) et comporte des ambiguts. Dans ce cas prcis, Giedymin insiste sur la ncessit qui simpose au commentateur de prendre en considration la biographie personnelle et intellectuelle de lauteur, ainsi que linsertion de son uvre dans un contexte historique global. Grce la prise en compte de ces lments externes, grce lintroduction de ces hypothses TPL, il est selon lui possible de proposer une lecture adquate de luvre donne, dclairer certains choix philosophiques de lauteur ou de nuancer certaines lectures trop fondamentalistes ou trop orientes vers une no-doctrine. La mthode classique-mixte quil prconise est bien videmment condamne rencontrer sur son chemin les problmes de lanalyse historique (les hypothses ou les reconstructions historiques ne bnficient pas toujours dune gale garantie de fiabilit), cependant elle prsente lavantage dintroduire un quilibre entre lapproche interne et lapproche externe, de rapprocher deux genres habituellement traits sparment : linterprtation philosophique, dune part, et la biographie, dautre part.18 Comme nous lavons remarqu, la philosophie de Poincar a surtout suscit des commentaires techniques. Or, en explorant le versant scientifique de cette pense, les commentateurs se sont surtout attachs laborer une histoire interne. Leur objet a le plus souvent t llucidation du sens et de la porte du conventionnalisme, cest--dire la dtermination de son corps de doctrine, de ses atouts thoriques et de ses limites. Le plus souvent, il a t question pour eux dvaluer la consistance de la philosophie poincarienne sur le terrain de la mthodologie scientifique et de justifier lutilisation de certaines de ses thses dans certains contextes. Pour ce type de commentaires, linsistance sur la reconstruction logique des arguments implique[Giedymin 1992], pages 438-439. Cest nous qui soulignons dans la dernire phrase. La typologie propose par Giedymin doit tre prise avec certaines prcautions. Comme toute construction thorique, elle prsente lintrt de fournir un cadre de rflexion, un paradigme concernant les diffrentes attitudes interprtatives envisageables vis--vis de luvre philosophique de Poincar. Cependant, les quatre types interprtatifs quil propose ne constituent pas des types purs et ternels, utilisables de manire univoque. En fait, si lon considre la littrature sur Poincar, on saperoit que, dans la plupart des cas, ils juxtaposent plusieurs modles interprtatifs. Certes, on trouve un grand nombre dinterprtations qui revendiquent clairement un statut unique (classique pur ou interactif le plus souvent, plus rarement no-doctrine et trs rarement classique-mixte) mais, dans la majorit des cas, une analyse dtaille permet de se rendre compte que, consciemment ou non, leurs auteurs fondent leur approche sur plusieurs mthodologies : certains essaient de construire des no-doctrines tout en prsentant leurs contributions comme relavant du modle classique-pur ; dautres laborent des modles interactifs quils prsentent comme appartenant au domaine classique-pur, etc. Les possibilits sont nombreuses et leur nombre atteste non seulement du caractre relatif de ces catgories et galement de la place que peuvent occuper non-dit, mensonge par omission et mauvaise foi manifeste dans le domaine de linterprtation. Un travail des plus intressants pourrait consister identifier, dans les ouvrages consacrs luvre philosophique de Poincar, les mthodes interprtatives mises en place. Ceci demanderait un travail de longue haleine et nous nous contenterons de donner un seul exemple : linterprtation du conventionnalisme dveloppe par Adolf Grnbaum dans son ouvrage Philosophical Problems of Space and Time se prsente sans conteste comme une interprtation visant expliciter la signification relle de cette doctrine. Pourtant, de par sa propension se concentrer sur un corpus trs restreint et tirer tout prix le conventionnalisme vers un empirisme modr, cette interprtation prsente toutes les caractristiques dune no-doctrine (pour une analyse sommaire de ce point nous renvoyons notre article, The GrnbaumGiedymin Controversy Concerning the Philosophical Interpretation of Poincars Geometrical Conventionalism [Rollet 1995]). Pour finir, mentionnons le fait que lapprciation de ces mthodes demeure subjective : le commentateur persuad davoir trouv linterprtation vritable dune uvre sera enclin considrer les autres interprtations concurrentes comme des no-doctrines (et rciproquement). En ce domaine, il semble que tout le monde soit un peu prophte en son pays18 17

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une attitude quelque peu ngligente (voire assez snobe) vis--vis de la biographie de Poincar. Bien-sr, certains commentateurs sintressent au problme des origines de sa philosophie, tentent den dfinir les sources et les courants, de donner voir les influences de certains auteurs sur sa pense et de la situer par rapport aux dbats de son temps ; pour ce faire, ils en appellent parfois la biographie de Poincar et ils formulent parfois des hypothses TPL. Cependant, le plus souvent, ce recours la biographie de Poincar est tronqu car il se cantonne une sphre scientifique : ils mettront en avant les nombreux changes de lettres entre Poincar et ses collgues scientifiques franais et trangers, ils insisteront sur les relations privilgies qui lunissaient Paul Appell ou Mittag-Leffler, ils feront remarquer la tournure particulire de son esprit qui le pousse donner de brillants conseils ses collgues concernant le droulement dexpriences scientifiques sans jamais sinvestir lui-mme dans celles-ci, ils mentionneront enfin (ventuellement) le succs des ouvrages philosophiques de Poincar auprs du grand-public et son lection lAcadmie Franaise, mais avec une pointe dtonnement et sur le ton de lanecdote (lessentiel tant surtout pour eux lanalyse des contenus philosophiques et scientifiques). Au final, trs rares sont les commentaires qui exploitent vritablement les lments externes et qui tentent de relier la pense philosophique de Poincar avec sa biographie et son histoire personnelle. travers la typologie de Giedymin et ces quelques remarques, il semble possible de dresser le bilan suivant pour ce qui concerne la littrature existante sur Poincar : soit on se trouve face des biographies relativement bien documentes, fort intressantes (celles d Appell et de Bellivier en sont des exemples), mais qui nchappent pas forcment aux piges de lhagiographie et qui, surtout, chouent dcrire les contenus scientifiques et philosophiques de la pense poincarienne ; soit on se trouve face de brillantes reconstructions de cette pense, mais qui la considrent comme une simple thorie logique, qui ne tiennent que trs peu compte de son enracinement dans un climat intellectuel extra-scientifique et qui, surtout, affichent un profond ddain pour tout ce qui nest pas scientifique ou philosophique. En dautres termes, il semble que, malgr le nombre important dtudes qui lui sont consacres, la philosophie poincarienne soit tudie comme une sorte dabstraction thorique dtache de son poque et de son contexte dnonciation. Sur la base de ce constat, et en nous inspirant du modle classique-mixte dfendu par Giedymin, nous aimerions proposer une investigation de la philosophie poincarienne qui prenne en compte tous ces lments externes habituellement ddaigns. Notre objectif sera double et consistera en fait rtablir des quilibres : dune part lquilibre entre son versant technique et son versant philosophique travers la mise en vidence de linfluence de Boutroux sur Poincar et ltude des relations du mathmaticien avec la communaut philosophique franaise de son temps ; dautre part, lquilibre entre analyse interne et analyse externe, travers un certain nombre dhistoires attestant de lintrt des donnes biographiques pour la connaissance de luvre poincarienne. En intitulant cette thse Henri Poincar, des mathmatiques la philosophie : tude du parcours intellectuel, social et politique dun mathmaticien au tournant du sicle, notre but est de montrer lenracinement profond de la philosophie poincarienne au sein de la communaut philosophique traditionnelle et, par l mme, de mettre jour linterpntration et linteraction entre sphre interne et sphre externe. Nous tenterons de replacer cette philosophie dans son contexte de formulation et nous raconterons diffrentes histoires, diffrents pisodes susceptibles de mieux faire comprendre la manire dont elle prit naissance, se diffusa au sein des communauts scientifique et philosophique pour finalement accder la popularit auprs du grand-public. Nous essaierons de dcrire le parcours dune lite incontestable de la troisime rpublique et de dessiner les grandes tapes de son passage du domaine confidentiel des mathmatiques vers le domaine philosophique, domaine ouvert dont la sphre de rayonnement stend jusqu la communaut intellectuelle et au grand-public. Avant dexposer le plan suivi dans ce travail, il savre ncessaire dintroduire quelques remarques mthodologiques finales. Et pour commencer il importe de prciser ce que cette thse

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ne sera pas. tant donn notre parti pris de runir dans une mme approche point de vue systmatique et point de vue historico-biographique, il est clair que cette thse se situera la frontire entre les deux genres : il ne sagira de proposer une nime interprtation dfinitive de la philosophie poincarienne, du fait de notre refus des mthodologies danalyse bases sur le tout systmatique. Il ne sagira pas non plus dune thse historique ancre dans lvnementiel et la chronologie pure, en raison des limites que nous avons pu dceler dans la littrature biographique sur Poincar. Fond sur une solution de compromis, ce travail se donnera la fois un objectif plus modeste et plus ambitieux. Plus modeste puisquil se prsentera comme une contribution llaboration dune biographie intellectuelle sur Poincar ; plus ambitieux puisquil aspirera mettre en lumire le concours mutuel que peuvent sapporter, dans cette perspective, approche systmatique (interne) et approche historique (externe). Par consquent, cette thse trouvera sa place la confluence de plusieurs domaines disciplinaires, certes distincts, mais entre lesquels la sparation nest pas toujours trs nette (surtout lorsquon considre leurs sous-domaines) : philosophie, histoire, sociologie, pistmologie, histoire des sciences, histoire de la philosophie, histoire politique, histoire intellectuelle, sociologie des sciences Une seconde remarque concerne les units spatiales, temporelles et thmatiques que nous nous sommes fixes. Notre unit de temps sera grosso modo la priode 1870-1912, cest--dire lintervalle stendant du dbut des tudes de Poincar sa mort ; nous ne considrerons cependant pas ces deux bornes comme fixes et immuables puisque nous tenterons ponctuellement, travers quelques incursions temporelles, dclairer certains aspects de la vie et de luvre poincarienne (sa prime jeunesse ou la postrit ditoriale de sa philosophie vers 1920). Notre unit de lieu se limitera la France, dans la mesure o nos investigations porteront pour la plupart sur les relations entretenues par Poincar avec la communaut intellectuelle hexagonale. Ltude de ses contacts avec les milieux intellectuels trangers (en Allemagne et en Angleterre principalement) ou du rayonnement de sa pense philosophique en dehors de la France constituerait bien videmment un sujet des plus intressants mais il demanderait dimportantes recherches qui ne pourraient se faire que par le biais dune collaboration internationale ; nous nous bornerons par consquent donner quelques aperus de ces questions au hasard de certains dveloppements. Enfin, pour ce qui concerne lunit thmatique, nous nous concentrerons essentiellement sur la philosophie des sciences de Poincar et en particulier sur son conventionnalisme. Ceci implique que, pour des raisons de concision et de comptence, nous laisserons de ct les conceptions poincariennes concernant la philosophie de larithmtique et de la logique. Un tel choix se justifie nos yeux pour deux raisons : dune part, dun point de vue interne, le conventionnalisme contient en lui-mme non seulement une thse sur le rle des dfinitions et des constructions dans les sciences, mais galement une thorie gnrale de la connaissance (quil nous faudra naturellement expliciter), ce qui fait de lui le pilier central de toute la philosophie poincarienne ; dautre part, dun point de vue externe, cest principalement le conventionnalisme qui se diffusa auprs du grand-public et qui assura la renomme de Poincar en tant que philosophe. Une troisime remarque concerne la nature des recherches effectues en vue de la prparation de ce travail. Les Archives Poincar conservent la correspondance professionnelle et prive de Poincar : celle-ci se prsente sous la forme dune demi-douzaine de microfilms qui furent mis leur disposition, au moment de leur fondation, par le petit-fils du mathmaticien, Monsieur Franois Poincar.19 Bien que trs fragmentaire, la partie scientifique de cette correspondance a largement t tudie et elle se trouve actuellement au centre dun vaste projet ditorial (cf. note 7 page 6). Cependant, des pans entiers de ces microfilms sont jusqu prsent demeurs dans lombre, malgr lintrt vident quils prsentent. En particulier, on trouve sur ces microfilms un grand nombre de lettres, de documents privs et de brouillons qui clairent de19 Ces microfilms furent raliss par Arthur Miller dans les annes 1970. Les Archives Poincar travaillent enrichir ce fonds en permanence, notamment en recherchant les parties manquantes des correspondances prsentes sur les microfilms.

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faon dcisive la nature de lactivit philosophique de Henri Poincar et son volution au sein des cercles intellectuels et politiques de son temps. Notre parti pris a donc t daxer lessentiel de nos recherches documentaires sur ce fonds imparfaitement exploit ; la mise en valeur de documents essentiels sur lintervention de Poincar en faveur de la rvision du procs Dreyfus ou concernant la postrit de son uvre philosophique tmoignent, semble-t-il, de lintrt dun tel choix. Nous aimerions dailleurs montrer, par ce travail de recherche, que certaines correspondances, en apparence anodines ou ngligeables (par exemple les quelques trois cents lettres changes par Poincar avec sa mre et sa sur durant ses tudes, les lettres de flicitations adresses Poincar au moment de son lection lAcadmie Franaise, les lettres dillumins ou dinventeurs en tous genres, etc.), sont susceptibles de fournir de prcieuses informations concernant le dveloppement de la pense poincarienne, pour peu quon les aborde selon une perspective adquate. En ce sens, nous esprons avoir mis en vidence la ncessit dditer lensemble de la correspondance de Poincar (et notamment la correspondance prive). Enfin, un certain nombre de recherches ont t effectues dans diverses institutions (Archives Dpartementales de la rgion Lorraine, Archives Dpartementales du Calvados, Institut Mmoire de ldition Contemporaine, Archives Nationales, Bibliothque Nationale, Archives de lAcadmie des Sciences, etc.) pour tenter de trouver des lettres indites de Poincar, notamment des lettres traitant de questions philosophiques ce type de correspondance tant largement sous-reprsent sur les microfilms. Ces recherches extrieures nous ont permis par exemple de dcouvrir une correspondance indite de Poincar avec lun des fondateurs de la Revue de mtaphysique et de morale, Xavier Lon. La dmarche que nous suivrons au cours de ce travail prendra la forme dun mouvement gnral dlargissement de perspective et douverture vers des considrations de plus en plus externes. Nous partirons ainsi dune analyse des contenus philosophiques puis, au fur et mesure dune contextualisation de cette pense (au sein des dbats, des communauts et de la socit de son temps), nous prendrons progressivement du recul par rapport elle. Peu peu, nous construirons ainsi une esquisse du dveloppement de la pense poincarienne, de sa diffusion et de son devenir au sein des milieux intellectuels franais du tournant du sicle. Dans un premier chapitre, nous exposerons la philosophie conventionnaliste de Poincar. Nous tenterons de mettre en valeur sa complexit extrme et son enracinement dans une pratique et dans des dbats internes la communaut scientifique ; nous aurons ainsi loccasion de porter notre attention sur le problme classique des fondements de la gomtrie, de mettre en valeur linfluence essentielle des conceptions de Riemann et de Helmholtz sur la pense du mathmaticien et de traiter de la question des relations entre conventionnalisme et holisme pistmologique. cette analyse technique rpondra un second chapitre qui sattachera dvoiler la ncessit, pour la construction dune interprtation globale de la philosophie poincarienne, dune prise en compte des relations privilgies entre Poincar et son beau-frre mile Boutroux. travers une analyse thmatique de linfluence exerce par les conceptions de Boutroux (et de son entourage), nous mettrons en vidence non seulement lancrage de la philosophie de Poincar au sein de la communaut philosophique franaise, mais galement la pertinence des investigations biographiques et des hypothses TPL son sujet. partir de ce rsultat, nous tenterons, dans un troisime chapitre, dlargir notre perspective en portant notre attention sur les circonstances de lentre de Poincar au sein du champ philosophique hexagonal. Cette troisime tape nous conduira reprendre certains rcits introduits dans les deux premiers chapitres, mais dune manire sensiblement diffrente puisque ces reprises feront largement appel des considrations historiques et biographiques : nous nous pencherons ainsi de nouveau sur la gense de la philosophie poincarienne mais en nous interrogeant sur la place quelle pouvait occuper au sein du paysage philosophique et culturel, en insistant sur les grandes tapes de son installation au sein de la communaut philosophique et en mettant jour les stratgies ditoriales qui prsidrent sa diffusion. Le quatrime chapitre portera sur les relations de Poincar avec le genre de la vulgarisation scientifique : lanalyse des juxtapositions de plusieurs formes de discours dans certains de ses travaux discours

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scientifique, discours philosophique et discours de vulgarisation nous conduira prolonger notre tude des pratiques ditoriales de Poincar et nous permettra, dans le mme temps, de nous interroger sur la popularit de son uvre philosophique auprs du grand public (en particulier, nous verrons que lambigut fondamentale entre discours vulgaris et discours philosophique joua un rle non ngligeable dans sa diffusion et dans sa postrit). Enfin, dans un dernier moment, nous interrogerons sur la visibilit sociale et politique de Poincar travers ltude de certains de ses engagements publics, notamment ses prises de position au moment de lAffaire Dreyfus. Ce dernier point, qui intresse plus spcifiquement la biographie intellectuelle de Poincar, nous loignera du domaine spcifiquement philosophique ; cependant, nous verrons quil sen rapproche par certains aspects annexes. Nous avons jug ncessaire daccompagner ces chapitres dun appareil critique important : on trouvera ainsi une section bibliographique divise en trois parties. Une premire bibliographie recense les rfrences des ouvrages consults pour la prparation de ce travail. Une seconde bibliographie se concentre uniquement sur lpisode de laffaire Dreyfus : elle contient non seulement un descriptif des documents prsents sur le microfilm de la correspondance de Poincar mais galement la liste des ouvrages qui nous ont parus essentiels pour ltude de ce sujet. Enfin, une troisime bibliographie recense lensemble des travaux publis par Poincar ; classe suivant un ordre chronologique, elle reprend, amende et corrige les diffrentes bibliographies existantes. ces bibliographies sajouteront diverses annexes et un index des noms propres. Nous esprons que ces diffrents outils nalourdiront pas la prsentation de ce travail et que leur utilit se fera sentir delle-mme.

Chapitre 1 Le Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et Philosophie

Ces savants qui fabriquent alors une philosophie de savants pour la science ne sont pas seuls en lice ! Ils trouvent leur ct tout un bataillon de philosophes, et non des moindres, qui font chorus, reprennent leurs arguments scientifiques, et leur donnent la main pour amliorer la grande uvre commune. Louis Althusser1

Bertrand Russell raconta cette anecdote amusante dans son livre Human Knowledge : its Scope and Limits : Jai un jour reu une lettre dune minente logicienne, Mme Christine Ladd Franklin, disant quelle tait une solipsiste et quelle tait surprise quil ny en et pas dautres . Un tel rcit met en vidence, avec beaucoup dhumour, les limites du solipsisme. Il permet galement de poser le problme de la cration (artistique, littraire, philosophique, scientifique, etc.). En effet, aucune philosophie, aussi audacieuse, aussi originale, aussi novatrice soit-elle, ne nat partir de rien. Aucun philosophe nest un commenant absolu, une monade sans portes ni fentres tirant de sa seule puissance cratrice tout un monde dides nouvelles. Pour paraphraser une formule clbre, aucun philosophe ne peut voir loin sil ne se juche lui-mme sur les paules dautres philosophes. Toute uvre est la fois le centre et la priphrie dun rseau complexe de relations. Ses conditions de naissance ne tiennent pas seulement la personnalit de lauteur et sa puissance de raisonnement ; elles tiennent aussi lair du temps, elles dpendent de circonstances sociologiques, conomiques ou politiques. Une fois cre, luvre nappartient plus lauteur, mais ses lecteurs. On a beaucoup insist sur le gnie crateur, sur la puissance dinvention de Poincar. Trop peut-tre, car derrire lhommage fait un scientifique de talent se dissimule souvent le spectre de lhagiographie et de ses perspectives dformantes. Un exemple parmi tant dautres tir du Monde illustr et datant de 1912 peut illustrer ce propos :Ctait un des plus grands esprits de ce temps qui sanantissait, un des plus vastes cerveaux qui cessait de penser. Aussi bien au point de vue mathmatique que philosophique, Henri Poincar savait ce que les autres savent et de plus savait seul, ou presque seul, ce que les autres ne savent pas. On a dit, avec raison, quil y avait tel ou tel sujet, tels ou tels points de science, dont Poincar ne pouvait sentretenir quavec deux ou trois savants au monde. Cest un gnie qui a vcu auprs de nous, parmi nous, on le savait, on le disait ; mais au moment o la flamme brillante steint on sent dautant mieux quel clat, quelle importance elle avait.2

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En mettant ainsi laccent sur le caractre exceptionnel de sa personnalit et de son esprit, les hagiographes contriburent forger de tenaces lgendes. Et parmi ces lgendes, une des plus trompeuses est probablement celle concernant les lectures philosophiques de Poincar : nayant reu quun bagage lmentaire en philosophie, ne lisant que trs peu douvrages philosophiques, Poincar aurait cependant redcouvert par lui-mme, sans trop sen rendre compte, certaines notions et certaines distinctions essentielles de la philosophie traditionnelle. Cette lgende nest certes pas explicite, mais semble prsente en filigrane dans tout un corpus hagiographique. Cependant, comme beaucoup de lgendes, elle rsiste mal une analyse1 2

[Althusser 1974], page 77. Le Monde illustr, 2889 (27 juillet 1912).

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srieuse. Sil est vrai que lon ne connat pas le contenu exact de la bibliothque de Poincar, sil est galement vrai que dans ses travaux, Poincar cite trs rarement ses rfrences,3 les indices dune solide culture philosophique ne manquent pas. La pense poincarienne sest alimente de lesprit du temps et de toute une tradition culturelle et philosophique. Le problme qui se pose alors est de dmler lcheveau et de dresser une image fidle des diverses influences qui sexercrent sur le mathmaticien et qui prparrent llaboration de sa philosophie. Cest ce que nous proposons de faire dans cette premire partie qui tentera de rtablir la balance entre mathmatiques et philosophie. Sinterrogeant en 1967 sur les rapports de la philosophie aux sciences, Louis Althusser fut amen formuler un certain nombre de thses originales, thses qui furent rassembles quelques annes plus tard dans un petit livre au titre vocateur, Philosophie et philosophie spontane des savants (1974).4 Althusser choisit daborder ce problme selon une perspective hrite en grande partie des travaux de Marx et de Lnine, ce qui confra une tonalit fortement polmique son argumentation. Mise en vidence de la dimension idologique de certains discours concernant la nature et le rle de la philosophie, critique de la notion dinterdisciplinarit, mise en vidence des implications politiques des contenus philosophiques, etc., telles sont les ides-forces de ce livre qui entendait avant tout soutenir lide que la philosophie ne saurait exister en dehors de son rapport aux sciences.5 Ltude de la pratique scientifique lui permit de mettre jour lexistence dune philosophie spontane des savants, qui se distingue radicalement de la pratique philosophique habituelle. Il exprime ce fait dans la thse 25 :Dans leur pratique scientifique, les spcialistes des diffrentes disciplines reconnaissent spontanment lexistence de la philosophie, et le rapport privilgi de la philosophie aux sciences. Cette reconnaissance est gnralement inconsciente : elle peut devenir, en certaines circonstances, partiellement consciente. Mais elle reste alors enveloppe dans les formes propres de la reconnaissance inconsciente : ces formes constituent la philosophie spontane des scientifiques, ou des savants.6

Cette philosophie spontane est, par exemple, aisment observable loccasion des crises thoriques qui viennent parfois frapper les sciences brutes : la dcouverte des irrationnels dans les mathmatiques de lAntiquit grecque, la cration des gomtries non euclidiennes, la formulation des paradoxes de la thorie des ensembles constituent autant de moments dcisifs au cours desquels cette philosophie spontane des savants peut devenir particulirement visible.7 En effet, face de telles crises thoriques, les ractions des scientifiques peuvent tre de trois ordres. Certains savants tentent daborder la crise en demeurant lintrieur de la science. Pour eux, cette crise ne vient pas remettre en cause la science elle-mme, elle nest quune difficult technique supplmentaire qui ne peut tre rsolue qu laide des outils et des mthodes scientifiques usuels. Dautres savants, linverse, se trouvent ce point dsarms par lampleur de la crise quils en arrivent mettre en doute la validit mme de leur propre pra3 4

Cest un dfaut que lui reprochera souvent son collgue et ami, le mathmaticien sudois, Gsta Mittag-Leffler. [Althusser 1974]. Ce livre runit un ensemble de cours de philosophie professs par Althusser pour un public de scientifiques. 5 Voir ce sujet la thse 24 de son livre : Thse 24 Le rapport de la philosophie aux sciences constitue la dtermination spcifique de la philosophie. Je ne dis pas : la dtermination en dernire instance, la dtermination majeure, etc. La philosophie a dautres dterminations, qui jouent un rle fondamental dans son existence, son fonctionnement et ses formes (ex. : son rapport avec les conceptions du monde travers les idologies pratiques et thoriques). Je dis spcifique, car elle lui est propre, elle nappartient qu elle seule . [Althusser 1974], page 65. 6 [Althusser 1974], page 67. 7 Il va de soi que lanalyse dAlthusser sappliquerait difficilement aux savants des poques antrieures au XXme sicle : en effet, avant cette priode, il savre que les scientifiques taient consciemment philosophes, et rciproquement (les exemples de Descartes, Leibnitz, Berkeley ou Newton le prouvent). partir du milieu du XIXme sicle, linfluence des grandes coles et le dveloppement des sciences et des techniques eurent pour consquence lapparition dune spcialisation de plus en plus pousse, compromettant grandement lmergence de penseurs verss, avec un gal bonheur, la fois dans les sciences et dans la philosophie. ce titre, Poincar est particulirement reprsentatif de cette transition : considr par beaucoup comme lun des derniers savants universels, il apparat cependant que son universalit ressort plutt du domaine de la science et que sa philosophie intervient comme une annexe de sa pense scientifique. En dautres termes, Poincar na pas une pratique philosophique consciente comme Descartes ou Leibnitz pouvaient en avoir une ; sa philosophie est dj une philosophie spontane de savant.

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tique scientifique. Devenus sceptiques vis--vis des mthodes scientifiques quils utilisaient jusqualors, ils tentent de sattaquer la crise du dehors de la science, et ils entrent en philosophie. Ils deviennent en quelque sorte les philosophes de la crise, dont ils font pour ainsi dire leur fonds de commerce.Alors ces savants-l se mettent faire de la philosophie. Elle ne vole peut-tre pas trs haut, mais cest de la philosophie. Leur manire de vivre la crise, cest den devenir les philosophes, pour lexploiter. Car ils ne font pas nimporte quelle philosophie. Surtout sils croient linventer, ils ne font que reprendre, comme ils peuvent, les bribes et le refrain de la vieille chanson philosophique spiritualiste, qui guette depuis toujours les difficults de la science pour exploiter ses dfaites, pour la traquer et la parquer dans ses limites comme autant de preuves de la vanit humaine, qui, du fond de son nant, rend lEsprit lhommage de ses dfaites en leur aveu. Cest des savants, par exemple, quon doit davoir annonc les Grandes Nouvelles de la Crise de la physique moderne : la matire sest vanouie, latome est libre.8

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Althusser considre cette seconde tendance dun point de vue trs critique. Selon lui, ses reprsentants exploitent les crises scientifiques des fins apologtiques et religieuses ; la crise constitue pour eux un moyen de sauver la science de ses prtentions totalitaires en la condamnant son nant ou ses limites , en rtablissant Dieu (ou lEsprit) dans son rle lgitime. Lide dun salut de la science nest ici prsente que dans un cadre idologique, et Althusser nhsite pas rapprocher cette exploitation idologique dun autre type dexploitation, lexploitation de lhomme par lhomme.9 On sen doute bien, Althusser prendra parti pour une philosophie qui nexploite pas les sciences, mais qui aspire les servir. Cette dernire conception se trouve reprsente par une troisime catgorie de savants adoptant une position mdiane face aux crises. Eux aussi considrent la crise dun point de vue philosophique extrieur, mais ils ne mettent pas tant en cause la valeur de la science elle-mme que la navet des conceptions philosophiques quils avaient acceptes jusque l : se rveillant dun sommeil dogmatique qui passait par lacceptation passive de truismes philosophiques, ces savants entreprennent de donner la science en crise une vritable philosophie qui tienne compte des ralits de la pratique scientifique. Il sagit pour eux, non plus de dclarer la faillite de la science, mais de construire la bonne philosophie de la science susceptible de rsoudre la crise ; une crise qui ne trouve pas sa cause dans la science elle-mme, mais dans la mauvaise philosophie de la science qui prvalait jusqualors. Comme le remarque fort justement Althusser, ces savants se situent la fois lintrieur et lextrieur de la science :Je disais : ces savants sortent eux aussi de la science. Pour nous, cest vrai. Mais pour eux, non. Pour eux, ils restent dans la science, quils ne renient pas. Mieux, ils invoquent lexprience de leur pratique scientifique, leur exprience de lexprience scientifique, et cest du dedans de la science quils prtendent parler de la science, quils se mettent fabriquer avec des arguments philosophiques [] cette bonne philosophie de la science dont la science avait besoin. Et qui serait mieux plac quun savant pour parler de la science et de sa pratique ? Une philosophie de la science scientifique, faite par des savants. Raisonnablement, que souhaiter de mieux ?10

Ce classement des scientifiques selon trois tendances demeure relativement abstrait et il nest pas certain que la pratique philosophique des savants (consciente ou non) se laisse rduire8 9

[Althusser 1974], page 69. Lanalyse dAlthusser est clairement marxiste : Il faut savoir que notre histoire est profondment marque, et le reste, aujourdhui encore, par toute une tradition philosophique qui guette les difficults, les contradictions et les crises internes des sciences comme autant de dfaillances quelle tourne, cest--dire exploite lexemple de Pascal, qui tait pourtant un authentique savant et faisait de sa science un titre sa philosophie ad majorem Dei gloriam , exactement comme certains religieux guettent lapproche de la mort pour se jeter sur le moribond incroyant et lui infliger, dans lagonie, les derniers sacrements (pour son salut, videmment, mais aussi pour la sant de la religion). Il faut savoir quil existe en philosophie toute une tradition qui ne vit que de lexploitation idologique de souffrances humaines, des malades et des cadavres de la paix, des cataclysmes et des guerres et se prcipite sur toutes les crises, et aussi quand elles frappent les sciences. Il est difficile de ne pas rapprocher cette exploitation idologique dune autre forme dexploitation, quon appelle depuis Marx, lexploitation de lhomme par lhomme . [Althusser 1974], pages 70-71. 10 [Althusser 1974], pages 72-73.

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aussi facilement des catgories pures. Althusser ne fournit dailleurs gure dexemples prcis lappui de sa typologie. Ainsi, si on tente de dterminer quelle catgorie de savants Poincar pouvait appartenir, on se trouve confront une difficult. Il est clair quil ne saurait tre rang dans la premire catgorie, mais ressort-il plutt de la seconde ou de la troisime ? Par certains cts, la philosophie de Poincar semble appartenir la seconde catgorie puisquon y trouve des rflexions sur la valeur de la science, sur la lgitimit des propositions scientifiques et sur leur prtention se poser comme des descriptions adquates de la ralit. Ainsi, dans certains de ses travaux, il est question, directement ou indirectement, des limites de la science, et des attentes lgitimes que lon peut avoir son gard. Dun autre ct, la troisime catgorie que nous venons de mentionner semble correspondre galement la manire dont Poincar fit son entre dans le champ philosophique : il reprsente lexemple typique de ces scientifiques qui tentrent de rsoudre les crises internes leurs disciplines en laborant des philosophies critiques prenant appui sur leur pratique scientifique, tirant parti dune mthodologie rationnelle applique au quotidien. Cest bel et bien en demeurant lintrieur de la science et en puisant la matire de son argumentation dans le patrimoine scientifique commun que Poincar labora sa propre philosophie scientifique. Cest bien en scientifique quil dveloppa une philosophie critique prenant le contre-pied des conceptions courantes sur la science. Si on accepte la typologie althussrienne, on est donc amen constater une hsitation de la philosophie poincarienne, une oscillation entre deux ples dont il est difficile de dire sils sopposent ou se compltent : dune part, un ple idologique qui tente dinterroger la valeur et la lgitimit de la science ; dautre part, un ple plus technique qui tente de penser les mthodes et les pratiques de la science de lintrieur et qui tente de la servir au mieux. Cette ambivalence de la philosophie poincarienne nest peut-tre quapparente : sil est effectivement indniable que le thme de la valeur de la science habite une part non ngligeable de sa philosophie, il nen est pas moins vrai quon ne retrouve pas chez Poincar cette volont militante stigmatise par Althusser dexploiter les crises au profit dun retour archaque aux formes classiques du spiritualisme. La philosophie poincarienne nest certainement pas idologique, elle ne vise en aucune faon assurer le salut de la science et la ramener dans le giron dune tradition mtaphysico-religieuse millnaire.11 En dautres termes et pour reprendre lexpression dAlthusser la philosophie poincarienne est bel et bien une philosophie de la science, scientifique, faite par un savant . Cependant, cette rduction de lambivalence ne doit pas nous abuser : la classification dAlthusser peut constituer un schme pour ltude de la philosophie de Poincar et condition de la nuancer et de laffiner quelque peu une analyse plus dtaille devrait permettre de voir surgir une nouvelle tension, plus relle cette fois-ci. La philosophie poincarienne nest pas affecte dun ddoublement de la personnalit et noscille pas entre ces deux tendances contradictoires. Lambivalence qui laffecte ne trouve pas son expression dans une contradiction entre une philosophie aspirant une rcupration idologique de la science et une philosophie ambitionnant de servir au mieux la science ; elle sexprime travers une tension originelle entre des lments techniques issus dune pratique intensive de la science et des lments spiritualistes issus dune tradition sculaire particulirement prsente au sein de la communaut philosophique franaise du tournant du sicle. Plus simplement, la philosophie poincarienne semble avoir t labore partir de deux sources principales : dune part, une source scientifique et technique prenant occasionnellement position dans le champ philosophique, et dautre part, une source proprement philosophique, prenant appui sur la tradition et tirant sa matire dune frquentation assidue de la communaut philosophique hexagonale (en particulier de lentourage du philosophe spiritualiste mile Boutroux). Scientifique de formation, Poincar entra en philosophie en transformant lobjet de sa pratique scientifique quotidienne en objet de rflexion. Derrire lapparente limpidit de son style se11 Nous verrons dailleurs la fin de ce travail que la philosophie poincarienne fut lobjet de tentatives de rcupration idologiques et religieuses.

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dissimule en ralit une philosophie mettant en uvre une multitude de concepts trs techniques. Quil aborde la question de la gense de la notion despace ou le problme du rle des conventions en gomtrie, quil porte un regard critique sur la philosophie kantienne ou sur les travaux de Riemann ou Helmholtz, Poincar sappuie gnralement et de manire implicite sur des concepts thoriques et mathmatiques complexes ; la thorie des groupes, les gomtries non euclidiennes, la topologie ou lAnalysis situs structurent de faon sous-jacente un grand nombre de ses dveloppements philosophiques. Ce versant technique de luvre poincarienne a fait lobjet dun grand nombre dtudes. Grce aux travaux de commentateurs issus des mathmatiques (Mooij, Torretti), de la physique (Giedymin, Grnbaum) ou de la logique (Heinzmann), on parvient aujourdhui avoir une ide assez claire de ce que cette philosophie doit la pratique scientifique. La pense philosophique de Poincar ne trouve pas, cependant, son seul ancrage dans lhistoire des mathmatiques et dans les conceptions philosophiques qui accompagnrent son dveloppement. Dans ses ouvrages philosophiques (La science et lhypothse, La valeur de la science et Science et mthode), les rfrences diffrents philosophes ne manquent pas : un recensement sommaire permet disoler les noms de Bertrand Russell, douard Le Roy, Taine, Cournot, Kant, picure ou mile Boutroux. De mme, bien que la correspondance philosophique de Poincar soit quasiment inexistante, aux dtours de certaines lettres quelques noms apparaissent Leibnitz ou Descartes et on apprend que Poincar conseilla la lecture des livres de Bergson et de William James la princesse Marie Bonaparte. Cette seconde dimension de luvre poincarienne est bien moins connue et na gure fait lobjet dtudes approfondies. Le sujet mrite cependant quon sy attarde ! Lecteur de Bergson, correspondant dvellin, collaborateur rgulier de la Revue de mtaphysique et de morale, prsident de la section scientifique du Congrs International de philosophie de 1900 et, surtout, beau-frre dmile Boutroux, Poincar eut ses entres au sein de la communaut philosophique franaise et il serait pour le moins tonnant que sa pense ne doive rien ces relations privilgies. Revenons aux conceptions dAlthusser. Comme nous lavons vu, Poincar ne faisait pas partie de ces savants qui tentrent de rcuprer la science des fins apologtiques et il se borna constituer une philosophie scientifique adapte aux volutions que connaissait la science de son poque. Cependant, les liens amicaux et familiaux quil entretenait avec Boutroux le plaaient dans la sphre dinfluence dun philosophe profondment croyant, dont le but avou tait de cantonner la science dans des limites raisonnables et dassurer, en raction contre le dterminisme scientifique, le renouveau dune philosophie de la libert et de la spontanit. De manire significative, Boutroux intitulait sa thse de 1874 De la contingence des lois de la nature, titre qui laissait entendre que le dterminisme tait inapte rendre compltement compte des phnomnes naturels. Influenc par Boutroux, Poincar pousa certaines de ses ides et, dans un certain sens, son conventionnalisme pourrait tre interprt comme une mise en vidence de larbitraire scientifique, comme une critique du ralisme naf des scientifiques qui pensent atteindre le fond des choses. La tension que nous avions vue se rsorber semble donc rapparatre, mais indirectement cette fois-ci, par lintermdiaire de Boutroux. Bien que lide dun salut de la science par la religion et le spiritualisme soit absente de la pense poincarienne, cest nanmoins partir de thmes similaires hrits de Boutroux quil labora sa philosophie conventionnaliste. Selon Althusser, le contenu de la philosophie spontane des savants est contradictoire et cette contradiction sexprime travers deux lments distincts, lun intra-scientifique, lautre extrascientifique. Llment intra-scientifique quil appelle galement lment 1 reprsente des convictions et des croyances issues de lexprience de la pratique scientifique elle-mme, immdiate et quotidienne : spontane .12 Il se manifeste sous la forme dun corpus de thses concernant la pratique scientifique : croyance en lexistence relle des objets sur lesquels porte la science, croyance en lobjectivit des connaissances scientifiques qui permettent12

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[Althusser 1974], page 100.

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dapprhender ces objets, croyance en la validit de la mthode scientifique qui se trouve la base de la production de connaissances savantes. Cet ensemble de croyances est impermable au doute philosophique et il ne renie pas le caractre lgitime de la pratique scientifique. Llment extra-scientifique (lment 2) sexprime galement sous la forme dun corpus de croyances mais, bien quelles portent sur la science, celles-ci nen sont pas pour autant issues ; elles ont pour caractristique de soumettre la pratique scientifique une question de droit. Mise en question de lexistence des objets, critique de lobjectivit des connaissances scientifiques et des thories, insistance sur la valeur de la science ou sur la nature relle de lesprit scientifique, etc., sont les thses qui animent cette seconde facette. La contradiction des philosophies spontanes de savants trouve par consquent son fondement dans la tension existant entre un lment 1 qui sapparente au matrialisme et un lment 2 qui correspond lidalisme.13 Or, dun point de vue historique, Althusser constate que llment matrialiste a le plus souvent t sous la coupe de llment idaliste :Dans la philosophie spontane des savants (P.S.S.) llment 1 (matrialiste) est, dans la grande majorit des cas (et sauf exception dautant plus remarquable), domin par llment 2. Cette situation reproduit, au sein de la P.S.S., le rapport de force philosophique existant dans le monde o vivent les savants que nous connaissons, entre le matrialisme et lidalisme, et la domination de lidalisme sur le matrialisme.14

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Le jugement dAlthusser sapplique-t-il la philosophie poincarienne ? Peut-on voir dans la tension qui constitue son origine une domination de llment extra-scientifique sur llment intra-scientifique ? Telles sont les questions que nous aimerions rsoudre maintenant dans les deux chapitres qui vont suivre. Nous tenterons dapporter un clairage sur la tension qui existe entre les deux sources du conventionnalisme et doprer un retour aux sources de cette philosophie ; nous tenterons dtablir un certain quilibre entre ces deux sources en insistant sur le rle essentiel que