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Aix Marseille Université CERGAM EA 4225, 13540, Puyricard, France De la gestion des villes à la conception d’écosystèmes urbains durables A paraître 2014 Dans Les Métiers de la Ville de Demain Coordonné par Lionelle MASCHINO et Aline SCOUARNEC Claude Rochet Professeur des Universités, Institut de Management Public et de Gouvernance Territoriale, Professeur affilié à l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris (ESCP EUROPE) Laboratoire d’intelligence économique, Ministère de l’Economie et des Finances, Paris [email protected] Joris Peignot Doctorant, Institut de Management Public et de Gouvernance Territoriale, Aix-en-Provence Aix Marseille Université CERGAM EA 4225, 13540, Puyricard, France [email protected]

Chapitre Rochet De la gestion des villes à la conception d’écosystèmes urbains durables

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Aix Marseille Université CERGAM EA 4225, 13540, Puyricard, France

De la gestion des villes à la conception d’écosystèmes urbains durables

A paraître 2014

Dans

Les Métiers de la Ville de Demain Coordonné par Lionelle MASCHINO et Aline SCOUARNEC

Claude Rochet Professeur des Universités,

Institut de Management Public et de Gouvernance Territoriale,

Professeur affilié à l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris (ESCP EUROPE)

Laboratoire d’intelligence économique, Ministère de l’Economie et des Finances, Paris

[email protected]

Joris Peignot Doctorant, Institut de Management Public et de Gouvernance Territoriale, Aix-en-Provence

Aix Marseille Université CERGAM EA 4225, 13540, Puyricard, France

[email protected]

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Résumé Dans ce chapitre nous soulignons l’évolution scientifique et culturelle nécessaire pour concevoir des écosystèmes urbains durables. Scientifique en intégrant les apports de l’architecture de systèmes complexes, culturelle par l’évolution de la décision et de l’organisation publique que cela suppose.

Mots-clés : ville durable, architecture des systèmes complexes, décision publique

Abstract This paper highlights the contribution of complex systems architecture to the analysis of problems of conceiving smart cities. In particular, it proposes to focus on how to design cities that meet the requirements of human well-being while minimizing the negative externalities generated by economic development and urban sprawl.

Keywords: smart city, complex systems architecture

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Introduction

La conception d’écosystèmes urbains durables dans l’économie numérique est sans nul doute un des enjeux économiques et sociaux de demain. Economique par les nouveaux marchés, social par la réinvention d’espaces urbains à vivre, politique d’une innovation de rupture qui redistribuera les cartes entre les puissances qui sauront saisir ces opportunités, en ouvrant une large place aux pays émergents, la Chine au premier plan, et institutionnelle en ce que l’enjeu de la durabilité questionne les principes du management public.

Les premières expérience de villes numérique, Masdar à Abu Dhabi, Songdo en Corée, Plan IT valley près de Porto sont conduites par des industriels du numérique (Cisco, Accenture, IBM,…). Leur projet est plus de numériser la ville que « d’urbaniser la technologie » (Sassen, 2011). Il s’agit de réaliser des démonstrateurs de la possibilité de concevoir des systèmes urbains en interconnectant toutes les technologies numériques possibles. Si ces expériences sont des laboratoires utiles de ce que peut faire le numérique pour interconnecter les fonctions de la ville, le danger évident est qu’elle ne conçoive le citadin que comme un solde dont le comportement est dicté par la technologie, et non l’inverse. Ce modèle suppose une vision simpliste et réductionniste de citadin vivant dans des espaces sociologiquement, urbanistiquement et économiquement homogènes, qui est à l’opposé du modèle évolutionniste de la ville durable qui suppose des interactions riches, créatrices de synergies innovantes qui permettent à la ville —et ont permis aux villes durables du passé— d’évoluer.

Nous nous situons au contraire dans une perspective d’urbanisation de la technologie. La « ville durable » est un concept ancien qui remonte à l’Antiquité et dont les économistes de la Renaissance comme Antonio Serra (Breve trattato…, 1613 in Reinert, 2011) avaient compris la nature : la recherche des synergies entre activités économiques et d’interactions entre activités humaines. Machiavel avait bien vu dans la ville le cœur du « vivere politico » qui est à la base d’institutions durables. L’organisation politique des théoriciens et praticiens républicains de la Renaissance, la cité, est basée sur la vie urbaine, des activités économiques, ses métiers, son organisation sociale et ses relations avec sa périphérie.

En nous inscrivant dans une vision évolutionniste de la ville (1), nous proposons ici un renversement de l’approche techno-pushed pour une pensée de la ville durable à partir de la recherche des synergies entre ses fonctions économiques, politiques et sociales et de leur intégration par l’architecture système (2). Cela suppose d’intégrer les potentialités nouvelles du « moteur numérique » (3), sans oublier que la ville étant un lieu de vie pour les

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humains, elle doit permettre l’existence d’une vie civique (4). Cette vision suppose le développement de compétences nouvelles, notamment pour la décision publique, pour concevoir les écosystèmes urbains de demain (5).

Cette contribution s’appuie un projet de recherche action, en cours de développement dans le cadre du pôle de compétitivité Advancity.

1. La dynamique institutionnelle des écosystèmes urbains

1.1. Une vision évolutionniste de la ville

Le caractère écosystémique des systèmes urbains repose sur la capacité de l’habitant dans son quartier à interagir avec le tout qu’est la ville et avec les systèmes techniques mis en place. Le caractère « éco » du système signifie que les interactions entre les fonctions du système urbain sont capables de générer des lois de comportements qui lui permettent de conserver son identité et de se reproduire de manière autopoïetique.

Historiquement, la ville a été identifiée par les premiers analystes de l’économie comme le lieu où se créent les synergies entre activités à rendement croissant. Le Napolitain Serra compare ainsi Venise, ville sans terre ferme agricole, et Naples, qui en abonde. Venise a été une ville durable grâce à la synergie entre ses activités industrielles (notamment la construction navale), ses activités marchandes et sa puissance militaire. Elle commence à péricliter avec le déplacement de la polarité du monde développé de la Méditerranée vers l’Atlantique. A l’opposé, Naples, vice-royauté de la Couronne d’Espagne, dotée d’une grande richesse agricole et du numéraire venu du Nouveau-monde, n’a pas été capable de penser son développement et de sortir du féodalisme (Reinert, 2011).

L’interaction entre une ville et son environnement a été modélisée par Johan Heinrich Von Thünen au XVIIIème siècle : à la ville centre sont les plus fortes synergies entre les activités à rendement croissant – les activités industrielles– puis en six zones concentriques s’organisent les activités à rendement de plus en plus décroissant –les activités primaires et les services – et le coût du transport augmente définissant une frontière de ce que Fernand Braudel appellera une « économie-monde » (Schwartz, 2010).

Avec la seconde révolution industrielle de la fin du XIX° siècle, la croissance de la ville devient guidée principalement par la recherche de rendements d’échelles, aux dépens des solidarités sociales et de la vie civique, comme l’a analysé Emile Durkheim (1893).

Les « mathématiques de la ville », développées sous l’impulsion de Geoffrey West et de Luis Bettencourt (2007) au Santa Fe Institute, permettent de comprendre ce phénomène : elles démontrent l’existence d’une relation statistique sublinéaire entre la taille de la ville et le coût de ses infrastructures

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qui n’augmente que de 0,75 quand la ville croît de 1, et d’une relation supra linéaire entre cette taille et les activités de 1 à 1,15 : cela concerne toutes les activités, la richesse, l’instruction mais aussi le crime, la drogue et la pollution. West montre qu’une ville peut croître à l’infini, ainsi que ses externalités négatives et positives, à la différence d’une entreprise qui ne pourra maintenir une cohérence interne au-delà d’une certaine taille et qui verra sa productivité par travailleur décroître avec leur nombre.

Les mathématiques de Geoffrey West viennent apporter un support scientifique aux intuitions empiriques de Jane Jacobs qui insistait sur la nécessaire dimension « village » à conserver dans une ville pour y permettre des interactions créatrices entre les habitants et leurs activités et faire fructifier le capital social. Pour Jacobs (1984), la richesse n’est pas produite par l’accumulation d’actifs urbains (comme les grandes opérations de rénovation urbaine) mais par la capacité des habitants à s’engager dans la production de ces actifs et celle du système urbain à s’adapter aux changements des circonstances. L’erreur de la politique urbaine, souligne-t-elle, a été de rationaliser la ville et de la spécialiser sur quelques fonctions en important les autres, alors que la richesse est créée par l’interaction entre l’ensemble des activités urbaines, considérées en elles-mêmes comme non rentables, et de prôner la substitution aux importations extérieur/ville par des activités urbaines diversifiées.

Ce qui souligne que le point critique à définir dans la modélisation de ce système est la frontière entre la ville et ses périphéries. Cela est indispensable, d’une part, puisque par définition un système est différencié de son environnement par une frontière (sans quoi il n’existerait pas et ne serait donc pas pilotable) qui définit ce qui est « dedans » et modélisable dans le cas d’un système conservatif et ce qui est « dehors » qui est constitué de paramètres exogènes dont le nombre et la variabilité définissent la turbulence de l’environnement (Krob, 2009). Cette frontière doit caractériser l’écosystème urbain en ce qu’il est cohérent et stable, créant des richesses par des activités internes et n’important que ce qu’il est pertinent d’importer. D’autre part, matériellement l’extension de la ville est nécessairement inscrite dans un espace géographique. Avant la seconde révolution industrielle et le développement des télécommunications, la distance structurait la ville et sa périphérie et sa mesure était la vitesse de propagation de l’information – un homme à cheval, en bateau puis en chemin de fer. La II° révolution industrielle permet un première « mort de la distance » qui n’est plus l’élément structurant de ces écosystèmes territoriaux et la fin des « zones à la Thünen ». La conséquence en a été la croissance urbaine en « taches d’huile » avec celle de la consommation d’énergie et le développement d’une urbanisation dysfonctionnelle dénoncée par Jane Jacobs, entre les fonctions d’habitation, de travail, d’administration.

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La « mort de la distance » fait que les zones à la Thünen peuvent s’étendre au monde entier1. La ville proprement dite va se concentrer sur les activités à haute valeur ajoutée et propres, tandis que les activités polluantes et à conditions de travail dégradées seront rejetées dans lointaines périphéries délocalisées. Ainsi, même si une ville peut paraitre « verte » dans son périmètre administratif, l’évaluation de son écosystème doit intégrer les externalités des activités délocalisées. Par exemple, le bilan carbone d’une « ville verte » doit intégrer le CO2 importé : la ville peut être verte mais l’écosystème gris foncé.

Ce modèle urbain est non-durable en ce qu’il ne peut gérer la réduction des atteintes à l’environnement (consommation de ressources fossiles et production de déchets), les atteintes à son propre capital social et humain et devient un obstacle au développement.

1.2. Le développement durable comme condition d’existence d’écosystèmes urbains durables

Le développement durable devient un impératif et une opportunité pour la compétitivité des nations et de la durabilité de leur économie et de leurs systèmes sociaux.

Avec sept milliards d’êtres humains et une stabilisation probable de la population mondiale estimée à neuf milliards au milieu du siècle, ainsi que l’émergence de nouveaux pays qui vont compter pour plus de la moitié de cette population (les BRIC plus l’Afrique), cela ne permet pas de penser l’avenir proche comme une simple reproduction du mode de développement de la II° révolution industrielle qui a reposé pour les 2/3 sur la consommation d’énergie fossile. La croissance du PIB étant une fonction de la production d’énergie (Jancovici, 2012), la continuation d’un modèle basé sur la maximisation de la croissance, et donc de la production énergétique est de toute façon vouée à l’échec. Les conséquences sur l’environnement de l’usage des énergies fossiles, leurs raréfactions, et surtout leur coût croissant avec les conséquences sur l’environnement sont devenus un enjeu de politique internationale, mais aussi de développement industriel et d’innovation. Au-delà de l’énergie, cette croissance va se traduire par un stress sur les ressources naturelles au premier rang desquelles l’eau, et, par voie de conséquence, sur les productions alimentaires. Leur raréfaction se traduira probablement par une aggravation de la pauvreté, des migrations de grande envergure, des clivages sociaux, et un affaiblissement des institutions (Homer-Dixon, 2001).

1 La ville de Séné (Morbihan) a choisi d’importer du granit chinois pour son refaire son artère principale de préférence au granit breton.

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Il s’agit alors, pour les systèmes économiques (les entreprises, leur environnement institutionnel et social) d’être capables de concevoir une offre qui s’inscrive dans les objectifs du développement durable, soit, selon la définition du rapport Brundtland, un « développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la possibilité, pour les générations futures, de pouvoir répondre à leurs propres besoins », qui se décline en trois objectifs : l’efficience économique, l’équité sociale et la préservation des ressources pour les générations futures.

2. La conception des écosystèmes urbains durables

2.1. Définition d’un écosystème urbain

Un écosystème est un ensemble dynamique de sous-systèmes en interaction (systèmes de gestion de l’énergie, systèmes de transports, systèmes de gestion de l’eau, systèmes sociaux, écosystèmes climatiques locaux, habitants …) et qui interagit avec son environnement en étant capable de conserver son identité et d’enrichir sa diversité interne. Dans l’évolution des écosystèmes naturels, ils passent schématiquement par trois types, du I qui puise ses ressources et rejette ses déchets dans son environnement, au III qui recycle complétement à l’image de la biosphère (Ayres, 1989). L’idée d’une « ingénierie écologique » permettant de parvenir à élaborer des « stratégies industrielles viables » en s’inspirant des écosystèmes naturels est formulée en 1989 (Frosch et Gallopoulos, 1989). Un écosystème industriel ne peut jamais parvenir au stade III compte-tenu du caractère entropique du processus économique (Georgescu-Roegen, 1970). Sa conception requiert des compétences spécifiques de modélisation et d’architecture qui relient les disciplines et compétences réparties dans des entreprises différentes dans une architecture commune.

Par « écosystème urbain » nous entendons, par analogie avec le concept d’écosystème naturel, un écosystème construit par l’homme intégrant l’ensemble des éléments constitutifs d’une ville qui interagissent de manière naturelle, entre eux et avec leur environnement, dans un état global d’équilibre qui permet la durabilité de la ville dans ses échanges avec son environnement : prélèvement de ressources, création de richesse et de bien-être, rejet et recyclage de déchet. L’écosystème ne peut être durable au sens où il n’y aurait pas d’entropie. Il ne peut l’être que s’il a des activités qui génèrent de l’entropie négative (ou néguentropie). Cette relation entropie – néguentropie peut être définie par l’architecture système.

Une application de cette approche est illustrée par les contraintes imposées aux éco-cités chinoises. Un écosystème diffère donc d’un système en ce qu’il est capable, par la seule interaction de ses éléments internes, de reproduire les règles de fonctionnement, voire de produire de nouvelles règles de

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fonctionnement, en tout (comme dans le cas des systèmes autopoïétiques) ou partie.

Par application de la loi de variété requise (ou loi de Ashby), plus est grande la quantité de paramètres et de variables, plus on peut dessiner des écosystèmes complexes, mais plus leur fonctionnement sera difficile à maîtriser. Par exemple, plus grandes sont les sources d’énergie, plus on peut définir un « mix énergétique » pour alimenter la ville, plus grande est la diversité d’architecture des écosystèmes.

Le choix de la frontière du système est donc critique au regard du problème à traiter, ce qui est un point clé de l’ingénierie des systèmes complexes : définir ce qui est « dedans » et ce qui est « dehors ». Dans l’idéal-type des zones à la Thünen, chaque zone a une fonction précise et des interactions définies avec les zones voisines, par ordre de complexité décroissante du centre vers la périphérie, l’ensemble formant un écosystème durable puisqu’il n’y a dans le modèle de Thünen, par hypothèse, pas ou peu d’échange avec l’extérieur. Dans la vie réelle, ce système sera soumis à des actions déstabilisantes de l’extérieur dont certaines menaceront l’équilibre interne de l’écosystème. Aussi une caractéristique essentielle de l’écosystème urbain durable, comme des écosystèmes naturels (Holling, 1973) doit être la résilience, soit la capacité à s’adapter, par apprentissage, à des fluctuations rapides de l’environnement, notamment les crises et les catastrophes et à générer de nouvelles règles qui lui permettent de faire face à un accroissement de la turbulence externe. L’école des organisations à haute fiabilité (High-Reliability Organizations) permet de définir les traits organisationnels (Roberts, 1990) en terme de design des processus, circulation et traitement de l’information, compréhension et maîtrise des facteurs humains et système de pilotage pour permettre la durabilité de l’organisation dans un environnement turbulent intégrant les catastrophes prédictibles main non prévisibles (submersion marine, activité sismique, terrorisme…).

La compétence critique est donc celle d’architecte et d’ingénierie des systèmes complexes et l’attribution de cette compétence à un acteur central qui pilotera les interactions entre les compétences d’architecte des propriétaires de sous-systèmes. Il faut également définir les rôles et prérogatives des acteurs locaux qu’on peut penser être détenteurs d’une forme de pensée collective et d’une énergie créatrice difficile voire impossible à modéliser, mais qui doit être prise en compte par les systèmes de rang supérieur. La ville durable comprend donc une définition de l’architecture des compétences et des rôles. Cette compétence va devoir principalement se développer chez l’aménageur public, mais aussi dans les modèles d’affaires de chaque firme afin d’intégrer des métriques d’optimisation de l’ensemble de la ville et non pas seulement de la firme.

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2.2. Définition et conception du méta-modèle de l’écosystème urbain de ville durable

Le concept d’écosystème urbain durable se définit – comme tout système – par sa finalité, soit dans le cas d’un système habité un bien commun qui est supérieur à la somme des parties, et les interactions entre les fonctions – que l’on analyse ici comme des sous écosystèmes - qui le composent : eau, alimentation, santé, énergie, transports urbains et interurbains, habitat, travail, économie numérique, loisirs, sports… Le principe de la modélisation suppose que l’on puisse définir, au sein d’un cadre de référence englobant les visions multiples de la réalité urbaine, des paramètres constants valables pour toutes les villes où qu’elles soient, puisque toutes les villes ont à gérer des fonctions transport, énergie, habitat, etc. et à les intégrer. C’est la valeur de ces paramètres (les variables) qui va changer selon les contextes, paramètres qui ne seront pas les mêmes partout (le paramètre « gestion des typhons » ne sera pris en compte que dans les zones vulnérables connues) et ne peuvent être dénombrés de manière définitive (le risque technologique peut faire apparaître de nouveaux paramètres). De plus, les interactions entre ces différentes fonctions du système sont génératrices d’émergences incontrôlées et qui ne pourront l’être que par un travail de modélisation évolutive et apprentissage renforçant la résilience.

Nous écartons donc d’emblée l’hypothèse d’une « ville verte » qui n’aurait aucune émission de carbone et aucun rejet de déchets qui ne saurait être une ville complète intégrant toutes les activités urbaines puisqu’il faudrait lui imputer les émissions carbones et les atteintes à l’environnement des activités importées.

Concevoir un écosystème urbain pose d’abord un problème d’architecture globale des sous-systèmes qui la composent, et de compréhension et prise en compte des critères comportementaux des humains qui habitent ces écosystèmes. L’hypothèse de recherche, issue de l’architecture des systèmes complexes, est qu’il est possible de définir un méta-modèle2 (framework) de référence d’un écosystème urbain qui permettra d’intégrer ces fonctions et se déclinera en une grande variété de modèles en fonction des valeurs attribuées aux paramètres (Simon, 1969). Ces méta-modèles définissent des règles d’assemblage des fonctions de base, un langage commun pour les métiers, des méthodes d’interfaçage des fonctions, des dictionnaires de données communs et des règles sémantiques de traitement.

2 Un méta-modèle est « un ensemble d’outils utilisables pour développer une large gamme d’architectures » (Godfrey, 2012), soit de règles et de méthodes de conception valable, dans des limites définies, pour tous les écosystèmes urbains durables. Il ne faut pas le confondre avec un outil unique de modélisation qui encapsulerait tous les cas de figure, ce qui est, en pratique, impossible.

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L’architecture de systèmes complexes intervient alors comme discipline intégratrice, permettant de réintroduire des possibilités de pilotage de ces évolutions. D’une vision qui additionne les fonctions spécialisées, divisées par leur technicité et préoccupées chacune par leur propre optimisation, elle propose une approche qui s’intéresse aux interactions entre les différentes fonctions. En effet, l’optimisation locale ne signifie pas optimisation globale; la sur-optimisation des fonctions peut même déboucher sur la sous-optimisation du système dans son ensemble (Heylighen, 1992).

Chacune de ces fonctions peut être considérée comme un paramètre à affecter d’une variable de pilotage qui varie selon les contextes entre des valeurs limites qui seront données par les contraintes de l’environnement (par exemple la capacité maximale d’alimentation ou de traitement des eaux) ou par le choix du concepteur qui décidera de limiter la taille de la ville à un nombre donné d’habitants. On choisira selon le contexte de piloter en premier lieu le paramètre « énergie », le paramètre « eau », etc.

Il ne saurait donc s’agir de définir un modèle générique permettant de concevoir tout type de ville dans tout type d’environnement. Le nombre de paramètres et les valeurs limites qu’ils prendront ne pourront être déterminés ex-ante de manière certaine, par exemple dans une zone aride et dans une zone de mousson, même s’il est en théorie possible de monter dans les niveaux d’abstraction et de définir le méta-modèle du méta-modèle, au fur et à mesure que s’accroît la complexité (Simon, 1969), l’exercice de modélisation se fait à partir de la réalité d’un type de ville et ne permettra que dans le long terme, par la multiplication de projets pilotes, de définir ces méta-règles.

En pratique, chaque écosystème urbain sera différent puisqu’il sera le résultat d’une combinatoire entre ces paramètres qui dépendra de critères politiques, sociaux et économiques qui seront propres à chaque contexte.

2.3. Les conditions de durabilité de l’écosystème urbain

On dispose sur ce sujet d’une littérature sur les écosystèmes d’affaires déjà abondante (Gueguen et Passebois-Ducros, 2011) qui traite de la firme dans son environnement (Pénicaud, 2011) ou de filière industrielle comme l’automobile à l’ère de la production de masse. L’écosystème d’affaire se différencie de la définition traditionnelle de l’industrie par la difficulté de définir ses frontières. Le système de production que forme l’écosystème englobe des entreprises et des réseaux de relations et de partenariats. La durabilité de ces écosystèmes reposent sur leurs capacités d’évolution en fonction de la variation des paramètres internes et externes : cycle de vie des fonctions et de leurs organes, changement technologique exogène et capacité d’absorption des firmes (Cohen, Levinthal, 1990). Dans cette perspective, l’écosystème est capable d’apprendre compte tenu du

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phénomène de dépendance de sentier identifié par les économistes évolutionnistes (David, 1985) qui implique d’évaluer le rôle et la dynamique du capital social de l’écosystème et de son territoire. La recherche montre en outre que la connaissance est « collée » (sticky) à un territoire et très difficile à déplacer (Von Hippel, 2005).

Comme tous les systèmes, l’écosystème tend vers l’homéostasie soit la reproduction à l’identique tout en étant capable d’évolution le long d’une trajectoire technologique. C’est à la fois un avantage puisque le territoire est constitutif de son avantage concurrentiel (il n’est pas copiable ni délocalisable) et un inconvénient en cas de rupture technologique qui rend nécessaire des inflexions de trajectoire. On pourra se pencher sur l’évolution d’écosystèmes d’affaires anciens (comme l’automobile et l’horlogerie) et la création d’écosystèmes radicalement nouveaux dans le cas d’un pays en développement sans grande tradition industrielle.

Dans la perspective de l’écosystème urbain, on se penchera sur deux types de systèmes de régulation :

-­‐ d’une part sur les systèmes de régulation des flux – dits systèmes conservatifs - de type smart grid pour l’électricité, mais dont le principe vaut aussi pour l’eau (smart water), dont la performance dépend directement de celle du « moteur numérique » à capter et traiter les données et à envoyer les instructions appropriées.

-­‐ D’autre part, sur les systèmes qualitatifs – dits systèmes dissipatifs – basés sur des interactions essentiellement organisationnelles et humaines. Ainsi le système « la santé dans la ville », sera l’émergence d’un système humain reflétant le type de vie sociale permettant la vie en bonne santé (par exemple en maintenant les personnes âgées dans un environnement de relations sociales riche et aidant) et d’un système physique constitué de centre de santé allant du dispensaire à l’hôpital lourd.

L’enjeu va résider dans la capacité à concevoir des systèmes focalisés sur des paramètres spécifiques : les énergies décarbonées dans les pays développés, les systèmes de traitement, de distribution et de gestion de l’eau dans les pays en développement, puis des écosystèmes urbains complets comme des villes propres par exemple. La Chine a ainsi de commandé au cabinet anglais ARUP, à partir du premier essai réalisé pour la ville de Dongtan, plusieurs villes décarbonées de 100 000 habiCréé par .tants.

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Figure 1: Cartographie générique d'un écosystème urbain durable

2.4. L’architecture comme cadre de représentation

L’architecture propose un cadre de pensée pour intégrer ces sous-systèmes de manière à concevoir un système régulable3. Le design de l’architecture systémique pose plusieurs problèmes.

• Un système ne peut être intégré par l’addition de ses sous-systèmes : le système possède des propriétés émergentes qui ne peuvent être modélisées dans les sous-systèmes et sont le produits des interactions entre eux. Classiquement, les fonctions « sécurité » ou « confort » dans une automobile ne sont pas imputables à un système en particulier mais sont une propriété émergente. Une ville à énergie positive n’est pas une somme de bâtiments à énergie positive. Un système se structure par interactions entre ses fonctions au service d’une finalité : le bien commun.

• Le bien commun d’un système est une fonction émergente qui doit être pilotée. Garett Hardin a illustré ce problème dans la Tragédie des biens communs (1968) : si chaque berger optimise l’utilisation des communs pour améliorer la productivité, il fait décroitre la productivité du tout et détruit le bien commun. Elinor Ostrom (1991) a montré qu’à l’opposé les communautés étaient capables de faire émerger des institutions pour éviter la tragédie des biens communs. La compréhension des émergences est donc au cœur du travail du modélisateur.

• La vision fonctionnelle est une représentation abstraite de ce que doit faire le système, un « modèle » (« nous ne raisonnons que sur des modèles », Paul Valery) dont il faut d’abord définir les frontières (un

3 Un système régulable est un système dont on peut déterminer les paramètres de pilotage à partir de la rétroaction des sorties sur les entrées. L’opposé d’un système régulable est un système chaotique, qui est un système semi-déterministe dont on ne peut complètement comprendre les lois de comportement.

L’écosystème urbain durable

22/05/2012 Le moteur numérique durable pour un territoire durable

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système est toujours le sous-système d’un système plus vaste) en fonction de la finalité qu’on souhaite lui donner et la capacité à la piloter.

• La complexité du modèle est fonction du nombre d’interactions entre ses parties. Cette complexité est accrue par le non-alignement de trois référentiels : les « opérations » sont réalisées par des « fonctions » qui peuvent servir à plusieurs opérations, et qui sont servies par des « organes » qui servent à plusieurs fonctions.

On voit que l’enjeu de l’intégration est un art délicat qui devra, d’une part, adopter le bon niveau d’abstraction du modèle à piloter, identifier les interactions souhaitables et non-souhaitables, et, d’autre part, rechercher le maximum d’interopérabilité des fonctions et des organes. Il s’agit donc de définir un niveau de complexité pertinent qui allie trois qualités : la capacité à remplir une mission, la pilotabilité et l’économie.

Source : Daniel Krob

3. Le numérique au cœur de la ville durable

3.1. Coordination des activités par le moteur numérique

Cette architecture éco systémique suppose enfin, et surtout, un « moteur numérique » dont l’objet est d’assurer la cohésion d’ensemble. Non qu’il n’y ait pas eu d’écosystèmes urbains avant l’ère numérique – les exemples abondent – mais l’économie numérique permet de concevoir des écosystèmes plus complexes et plus résilients.

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Figure 2: Le moteur numérique dans la ville intelligente

L’expression « moteur numérique » ne peut avoir pour le moment qu’un rôle d’analogie, car un tel moteur n’existe pas à ce jour. Ce moteur serait plus exactement un « système des moteurs » conçu comme infrastructure d’une architecture des processus qui structurent les activités urbaines. Cette démarche de conception et d’architecture numérique permet de concevoir des interactions nouvelles entre les acteurs de l’écosystème urbain et requiert un effort de conception qui commence —selon l’état de l’art de l’ingénierie des systèmes complexes— par la définition de la finalité de ce que l’on veut concevoir, avant d’en définir les processus et la technologie sous-jacente.

Ce système des moteurs comprendrait les infrastructures d’Internet, les réseaux des parties prenantes, les entrepôts de données (données métiers des fonctions urbaines et big data), les applications et les services en ligne. La performance d’un tel système de moteurs suppose un travail d’architecture globale et d’urbanisation des systèmes existants, et donc l’existence d’un architecte central ou à tout le moins d’un référentiel d’architecture pour permettre la mise en cohérence et l’interopérabilité de tous les moteurs.

Le moteur numérique, comme tout moteur, est cependant une machine entropique dont le bilan énergétique ne peut jamais être optimal (restituer autant d’énergie qu’il en prélève) et pose des questions non-résolues à ce jour :

-­‐ Quel est le seuil de rentabilité énergétique du numérique ? Jusqu’à quel point la numérisation est-elle pertinente ?

-­‐ Quelle la capacité du moteur numérique à suivre les évolutions technologiques, compte tenu de la faible visibilité à

Le rôle central du moteur numérique

31/03/14 Le moteur numérique durable pour un écosystème

urbain durable

Sous-système physique

Sous-système physique

Sous-système physique

Sous-système physique

Sous-système humain

Sous-système humain

Sous-système humain

Sous-système humain

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long terme de ces technologies (de l’ordre de la dizaine d’années) qui n’est pas compatible avec l’horizon de temps de la ville durable ?

Les pratiques et les modèles d’affaires des fournisseurs de technologies ne sont pas, à ce jour, compatibles avec les enjeux de la durabilité : promesses irrationnelles dans les capacités de la technologie, présentation comme des ruptures radicales de ce qui n’est souvent qu’un nouvel emballage de technologies anciennes, quand il ne s’agit pas de programmes d’obsolescence programmée pratiqués par certains fournisseurs.

L’état actuel de la recherche nous permet de formuler trois principes de base :

• L’évolution technologique doit se penser au niveau des architectures de manière à pouvoir associer chaque fonction avec son application numérique ;

• Une architecture doit se penser au niveau d’abstraction et de déformabilité suffisant pour pouvoir intégrer les évolutions dans les sous-systèmes technologiques sans remettre en cause l’architecture d’ensemble, de manière à lui assurer un cycle de vie durable ;

• Les démarches d’architecture supposent le partage des compétences entre l’architecte des processus de l’écosystème et celles des concepteurs de technologies, afin d’assurer un dialogue équilibré entre clients et fournisseurs.

3.2. Le numérique est à la fois une solution et un problème

Le Green IT est une démarche pouvant modifier les rapports existants entre informatique et utilisation de l’énergie. L’enjeu de la consommation énergétique se retrouvant à tous les niveaux, que ce soit dans la conception de matériels, dans la construction et la disposition d’infrastructures, ou encore dans les normes d’architecture des réseaux d’information. La finalité est de parvenir à conserver une puissance de traitement et des capacités de stockage tout en optimisant la consommation d’énergie, soit en la réduisant par une architecture appropriée, soit en la recyclant (par exemple en utilisant la chaleur produite par les data centers).

Mais si les problématiques écologiques touchent les technologies de l’information, ces dernières, par l’intermédiaire de l’IT for Green, concernent un secteur économique à part entière. En fait, c’est tout le secteur des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication) qui se trouve impliqué dans ce nouveau marché de l’innovation et du développement durable : filière de l’informatique, des télécommunications , de l’ électronique et des biens fabriqués comme systèmes produits par l’entreprise

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numérique pour la coordination des activités, la régulation des flux (smart grid et smart water) et l’optimisation des interactions entre les processus industriel, les flux urbains et le comportement des particuliers.

L’intégration de l’économie du numérique dans la problématique de la ville durable apparaît comme un moyen de développer la croissance économique tout en prévenant la dégradation de l’environnement et l’appauvrissement des ressources et de la biodiversité. Dans ce type de ville, l’IT for Green a atteint tous les acteurs de la ville : les habitants, les entreprises, les politiques publiques et l’économie.

Un système décarboné dans le domaine des technologies de l’information (TI) prendrait en compte l’optimisation de consommation d’énergie par rapport aux équipements, la dématérialisation des documents, les problématiques de recyclage, de télétravail, le choix de l’équipement informatique, voire de récupérer l’énergie produite par les data centers, etc. L’écologie industrielle s’inscrit ici dans une tradition établie « d’internaliser les externalités » qui ouvre la voie à une multitude de leviers d’intervention, de la taxe à l’action publique contraignante. Elle s’inscrit également dans une logique schumpétérienne de « destruction créatrice » où l’innovation technologique du cycle technologique en cours répare les externalités négatives du cycle technologique passé.

Plus les villes tendent vers des modèles d’écosystèmes décarbonés, plus elles s’orientent vers des systèmes de gestion intelligents, miniaturisés qui reposent sur une dématérialisation importante, qui doit en elle-même intégrer la dimension « Green IT ». On peut poser comme hypothèse qu’une ville à l’avenir durable et écologique repose sur un moteur numérique. Pour coordonner production et gestion de l’énergie, il est nécessaire d’organiser les moyens de stockages, les sites de consommation, et les infrastructures les reliant. Pour la maison intelligente, la domotique regroupe des techniques d’automatisation, d’informatique.

4. La vie civique comme créateur de néguentropie

Le retour d’expérience des tentatives de « villes numériques » souligne que c’est la vitalité de la vie civique qui est le garant de la résilience de l’écosystème urbain. Le numérique peut être aussi bien la source d’un monde orwellien où l’individu n’est plus qu’une variable d’ajustement, ou l’occasion de remettre en cause l’individualisme de la société libérale, dans le courant de la renaissance actuelle du « républicanisme » (Viroli, 2011 ; Skinner, 2009 ; Spitz, 2009 ; Wood, 1998 ; Audier, 2004).

La redécouverte du républicanisme nous fournit un cadre pour penser la complexité des écosystèmes urbains durables, puisqu’il fait de la non-domination le principe cardinal de la vie libre, qui, contrairement à la

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conception libérale de la liberté, ne considère pas l’obéissance aux lois de la cité comme une restriction de la liberté, mais comme une condition de la liberté dès lors que ces lois sont produites par la participation à la vie de la cité qui n’existe qu’animée par la recherche du bien commun, celui-ci n’étant pas un bien matériel mais « le bien des citoyens qui désirent vivre affranchis de la dépendance personnelle » où « le service de la cité est le compagnon naturel de la liberté » (Viroli, 2011, p. 55). La philosophie politique du républicanisme offre donc un cadre d’interactions riches entre citoyens affranchis de la domination d’aucun autre et apportant à l’écosystème cette richesse d’interactions, en quantité et en qualité, dont il a besoin pour être durable.

On peut résumer cette dynamique du bien commun par les principes suivants.

1) Le bien commun comme finalité structurante : Pour Machiavel « La grandeur de la Cité c’est le Bien commun ». Issu de la philosophie thomiste, le bien commun a trois dimensions :

• la mise en commun du bien qui peut se concrétiser en services publics et infrastructures, dont la mathématique des villes démontre le rendement plus que proportionnel.

• l’accès à ce bien mis en commun : l’approche républicaine se rapporte au courant de la « liberté positive », par opposition à la « liberté négative » de la conception libérale. C’est le principe de « non-domination » défini par Philip Pettit (2004) : il ne suffit pas de proclamer que chacun à « droit à » mais de s’assurer qu’il ne vit pas sous l’empire d’une contrainte dont la plus prégnante est le hasard de la maladie et du sort. Les économistes du sous-continent indien (Amartya Sen, Muhamad Yunus) mesurent cette non-domination en « capacité »: chaque homme peut-il avoir accès aux ressources économiques ? peut-il entreprendre et créer ? Est-il affranchi de la tyrannie de la survie dans le court terme ? Le républicain regarde les conditions concrète de la liberté et ne se satisfait de la prolifération de « droits à » qui n’ont aucun sens dans le réel. Le concepteur d’un écosystème urbain va donc s’attacher aux capacités effectives des habitants à utiliser les ressources, ce qui un impératif d’autant plus prégnant dans un environnement numérique qui peut créer de nouvelles formes d’exclusion et exige un effort particulier de conception qui intègre la sociologie des usages. La démarche de conception ne peut donc se baser sur un idéal-type d’habitant compatible avec le numérique – ce qui est le cas de la plupart des pilotes de villes numériques cités plus haut – mais d’une étude des situations de vie réelle des habitants.

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• et le bien du bien commun qui est l’affirmation qu’il n’y a de liberté individuelle qu’en interaction avec la liberté collective. Ce principe thomiste et républicain se trouve être aussi un des principes fondamentaux de la systémique : l’interaction entre la partie et le tout. Le bien commun n’est pas le collectivisme, c’est la compréhension que l’individu ne peut être libre et entreprendre qu’au travers d’une vie en société. La liberté républicaine, comme le souligne JF Spitz, est une liberté exigeante et méritocratique qui repose sur un patriotisme civique fait d’une participation active à la vie de la cité qui garanti en retour la capacité d’entreprendre de chacun (Rochet, 2008). Le bien commun n’est donc pas un contenu que l’on peut définir avec précision : c’est plus un processus en ce qu’il émerge du débat civique. La ligne de démarcation en philosophie politique entre républicain et libéraux est la nature du bien commun conçu dans un cas comme supérieur à la somme des parties, dans l’autre il en est la somme selon les principes définis, antre autres, par l’individualisme méthodologique (Rochet, 2011).

Cette vie en société repose sur la vie civique, le vivere politico de Machiavel, qui est la capacité du peuple à participer à la vie politique. C’est la reconnaissance du rôle fécond de la lutte des classes4 entre le grand nombre du peuple et le petit nombre des riches qui vont constamment vouloir capturer la représentation politique. C’est cette lutte qui permet de parvenir à des consensus et de moderniser en permanence les institutions et garantit la résilience de l’écosystème. Sa résilience augmente avec sa capacité à maintenir en son sein des interactions entre ses acteurs qui vont lui permettre de développer des propriétés autorégulatrices.

2) Ces trois conditions n’existent que si le peuple et la nation sont souverains.

Machiavel insistait sur l’importance d’un Prince animé par la virtù, soit l’alliance entre la force (vir) et la vertu (virtus). Ce pouvoir fort, animé par les grands principes de justice, de tempérance et de magnanimité, est visionnaire et capable de réagir aux infortunes du hasard, dont le pouvoir

4 Le caractère fécond de la lutte des classe, constamment mis en avant par Machiavel, se retrouve sous la plume de François Guisot dans son Histoire de la civilisation européenne (1828 : « L’Europe moderne est née de la lutte des diverses classes de la société (…) En Asie, par exemple, une classe a complètement triomphé et le régime des castes a succédé à celui des classes et la société est tombée dans l’immobilité. Rien de tel, grâce à Dieu, n’est arrivé en Europe. Aucune classe n’a pu vaincre ni assujettir les autres ; la lutte, au lieu de devenir un principe d’immobilité, a été une cause de progrès ; les rapports des diverses classes entre elles, la nécessité où elles se sont trouvées de se combattre et de se céder tour à tour, la variété de leurs intérêts et de leurs passions, le besoin de se vaincre sans pouvoir en venir à bout, de là est sorti peut être le plus énergique, le plus fécond principe de développement de la civilisation européenne ». A la différence de Marx, la lutte des classes n’est pas un processus historique déterministe, mais une source permanente d’évolution dès lors qu’aucune classe ne gagne et que cette lutte amène à des consensus d’où naissent les institutions, principe que l’on retrouve dans l’économie évolutionniste contemporaine.

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doit être naturellement contrebalancé par la représentation directe du peuple dans les principales charges, représentation qui ne doit jamais appartenir aux mêmes mais tourner constamment, en veillant à ce que les riches n’accaparent pas le pouvoir, d’où l’importance de la vie civique. Le Prince chez Machiavel est un architecte au service du bien commun qui est capable d’assurer au système et le principe de souveraineté suppose un espace politique délimité qui structure la patriotisme civique,

Le système qu’est la cité ne peut définir de bonnes lois qui servent le bien commun que s’il y a une participation du plus grand nombre de citoyens : la probabilité qu’une loi servent le bien commun est plus forte si elle est délibérée par le plus grand nombre que s’il est l’est par le petit nombre des puissants. Ce principe de philosophie politique formulé par les Anciens se confirme par le développement des sciences des systèmes complexes qui, confirmées par l’expérience empirique, montrent que les décisions délibérées par le plus grand nombre sont plus adéquates et stables que celles délibérées par le petit nombre (Rochet, 2011).

5. Quelles innovations dans les compétences pour la conception de villes durables?

La nature écosystémique de la ville durable va requérir une évolution des approches actuelles des stratégies d’entreprise et de la décision publique.

5.1. Pour les entreprises :

La conception d’un écosystème nécessite une coopération forte entre les entreprises et les acteurs professionnels et institutionnels dont les modèles d’affaires ont des horizons de temps, des dynamiques d’innovation et des logiques de création de valeur différents. Cela va au-delà du concept actuel d’entreprise étendue qui s’inscrit dans la même logique mais concerne l’écosystème d’affaires de l’entreprise et de ses partenaires. Une entreprise qui aurait une offre « smart grid » ne peut la valoriser que si elle est capable de l’inscrire dans une architecture globale de la ville et ne peut la vendre que si elle trouve en face d’elle un client en charge de cette architecture globale. Il existe des offres de type City Box qui permettent de mutualiser tous les réseaux (énergies, fluides…) de la ville mais il n’existe pas à ce jour d’acteur en charge du réseau intégré, ceux-ci étant géré par fonction selon les principes de l’administration en silo. Cela pose la question de l’acteur central capable de concevoir l’architecture, qu’il faut définir entre une maîtrise d’ouvrage publique et une coopération d’entreprise dont le mode est à définir mais qui devra de facto se comporter comme un écosystème de conception.

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Cette compétence de conception est indissociable d’une compétence de pilotage de l’écosystème qui consistera à conserver les capacités de coopération entre les sous-(éco)systèmes. Dans l’exemple étudié, c’est le pôle de compétivité Advancity qui joue ce rôle d’intégrateur de compétence et de développement d’une vision systémique de la ville.

5.2. Pour la décision publique

L’organisation des ministères centraux reste façonnée selon le mode taylorien de l’administration wébérienne qui traite de la ville par fonctions : habitat, transport, télécommunications… En l’absence d’administration capable d’assurer l’intégration de ces fonctions. De ce fait, l’intégration n’est conçue que comme l’addition des fonctions urbaines, qui sont traitées chacune par un dispositif administratif et financier spécifique. La « politique de la ville », notamment en France, est globalement un échec qui s’est contenté, à grands frais, de multiplier les remèdes anti-symptômes sans remédier à l’origine du mal. Ce problème fut autrefois résolu par les « administrations de mission », notamment en matière d’aménagement urbain, mais il n’existe à ce jour aucune mission ville durable.

Le modèle économique de rémunération des prestataires – et donc des appels d’offres et des marchés publics – devront également évoluer : par exemple la tarification du ramassage des déchets à la tonne devra évoluer vers une tarification valorisant la production issue du recyclage.

5.3. L’enjeu stratégique de la normalisation

Le rapport remis à la Ministre du commerce extérieur fin 2012 par Claude Revel 5 souligne l’importance stratégique de la normalisation dans la compétition internationale, surtout dans le contexte d’ouverture des négociations de l’accord de libre-échange Union européenne – Etats-Unis qui devrait ouvrir les marchés européens aux produits américains par alignement des normes. La norme n’est donc pas seulement une norme technique, mais est surtout une norme stratégique en ce qu’elle verrouille le marché au profit des firmes qui font prévaloir leurs normes. Le rapport Revel souligne la nécessité de s’attaquer au chantier des normes

Le rapport souligne la nécessité de s’y attaquer dès le début du développement d’une nouvelle activité. Ainsi, dans le domaine de la ville, il va s’agir de définir ce qu’est une ville durable, non seulement en terme de processus qui traite des fonctions (comme les normes HQE) mais en termes de résultats : comment mesure-t-on qu’une ville est durable ? Quelles 5Renforcer l'influence de la France sur les normes internationales http://www.commerce-exterieur.gouv.fr/renforcer-influence-france-sur-normes-internationales-rapport-revel

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métriques définir avec quelles métrologies ? Ces discussions se déroulent dans les comités de l’ISO et doivent être traitées comme des questions stratégiques et politiques, au-delà de la technique, car qui définit la norme à son profit prend un avantage décisif sur les appels d’offres subséquents et sur les métiers de l’ingénierie

• Conclusion : Les nouvelles approches disciplinaires requises pour le management public

Le tableau ci-dessous résume l’intégration des compétences à réaliser.

On met en relation les niveaux d’abstraction du système urbain et les disciplines à mobiliser dans trois grands champs :

1. L’ingénierie des systèmes complexes : l’intégration des fonctions urbaines est assurée par la définition de règle d’architecture. En descendant les niveaux d’abstraction, la modélisation définit les frontières de l’écosystème urbain, cartographie les fonctions et leurs interactions et scénarise les fonctions émergentes désirables et indésirables. A cette approche à gros grains, il faut ajouter une approche au niveau du quartier, la cartographie des processus et des données. La sphère du quotidien est celle de la vie réelle où se rencontrent les systèmes conservatifs (ou physiques) et les systèmes dissipatifs, tous les systèmes humains, fortement entropiques.

2. Le management public va devoir conjuguer les règles du pilotage descendant par les métarègles déjà connues et du pilotage ascendant par les règles qui émergent du jeu des acteurs de terrain. On mobilise ici les travaux de Elinor et Vincent Ostrom sur la « gouvernance polycentrique » qui met l’accent sur l’architecture des niveaux de gouvernance et la nécessité de préserver des zones de recouvrement de compétences qui, bien que pouvant être considérés comme non)efficient du strict point de vue de l’orthodoxie économique, contribue à la respiration du système et à son efficacité globale (Ostrom, 2010). Le niveau du quartier est celui de la rencontre entre institutions formelles et informelles qui naissent du capital social et des jeux d’acteurs de la sphère du quotidien.

3. La philosophie politique de l’humanisme civique apporte une pensée structurante sur ce qu’est la vie civique au cœur de la résilience de l’écosystème urbain. Elle permet de faire le lien entre l’individu et le tout, entre le matériel des services publics et l’immatériel du bien commun.

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Il souligne que, si l’approche systémique est bien constitutive d’un changement de paradigme pour la décision publique dans le temps court (celui de la transition d’un paradigme wébérien à un paradigme néo-wébérien de l’administration publique) il y a une continuité dans le temps long entre la décision basée sur l’ingénierie des systèmes complexes et les principes canoniques de la philosophie politique classique, dont le lien peut être assuré par le management public.

Ingénierie des systèmes complexes

Management public Philosophie politique et humanisme civique

Intégration des fonctions urbaines

Règles de modélisation et d’architecture pour intégrer métier et activités

Management des Organisations Publiques

Règles et compétences de gouvernance polycentrique

Efficacité > Efficience

Philosophie politique de la République

Ville Frontière de l’écosystème

Intégration système et modélisation

Pilotage des fonctions émergentes

Institutions formelles Le bien commun comme réalité émergente et comme condition de la liberté individuelle

Le patriotisme civique comme définition de l’espace politique

Quartier Modélisation des fonctions élémentaires de la ville durable et design des processus

Co-évolution institutions formelles informelles

Accès au bien commun

Sphère du quotidien

Réseaux sociaux

Réseaux physiques

Systèmes conservatifs et dissipatifs

Capital social

Equipements collectifs

Sociologie des usages de la décision

Bien mis en commun

Références bibliographiques

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