Georg Groddeck Musique & Inconscient (1927)

Embed Size (px)

Citation preview

  • 8/3/2019 Georg Groddeck Musique & Inconscient (1927)

    1/3

    GEORG GRODDECK(1866 - 1934)

    musique et inconscient *

    (1927)

    Pour ne pas susciter de fausses esprances, je tiens dire par avance que je ne suispas musicien. Je crois cependant que cette carence me donne prcisment la possibilit detraiter mon sujet, la puissance de l'inconscient dans la musique. En effet, je suis mieux enmesure qu'un autre de prendre en compte des dtails auxquels on n'attribue, sinon, aucunevaleur.

    C'est par exemple le cas du mot musique . Tout un chacun sait qu'il vient du grec etqu'il est driv du mot muse ; mais que musa () tait l'origine montia () etsignifiait qui fait sens , qui veut dire (lat. mens, angl. mindsont de la mme famille),rares sont ceux qui le considrent. De l il ressort que le fondement de la musique est autrechose que la ratio (reason). La ratio est de l'ordre du dcompte qui a partie lie avec le calcul.Le mot musique prouve que le musical ne peut tre ni produit ni reu par le dcompte dela ratio, au contraire il ne peut tre que mis en ordre par elle. Dans le mot musique , il y adj que le musical est un attribut fondamental de l'humain, que tout homme par naturefabrique en soi-mme de la musique et par ailleurs est fcond, sans y tre pour rien, par dela musique qui lui est trangre (les mots human, man, musicviennent d'une racine communemen, en haut allemand moderne Mensch, en sudois mnniska). Toute musique trouve sasource dans l'humain originaire; s'il en tait autrement, on expliquerait difficilement qu'elleagisse sur les nourrissons et que les idiots la pratiquent.

    Tout ceci n'est pas nouveau, mais quand on voit les tentatives toujours ritresd'apprhender le musical scientifiquement, avec la raison, et dans la mesure du possible de leproduire galement ainsi le mot composer = assembler prouve jusqu' quelle

    profondeur s'enracine la croyance en la possibilit de produire de la musique a l'aide de la ratio, quand on voit cela, on se sent justifi et presque contraint a dire : la musique ne vient pasde la partie consciente de l'me et ne s'adresse pas au conscient, mais sa force afflue del'inconscient et agit sur l'inconscient. Celui qui veut trouver la clef des portes sacres de lamusique doit explorer l'humain de l'homme, c'est seulement l qu'il peut la trouver. Car nil'oreille, ni le son qui nous parvient, ni la main dans son exercice, ni l'instrument musical nesont ncessaires la musique; elle est quelque chose d'intrieur, une proprit immanente del'homme (donne par le destin), un de ses organes (organon, organon : outil, organe)galement utiles par naissance l'oreille, l'il, le gosier, bien que ce ne soit ni avec un mtre,ni avec un microscope qu'on puisse dtecter cet organe.

    J'ai choisi intentionnellement le mot clef dans ce qui prcde parce que la clef estutilise dans la pratique musicale comme charnire; quiconque crit ou lit des notes, tombe

    sur la clef. Il existe, au moins dans la musique moderne, un lien troit, entre clef et note; laclef sans notes est dpourvue de sens et les notes sans clef, tout pareil. Examinons l'ide qu'ily a dans le mot clef : l'anglais keyse disait en anglo-saxon caege. Sont de la mme familleque ce mot en haut allemand moderne : Kiel[1] (angl. keel), Kegel [2] (angl. cone; ninepinpour le jeu de quilles), Keil [3], Keim [4] (Keil= wedge, driv de wing, Keim = bud, demme racine que bhel, ball, belly). Ainsi toutes les langues indo-europennes ont pour lesignifi clef des mots qui doivent tre ramens la mme racine kla-clev (grec kleis(), lat. clavis, claudo, franais clef, suedois nyckel). La signification de clef enmusique en donc que quelque chose est mis sous clef, protg des influences extrieures.Certaines drivations dans diffrentes langues nous aident dterminer ce qui est enferm,ainsi le latin claustrum, provenant de clotre, le grec clobos () = cage, calia () =cabane, coque; l'allemand Lade [5] = drawer, Laden [6] = schutter. Il serait favorable mon

    objectif, comme le lecteur va le voir tout de suite, que l'anglais lap puisse tre rang avecclavis, mais malheureusement l'tymologie ne nous donne ce sujet aucun claircissement, aucontraire elle affirme que lap est la mme chose que Lappen [7], plis dans le vtement; maisl'tymologie a toujours de semblables affirmations quand elle touche la reproduction et la

  • 8/3/2019 Georg Groddeck Musique & Inconscient (1927)

    2/3

    grossesse. De toute manire la clture concerne un espace vide, elle est ralise grce laclef.

    Examinons maintenant quel genre d'espace vide la clef musicale ferme. Il n'y a pas dedoute : c'est l'espace des cinq lignes de la porte. Mais ce qui importe ce ne sont pas les cinqlignes, mais les notes qui appartiennent aux lignes. Prenons alors les cinq lignes et les quatreintervalles o sont les notes, on obtient le nombre neuf. Et neuf est le nombre del'achvement, de la grossesse. L'espace des notes serait par l le symbole de la mre

    nourricire, et la clef le symbole du masculin qui fconde et ferme l'intrieur fminin.C'est aussi cette conception que mne le mot note , lat. nota. La racine dontprocde le mot nota est gen, qui s'est maintenue dans genus, genitalia, genius. Gen est l'unedes racines les plus fcondes de l'indo-europen. Tous ses mots drivs ont en commun leconcept de reproduction, de dveloppement.

    Si l'on considre les drivations de la racine clev mentionnes ci-dessus, le noyaurotique de la musique est nouveau indiqu. Tout d'abord, l'inconscient a besoin de la clefdans le rve et dans la psychopathologie quotidienne comme symbole des parties sexuellesmles; ceci vaut pour toutes les langues indo-europennes. Le mot Kiel, dans trois de sessignifications, la quille d'un bateau, bateau, et port, est symbole de la femme, cependant quedans Federkiel [8] il a conserv la connotation mle. Kegel a conserv en allemand sasignification sexuelle dans la locution Kind und Kegel[9] o il dsigne un enfant naturel, mais

    avant tout dans Kegelspiel[10] dont le sens apparat clairement dans le mot anglais ninepin(nine = neuf = la grossesse,pin = l'aiguille, les parties mles, nhen [11] = copulate). Keilesttout comme clavus = clou, un objet qui pntre dans une ouverture (fente); l'anglais wedge,driv de wing exprime la relation avec l'ros ail. Keim, finalement, met l'accent sur la notionde dveloppement; de mme les mots grecs clobos = cage, kalia = cabane ont trait lafminit de l'homme.

    En prenant pour guide ces caractristiques de la langue crite musicale, nous noustrouvons en face de l'lment fondamental du musical : la musique est enfant de l'ros, et,comme tel, gouverne et dirige l'ros. C'est en effet ce qu'il y a d'trange chez l'enfant qu'ilsoit, malgr sa faiblesse, roi (Knig [12], King [13] viennent de la mme racine gen) et qu'ilsoit source de paix, joie et ordre (l'anglais kindest la mme chose que King).

    On peut bien supposer que les origines de toute musique humaine se trouvent dans lechant, le chant des oiseaux, le bruissement du vent et le murmure de la mer. On sait bien quel'oiseau chante sa chanson l'poque des amours, de mme qu'il se montre un peintreexemplaire en donnant couleur ses plumes. La relation troite entre le vent, dont lesmlodies puissantes saisissent profondment l'me humaine, et l'ros se retrouve dans lesmythes de tous les peuples, toutes les poques et s'inscrit encore maintenant dans des motscomme Psych, en franais me (animus), espritet ainsi de suite. Le chant ternel de la merest d'autant plus saisissant que la mer et l'eau sont pour tout homme symbole de la mreoriginaire, du devenir et de l'coulement du temps (l'enfant dans les eaux maternelles).

    La dpendance rciproque de la musique et de l'amour apparat nettement dans l'artpictural. Dans certaines fresques - par exemple celle de Paul Meyerheim la BerlinerNationalgalerie - le printemps (angl. spring) est prsent comme le temps de la reproduction,de la croissance et de la naissance (le mot anglais le signale) en la figure d'une banded'oiseaux chanteurs dont le chef d'orchestre est un petit ros ail. Il n'est pas rare non plusque les notes soient peintes sous l'apparence d'oiseaux, d'enfants, de petits amours : ils sontassis ou grimpent sur et entre les lignes de porte. Ce lien est clairement prouv par l'habitudequ'ont les peintres de montrer les anges, ces successeurs chrtiens des amours, en train defaire de la musique. La construction et l'appellation des instruments de musique montrentspcialement bien les rapports inconscients entre l'ros et la musique. Je rappelle ici les motsFiedel(fiddle) et Geige [7]; pour l'inconscient le violon est le symbole du fminin, l'archet lesymbole du masculin; de l vient que lors de conflits intrieurs rotiques non rsolus levioloniste est pris de crampes. (Ceci est valable aussi pour le jeu de piano et surtout pour lechant. Il est regrettable que les professeurs de chant en sachent si peu ce sujet.) yregarder de plus prs, il apparat que la plupart des instruments de musique n'ont pas tinvents par la raison, mais que c'est la contrainte de symbolisation inconsciente de l'hommequi a donn prcisment l'instrument la forme qu'il a et pas une autre.

    Tout ceci se comprend si l'on considre que nos perceptions de sens sont, sansexception, symboles pour l'inconscient de l'unification du masculin, du fminin, de l'infantile;aussi bien pour l'oreille que pour la voix, la chose s'tablit sans peine; conception, grossesse,

  • 8/3/2019 Georg Groddeck Musique & Inconscient (1927)

    3/3

    naissance, croissance gouvernent tout l'humain.Je suis contraint de me limiter ici des allusions, mais je voudrais encore me pencher

    brivement sur quelques points. Les donnes physiologiques de la priode qui prcde lanaissance, o l'enfant n'a rien d'autre dcouvrir par ses impressions que le rythme rgulierdu cur maternel et du sien propre, mettent en lumire les moyens dont se sert la naturepour inculquer aussi profondment l'homme le sentiment du musical, c'est d'ailleurs l que lemot accord et sa signification prennent racine. ( Accord est driv du mot cor= cur, il

    dcrit originairement la rsonance harmonique des curs de la mre et de l'enfant.) Il est biencomprhensible que le balancement de l'enfant dans le corps de la mre intervient lors del'apparition du sens du rythme et de la mesure. cette constatation que le musical trouveson origine avant la naissance est lie une considration qui va beaucoup plus loin : lemusical est un patrimoine indestructible de l'homme et habite tout homme depuis Adam etve, car et j'en arrive ici au cur de mon propos la musique peut se servir du bruit, maistout aussi souvent elle est muette, elle peut tre entendue, mais elle peut aussi tre vue, elleest essentiellement rythme et mesure, et, comme telle, ancre au plus profond de l'humain.L'homme et le monde que l'homme se cre le seul monde que nous connaissions est lemonde humanis requirent du rythme, de la mesure et de l'harmonie, et tous lesvnements qui en sont dnus appellent ncessairement l'harmonie rythme et la bonnemesure. On peut s'en convaincre facilement quand on examine au microscope la fcondation

    de la cellule de l'uf : elle est, au sens le plus vrai du mot, de la musique.En conclusion de ce bref dveloppement, j'aimerais mentionner un autre phnomnemusical, qui montre la parent du musical et de l'humain, c'est l'accord trois notes quicontient en lui l'unit dans le trois et le ternaire dans l'un, exactement comme pour l'homme.L'individu particulier est li l'humain, il est toujours et sans exception homme, femme etenfant. C'est la loi qui le rgit. Et parce que l'homme est trinit, il ne peut pas faire autrementqu'exiger de sa vie musicale la mme trinit.

    On peut penser que notre poque s'est tellement loigne de la vritable musique - quel'on appelait avec raison musique des sphres - qu'il faille dsormais la qualifier de nonmusicale, mais je ne suis pas fond rpondre de telles questions. S'il est assez clair que lamusique ne s'adresse pas l'oreille mais l'humain, alors le lecteur comprendra comment jem'explique, en tant que mdecin, que de si nombreux musiciens soient devenus sourds. Celan'a rien d'tonnant que l'inconscient de l'homme, suprieurement intelligent aussi bien quesuprieurement bte, pense : Les sons que mon oreille matrielle entend couvrent lamusique leve de mon me, je veux donc paralyser cette oreille pour jouir plus. La pensesemble tre juste mais ne conduit pas au but, car la musique humaine n'a d'existence qu'entredeux bornes, la musique intrieure et celle des sphres, et nous devons nous satisfaire decette chose intermdiaire.

    Notes* in crits psychanalytiques pour la littrature et pour l'art (Psychoanalytische Schriftenzur Literatur und Kunst, Wiesbaden, Limes verlag, 1964).[1] Quille de bateau.[2] Quille jouer.[3] Coin.[4] Germe.[5] Coffre.[6] Boutique.[7] Lambeaux.[8] Pointe de la plume.[9] Armes et bagages . jeu de quilles.[10] Coudre.[11] Roi.[12] Enfant.[13] Violon.

    Texte au traducteur anonyme publi dans la revue trimestrielle Musique en Jeu (1970 1978)

    n 9 du mois de novembre 1972 dite par les ditions du Seuil. EEA 2009.