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irecteur-Fondateur Henry BLEIMAN 3V ARTS MUSIQUE LITTERATURE THEATRE SCIENCES ACTUALITES 081 ' 286(2) _itas Bruxellensis SARDOU (d'après Boyer). DIRECTION : 42, rue du Congrès BRUXELLES Le numéro : 30 francs Mai 1947.

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Directeur-Fondateur Henry BLEIMAN

3V

A R T S M U S I Q U E

L I T T E R A T U R E T H E A T R E

S C I E N C E S A C T U A L I T E S

081 ' 286(2)

_itas Bruxellensis

SARDOU (d'après Boyer).

DIRECTION : 42, rue du Congrès

BRUXELLES Le numéro : 30 francs

Mai 1947.

LA CONFERENCE

Revue mensx»elle

de diffusion artistique et littéraire.

ADMINISTRATION ET REDACTION :

42, rue du Congrès

BRUXELLES

COMITE DE PATRONAGE :

Madame W. BURLS.

Monsieur G. RENCY, Membre de l'Académie de Langue et de Littérature française.

Monsieur Théo BOGAERTS, Président de la Presse Etrangère en Belgique.

Chevalier Ad. BRAAS, Recteur de l'Université de Liège.

Monsieur S. SASSERATH, Président des Amitiés Françaises.

DIRECTION :

Henry BLEIMAN

ABONNEMENTS :

Les abonnements se souscrivent par 6 mois ou par année.

Prix des abonnements : 6 mois : 120 francs. 12 mois : 200 francs.

Versement au C. C. P. 3704.61 de . LA CONFERENCE ». 42, rue du Congrès à Bruxelles. — Etranger : Port en plus

Dédié à l'inconnue, inspiratrice de l'idée de . La Coniéience ».

Les paroles s'envolent Les écrits restent...

Sommaire du numéro 8.

CONFERENCES.

Fontenelle, précurseur de Cournot par Jean Paumen

Un Procès à reviser : Les de Concourt par G. Rency, de l'Académie

CHRONIQUES.

Hans Memling, peintre flamand par José Mirval

Musique, mon beau souci... par A. Getteman

Portraits pour un Musée de Littérature : Robert Vivier par Maurice Gauchez

Les Idées et les Livres : de l'Histoire à la Critique par A. Vandegans

Au Souvenir de Beer-Hotmann, Zweig et Werfel par Philippe Robert

Place au Théâtre : Si Sardou avait voulu par Tony Schaller

Nouvelles promenades dominicales par Georges Dopagne

-UNOS NATIONAL LA K;;;;HhRt;Ht SCIENUFIQUE

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LA CONFg^ENCir vous présente...

FONTENELLE,

précurseur de Cournot. par M. Jean PAUMEN.

Mesdames, Messieurs,

« Parmi les livres que j'ai lus, enfant ou adoles­cent, et qui ont exercé sur toute la suite de mes idées et de mes études une influence décisive, je citerai, dans l'ordre où je les ai lus, les « Mondes » de Fontenelle, ses « Eloges des Académiciens », r« Exposition du système du monde » de Laplace, la « Logique » de Port-Royal et les deux petits volumes in-12 où Desmazeaux a recueilli la cor­respondance entre Leibnitz et Clarke, avec d'autres opuscules philosophiques. Fontenelle et Laplace me donnaient un vit désir de posséder l'instrument scientifique avec lequel on pouvait pleinement pos­séder ces vérités imposantes et la profonde péné­tration du grand philosophe allemand me saisissait d'admiration. »

A.-A. Cournot : « Souvenirs, 1760-1860. », édition E.-P. Bottinelli, 1913, p. 35).

L 'UNE des tâches essentielles de l'historien des idées, c'est de dépister les influences subies par l'auteur qu'il étudie. Lorsqu'il s'agit de penseurs dont la philosophie a peu évolué,

c'est aux lectures de jeunesse qu'il faut songer. C'est précisément le cas de Cournot : encore qu'il ait progressivement atténué son

probabilisme, et qu'il se soit finalement rallié, non sans de multiples réserves, au vitalisme que les grands succès de la biologie avaient alors mis à la mode, on peut dire que c'est surtout l'objet de ses préoccupations qui s'est peu à peu enrichi, amplifié, diversifié. Ce mathématicien de l'économie politique s'est découvert sur le tard le tempérament d'un biologiste, la vocation d'un historien. Mais de la méthode à laquelle il soumet les problèmes du nombre, de la vie et des civilisations, je dirai en gros, et pour ne pas com­pliquer mon exposé, qu'elle n'a point sensiblement varié.

Dès lors, on peut se demander si les exégètes, pour recré­er génétiquement le climat de la pensée cournotienne, n'accordent pas trop d'importance aux aliments spirituels de la maturité. Ce n'est en effet que vers l'âge de trente-quatre ans, au temps du rectorat de Grenoble, que Cournot a lu avec attention Platon, Aristote, Bacon, Descartes, Kant, Reid, Condillac, d'autres en­core... La formation de Cournot est au contraire nettement scien­tifique, et ce lecteur infatigable a préféré prospecter méthodique­ment les sciences, avant même de songer à aborder la: philosophie. Libre à M. Raphaël Lévêque de rapprocher la méthode courno­tienne de l'organon d'Aristote ; la ressemblance, outre qu'elle est négligeable, ne peut être que fortuite, puisqu'aussi bien Cournot, qui n'a vraisemblablement lu ni la « Métaphysique », ni la « Phy­sique », n'a connu que tardivement les Derniers Analytiques ». Certes, M. Jean de la Harpe a eu raison d'étudier les rapports du criticisme kantien et de l'épistémologie cournotienne. Il n'en est pas moins vrai que ce sont surtout les aspects négatifs du kan­tisme — et cela, aux dépens de l'apport original et constructif — qui ont retenu l'attention de Cournot. Il est, par exemple, sympto-matique que c'est le tribunal de la « Dialectique transcendantale » que les commentateurs invoquent le plus fréquemment. Au reste, les catégories cournotiennes, cadres modifiables et extensibles du savoir, ne rappellent en rien les catégories kantiennes, concepts purs de l'entendement, arbitrairement figés pour l'éternité. En ce qui concerne une autre grande source que les exégètes reconnais­sent aux courants de la pensée cournotienne, à savoir Leibnitz, là encore, il faut, à mon avis, préciser et distinguer. Il va sans dire que la continuité du réel, le principe de raison suffisante, le dynamisme intégral, la distinction du logique et du rationnel sont autant de thèmes que l'on retrouve chez Cournot, aussitôt corrigés, amplifiés, méthodiquement organisés. Mais Leibnitz est un phi­losophe difficile auquel la critique contemporaine a pu modeler un visage innombrable. Aussi Cournot, bien qu'il cite l'édition Dutens, ne connaît-il de Leibnitz que l'essentiel, ou plutôt, — et

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il faut savoir lire entre les lignes — c'est au Leibnitz de sa jeunesse qu'il retourne, au Leibnitz de la Correspondance avec Clarke où il est question avant toute chose de rechercher une méthode ra­tionnelle. Or, si les « Souvenirs » mentionnent Leibnitz, c'est pour lui joindre Fontenelle, le Fontenelle des « Entretiens sur la plu­ralité des mondes » et des « Eloges des Académiciens ». De la part d'un auteur aussi réservé et aussi avare de ses sources, le ren­seignement revêt une importance singulière.

J'estime que c'est à tort que les exégètes négligent l'in­fluence de Fontenelle sur Cournot. Je ne puis cependant m'expli-quer à ce sujet qu'en évoquant rapidement la philosophie de Fon­tenelle. Je me limiterai de préférence aux « Entretiens » et aux « Eloges » : il ne s'agit pas de faire dire à Cournot ce qu'il n'a point dit. Tout porte cependant à croire qu'il a lu de Fontenelle d'autres ouvrages : il n'est pas plausible qu'il se soit contenté des « Elntretiens » et des « Eloges », après les avoir tant goûtés.

A une époque où les valeurs de foi, d'autorité et de tra­dition gardaient encore l'essentiel de leur efficience prestigieuse, Fontenelle annonça une ère d'agnosticisme, de critique et de liberté. L'adversaire de toutes les tyrannies, de celle de Descartes comme de celle d'Aristote, le futur Secrétaire perpétuel de l'Aca­démie des Sciences, le neveu de Pierre et de Thomas Corneille fut, comme Descartes et comme Cournot, l'élève des Jésuites : il s'y révéla brillant latiniste et médiocre logicien. Lorsque plus tard il s'appliqua à la logique de l'Ecole, en la comprenant, il comprit aussi qu'il n'y avait rien à en retirer, puisque cette technique verbale n'éclairait point, à son avis, les mécanismes variés et délicats de la, raison humaine éprise de vérité et tou­jours sollicitée par ce qu'il appela le « merveilleux vrai » d'une nature qui pour être sans miracle n'en est pas moins inépuisable. L'« Eloge de Tournefort » donne une exacte mesure du cartésia­nisme de Fontenelle : il importait de substituer à la chimie des mots la science du réel.

Ironiste subtil, Fontenelle était naturellement prudent : en­nemi de toutes les convictions, misanthrope indulgent, une sou­plesse déliée le rendait invulnérable aux critiques. Et, soit dit en passant, le portrait si fouillé que Louis Maigron et surtout M. J.-R. Carré nous ont laissé de Fontenelle, pourrait sans peine convenir à l'insaisissable héros des « Souvenirs », à l'opportuniste lucide dont a parlé non sans sévérité M. Jean de la Harpe. Aussi les morts que Fontenelle ressuscite dans ses « Dialogues », parti­culièrement les savants et les Grands dont il prononce à sa ma-

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nière le panégyrique, autant de porte-parole habilement choisis. Avec quelle émotion, le jeune Cournot a pu lire les Eloges de Cassini, de Lémery, de Newton, on l'imagine facilement. Et si r« Ars conjectandi » a exercé une influence considérable sur Cournot, n'est-ce point par le Fontenelle des Eloges, qu'il a pu connaître les travaux de Jacques Bernoulli ? Fontenelle n'a-t-il pas de même profité de r« Eloge de Leibnitz », pour confirmer une nouvelle fois sa propre conception de l'histoire ? Conception qui, pour reprendre une formule heureuse dont Bouglé se servit pour définir la théorie cournotienne de l'histoire, concilie les points de vue de !'« historien-historisant » et de l'historien-sociologue ». Quant aux Eloges de Dodart et de Régis, ils insistent sur la cloison étanche qu'il convient de maintenir entre la foi et la raison. Dieu est le sublime artisan dont les échecs du mécanisme (notamment en biologie, et là encore le finalisme occasionnel du mécaniciste préfigure le vitalisme du probabiliste) nous invitent à ménager sinon à saluer la présence. Il est même probable que les con­ceptions politiques de Fontenelle ont marqué l'esprit du jeune Cournot. Point n'était besoin en effet de lire à ce propos le frag­ment sur « La République ». Au travers des Eloges de M.-R. de Voyer de Paulmy d'Argenson, de Pierre le Grand, et surtout de Vauban (dont Fontenelle a approuvé «La Dîme royale»), les convictions de Fontenelle se font jour. Machiavélisme tempéré, despotisme éclairé, autarcie laïque, voilà sans doute ce qu'il faut en dire. Cet ennemi de la noblesse et des religions était aussi un ennemi de la démocratie. Mais le républicain très modéré que fut Cournot ne condamna-t-il point le suffrage universel et ne fut-il pas le contempteur sévère des idéologies socialistes ? A l'aristo­cratie de la filiation, Fontenelle et Cournot substituaient l'aristo­cratie de l'intelligence dont ils prévoyaient pourtant tous deux la fonctionnarisation prochaine. Dans r« Eloge de Montmort » enfin, Fontenelle mentionne, loue et commente à sa façon r« Arithméti­que politique » du Chevalier Petty, précurseur méconnu de la démographie statistique, aïeul spirituel de notre grand Quetelet dont Cournot a médité les recherches. Si l'on veut bien se rappe­ler que la première œuvre originale de Cournot est un essai d'éco­nomie mathématique (dont il a malheureusement, sur le tard, et, à mon avis, sous l'influx du vitalisme, renié la méthode rigoureuse), • il va sans dire que la lecture de r« Eloge de Montmort » a pu déterminer dans l'esprit de l'adolescent une curiosité pour des problèmes qu'il devait bientôt se flatter de résoudre à son tour.

Mais il y a plus. Raisonner en perdant de vue les données de l'observation empirique, c'est divaguer, nous dit Fontenelle.

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N'est-ce point là l'humble anticipation du seul message kantien dont Cournot ait voulu se souvenir, à tel point que la leçon la plus générale de son enseignement pourrait s'énoncer comme suit : isoler la philosophie de la science, c'est en faire un bavar­dage vain ? Fontenelle et Cournot n'ont jamais dissimulé les fai­blesses constitutives de la philosophie livrée à elle-même. Dans les « Dialogues des Morts », Fontenelle prête à Descartes quelques propos fort peu cartésiens.

Qu'importe sa quête de la vérité éternelle, si la philosophie repart toujours de zéro. Prodige de lucidité. Descartes reconnaît en Sisyphe son modèle : les philosophes se flatteront toujours de détruire pour remplacer. Mais ce ne sont que rêveries qui défilent. Les « Eloges » atténuent toutefois ce pessimisme : l'attrait de l'ab­solu demeure utile dans la mesure où il conduit à quelques dé­couvertes inattendues. D'autre part, c'est de sa fameuse « logique supérieure » —• nous dirions à présent : de sa logique probabi-liste appliquée — que Cournot attend la rénovation d'une philo­sophie dont il a longuement déploré — et en se servant d'argu­ments identiques à ceux de Fontenelle — les défaillances et les abus.

Quelle est alors la méthode de Fontenelle, et en quoi pré-figure-t-elle la critique cournotienne ?

Un esprit curieux et des yeux de taupe, telle est, selon Fontenelle, toute l'explication du roseau pensant. Le peu qu'on voit, on le voit de travers : l'imagination bat la campagne — et c'est l'apologue du Vol de Phaéton, la clé des « Entretiens ». Plus habilement que Malebranche, Fontenelle discerne, à propos des sens et des passions, l'utilité pratique et la nocivité rationnelle. Aussi est-ce à la raison qu'appartient surtout le pouvoir de saisir intuitivement la vérité. Sous son impulsion, la physique, science de la nature, dégage du donné de l'expérience les lois et les rap­ports qui, peu à peu, nous le révèlent en son armature interne. Les récompenses matérielles couronneront ce labeur méthodique, et le bien-être des hommes s'en trouvera accru : tout au long des « Eloges », Fontenelle a vu dans les sciences appliquées le gage le plus solide de la fécondité des sciences théoriques. Mais les moyens de réussir ? Il y faut une prudence extrême, une auto­critique constante et beaucoup d'humilité d'esprit. Voilà qui est nouveau.

Certes, Fontenelle qui a déjà entrevu le dangereux pou­voir de dissolution de la raison, sait combien la nature humaine répugne au doute, et les « Entretiens » nous ont laissé le croquis

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malicieux d'une marquise plus éprise de certitude que de vérité. C'est le moment de préciser succinctement ce qui oppose Fonte-nelle à Descartes, à l'ermemi du probabilisme que nous ont révélé les « Regulœ ». Un disciple docile de Fontenelle, rapporte M. J.-R. Carré, Dav. Ren. Boullier n'a-t-il point dans son « Traité de la certitude morale » jeté les bases d'une logique probabiliste dont voici, à titre d'exemple, l'articulation palmaire : plus nombreux sont les effets réductibles à une cause hypothétique, plus la pro­babilité de celle-ci croît ? Fontenelle qui avait déjà renoncé à la théorie des animaux-machines, préférant en l'occurence la sa­gesse de Montaigne à la logique cartésienne, outre qu'il s'est plu à réfuter la thèse des causes occasionnelles exploitée par Male-branche, a donné une explication génétique de la raison — et j'y vois l'amorce de son scepticisme constructif. Frappé par l'uni­formité des fables chères aux peuples les plus divers, il a reconnu dans les religions et dans les mythes les produits naturels d'une humanité élémentaire dont l'étude nous permet de conjecturer ce que fut notre plus lointain passé. Sous la relativité des cou­tumes, sur laquelle les « Entretiens » eux-mêmes portent l'accent, le philosophe découvre le vieux cœur humain, superstitieux et sot, Imaginatif et crédule. Mais si le passé se survit en nous, notre raison continue à évoluer, et nos recherches progresseront tou­jours sans jamais atteindre les rives pétrifiées du savoir achevé. Ce progrès scientifique, il restait à le concevoir. Avec Hume et avec Locke, Fontenelle renonce à l'innéisme cartésien (et du même fait à la preuve de l'existence de Dieu, tirée de l'idée de l'infini actuel), se rallie à cet adage scolastique que n'a d'ailleurs pas désavoué le criticisme, « Nihil in intellectu quod non prius fuerit in sensu ».

Les idées, les axiomes eux-mêmes, naissent de l'expérience, ne sont jamais parfaits, toujours à la merci de l'expérience. Avant de chercher la raison d'un phénomène, assurons-nous plutôt de de sa production : la « dent d'or » est la leçon inaugurale de l'étio-logie historique. Deux conséquences décisives nous permettent aussitôt de définir le scepticisme de Fontenelle : la raison est faillible ; son pouvoir est limité et sa pénétration superficielle. Elle n'arrache pas à la nature son secret, s'estimant heureuse si elle réussit à subsumer quelques effets sous un même principe, à sai­sir une séquence d'idées dont les implications successives, ont cette simplicité qui persuade, cette clarté qui convainc. L'igno­rance suscite les hypothèses les plus variées; mais celles-ci s'é­limineront au fur et à mesure que celle-là se dissipe. De ce que l'on ne peut forcer le réel, on retiendra du quatrième Soir des

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« Entretiens » que le réel peut toujours ruiner les théories. Bref, la confirmation expérimentale et la grâce rationnelle sont les lettres de créance d'une hypothèse féconde. Une philosophie est plus vraie qu'une autre, lit-on en substance dans les « Entretiens », dans la mesure où elle autorise à « faire les choses à moins de frais. » La thèse copernicienne séduit d'abord par sa simplicité. Les « Entretiens » somment le lecteur de choisir entre la gran­diose simplicité de l'héliocentrisme et la complexité tortueuse du géocentrisme. Mais il faut lire entre les lignes, et Bayle ne s'y est pas trompé, qui a surtout vu dans les « Entretiens » un ma­nifeste philosophique.

Ami des recensements provisoires, Fontenelle préfère aux affirmations péremptoires et téméraires, les présomptions sugges­tives. L'ordre naturel que la raison peu à peu découvre, s'élabore au cours d'un labeur prudent ; jamais pourtant il ne s'accomplira dans l'esprit comme il s'est déployé dans la nature : l'achèvement, en cette matière, n'est pas à notre portée. La raison procède par approximations de plus en plus précises, mais sa finitude la rend incapable de démasquer l'absolu, de pénétrer au cœur même du réel, là où gît l'inconcevable, l'accidentel, l'historique pur. Car l'historien Fontenelle a entrevu l'élément cosmologique de la plu­part des sciences. La géologie, enseignent les « Entretiens », est une histoire dont le savant ne peut que suivre les péripéties, re­tracer la lente évolution.

Le probabilisme implicite de Fontenelle s'accompagne enfin de relativisme. L'anthropomorphisme est le piège auquel se pren­nent constamment les philosophes : le mythe des abeilles, au troi­sième Soir des « Entretiens », prélude à toute une psychanalyse de l'esprit scientifique, stigmatise avant la lettre l'obstacle ani­miste. Chacun projette sur le réel, lit-on au sixième Soir des « En­tretiens », les idées que lui propose son tempérament. Dès lors, impossible de concevoir la nature des éventuels habitants de la lune ; qui plus est, la terre d'Alexandre n'est pas celle de Céladon et celle de Céladon diffère de celle du disciple cartésien ( ;< Entre­tiens », troisième Soir). A la limite, notre connaissance est encore relative à notre globe.

Or, il se fait que sur tous les points que je viens de rappe­ler, Cournot raisonne fort souvent de la même manière. Il faut se méfier des sens, enseigne-t-il, et se confier à la raison. Les sens ne sont pour l'esprit que de très médiocres sources d'information. Aussi, quand Gaston Milhaud et M. Raphaël Levêque songent à Platon, voire même à Pythagore, il me paraît plus évident de

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nommer Fontenelle. D'autre part, la « logique supérieure » préco­nisée par Cournot, joue sur deux plans : elle intervient dans la critique de l'élément théorique des sciences et elle coordonne les disciplines isolées. Si l'on parvient à dégager l'ordre qui se trouve dans les choses, professe Cournot, ce ne sera point par la creuse logique formelle, mais par un jeu subtil de présomptions, d'esti­mations probables qui fondent l'induction, l'analogie et la critique historique. Les quatre critères dont la probalité philosophique dispose pour découvrir l'ordre des choses, pour séparer l'essentiel de l'accidentel, sont en effet : la simplicité, l'harmonie, la cohé­rence et la fécondité. Il faut, poursuit Cournot, apprécier la va­leur des conjectures, en fonction de l'ordre qu'elles suscitent dans l'enchaînement de nos connaissances. Nous renoncerons à l'hypo­thèse qui ne créerait dans notre interprétation du réel que du désordre ou de l'irrégularité, alors que nous retiendrons celle qui coordonnerait les phénomènes selon un schéma simple et harmo­nieux. Une hypothèse s'identifiera d'autant plus à une loi, qu'elle est simple. La compliquer, la déformer, c'est déjà la condamner. Si Kepler-Cournot a traduit le « traité d'Astronomie » de John Herschel — a substitué l'ellipse au cercle pour expliquer le mou­vement des astres, c'est que l'hypothèse ptolémaïque du mouve­ment circulaire s'était compliquée au point qu'il fallait la corriger par des épicycles, des excentriques, e tc . . La description elliptique offre une justification plus simple, plus cohérente, plus élégante. Le simple y est devenu la raison suffisante du complexe. Ce rai­sonnement qui est à la base même de toute la critique cournotien-ne, n'en trouve-t-on point déjà l'illustration dans les « Entre­tiens » ? Car le postulat fondamental accepté par les deux philo­sophes demeure le suivant : il n'est pas possible que la nature n'ait point procédé simplement. La science — et Cournot rejoint toujours Fontenelle — n'est donc pas un amas de faits empiriques mais un complexe d'observations reliées et expliquées par une théorie dont les idées furent soumises à la critique de l'esprit. Mais si les théories peuvent varier, les faits ne changent pas. Et notre esprit doit se familiariser avec les défaites. C'est avouer qu'il n'atteint pas l'absolu. Par l'exemple du spectre chromatique de l'or, Cournot nous montre comment la science cerne de plus en plus la réalité absolue, sans jamais l'atteindre. Le phénomène se décante progressivement, le réel, peu à peu, se révèle ; mais l'épuration ne cessera, jamais, et l'histoire de la pensée renvoie à l'histoire des peuples dont il conviendra d'étudier les phases tu­multueuses. C'est enfin en raisonnant sur la marche du navire

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et de son passager, que le philosophe nous persuade de la relati­vité de notre connaissance. t

Fontenelle et Cournot ont vu dans la révolution copernicien-ne le cas le plus typique de l'histoire de la pensée, dont la philo­sophie devait alors tirer un enseignement durable qui la pût sau­ver à jamais des querelles verbales où trop souvent on la vit s'en­liser. L'esprit de système fait défaut à ces deux philosophes co-perniciens, encore que leur pensée se déploie et s'ordonne selon un plan clairement défini. Tous deux — et les textes le prouvent, à suffisance — s'inquiètent sans cesse de la raison des choses, de l'utilité respective des méthodes, de la valeur générale de nos connaissances scientifiques. En saisissant pareillement l'urgence qu'il y avait à donner à la réflexion philosophique, comme champ de prospection, les données de la science, ils ont ranimé un orga­nisme qu'un Malebranche d'une part, qu'un Victor Cousin d'autre part, menaçaient de sclérose. Ils se sont résignés à voir dans la philosophie la coordination toujours provisoire et jamais exhaus­tive de quelques faits d'observation ; ils l'ont ainsi mieux servie que ceux-là même qui la dévitalisent dans les sables de l'absolu. Souci commun de ne pas mutiler le réel, de ne pas « assurer » au delà de ce qui est « représenté » pour parler comme l'un d'eux. Leur érudition illimitée leur a permis de léguer de l'activité scien­tifique des époques où ils vécurent, une relation variée et précise, à la fois critique et constructive, puisqu'ils n'hésitèrent pas à éta­blir entre les multiples disciplines expérimentales de l'esprit, des rapprochements féconds, des comparaisons judicieuses et pruden­tes. Même leur théodicée — pour ce qui regarde Fontenelle, cela est évident après la « Relation de l'Ile de Bornéo » ; en ce qui concerne Cournot, j'adopte sans hésiter le point de vue de Mil-haud — extrêmement dépouillée, réduite par une critique intré­pide à l'essentiel, épurée de tout apport imaginaire, conserve je ne sais quel air de parenté subtile. Ces deux comparatistes pri­vaient Dieu de ses attributs coutumiers, annonçaient la défaite irrémédiable de la religion, le primat spirituel des sciences. Pré­férer à l'architecture artificielle des systèmes métaphysiques l'hum­ble soumission au donné de l'expérience, reconnaître à la raison sa force, sans se dissimuler ses faiblesses, se libérer de tous les pré­jugés surannés, autant de formules qui suggèrent à quel point la mission dont Fontenelle et Cournot chargèrent le philosophe de l'avenir, est identique et cohérente.

Quand bien même, après cela, on se refuserait à admettre une influence prépondérante de Fontenelle sur Cournot, il resterait que l'identité des climats donne singulièrement à réfléchir. Et si

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Cournot n'avait hérité de Fontenelle, par delà les siècles, qu'une certaine manière de goûter les sciences, cela mériterait encore d'être souligné.

Jean PAUMEN, Dr. Phil. Let. - Asp. F. N. R. S.

Notice biographique. — Œuvres de Fontenelle et de Cour­not. — Travaux de Louis Maigron, J.-R. Carré, et Paul Hazard. — Travaux de F. Mentré, E.-P. Bottinelli, Gaston Milhaud, Ray­mond Ruyer, Jean de la Harpe, Raphaël Levêque, C. Bouglé.

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