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La Nouvelle Vague a 50 ans

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La Nouvelle Vague a 50 ans

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La Nouvelle Vague a cinquante ans

Ces cinquante bougies soufflées en grande pompe à Cannes cette année stigmatisent

un paradoxe qui n’aurait pas manqué de faire sourire « les Jeunes Turcs ». Commémorer la

Nouvelle Vague, c’est l’inscrire dans l’Histoire des arts comme mouvement très officiel, au

même titre que l’impressionnisme pour la peinture, le jazz pour la musique, mais c’est aussi

figer ad aeternam le bouillonnement collectif et, d’une certaine manière, dénaturer l’émulation

revendicatrice qui en est à l’origine.

Au commencement était la guerre.

La débâcle de 1940 et la période de l’occupation furent vécues différemment par les

deux groupes qui plus tard fondèrent sans vraiment en avoir conscience la Nouvelle Vague.

Le premier, plus âgé et composé entre autre d’André Bazin, Alexandre Astruc, Maurice

Schérer (futur Eric Rohmer), Alain Resnais. Il traverse quatre années de disette cinéphilique,

obligé de se contenter des productions autorisées à l’époque dans la nostalgie du souvenir des

films américains d’avant guerre. Frustration et manque entraîneront cette génération vers un

besoin de liberté et une conscience politique aigu visible dans les films de Resnais, de Marker

ou de Kast.

Le second groupe, les futurs « Jeunes Turcs », ont entre dix et quinze ans pendant

l’occupation. La réalité tragique dans laquelle est plongée la France sert pour eux d’un

quotidien départi du caractère extraordinaire que lui conféreront plus tard les livres d’Histoire.

A cet âge et dans ce contexte, l’évasion est le mot d’ordre, par tous les moyens et le plus

souvent possible. La littérature, le théâtre et bien sûr le cinéma vont devenir des refuges où se

nourrit et s’épanouit l’imaginaire. Mais a contrario de leurs aînés, le pouvoir initiatique de la

littérature va être remplacé par celui de l’écran. Les images gagnent sur les mots, le montage

sur l’écriture, mais sans que cette inversion soit exclusive ; les premières réalisations de Jean-

Luc Godard sont à ce titre exemplaires de cette recherche à réinventer le rapport entre texte

écrit et pellicule. Pour Truffaut, Chabrol, Demy et autres, le cinéma acquiert, durant cette

période formatrice qu’est la puberté, une place démesurée dans leur univers. Il est le point de

rayonnement de leurs pensées à l’oeuvre, leur échappatoire.

« A l’âge où s’amuser tout seul ne suffit plus » disait Brassens, cette génération tombe

éperdument amoureuse du cinéma et entretient avec lui une relation aussi secrète que

dévorante. Dans l’obscurité et le silence de la salle, le film est pour une heure ou deux l’amant

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espéré toute la journée. Mais le revers de cette passion, toute passion en ayant un, fut

l’exigence et l’intransigeance face au médiocre. Ces adolescents en culottes courtes qui

traînaient dans les halls de cinéma pour mieux rêver devant les affiches des films annoncés et

détailler les photos des films projetés préféraient, aux bancs de l’école, les sièges

inconfortables des cinémas de ce temps là qu’adoucissait le ronronnement du projecteur. Ils

s’instruisaient seuls et, avec le temps, à force d’avaler de la pellicule, à enthousiasmer leur vie

imaginaire commencèrent aiguiser leur sens critique.

Cette éducation joyeusement autodidacte, en opposition avec les notions scolaires et

académiques de ce que devait être le savoir intellectuel, eut un double résultat. D’une part, la

volonté d’approfondir et d’affiner les balbutiements d’une activité critique et ce dans le seul

but de mieux appréhender le cinéma et de le conquérir. D’autre part, bien que dans la

continuité de cette approche, ces jeunes gens établirent naturellement des principes de

comparaison et de regroupement des films, d’autant qu’ils n’avaient que quarante ans (vingt

de cinéma muet et vingt de parlant) à découvrir. S’inspirant des méthodes appliquées en

littérature, ils associèrent le réalisateur à la notion d’auteur, de la même manière qu’un

écrivain à son oeuvre, et, sans le savoir, initièrent ce qui, une décennie plus tard, deviendra

une des idées motrices de la Nouvelle Vague : la politique des auteurs.

Un seul mot d’ordre : la libération.

Dans les années 50, la première génération de cinéphiles conduite par Bazin profita de

l’engouement populaire suscité par le septième art pour développer et diffuser sur papier leur

conception propre du cinéma. Les comités de rédaction de L’Ecran français et de La Revue du

cinéma furent en quelque sorte les laboratoires d’une nouvelle pensée, d’une nouvelle façon

d’aborder ce qui était projeté sur l’écran. La fièvre solitaire du spectateur face au Corbeau de

Clouzot se perd, désormais, dans les plaines arides des westerns de Ford ou le chatoiement

joyeux des comédies musicales. La cinéphilie devint un phénomène de groupe. Il fallait des

lieux pour s’unir, ce furent les ciné-clubs qui explosèrent dès 1945. Mais il fallait un lieu

privilégié qui permettait de couvrir rapidement les cinquante ans de l’histoire du cinéma et,

donc, mais lentement, d’une manière réflexive de découvrir dans les trente ans de cinéma

muet et les vingt de parlant « qu’est-ce que le cinéma » comme l’écrira André Bazin. Ce lieu

fut la cinémathèque et son démiurge Henri Langlois qui offrit volontairement à regarder cette

histoire dans le même désordre brouillon qui avait accompagné, lors de l’adolescence de ses

jeunes passionnés, la révélation de cette invention magique qui peu à peu devenait à leurs

yeux et avec évidence un art majeur. Leur art.

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L’émulation intellectuelle propre à l’époque, l’envie de donner au cinéma la place

qu’il mérite parmi les autres arts et de ce fait de lui accorder un vrai pouvoir politique,

poussèrent ces jeunes gens à prendre position contre « la tradition de la qualité française ». Ce

choix, résultant d’un rejet du fantasme en vigueur dans les productions d’après-guerre d’une

France résistante, d’un désamour forcé pour des réalisations conformes à la politique de

réconciliation nationale, était un choix autant critique que moral. Il fallait rompre totalement

et volontairement avec un cinéma vécu comme académique, qui ne reflétait en aucun cas leur

façon de sentir. On lui mettait en face, comme châtiment, un cinéma américain dont on

célébrait l’audace, la vitalité, la force et pis encore l’intelligence. On osa affirmer qu’il y avait

plus de pensée dans un film d’Hitchcock ou d’Howard Hawks que dans tous les Delannoy,

Autant-Lara, Allegret et tutti quanti. Bref que l’esprit français avait déserté sa patrie sauf chez

Renoir, Bresson, Grémillon, Becker, Tati, Ophuls, Guitry. Bref, il était temps de changer de

représentation, changer Martine Carole par Brigitte Bardot, Clouzot par Vadim (même si on

reconnaît aujourd’hui que, peut-être, c’était une erreur), le studio par la rue et les décors de la

vie ordinaire, la lumière allemande (héritée des Eugen Schüfftan et Curt Courant qui faisait la

gloire des films de la qualité française) par la lumière naturelle, le montage en continuité par

un montage qui privilégie les effets de rupture, le son fabriqué par un son direct, etc., etc..

Bref, il fallait s’emparer de l’appareil cinéma (dans le sens de l’organisation

professionnelle et économique) sans passer par les règles en vigueur à partir de 1945 : les

écoles (IDHEC et Vaugirard), les assistanats, et même la voie documentaire (pour les seuls

jeunes turcs des Cahiers). Mais passer par la critique pour réfléchir sur ce septième art, le

théoriser, réécrire son histoire qui redistribue les bons et les autres, par le seul court métrage

de fiction (et encore ! Chabrol ne se pliera pas ce passage) et penser à la stratégie pour

s’emparer du bastion interdit. D’abord les coups de butoir grâce à une critique qui fissure

totalement l’ordre établit et une attaque en règle en utilisant l’arme économique elle-même.

Désormais – et c’est valable encore aujourd’hui pour Rohmer, Godard, Chabrol et Rivette –

l’économique commande l’esthétique et non l’inverse. Et c’est ainsi que dès 1958-59 les films

coutèrent dix fois moins chers et que la Nouvelle Vague révolutionna le cinéma mondial.

Texte écrit pour la 54e semaine internationale du cinéma de Valladolid (2009) et publié dans

le livre Nouvelle Vague, Los Caminos de la modernidad (Editions des Cahiers du Cinéma.

España)