Amis en Mallarmé : Mondor et Valéry *
par Agathe ROUART-VALÉRY
O n m'a parfois demandé vers quelle date m o n père avait connu Henri
Mondor. Je ne sais si la première de leurs rencontres est la première de
celles qu'il a relatées dans les Propos familiers de Paul Valéry, et qui eut
lieu chez une dame amie, attentive aux arts et à la littérature, mais je ne
serais pas éloignée de le croire. U n souvenir personnel m e permet en tous
cas d'affirmer qu'ils étaient déjà assez liés lors de la réception de m o n père,
en 1927, à l'Académie française.
Auraient-ils pu l'un et l'autre prévoir qu'en une m ê m e filiation ce fauteuil
dût un jour les rattacher tous deux au n o m d'Anatole France ? N o m que son
successeur se plut à ne jamais citer dans son discours de remerciement
sous la Coupole... marquant ainsi une invincible réprobation pour l'attitude
de France hostile jadis à Mallarmé. Je ne connais d'autre trait de sa
rancune. Une telle sévérité envers le « Jardinier du Jardin d'Epicure » était
à la mesure de la vénération qu'il ne cessa de porter à 1'« H o m m e qui a
écrit Hérodiade »...
Si Mondor, à cette époque, n'avait encore édifié le haut monument qu'est
sa Vie de Mallarmé, il ne se peut qu'il n'y pensât. U n ouvrage, ou plutôt une
œuvre de cette envergure, une inquisition si dévotement menée... une si
« prodigieuse moisson de textes », toute une existence pas à pas retracée en
sa juste clarté à la lumière d'autres mémoires que la sienne, un si vaste
labeur, démontrent la longue patience du chercheur et — comparable à la
ferveur de Valéry — son culte pour la grande ombre de Mallarmé.
L'admiration ainsi partagée leur fut plus qu'un simple lien, une sorte de
parenté. A travers les souvenirs et la tendresse perpétuée du disciple des
années 90 à 98, l'habile et disert biographe put saisir et c o m m e respirer
l'essence rare des « mardis » de la rue de R o m e où — perçant la nappe
* Communication présentée à la séance du 1" juin 1985 de la Société française d'histoire de la médecine, lue par le Dr André PECKER.
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suspendue d'opaques fumées — en volutes aussi s'élevait la voix précieuse.
11 sut en rendre la sensible tonalité. « Dans votre livre, à peu près rien qui
ne fut conforme à l'idée du passé vrai », écrivit Paul Valéry à cet historien
des Lettres, après avoir lu le second des deux importants volumes.
Il y en eut d'autres avant que Mondor ne fît paraître ses différents essais
sur m o n père. Dans ses Propos échangés familièrement autour d'une table
par quelques amis et convives — ou plutôt de bien des tables parisiennes !
à croire que les h o m m e s de lettres s'y attardaient plus volontiers qu'à leur
table de travail... — Henri Mondor se montre plus souvent le témoin des
conversations de Paul Valéry que son interlocuteur... et c'est presque à
regretter.
Si prompt était son esprit, instantanée sa riposte, si alerte et amusé
l'accent de ses origines et pétillant le regard aigu du clinicien en réponse
aux assauts de la pensée valéryenne, que leur dialogue se croisait c o m m e
« à la pointe des mots » — l'eût dit m o n père — et que l'on aimerait avoir
pu conserver l'éclair de ces duels. Aucune flèche lancée par l'un qu'elle ne
fût vivement relevée par l'autre — chacun se complaisant à ce jeu, à cette
joute.
H o m m e de sciences, Mondor connaissait par là m ê m e la valeur du mot
exact, de la nette suture entre les idées, et sa nature l'inclinait à la plus
vigilante précision en tout acte à accomplir. L'abondance des images, des
termes empruntés au vocabulaire de la profession médicale ajoutait à ses
paroles une note personnelle et toute inattendue que m o n père — fort
curieux de tout mécanisme et plus qu'aucun autre du fonctionnement de la
machine humaine — appréciait particulièrement.
E n plusieurs de ses écrits — L'Idée fixe, Socrate et son Médecin — se
retrouve peut-être l'influence de ce langage sur la langue du poète... qui se
plaisait à dire qu'il comptait parmi ses lecteurs « une grande clientèle de
médecins » — et qui leur rendit à son tour hommage dans le Discours aux
chirurgiens, prononcé au Congrès de 1938, à la demande de son ami.
Quel autre, parmi les grands maîtres alors réunis dans l'amphithéâtre de la Faculté de médecine a pu se sentir aussi directement visé qu'Henri Mondor par une phrase de ce discours : « U n artiste est en vous à l'état nécessaire... » ?
Si d'autres que lui demandaient à leur main — instrument du plus dur
et périlleux exercice quotidien — d'être aussi l'instrument de leur délasse
ment, lui excellant à tenir dans la sienne la gouge ou le burin. L'incroyable
acuité de son œil — œil de proie pour la rapide capture de toutes choses •—
rendait parfois à peine lisible le trait trop ténu de la gravure. L'une qu'il
offrit naguère à m o n père était une si remarquable transcription de ce
poème de Charmes que le texte en était possible à distinguer... en milli
mètres !
Et qui ne connaît sa rose, en pétales sans déclin, et d'une subtilité
comparable au parfum m ê m e de la fleur... Mais peu d'objets à représenter
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plus parfaitement dociles et tentants pour Mondor que la coquille, ce savant
enroulement des « spires nacrées »... image chère à m o n père, et dont il
illustra L'Homme et la Coquille lorsque Paul Valéry voulut en faire paraître
une nouvelle et plus rare édition. M o n père suivit alors de près sur le cuivre
la fine exécution des joyaux de la mer qu'il a toujours aimé palper et
interroger...
Souvent tenté lui-même par le « miroir de métal où l'on se voit doré...
plus intimidant que le vierge papier dont Mallarmé a célébré la blancheur
défensive... », il s'était tardivement entraîné au métier de graveur... et ces
deux apprentis, fort doués, durent quelquefois s'encourager dans leurs pro
grès, discuter ensemble métier et technique, acides et morsures de leurs
plaques...
Tant de goûts semblables et d'affinités assuraient une véritable entente
dans l'amitié. Elle ne fut jamais troublée ou altérée.
Mondor, ami autant que médecin, eut pour m o n père des gestes de la
dernière heure qui ne peuvent s'oublier...
Mondor, qui jamais ne venait rue de Villejust — aussi soucieux du tra
vail d'autrui que de ses travaux — aux derniers jours de la vie de Paul
Valéry, se montrait chaque jour auprès de son lit, provoquant l'un de ces
moments — vifs — d'un dialogue s'il le jugeait possible ou salutaire, donnant
au malade des précisions sur la maladie avec tout le tact, la délicatesse, la
bonté que connurent ceux qu'il a soignés et secourus.
Arrivant au matin, le 18 juillet 1945, il fut c o m m e nous é m u et frappé
de la ressemblance qu'eut — fugitive — le visage amaigri de m o n père avec
le visage de Mallarmé tel que l'a peint Manet — de l'analogie jamais encore
apparue entre les deux poètes qui lui étaient les plus chers.
Ce dernier « temps d'une amitié » pour reprendre les mots qu'il choisit c o m m e titre d'un de ses livres sur Gide et Valéry... je n'ai pu l'évoquer sans émotion à l'heure où l'on aurait soi-même voulu l'aider, lui sourire une dernière fois...
Intervention de M m e G. Legée
En avril dernier, à l'occasion du Colloque sur l'Ecole médicale de Mont
pellier, l'amitié de Mondor et de Paul Valéry a été évoquée. Le professeur
Mandin a, en effet, tenu à faire représenter L'Idée fixe au Théâtre de la Ville.
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