Georg Lukacs Moses Hess

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  • Georg Lukcs

    Moses Hess et les problmes de la dialectique idaliste

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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    Ce texte est la traduction de lessai de Georg Lukcs : Moses Hess und die Probleme der idealistischen Dialektik. Il a t publi pour la premire fois dans Archiv fr die Geschichte des Sozialismus und der Arbeiterbewegung, (Archives dhistoire du socialisme et du mouvement ouvrier), volume 12, 1926. Il occupe les pages 237 289 du recueil : Georg Lukcs, Schriften zur Ideologie und Politik, (crits sur lidologie et la politique) Luchterhand, Neuwied et Berlin, 1967. Il tait jusqu prsent indit en franais.

    Note du traducteur : Ce texte a t crit en 1926, une poque o Georg Lukacs na pas encore connaissance des Manuscrits de 1844 publis en 1932, et o il reste encore proche de la terminologie hglienne. Lusage frquent fait dans ce texte du mot allemand Entaerung nous a conduits, en fonction de son contexte, le rendre par alination , contrairement lusage tabli qui est de rserver ce terme au mot Entfremdung . Dans les deux cas, le prfixe Ent marque la sparation, la coupure. La racine auer indique le mouvement vers lextrieur, de sorte que le mot peut galement signifier extriorisation . La racine fremd quant elle signifie tranger . Dans sa traduction des Manuscrits de 1844, (ditions Sociales, Paris 1962), le traducteur, mile Bottigelli, traduit galement par alination le mot allemand Entuerung utilis par Marx, estimant que pour lui, Entuerung et Entfremdung sont au fond des synonymes. Il explique son choix lexical dans une note page 56 de lop.cit. Toutefois, pour marquer la diffrence terminologique avec Entfremdung , nous avons choisi de traduire ce dernier terme par trangisation .

  • GEORG LUKCS. MOSES HESS ET LES PROBLMES DE LA DIALECTIQUE IDALISTE.

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    On a maintes fois tent 1 de rviser le jugement rigoureux et rprobateur port sur Moses Hess par Marx et Engels dans le Manifeste communiste. Sans parler des tentatives comme celles de Koigen ou Hammacher dtiqueter aussi comme socialistes vrais 2 les Marx et Engels du dbut de leur carrire, mme Franz Mehring trouve svre le jugement port par le Manifeste communiste. Pas au sens thorique, assurment. Il pense seulement que les socialistes vrais , et Hess en premier lieu, ne doivent pas tre regards seulement la lumire du Manifeste communiste. Dune manire analogue, on peut dire quon a dtermin lessence de ce socialisme partir des critiques du manifeste communiste au socialisme allemand de cette poque, au lieu, linverse, de dvelopper les lments de la critique partir des conditions relles de vie dans lesquelles les rdacteurs du manifeste taient placs, de mme que les socialistes allemands de leur poque. 3 Dun autre ct, Mehring insiste sur lhonntet des consciences rvolutionnaires de ces hommes, (au premier rang desquels se trouve nouveau Hess), ainsi que sur le fait que cette tendance a eu bien moins de transfuges dans le camp ennemi que nimporte quelle autre. cet gard, de tous les socialistes bourgeois dalors ou daujourdhui, quelle que soit leur coloration, ce sont les "socialistes vrais" qui ont la conscience la plus

    1 Theodor Zlocisti, Moses Hess, der Vorkmpfer des Sozialismus und des

    Zionismus, 1812-1875. Eine Biographie. (Moses Hess, combattant davant-garde du socialisme et du sionisme. Une Biographie.)

    2 David Koigen, Zur Vorgeschichte des modernen philosophischen

    Sozialismus in Deutschland (Sur la prhistoire du socialisme philosophique moderne en Allemagne). Zur Geschichte der Philosophie und Sozialphilosophie des Junghegelianismus. (Sur lhistoire de la philosophie et de la philosophie sociale des jeunes hgliens). Emil Hammacher, Das philosophisch-konomische System des Marxismus. (Le systme philosophico-conomique du marxisme).

    3 Nachla II page 348.

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    pure 4 Mais cela dit, le problme dun classement historique et dune interprtation du socialisme vrai , et tout particulirement de Hess, dont nous devons nous occuper ici, est peine pos, sans parler mme dtre rsolu. La deuxime question de Mehring, celle de lattachement honnte des socialistes vrais lidal de la dmocratie rvolutionnaire dalors, la rvolution bourgeoise, en dpit de leur position totalement fausse au plan thorique sur le rle rvolutionnaire de la bourgeoisie, nest en effet en aucune faon rsolue par cet argument biographique. Ce problme, qui est fondamentalement celui du rapport de la rvolution bourgeoise la rvolution proltarienne, surgit sous une forme plus aigu dans la prise de position de Marx et Engels lgard de la propagande de Lassalle, dans leur rejet de son chartisme tory 5, et cela aboutit une antinomie, en un sens non dialectique : dun ct le comportement tactique des mencheviks par rapport la rvolution bourgeoise et proltarienne de 1905 et 1907, de lautre lattitude thorique de ceux qui se rclamaient de la rvolution proltarienne pure , (le Parti Communiste Ouvrier, lconomisme de gauche des extrmistes de lcole luxemburgiste). Mais il ne trouve sa vritable solution que dans la thorie de la rvolution de Lnine 6, mme si celle-ci reste aujourdhui encore incomprise maints gards. Le fait donc que Hess, dans les moments dcisifs de son action, ait tout simplement laiss tomber sa thorie nest pas seulement une marque de lhonntet de sa conscience rvolutionnaire, mais aussi de la faible diffrenciation qui existait alors dans le mouvement rvolutionnaire allemand et ne laissait pas de choix la pratique dans les annes de rvolution : celui qui

    4 Franz Mehring, Karl Marx, Omnia Bartillat, Paris, 2009, page 144.

    5 Voir lettre dEngels Marx, 13 fvrier 1865, in Correspondance Marx-

    Engels, tome 8, ditions Sociales 1981, page 49. 6 Voir mon livre : La pense de Lnine, Denol Gonthier, Paris 1972.

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    ne voulait pas combattre laile gauche de la rvolution bourgeoise, o il se trouvait vrai dire en conflit incessant avec une bourgeoisie qui drivait toujours davantage vers la droite, devait ncessairement faire cause commune avec la raction. La critique du Manifeste communiste la thorie de Hess et de ses camarades tait donc totalement justifie. Le dveloppement consquent de leur thorie les conduisait obligatoirement dans le camp de la raction. La critique ntait injuste leur gard que dans la mesure o elle sous-estimait labsence de racines du socialisme vrai , sa nature essentiellement idologique : elle ne prenait pas en compte le fait que la thorie de Hess tait de ce point de vue tellement utopique, elle ntait tellement que la transcription dans le vocabulaire dune dialectique idaliste pure dacquis anglais et franais, quelle na pu tout simplement que se liqufier au premier contact avec la ralit rvolutionnaire, et disparatre totalement en tant que thorie, sans laisser de traces. Cette rfutation biographique de la critique du Manifeste communiste la thorie de Hess nest donc que la confirmation de la justesse thorique de cette critique. L o ce problme a ressurgi rellement, dans le cas de Lassalle, elle sest galement trouve totalement confirme par la pratique. Aprs cette constatation, revenons-en la premire question de Mehring. Si nous voulons comprendre le socialisme vrai comme un produit des conditions de lAllemagne davant 1848, nous devons partir du fait quil a t un mouvement dintellectuels. Il a partag cette reprise des acquis des mouvements ouvriers anglais et franais avec des mouvements ultrieurs dintellectuels rvolutionnaires. L aussi, il y avait, dans des cercles intellectuels progressistes, la conscience idologique du processus de dcomposition de la vieille socit, avant que ce mouvement de dcomposition

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    ne trouve une expression convenable sous la forme de mouvements sociaux rels (les narodniki 7 en Russie, les mouvements dintellectuels occidentaux). Il est tout fait comprhensible que des intellectuels se rfrent aux acquis tels quils rsultent de formes sociales de dveloppement plus avances. Cependant, et pas seulement dans des priodes rvolutionnaires, des acquis comme ceux l sont toujours des lments de cet environnement social dans lequel vivent les intellectuels, des lments de leur progrs, tant matriel quidel. La seule chose quil y ait de particulier dans le cas du socialisme vrai , cest quil commence travailler dans une socit dont la diffrenciation sociale est encore trs primitive, dont la division en classes sociale est encore faible, sur la base dune idologie trs dveloppe, prcisment pour la connaissance sociale. Cette idologie trs dveloppe comporte dun ct, la critique sociale par les grands utopistes anglais et franais, apparue sur la base de lnorme bouleversement, tant politique que social, provoqu par les rvolutions bourgeoises, par le dveloppement rapide et fbrile du capitalisme, et par lmergence du proltariat quil a occasionn ainsi que par ses premiers soulvements. De lautre ct, le socialisme vrai se rattache la forme idologique la plus leve jamais atteinte par la bourgeoisie, savoir la philosophie classique allemande, la dialectique de Hegel, et il a pris une part active la dcomposition de lhglianisme. En revanche, il lui manque presque totalement, parmi ses lments constitutifs, lautre construction intellectuelle la plus volue que la bourgeoisie ait atteinte, lconomie classique anglaise. Ceci ne peut pas simplement sexpliquer

    7 Narodniki : nom d'un mouvement socialiste agraire actif de 1860 la fin

    du XIXe sicle fond par des populistes russes. NDT.

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    par larriration conomique de lAllemagne. Sans parler de Marx et dEngels, la critique de la socit bourgeoise, le socialisme de Rodbertus, se rattachent en effet aux problmes de lconomie classique et tout particulirement sa critique par Sismondi. Et Hess lui-mme, auquel seul nous allons dsormais consacrer notre attention, aprs stre thoriquement convaincu, dans sa relation personnelle avec Marx et Engels, de la justesse de leur mthode, de leur thorie et de leur type de propagande, sefforait sincrement dintgrer son systme et de sapproprier intellectuellement ce domaine nouvellement acquis. Ses travaux conomiques 8 montrent pourtant combien il tait profondment loign, malgr toute sa bonne volont gnrale, de la simple comprhension de limportance vritable de ce renversement de lhglianisme, que Marx et Engels ont ralis, sans parler mme dtre en mesure de lappliquer ou de le dvelopper de manire autonome. Ce qui a limit Hess et qui len a empch, cest en fait la philosophie hglienne elle-mme. Cette affirmation peut paratre au premier abord triviale, voire tautologique. Mais elle prend tout de suite un poids accru si nous comprenons bien, comme il le faut, au plan historique et mthodologique, limportance de la dialectique hglienne dans la naissance du marxisme, et si nous nen restons pas ces banalits par lesquelles ces questions sont dhabitude gnralement traites. Ce nest pas que lon recherche par l un quelconque sauvetage de Hess. Bien au contraire. Cest prcisment cette manire de poser la question qui montrera

    8 Essentiellement lessai ber das Geldwesen (Sur la nature de largent)

    dans Ptmanns Rheinische Jahrbcher zur gesellschaftlichen Reform I (1845) (Annales rhnanes de Ptmann pour la rforme sociale). dition Zlocisti, page 158 et suivantes. (GL). dition Cornu Mnke, page 329 et suivantes.

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    que la critique svre du Manifeste communiste est juste sur toutes les questions essentielles, que Hess na plus la moindre importance pour la thorie actuelle du mouvement ouvrier rvolutionnaire, que mme son rle purement historique dans lhistoire du dveloppement du matrialisme historique est largement surestim par ses admirateurs, commencer par Zlocisti, son biographe le plus rcent. Si nous utilisons malgr tout loccasion qui nous est offerte par le fait que ses crits importants sont devenus communment accessibles pour les analyser, nous le faisons pour clairer brivement par cet exemple la vritable volution de la dialectique de Hegel Marx. Hess lui-mme apparat sous cet clairage comme un prcurseur de Marx qui aurait totalement chou, et dont le destin est tragique dans la mesure o non seulement il a t personnellement un rvolutionnaire tout fait sincre, mais aussi parce que, parmi tous dialecticiens idalistes, cest lui qui sest parfois approch le plus prs de la conception de la dialectique quavait Marx ( maints gards plus prs que Lassalle, - par exemple dans lintgration de Feuerbach dans la mthode dialectique -, lequel tait incomparablement plus dou, tant au plan thorique que politique, bien quil ait prcisment dans ses limites montr beaucoup danalogies avec Hess). Cette dichotomie dans la pense de Hess se trouve encore accentue par le fait que ses tentatives de surmonter Hegel dune manire hglienne le rejettent toujours en arrire de Hegel. Sa dissolution de la mthode hglienne tourne la dissolution en un sens littral. Les lments qui taient l, surmonts par la dialectique chez Hegel lui-mme, reviennent au premier plan, nus et insurmonts. Cela ressemble, comme Marx le montre, ce qui se passe chez Bruno Bauer et D.F. Strau, savoir que chez lun, cest

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    laspect Fichten du systme hglien, et chez lautre, cest laspect Spinoziste qui se manifeste de manire autonome. 9 Le tournant que Hess effectue par rapport Hegel est plutt dorientation fichtenne, bien que Hess lui-mme se soit toujours proclam spinoziste, et bien que son fichtisme soit radicalement diffrent de celui de Bruno Bauer. Il ne sagit pas de rendre de la subjectivit lobjectivit hglienne, comme cherche le faire la Philosophie de la conscience de soi de Bruno Bauer, mais de tenter de surmonter le caractre contemplatif de la philosophie hglienne, de rendre la dialectique pratique. Cette tendance vers ce qui est pratique devait ncessairement renvoyer Fichte. Et non pas, vrai dire, pour des raisons gnosologiques, non pas parce que par exemple chez Fichte, la pense elle-mme devient un acte-action 10, car cest l lessence de toute dialectique, mme si ce nest pas au plan de la terminologie. Si la dialectique, au lieu den rester un produit fig, veut revenir au processus de son engendrement et aller au-del vers celui de sa rsolution, alors ses actes de pense, mme dun point de vue purement phnomnologique, doivent porter en eux-mmes un caractre de type actif. De ce point de vue, il ny a quasiment, entre Fichte et Hegel, quune diffrence terminologique. En fait, si lon considre lessence des choses, la logique de Hegel apparat plus pratique que celle de Fichte, en dpit de sa terminologie plus contemplative. Nous ne pouvons pas dvelopper ici le fait que derrire cette diffrence terminologique, il y a une diffrence matrielle, savoir la corrlation mthodologique, chez Fichte, de la logique et de lthique. Bien que chez Hess, cet aspect de la philosophie fichtenne se soit trouv plus tt, consciemment, au premier plan, le problme de la

    9 Karl Marx, La Sainte Famille, ditions Sociales, Paris, 1969, page 167.

    10 Tathandlung. NDT.

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    philosophie de lhistoire est pourtant, dans les faits, plus important pour la dissolution de lhglianisme quil nous faut analyser ici, et pour le rapprochement avec Fichte. Zlocisti voque galement le penseur qui, le premier, a pos nettement et prcisment cette question : August von Cieszkowski. 11 Celui-ci est rest un hglien sur tous les points essentiels. Son objectif est seulement de complter la philosophie hglienne, pas de la dissoudre. Il lui manque selon lui, sa philosophie de lhistoire, de ne pas avoir pos la question de la connaissance du futur. 12 Maintenant, il ne faut pas oublier que la question que Cieszkowski se pose ici a dj eu sa rponse chez Fichte. Ses Grundzge des gegenwrtigen Zeitalters 13 articulent lhistoire en cinq priodes, parmi lesquelles le prsent, comme poque du

    11 August von Cieszkowski (1814-1894), philosophe, conomiste et homme

    politique polonais du 19e sicle. Il est considr comme un des "Jeunes hgliens". Il est le crateur de la "Philosophie de l'action". NDT. Prolegomena zur Historiosophie, Veit & Co, Berlin, 1938 (Prolgomnes lhistoriosophie. ditions Champ libre, Paris, 1973). Cf. ce sujet luvre anonyme de Hess, Die europische Triarchie (la triarchie europenne) Edition Cornu Mnke page 75 et suivantes. Les efforts peu prs contemporains du cercle des Hallischen Jahrbcher (les annales de Halle) dhistoriciser Hegel ne font pas directement partie de notre sujet. Si lon sy intresse de plus prs, voir lessai de Gustav Meyer Die Anfnge des politischen Radikalismus im vormrzlichen Preuen (les dbuts du radicalisme politique dans la Prusse davant mars 1848), in Zeitschrift fr Politik VI (1916).

    12 Cf. Cieszkowski, op. cit. page 8-9. Dans Die europische Triarchie de

    Hess, la question se trouve dj pose comme question de la dissolution de la philosophie hglienne, et mme de la philosophie en gnral. Sa prface commence ainsi : La philosophie allemande a rempli sa mission, elle nous a conduit la vrit pleine et entire. Il nous faut maintenant jeter des ponts qui vont nous ramener du ciel vers la terre. Ce qui reste dans la sparation devient faux, la vrit elle-mme, si elle persiste dans sa solitude hautaine. Tout comme la ralit qui ne serait pas pntre par la vrit, la vrit est elle-aussi mauvaise si elle ne devient pas ralit. Edition Cornu Mnke page 77.

    13 Traits fondamentaux de lpoque contemporaine

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    pch accompli, est la troisime. Les deux dernires poques, dont la structure est dcrite en dtail, appartiennent au futur. 14 Cette approche na eu en ralit aucune influence directe, dautant que Cieszkowski et sa suite Hess y voyaient une question, un problme, tandis que Fichte, encore navement dogmatique, est arriv tout de suite avec une rponse. Cette problmatique elle-mme, plus critique, plus dialectique, moins formelle, montre que Cieszkowski et Hess, malgr tout leur rapprochement, visent dpasser Fichte, et que le sens mthodologique de ce rapprochement nest en aucune manire un simple retour au point de vue de Fichte. Le futur comme objet de la pense dialectique, leffort pour lapprhender concrtement par la voie de la dialectique, pour en faire ltalon pour juger le pass et le prsent, vont bien au-del de la philosophie de lhistoire de Fichte. Chez ce dernier en effet, le futur est encore un peu plus quune expression quelque peu plus concrte du progrs infini de Kant, du fait que les exigences de la Raison absolue (transcendant lhistoire) ne se sont pas encore matrialises, tandis que Cieszkowski et Hess visent apprhender dialectiquement le processus historique dans sa singularit concrte, de sorte que pour eux, le futur est tout autant une poque concrte que lont t les poques du pass. Cest pourquoi la possibilit de connatre le futur devient obligatoirement pour eux un problme mthodologique de la dialectique, tandis que pour Fichte, la priodisation de lhistoire pouvait sans problme dcouler de sa conception, thique, de labsolu. Cest pourquoi mme leurs quelques accords profonds, en premier lieu sur linterprtation de lhistoire en termes de droit naturel, signifient pourtant quelque chose de diffrent : chez Fichte, lextrapolation philosophique du droit naturel rvolutionnaire du 18e sicle ;

    14 Werke (uvres) ditions Medicus (Meiner), tome IV pages 411-412.

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    mais pour Cieszkowski et Hess, la tentative de fonder un nouveau droit naturel, concret, parcouru par lhistoire. (Le noyau mthodologique du systme des droits acquis 15 est maints gards laccomplissement de cette aspiration.) On dcouvre donc l, mthodologiquement, le futur comme objet concret, intentionnel, de la philosophie de lhistoire, ce qui donne aux deux, Hess plus fortement qu Cieszkowski, une certaine parent mthodologique avec la philosophie de lhistoire de Fourier, auquel en outre Cieszkowski se rfre loccasion. Mais la problmatique reste pourtant, pour lessentiel, sur le terrain du fichtisme, comme il nous faudra le dmontrer dans la suite. Une problmatique fonde sur le droit naturel, aussi modifie, aussi historicise soit-elle, reste obligatoirement prisonnire de lopposition, insoluble sur ce terrain, entre les principes supra-historiques et lhistoire elle-mme. Une opposition dont le dpassement par une dialectique conceptuelle reste obligatoirement un effort vain. Ainsi, le rapprochement mthodologique par rapport Fichte reste malgr tout trs fort. La possibilit de connatre le futur, mme sil ne sagit que de connatre son essence et pas la quantit infinie des contingences existantes 16 nest pourtant possible que parce que les catgories logico-mtaphysiques fondamentales du systme sont tendues au pass, au prsent, et lavenir. La connaissance vritable de tout le systme (laccomplissement intrinsque de la logique) inclue donc obligatoirement la connaissance du futur. Ceci implique la ncessit logique dlever encore le caractre purement a priori, purement spculatif, et de ce fait purement contemplatif de la

    15 uvre principale de Ferdinand Lassalle. Das System der erworbenen

    Rechte. Eine Vershnung des positiven Rechts und der Rechtsphilosophie. (Le systme des droits acquis. Une rconciliation du droit positif et de la philosophie du droit). Werke. IX XII.

    16 Cf. Cieszkowski, op. cit. page 10.

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    connaissance au-del du niveau quil a chez Hegel. Cieszkowski reproche Hegel un procd a posteriori , par rapport auquel il cherche avancer vers une dduction a priori . Mais lorsquil veut alors, paralllement, faire que tout le systme des catgories se dveloppe dialectiquement dans lhistoire , lorsquil exige galement une recherche systmatique de la logique dans lhistoire universelle , tandis quon ne peut en voir chez Hegel, quune dcouverte spculative 17, lorsquil rapproche tellement le futur du prsent que pour lui, tout futur, aussi raisonnable et consquent quil puisse tre, na aucun effet sur ce qui existe, mais doit dj tre un existant avant mme de devenir un existant 18, alors, avec tout cela, la dialectique se trouve idalise, idologise bien au-del de ce quelle est chez Hegel. Il est vrai en effet que pour Hegel, en rester au prsent comme instant o lesprit sest atteint lui-mme est ractionnaire, tant vu du ct du contenu, que dans ses motivations et ses consquences systmatiques. Du point de vue mthodologique pourtant, cest son ralisme grandiose qui se manifeste l, son rejet de toute utopie, sa tentative de concevoir la philosophie comme expression dans la pense de lhistoire elle-mme, et pas comme philosophie au-dessus de lhistoire. La tendance de Hegel, qui a souvent t attaque, et cest en partie justifi, la rconciliation avec la ralit dcoule mthodologiquement de ce mme besoin de dvelopper les catgories partir du processus mme de lhistoire, et ce nest quen raison de son absolutisation ractionnaire du prsent que cela transforme un principe de progrs de la ralit, un principe dynamique, en un principe statique qui doit fixer comme absolu le degr actuel atteint. Le problme de la possibilit de connatre le

    17 Cf. Cieszkowski, op. cit. pages 50-51

    18 Cf. Cieszkowski, op. cit. page 36.

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    futur a pour fonction, chez Cieszkowski et chez le Hess de la triarchie europenne, de surmonter cette absolutisation. Mais en cherchant la surmonter uniquement au moyen dune dialectique intellectuelle, on spare la dialectique hglienne du processus historique rel, bien plus quelle ne lest chez Hegel lui-mme, on en fait quelque chose de purement intellectuel, purement idaliste, sans quil soit possible dliminer de la mthode les composantes ractionnaires de la rconciliation . 19 Ceci nest pas un hasard. Car chaque fois que lon prtend dcouvrir les formes objectives de la ralit historique par les voies dune pense a priori, ou bien on conoit la ralit comme tant irrationnelle dans son cur le plus profond, ne pouvant tre apprhende par ces catgories que mthodologiquement (voir le dernier Schelling), ou bien Raison et ralit, catgorie et histoire, forme a priori et matriau empirique, doivent tre dune manire ou dune autre rassembls et rconcilis les uns avec les autres. Mais comme il sagit dappliquer cette ralit une dtermination de pense qui na pas t dveloppe partir de la ralit historique elle-mme, dune part, il faut que cette ralit soit, dans le processus de rassemblement, de rconciliation , violente par des constructions, et dautre part, la ncessit apparat dadapter les dterminations de pense aux phnomnes superficiels, purement empiriques, de la ralit, et dlever ces phnomnes, en raison de ladaptation, au rang de catgories, de les absolutiser. Cest pourquoi tout utopisme abstrait doit, prcisment l o il est utopique et abstrait, faire la ralit empirique superficielle des concessions plus

    19 Cf. par ex. Europische Triarchie, page 9, page 37-38. Il est bien connu

    que Lassalle utilise galement la catgorie de la rconciliation Die Wissenschaft und die Arbeiter (La science et les ouvriers) Werke II page 258. La ncessit mthodologique de son utilisation dcoule de la mme source que chez Hess. dition Cornu Mnke pages 80-81.

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    importantes quun ralisme dialectique vritable : il doit absolutiser des formes transitoires du prsent, il doit clouer le dveloppement ces moments du prsent, il doit devenir ractionnaire. 20 Le problme de la rconciliation rvle en fait laspect le plus problmatique de la philosophie hglienne : la non-concidence, contraire son programme, de lide et de la ralit, et en consquence la dualit persistante de la thorie et de la pratique, lopposition inconciliable de la libert et de la ncessit. Pour exprimer cela du point de vue de lhistoire du problme : le kantisme chez Hegel nest pas totalement surmont. Cieszkowski prtend quil y a, avec le problme de lhistoire, dans sa terminologie sur la possibilit de connatre le futur, une analogie avec le point de vue critique de Kant sur limpossibilit datteindre labsolu en gnral, avec toutefois cette diffrence que ceci tait chez Kant le rsultat ncessaire de son point de vue et de son systme, tandis que chez Hegel, cest import de lextrieur et perturbe de la sorte tout ce qui sensuit. 21 Cette observation partiellement juste montre combien on ne peut gure parler ici de surmonter rellement les limites du point de vue hglien. Dun ct en effet, le fait pour Hegel den rester au prsent, comme nous lavons dj mentionn, est corrl aux thmes les plus profonds de sa pense, et prcisment avec sa pense historique dialectique, au sens exact. Il explique par exemple dans la prface de la Philosophie du droit : Concevoir ce qui est, est la tche

    20 On peut galement tudier cette corrlation chez Fourier ou Proudhon.

    Pour Cieszkowki (op. cit. page 122), il est caractristique que son avenir, sa priode de laction, soit en mme temps la priode de la constitution adquate de la vie de ltat . L aussi, lanalogie avec Lassalle (Werke II, page 241) est frappante. Que lide dveloppe de ltat soit avant tout dvoquer lide de la situation des travailleurs.

    21 Cieszkowki, op. cit. page 9.

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    de la philosophie, car ce qui est, cest la raison. En ce qui concerne lindividu, chacun est le fils de son temps ; de mme aussi la philosophie, elle rsume son temps dans la pense. Il est aussi fou de simaginer quune philosophie quelconque dpassera le monde contemporain que de croire quun individu sautera au dessus de son temps, franchira le Rhodus. 22 Ceci est incomparablement plus proche dune conception matrialiste historique que dune construction de lhistoire la Fichte Cieszkowski Hess Lassalle, faite dpoques qui se succdent, et dont lordre est dduit du classement logique dun systme parfait. Dun autre ct, la rfrence au problme de la chose en soi de Kant est assurment juste, et mme plus juste que ne le pense Cieszkowski lui-mme, mais cest prcisment dans cette justesse que lon voit que le dpassement de Hegel ramne en arrire de Hegel. Le problme de la chose en soi est aussi trs troitement corrl chez Kant au problme de lhistoire, au problme du devenir. 23 Ce nest pas par hasard que la dialectique transcendante de la Critique de la raison pure 24 nous emmne dans lantichambre de la dialectique : aux antinomies insolubles. On voit de la sorte quapprhender le rel de manire contemplative (attitude intuitive pour

    22 Hegel, Principes de la philosophie du droit, Ides, Gallimard, Paris 1972,

    page 43. Rhodus fait rfrence la maxime qui prcde immdiatement cet extrait dans le texte de Hegel : Hic Rhodus, hic saltus. NDT.

    23 Sur cette question, cf. mon livre Histoire et conscience de classe, et en

    particulier lessai La rification et la conscience du proltariat. ditions de Minuit, Paris, 1970, pages 109-256. En ce qui concerne le matrialisme du 18e sicle, trs proche de Kant sur cette question, cf. Plekhanov, Essais du lhistoire du matrialisme, in uvres philosophiques tome 2, ditions du progrs, Moscou, o le devenir, lorigine, apparaissent comme inconnaissables.

    24 Kant, Critique de la raison pure, Garnier Flammarion, Paris, 1976.

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    laquelle tout devenir se dissout dans ltre 25) peut conduire au mieux constater les fondements contradictoires de lexistence, mais pas leur rsolution. Et lorsque la Critique de la raison pratique transfre la pratique la rsolution de ces mmes antinomies, la solution du problme de la chose en soi, elle ne peut finalement pas parvenir bien poser la question, puisque la pratique de laction individuelle (la seule que Kant connaisse) ne peut tre quune pratique en apparence ; une pratique qui nest pas en mesure dbranler les bases de la ralit, pour laquelle les formes objectives de la ralit (apprhendes par lintuition) restent de ce fait immuables, et dont lattitude nouvelle par rapport la ralit ne peut tre quune attitude qui la laisse intacte, quelque chose de formel et de subjectif : le devoir. Certes, Hegel ressent trs vivement le vide, la transcendance, labstraction, de ce devoir. Mais comme il nest pas non plus mme mettre concrtement en vidence le sujet rel de la pratique rvolutionnaire, il ne peut pas dpasser le simple rejet du devoir, ce qui laisse irrsolus les problmes de ce concept chez Kant. Hegel ne simagine aussi un changement de ltre tel quil est, du prsent, que sous la forme du devoir. Il dit ainsi la suite du passage que nous avons cit plus haut : Si une thorie, en fait, dpasse ces limites, si elle construit le monde tel quil doit tre, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, laquelle est un lment inconsistant qui peut prendre nimporte quelle empreinte. 26 Cela reprsente lvidence un pas norme par rapport Kant que lon apprhende le prsent

    25 Cest trs clair aussi chez Feuerbach, qui combat chez Hegel la tendance

    monarchique de lpoque, au nom du libralisme de lespace . Cf. Ludwig Feuerbach, Contribution la critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes philosophiques, PUF, Paris, 1973, trad. Louis Althusser page 12.

    26 Hegel, Principes de la philosophie du droit, Ides, Gallimard, Paris 1972,

    page 43.

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    concrtement en tant que prsent, c'est--dire comme le produit dun processus historique et non plus comme un existant immuable dans son essence. Cette tendance, apparue trs tt chez Hegel, comprendre ce qui est , en opposition lutopie rvolutionnaire de Fichte, montre ds lorigine une orientation nergiquement tourne vers le futur ; leffort de comprendre le prsent, la fois comme advenu et comme devenir, ainsi que cela est exprim, par exemple, dans une pigramme de Hegel tir de sa premire priode dIna : Strebe, versuche du mehr, als das Heut und das Gestern, so wirst du Besseres nicht als die Zeit, aber aufs beste sie sein.

    Efforce toi, essaye plus quaujourdhui et hier, ainsi seras tu Non pas meilleur que lpoque, mais lpoque sera la meilleure possible .

    Il y avait l le germe dune vritable dialectique historique (de la dialectique de lhistoire elle-mme apprhende par la pense). Car cest prcisment dans le prsent que le caractre processuel de toute objectivit peut tre concrtement dvoil, car le prsent est de la manire la plus claire lunit du rsultat et du point de dpart du processus. De sorte que le rejet de tout devoir, dune pense tourne de manire utopique vers le futur, la focalisation de la philosophie sur la connaissance du prsent - apprhend de manire dialectique - apparat justement comme la seule dmarche gnosologique possible pour connatre ce qui est vraiment connaissable du futur, les tendances qui dans le prsent poussent concrtement et rellement vers lavenir. Il y avait pourtant dans ces mmes tendances, dans le ralisme de Hegel, dans son rejet de toute utopie et de tout devoir purement formel, la limite qui non seulement la

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    empch daller plus loin, mais la mme contraint une position toujours plus ractionnaire. Par l mme, son prsent a perdu toujours davantage sa tendance immanente indiquant le futur, et sest toujours davantage fig en un rsultat ferme. Il a cess dtre dialectique. Le problme fondamental de la philosophie du droit de cette poque, cest la tentative de raliser les changements constitutionnels que le fait rvolutionnaire a fait reconnatre comme ncessaires, et de le faire par des voies constitutionnelles, cest dire, dun point de vue formel, de manire juridique immanente, et en fonction du contenu social, dans le cadre de la socit bourgeoise. 27 Si on laisse de ct le droit de la Raison, ternel , rvolutionnaire, il tait obligatoire que ce problme, conduise toujours davantage dans cette direction. Tandis que la philosophie du droit de Fichte recherche des garanties pour imposer ce droit de la Raison la ralit empirique face aux dtenteurs rels du pouvoir, Hegel recherche dans lvolution contemporaine mme les orientations de lvolution ultrieure. Mais plus il apprhende cette actualit de manire raliste, et plus il se rapproche fortement de ltat de caste prussien, moins il peut voir concrtement les tendances de lvolution, plus il lui est ncessaire daccepter dans labsolu cet tat, et ainsi, du point de vue de la philosophie de lhistoire, damener le processus historique sarrter au prsent. Cest ainsi que le rsultat de la philosophie hglienne est dabolir ce qui est processuel dans le processus. Aprs que, tant au plan historique que logique, toute ptrification abstraite, toute chosit a t dissoute dans un devenir concret, dans un processus, le produit du processus, le

    27 Songeons Condorcet, Sieys, etc. Cette volution en srie de la

    philosophie rvolutionnaire bourgeoise connat son apoge avec le systme des droits acquis de Lassalle.

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    prsent, se trouve fig en un simple produit, en une chose. La dialectique redevient une mtaphysique, un tournant qui sinscrit trs profondment dans la structure de la logique hglienne, et qui, par pure logique l aussi, y dissout la dialectique en une apparence, la transforme en une sorte desthtique, quand Hegel rduit un mouvement apparent ce qui est prcisment le couronnement de sa dialectique, la dialectique du concept en opposition au mouvement rel dans la dialectique de ltre et du devenir, alors quil pense la hausser au rang dun pur mouvement en soi-mme : Le mouvement du concept , dit-il, ne doit tre pareillement considr que comme un jeu. 28 La rconciliation par laquelle se manifeste concrtement et historiquement cette structure du systme hglien montre donc une nature dualiste. Si on regarde vers larrire, elle est la rsolution des antinomies de Kant, mais si lon se tourne vers lavant, elle est leur reproduction un degr plus lev. On ne pouvait prserver limmanence de la philosophie que si lon pouvait mettre en vidence, dans le prsent aussi, les tendances relles, dialectiques, lorientation du processus dialectique rel, dans son effectivit, dans sa ralit, comme processus, que si le prsent nous indique lavenir, dans une dialectique relle, au del de lui. Mais cela, Hegel na pas pu le dmontrer. Ainsi, dans les motifs de sa formulation, la rconciliation est lexpression, certes rsigne, de son autocritique, de son ralisme lgard de lhistoire. Dans ses consquences mthodologiques, systmatiques, et matrielles, il sagit pourtant de la fixation du prsent comme un absolu, dune abolition de la dialectique, cest un principe ractionnaire. On ne comprend alors que trop bien pourquoi les jeunes hgliens, philosophiquement radicaux, se soient attachs

    28 Enzyklopdie, 161, complment.

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    ce problme. Pourtant, en voulant abolir, dans la logique mme, par la logique, les limites logiques du systme hglien qui nest quune consquence, certes ncessaire, de sa position lgard du processus historique rel, (que cette logique doive tre une logique de lhistoire ne change rien de dcisif laffaire), ils font de lavenir lobjet dune simple intuition, alors que sa connaissance nest possible que comme objet dune pratique rvolutionnaire, quelle ne devient pour nous, en gnral, quelque chose de concret et de relle que par la pratique. Le pass, le prsent et lavenir apparaissent donc, assurment, dans le mme domaine de la comprhensibilit, mais celle-ci nest plus celle de la connaissance pure , du dveloppement systmatique logique de la triade dialectique. Avec cette connaissance du futur, on a perdu la relation du pass et du prsent laquelle Hegel tait parvenu. On voit trs clairement cette rgression vers Fichte, et au-del de lui, vers Kant, dans la thorie de la libert que Hess formule dans la triarchie europenne. Cette thorie est trs caractristique de ce problme dans la mesure o cest prcisment dans la relation positive au futur que la libert doit se manifester. Selon Hess, parce que Hegel, tire le seul pass dans le royaume de la spculation, la ncessit se trouve de ce fait prdominante . Ce qui sest pass avant nous , dit Hess 29, mme si en soi, cest arriv dans la libert, cest arriv pour nous par ncessit, puisque ce nest pas arriv par nous. Seul ce qui a t accompli par nous, mme si cest en soi par ncessit, se produit pour nous, dans la libert, dans la mesure prcisment o notre nature la plus intime, la conscience, y est llment dterminant. Quiconque connat la thorie kantienne de la libert, lopposition contradictoire entre la libert et la ncessit, le caractre purement subjectif de la

    29 Europische Triarchie, page 14. dition Cornu Mnke pages 83-84.

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    libert, le report de la libert et de la ncessit dans deux sphres 30 qui ne sont absolument pas en contact entre elles, va immdiatement voir, clairement, que bien quelle soit formule en termes hgliens, elle lest tout fait dans lesprit de Kant, et que Hess retombe ici bien loin derrire le niveau que Hegel avait dj atteint dune union dialectique de la libert et de la ncessit. En raison de cette position fondamentale, mme la tentative dune historicisation des catgories dialectiques au-del de leur historicisation chez Hegel est condamne lchec. Elle devient un classement arbitraire de types de catgories dans des poques historiques dfinies, o ni la ncessit du rattachement ces poques, ni le dveloppement des poques historiques les unes des autres ne sont bien visibles. Certes, il y a l une volont honorable de dpasser Hegel qui prvaut. Les jeunes hgliens radicaux ont trs clairement le sentiment que les transformations dans la socit 31 deviennent illusoires ds lors que lon tend une logique, supra-historique dans son essence, au dessus de lhistoire. Ils sont pourtant incapables de tirer radicalement les consquences de cette ide, et dappliquer concrtement la logique elle-mme lexigence de Hegel concernant la philosophie en gnral, pour quelle apprhende son poque par la pense . En vrai langage hglien, cela donne chez Cieszkowski : De mme que tout dans le monde est soumis lhistoire, de mme celle-ci est-elle son tour soumise Dieu 32, tandis que le mme problme prend chez Hess une tonalit spinoziste 33, ce qui ne

    30 Kant, Critique de la raison pratique. PUF Quadrige, Paris 1997, page 34.

    31 Le texte allemand publi par Luchterhand dit innerhalb der Geschichte ,

    soit dans lhistoire. , tandis que la traduction anglaise donne within society soit dans la socit . Nous avons retenu cette deuxime hypothse qui nous parait la plus vraisemblable. NDT

    32 Cieszkowki, op. cit. page 69.

    33 Europische Triarchie, page 14. dition Cornu Mnke pages 83-84.

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    change cependant rien laspect mthodologique de la question. Analyser dans le dtail les constructions historiques concrtes de Cieszkowski et de Hess nous conduirait trop loin. Que Cieszkowski applique la catgorie du mcanisme issue de la Logique de Hegel lantiquit, celle du chimisme au Moyen-ge, celle de lorganisme lpoque moderne comme catgorie spciale, ou que Hess dfinisse les trois priodes de lhistoire universelle, du dluge aux grandes invasions, de celles-ci la Rvolution franaise, partir de laquelle commence lpoque moderne, cela revient au mme pour ce qui est dessayer de dpasser Hegel, dessayer dhistoriciser vraiment la dialectique. Dans chaque cas, il sagit, comme dans la philosophie de lhistoire de Fichte, de caractristiques dpoques historiques logiques, construites a priori, de diffrenciations au sein du concept, qui peuvent ensuite tre appliques la ralit historique, de force le plus souvent, ce qui videmment fait apparatre crment toutes les contradictions fondamentales. 34 Tandis que chez Hegel lui-mme, linconsquence dans le rapport entre succession historique et logique des catgories a t, au moins partiellement, un correctif instinctif contre la chute dans lapriorisme formel et ses constructions creuses, les jeunes radicaux hgliens dveloppent jusqu son terme cet aspect idaliste et formaliste de Hegel, et ils distendent ainsi le rapport entre la dialectique historique relle et la dialectique

    34 Cet hglianisme fichtis influence Proudhon par lintermdiaire de Grn.

    Marx en a point les contradictions : Misre de la philosophie, ditions Sociales, Paris, 1961, page 114 et suivantes.

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    de la pense qui existait dj chez lui, mme si elle ntait pas labore de manire consquente. 35 Pourtant, plus la philosophie de lhistoire se trouve construite, plus son rapport la ralit historique se distend, et plus son caractre mthodologique fondamental est obligatoirement contemplatif, et moins l acte , que Hess place dsormais au cur de sa pense, peut tre vraiment rvolutionnaire, transformateur de la ralit, et plus la philosophie retombe ncessairement dans le dualisme mthodologique de Kant, dans la dichotomie entre raison pure et raison pratique . Nous avons pu dj constater cette tendance de Hess la rgression vers Kant en passant par Fichte dans son traitement du problme de la libert dans la triarchie europenne . Plus Hess sefforce dutiliser son dpassement philosophique de Hegel pour donner une base philosophique au socialisme, et plus la sparation abstraite entre thorie et pratique apparat clairement. La dualit de la thorie et de la pratique prend ici la forme dune dualit entre le mouvement historique, qui serait appel amener rellement le socialisme, et la thorie philosophique de ce mouvement, qui doit lui donner clart et orientation, lui expliquer ses objectifs proprement dits. Cette dualit existait assurment dans le mouvement ouvrier contemporain. Non seulement dans lAllemagne socialement arrire, mais aussi en France et en Angleterre, la thorie de

    35 Lorsque Lassalle, plus tard, dans sa controverse avec Rosenkrantz, traite, en

    contradiction avec Cieskowski, du mcanisme, du chimisme, et de lorganisme, comme de catgories applicables toutes les poques, il renverse, il est vrai, la construction abstraite de Cieszkowski. Mais il le fait au prix dun abaissement de la relation entre Logique et Histoire au niveau de la Logique hglienne (et pas de la phnomnologie, plus historique dans son essence, ou dune discipline particulire). Voir Lassalle, dans son essai Die Hegelsche und die Rosenkranzische Logik (La Logique de Hegel et celle de Rosenkranz). Werke VI, pages 50 et suivantes.

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    la rvolution sociale et la pratique rvolutionnaire du proltariat ne staient pas encore rencontrs. Avant Marx et Engels, aucun thoricien du socialisme navait pu voir dans ltre social du proltariat lui-mme ce processus dont il suffit de rendre consciente la dialectique relle pour parvenir la thorie de la pratique rvolutionnaire. 36 Arrivs ce point, celui du problme crucial de lmergence de la thorie socialiste dans les annes 1840, on voit maintenant tout fait crment limpasse thorique dans laquelle Hess a t conduit par son mode de dpassement de Hegel. Alors quil simaginait dpasser thoriquement Hegel en intgrant le futur dans le fonctionnement ternaire de sa Logique, il ntait capable de formuler ce sujet que quelques gnralits, dans le meilleur des cas utopiques et abstraites, mais il lui fallait pour cela en payer le prix : que sa thorie lve au rang de catgorie et ternise la dualit de la thorie et de la pratique, sous la forme de la dualit du socialisme et du proltariat (qui est la consquence idologique de ltat darriration du mouvement ouvrier dalors), que la philosophie soit contrainte de se rconcilier avec cette ralit. Lorsque, dans son premier essai de donner une base philosophique au socialisme, il en vient parler du renversement de la vieille dualit dans la religion et la politique, il dit que cest ainsi que commencent pour lui la rvolution et le criticisme 37 sans quil parvienne voir clairement quil reproduit tout simplement le vieux dualisme. Au contraire. Il sefforce mme de sauver la puret, la scientificit, lobjectivit de cette philosophie, qui devrait, assurment, devenir action . Dans une critique de Lorenz von Stein, qui nest par ailleurs

    36 Marx dcrit cette sparation, ses causes, et sa solution dans Misre de la

    philosophie, ditions Sociales, Paris, 1961, page 133. 37

    La philosophie de laction, in Herweghs Einundzwanzig Bogen aus der Schweiz, (Les vingt et un feuillets de Suisse de Herwegh) dition Zlocisti, page 47, dition Cornu Mnke page 217.

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    pas sans intrt, il lui reproche de que la corrlation entre le communisme et le proltariat sy trouve rpte ad nauseam . Cest , continue-t-il, le seul aspect vivant que Stein est capable de tirer du communisme. L o il sagit, en revanche, de justifier les revendications du proltariat, il esquive le problme par quelques fleurs de rhtorique philosophiques, et lon peut voir dans linconsistance de son raisonnement son incapacit parvenir une bonne comprhension. Cette comprhension ne pourrait sveiller en lui que sil envisageait le rapport du communisme avec le socialisme et la science, une approche qui, comme nous lavons dit, lui fait totalement dfaut. 38 Quil reste attach une mthode dont il est impossible que les problmes lui restent totalement cachs, comme le prouvent les remaniements incessants de son systme et ses tentatives renouveles de prendre exemple sur Marx, a videmment une raison en termes de classe sociale. Hess philosophe du point de vue de lintelligentsia rvolutionnaire, qui sympathise avec la rvolution sociale qui vient. Les souffrances du proltariat sont le point de dpart de sa dmarche philosophique, le proltariat est lobjet de son souci et de son combat, plus tard, son combat dmancipation sera mme reconnu comme une partie constitutive importante de la libration venir de lhumanit du joug du capitalisme. Mais ct de cela, ou plutt au dessus, plane cependant la thorie, la connaissance, la philosophie qui prennent en charge la direction intellectuelle de la bonne cause, sans parti

    38 Socialisme et communisme, id. page 72. Mme aprs avoir pris

    connaissance des essais de Marx et Engels dans les Annales franco-allemandes, il ne modifie pas sa conception. Cf. sa dduction de la naissance du socialisme, de lextrieur par la nature du proltariat, et de lintrieur par la ncessit thorique de la science avec la critique de la philosophie du droit de Hegel de Marx, laquelle Hess se rfre mme expressment dans son essai sur le mouvement socialiste en Allemagne in Nouvelles anecdotes de Grn, id. page 106.

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    pris, avec abngation. 39 Cette bonne croyance dtre au dessus de toutes les oppositions de classes, de tous les intrts gostes, est le point de vue typique de lintellectuel, qui ne prend pas part, directement, au processus de production, dont la base existentielle, tant matrielle quintellectuelle semble tre la socit toute entire , sans diffrence de classes, (moins les oppositions de classes sont dveloppes dans une socit, et plus il est facile que cette apparence prenne corps, et plus il sera difficile de la percer jour comme apparence), qui de ce fait, quand il sefforce honntement de connatre et de proclamer la vrit, ne songe pas y voir une quelconque base sociale, sur laquelle il pourrait construire sa vrit . Il tait dautant plus facile cette illusion dune indtermination par les classes sociales dapparatre dans lAllemagne des annes 1840, quen raison de la diffrenciation de classes encore embryonnaire, une intelligentsia en tant que couche sociale autonome, avec des intrts autonomes, existait encore moins que par exemple lpoque de lapparition et de lpanouissement du mouvement social-rvolutionnaire en Russie. 40 L aussi, il y a eu, assurment, lillusion et lidologie dune indtermination par les classes sociales. Avec toutefois la grande diffrence, que lidologie social-rvolutionnaire tait dj imprgne de lidologie, hypocrite de bout en bout, de ltat au dessus des classes sociales etc. de la bourgeoisie au terme de son volution,

    39 Il y a beaucoup de choses chez Lassalle qui font cho cela, par exemple

    dans son discours clbre : la science et les travailleurs, o Lassalle les dsigne comme les deux ples opposs de la socit . Werke II page 248.

    40 Le parti social-rvolutionnaire est un parti politique russe n en 1901 du

    rassemblement de divers groupes populistes. Son programme prne l'tablissement d'une rpublique dmocratique, la journe de 8 heures pour les ouvriers et la socialisation de la terre. Aprs la rvolution de fvrier 1917, le parti S.-R. dtient, avec les mencheviks, la majorit dans les soviets. Puis il la perd au profit des bolcheviks. Aprs octobre 1917, le parti se scinde en S.-R. de gauche, qui s'allient aux bolcheviks, et S.-R. de droite, anti-bolcheviks. NDT.

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    tandis que les vritables idologues de la bourgeoisie lpoque du socialisme vrai taient encore ouvertement et clairement, au moins de manire partielle, les porte-paroles des intrts de classe bourgeois. (Pensons aux historiens franais importants de cette poque.) Mais sil lon assigne de cette manire la thorie une place au-dessus de la lutte des diffrents groupes, tats, et classes, il en rsulte ncessairement une apprciation moraliste et moralisante du prsent, et spcialement des courants qui sopposent en ennemi la rvolution sociale. Car si le communisme nest pas la vrit de classe du proltariat, sil nest pas issu de cette situation de classe comme son expression intellectuelle, sil est plutt la vrit objective du processus historique, alors les motivations de la rsistance la vrit ne peuvent tre que lignorance ou linfriorit morale. La premire motivation joue un grand rle chez les utopistes. Hess et ses camarades critiquaient la socit bourgeoise, lordre de production capitaliste, en subsumant leurs principes conomiques sous la catgorie, thique, de l gosme et en les jugeant en tant que tels dun point de vue moral. 41 L gosme a effectivement jou un grand rle dans lmergence de lidologie bourgeoise, et il ntait pas totalement inadquat, de ce point de vue, de relier la critique de la classe bourgeoise ce problme. Mais pour les premiers grands reprsentants de cette idologie (Hobbes, Mandeville, Bayle, etc.) le combat pour la nouvelle morale tait quelque chose de trs rel. Non seulement le combat contre la morale fodale, (et celle des puritains lpoque de lmergence de la classe bourgeoise) tait troitement li la constitution des

    41 Cf. : sur la misre dans notre socit et ses remdes, in Pttmanns

    Brgerbuch (1845) chez Zlocisti, page 138. Sur la nature de largent, dition Zlocisti page 164.

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    fondements thoriques de toute lidologie bourgeoise, de lconomie classique, mais cette idologie fournissait en mme temps des armes trs importantes pour leur lutte de classe. Le fait que la morale de lgosme ouvertement professe dans la bourgeoisie ait commenc dj sattnuer au temps de Hess est troitement li, pour une part au fait que les contradictions croissantes de la production capitaliste ont contraint la bourgeoisie lhypocrisie, y compris au sens moral, lont de plus en plus empche d exprimer ce qui est clairement et firement, et pour une part au fait que cette thorie morale a perdu beaucoup de son importance pratique pour la conscience de classe de la bourgeoisie en raison du dveloppement de lconomie classique. Smith et Ricardo ont prcis conomiquement ce que quelquun comme Mandeville ne pouvait exprimer encore que sous une forme beaucoup plus idologique. L gosme du commerce pouvait dj sexprimer dans lconomie politique de Smith en dehors de toute mythologie, et seule la vie extra-conomique , c'est--dire ce qui leur paraissait extra-conomique , se raccrochait lthique de la grande poque de dveloppement de lidologie bourgeoise, comme Smith se rfrait Shaftesbury. 42 Il a t tout fait dommageable pour lvolution thorique de Hess quil nait pas pu aller au-del du jugement moral sur l gosme , quil prsente assurment comme un produit ncessaire de la socit bourgeoise, et quil met constamment en parallle avec ses bases conomiques, conues de manire quelque peu superficielle. Il le considrait certes comme un produit ncessaire, mais uniquement comme quelque chose de fig, il le voyait de manire mtaphysique et non

    42 Anthony Ashley-Cooper, Comte de Shaftesbury (1671-1713), philosophe,

    crivain et homme politique anglais. Il dveloppe une thorie de la vertu morale la fois rationaliste et sentimentaliste. NDT.

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    dialectique. Cest ainsi quil ne pouvait prendre position son gard que dun point de vue moralisateur. Et comme le socialisme de Hess, son avenir connu de manire logique et dialectique, ne sont pas non plus issus du terrain rel des luttes de classes concrtes contemporaines, mais ont t sublims logiquement partir des antagonismes produits, ce qui fait que les antagonismes transforms de manire idaliste en pures penses ont t obligatoirement figes en essentialits autonomes, le futur sest trouv lgard des problmes du prsent comme une solution toute prte. De ce fait, il nexiste entre prsent et futur aucune mdiation relle, parce que dans les lments du prsent, dans les tendances qui les ont produits et qui les ont rendus problmatiques, les forces relles qui poussent au dpassement de soi-mme nont pas t reconnues. Cette conception se voit trs clairement dans sa critique de Lorenz von Stein. 43 Lerreur grossire , y crit-il, vers laquelle Stein est entran en raison de sa conception errone de lesprit franais consiste en ce quil ne voit, dans laspiration lgalit, quune simple tendance purement superficielle, matrielle, au plaisir. En mme temps quil excuse mme le prtendu matrialisme de notre temps en ny voyant que le premier travail de la personnalit abstraite, il ne trouve dans le communisme que laspiration du proltariat se procurer un plaisir gal celui des possdants. Cest pourtant lun des vertus principales du communisme quavec lui disparaisse lopposition entre travail et plaisir. Ce nest que dans le cas o la proprit est morcele que le plaisir est distinct du travail. Ltat de communaut est la matrialisation pratique de lthique philosophique, qui reconnait dans lactivit libre le seul vrai plaisir, ce quon appelle le bien suprme, de mme que ltat de proprit morcele est en revanche la

    43 dition Zlocisti, page 70-71. dition Cornu Mnke page 204.

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    matrialisation de lgosme et de limmoralit. Dun ct, elle est la ngation de lactivit libre, et la dgrade avec le travail des esclaves, de lautre, elle remplace le bien suprme de lhomme par le plaisir bestial, considr comme le seul objectif valable de ce travail galement bestial. Stein est plong au beau milieu de ces abstractions du travail et du plaisir, tandis que le communisme les a depuis longtemps dpasses, et quil est dj devenu, dans lesprit de ses premiers reprsentants, comprenons le bien, ce quil doit tre un jour dans la ralit : lthique mise en pratique. 44 Cest ainsi que le prsent se trouve jug dun point de vue abstrait et moralisateur. Nous savons bien , dit Hess dans la philosophie de laction , quil y a des philosophes doux et faibles qui, parce que la rage de laction leur a fait dfaut, furtent avec leur lanterne de Diogne dans le tas dordures des mensonges de la religion et de la politique, afin dy dnicher encore si possible quelque objet utilisable. Mais cela ne vaut pas la peine de rechercher de misrables haillons dans les dcombres du pass En accord avec cette attitude lgard du pass, le pont vers le futur ne peut tre que lentre en action, effective, de la nouvelle morale. On vous a dit , poursuit Hess 45, quon ne pouvait pas servir deux matres la fois, Dieu et Mammon. Mais nous, nous vous disons que lon na pas besoin de servir aucun des deux, si lon pense et si lon ressent humainement. Aimez-vous les uns les autres, unissez-vous dans lesprit, et vous possderez, dans votre cur, cette conscience bienheureuse que vous avez si longtemps cherch en vain, au dessus de vous, en Dieu. Organisez vous, unissez-vous en ralit, et vous possderez dans vos actions et dans vos uvres toute la

    44 Id. page 43. dition Cornu Mnke page 214.

    45 Sur la misre dans notre socit et ses remdes. Id., page 149, dition

    Cornu Mnke page 320-321.

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    fortune que vous avez cherche si souvent en dehors de vous, dans largent. On voit l linfluence dcisive de Feuerbach sur le socialisme vrai , sur Hess. Il lui a donn la morale nouvelle, positive, que lon pouvait opposer la morale de lgosme . Tandis que Marx et Engels avaient essentiellement reu de Feuerbach lultime impulsion pour liminer de leur pense les derniers restes de lidalisme hglien, transformer de fond en comble la dialectique dun point de vue matrialiste, Hess et ses camarades (et Hess bien moins, et de loin, que Grn ou Kriege) se raccrochent prcisment cet aspect de Feuerbach qui, dans son essence, est rest idaliste 46, et que Marx et Engels, mme alors, considraient avec indiffrence ou dsapprobation. Cette diffrence est bien caractrise par la lettre du 19 novembre 1844 47 dEngels Marx, lpoque de sa collaboration avec Hess, alors que celui-ci venait dcrire sa brochure Les derniers philosophes contre Stirner et Bauer. Il y dit : Mais non devons aussi adopter ce que ce principe a de vrai dans. Et ce qui est vrai, sans conteste, cest que nous sommes dabord obligs de faire ntre une cause, den faire une cause goste avant mme de pouvoir faire quelque chose pour elle ; donc, en ce sens, et abstraction faite de quelconques esprances matrielles, cest aussi par gosme

    46 Idaliste dans le sens o quelquun comme Plekhanov dfinit comme

    idaliste la conception de lhistoire des matrialistes du 18e sicle. 47

    Correspondance Marx-Engels, tome I, ditions Sociales, Paris, 1971, page 346. Remarquons au passage que la liaison ncessaire entre ide et intrt goste , avait dj t mentionne par Hegel, mais ctait sous une forme quelque peu mythologisante, et quelle na t abandonne que par ses successeurs. (cf. le rle des passions dans son histoire de la philosophie, ou le traitement de l utile dans la phnomnologie.) Ce quil y a de sain chez Stirner, et quEngels admet dans la lettre cite, en mettant en relief le rapport entre Stirner et Bentham, cest le contact avec la thorie, bourgeoise, de la socit bourgeoise.

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    que nous sommes des communistes, cest par gosme que nous voulons tre des hommes et pas de simples individus. Certes Hess ne reste pas, lui non plus, sans critique lgard de Feuerbach, et parfois, sa critique porte sur des points tout fait essentiels. Ainsi, par exemple, lorsquil applique Feuerbach la critique de Marx sur les conditions en Allemagne, et crit 48: La "philosophie de lavenir" de Feuerbach nest rien dautre quune philosophie du prsent, mais dun prsent qui apparat encore aux allemands comme du futur, comme un idal. Ce qui est ralit actuelle en Angleterre, en France, en Amrique du nord et ailleurs, ltat moderne avec la socit bourgeoise qui en est la contrepartie, qui le complte, cest ce qui est exprim au plan philosophique et thorique dans les "principes de la philosophie du futur" En mme temps, Hess voit bien que les limites dans la pense de Feuerbach, cest quil ignore la nature sociale de lhomme, et que de ce fait, lhomme de lanthropologie feuerbachienne ne peut pas tre lhomme vritable et concret. Cest ainsi quil dveloppe dans son essai sur le mouvement socialiste en Allemagne 49 : Pourquoi Feuerbach nest-il pas parvenu ces consquences pratiques importantes de ses principes ? Lessence de Dieu, dit Feuerbach, cest lessence transcendante de lhomme, et la vraie thorie de lessence divine est la thorie de lessence humaine : La thologie, cest lanthropologie. Cest vrai, mais ce nest pas toute la vrit. Lessence de lhomme, faut-il ajouter, cest lessence sociale, la coopration des diffrents individus pour un seul et mme but, pour des intrts totalement identiques, et la vraie doctrine de lhomme, lhumanisme vritable, cest la doctrine de la

    48 Les derniers philosophes (1845), dition Zlocisti, page 192, dition Cornu

    Mnke page 293. 49

    In Nouvelles anecdotes de Grn (1845), dition Zlocisti, page 115-116, dition Cornu Mnke page 293.

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    socialisation de lhomme, cest dire que lanthropologie, cest le socialisme. Et immdiatement aprs, Hess reproche Feuerbach, mme sil dpasse lindividu, de trouver lacte spcifiquement humain essentiellement, si ce nest pas exclusivement, dans la pense . Hess juge juste titre comme des inconsquences les tentatives de Feuerbach de sortir de ce caractre purement contemplatif de sa philosophie, de reconnatre dautres domaines o sexprime lacte spcifiquement humain . On ne voit pas bien pourquoi Feuerbach admet cela, puisquil ne parvient jamais des consquences philosophiques autres que celles qui rsultent de la juste comprhension de lacte de penser. En dpit de cette juste critique, - qui par endroits se rapproche sensiblement de celle de Marx et Engels, dans laquelle se trouve mle une critique galement percutante des jeunes hgliens, - Hess succombe pourtant laspect de Feuerbach qui est justement le plus faible, le plus idaliste : son thique de lamour. Nous avons indiqu plus haut les bases sociales qui ont, de ce point de vue, dtermin Hess comme intellectuel qui, avec le proltariat rvolutionnaire, na conclu quune alliance , mais na jamais pu penser partir de la situation de classe du proltariat. Philosophiquement, cela se manifeste dans le fait que Hess fait sienne sans critique, quant au fond, la fausse attitude de Feuerbach lgard de la dialectique hglienne, et en particulier sa thorie du rapport entre immdiatet et mdiation. Feuerbach , dit-il, part du principe juste que lhomme qui aline son essence ou se dveloppe engendre toutes sortes de collisions, contradictions, et antagonismes, mais quil ne peut absolument pas tre question par l dune mdiation spculative, puisquil ny a en vrit rien qui puisse faire lobjet dune mdiation, pas didentit des contraires, mais quil y a seulement et partout produire lidentit de

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    lhomme avec lui-mme. Les antagonismes, les contradictions, nexistent que dans limagination des mystiques spculatifs. Lorsque Feuerbach a mis en vidence lhomme alin comme essence du christianisme, il a identifi les fondements de toutes les erreurs thoriques et contradictions, bien quil nait pas dvelopp systmatiquement le fait que tous les antagonismes et contradictions naissent de lhomme alinant son essence. On voit ici clairement que Hess est bien peu mme de percer jour lerreur fondamentale de toute la problmatique de Feuerbach, bien quil trouve regrettable labsence de llment social. Nous pensons videmment sa conception abstraite du cours de lhistoire, et en consquence son attitude non critique lgard du caractre sociohistorique des phnomnes religieux quil entreprend de critiquer et de dissoudre dans lanthropologie. Marx formule cette objection avec la plus grande prcision dans la 7me thse sur Feuerbach 50 : Feuerbach ne voit pas que l'"esprit religieux" est lui-mme un produit social et que l'individu abstrait qu'il analyse appartient en ralit une forme sociale dtermine. Cest pourquoi selon Marx, le point de vue du vieux matrialisme, parmi lequel il faut en ce sens aussi compter Feuerbach, est uniquement celui de la socit bourgeoise (9me et 10me thse). Cest une critique laquelle Hess sefforce, dans son identification de la philosophie de lavenir de Feuerbach avec la socit bourgeoise dveloppe en Angleterre, etc. mais dont il se dtourne chaque instant dcisif o il devrait rendre concrte sa critique de Feuerbach, pour intgrer sa propre philosophie les aspects les plus faibles de Feuerbach. Le faux terrain mthodologique sur lequel Hess sest laiss sduire par Feuerbach est son rejet du concept hglien de

    50 in Lidologie allemande, ditions Sociales, Paris, 1971, page 33.

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    mdiation, la tentative de restaurer dans ses droits le savoir immdiat. Il est vrai que Feuerbach proteste contre le fait quon puisse confondre son savoir immdiat avec des versions antrieures, comme par exemple celle de Jacobi. 51 Mais mme si lon pouvait lui donner entirement raison sur cette question, il nen reste pas moins, comme nous le verrons, que sest perdu l lun des acquis les plus importants de la philosophie hglienne, lun des points sur lesquels elle avait en elle la possibilit de se dvelopper vers la dialectique matrialiste : la possibilit mthodologique dadmettre et de connatre la ralit sociale du prsent dans sa ralit, et dadopter nanmoins son gard une attitude critique (mais pas critique dun point de vue moral), mais au sens dune activit pratique critique. Certes, il ny avait l chez Hegel que la possibilit. Mais il a t dcisif pour le dveloppement de la thorie socialiste que Marx, mthodologiquement, se soit rfr directement Hegel sur ce point, en purant la mthode de toutes ses inconsquences et ses biais idalistes, en la remettant sur ses pieds . Et mme sil peut savoir gr de limpulsion donne par Feuerbach, il rejette cette amlioration feuerbachienne de Hegel. Le socialisme vrai , en revanche (et Hess aussi), suit ici Feuerbach sans le critiquer. Cest prcisment parce que les socialistes vrais , ds leur point de dpart, ont tempr Hegel par leur idalisme, ont transform sa dialectique objective du processus historique en une simple dialectique intellectuelle, que lopposition de Feuerbach lgard de Hegel devait agir sur eux comme une issue enfin trouve limpasse dans laquelle ils staient engouffrs. (Si Lassalle, en dpit de sa dialectique idaliste, continue les surpasser sur de nombreux points, cela est du mains gards son hglianisme plus orthodoxe.)

    51 Contribution la critique de la philosophie de Hegel op. cit. page 168.

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    La grande influence de Feuerbach sur les jeunes hgliens radicaux repose galement sur le fait quil soit, sur cette question, rest mthodologiquement sur le mme terrain queux, en se contentant souvent dinverser les signes des lments constitutifs de la mthode. Pour le problme que nous avons traiter maintenant, cela peut se formuler ainsi : les deux ont trait la mdiation comme quelque chose de purement conceptuel ; les frres Bauer pour en faire un ftiche intellectuel 52 dans leur philosophie de la conscience de soi, Feuerbach pour lui dnier toute objectivit relle. Cest ainsi que Feuerbach dveloppe dans les principes de la philosophie de lavenir : Seul est vrai et divin ce qui na pas besoin de preuve, ce qui parle pour soi et convainc immdiatement, ce qui entrane immdiatement laffirmation directe que cela est, labsolument rsolu, labsolument indubitable, le clair comme le jour Tout fait lobjet de mdiation, dit la philosophie hglienne. Mais seul est vrai ce qui ne fait plus lobjet de mdiation, mais est un immdiat La vrit qui se prsente dans une mdiation est encore la vrit affecte de son contraire. On commence avec loppos ; mais il est ensuite aboli. Mais sil est quelque chose qui doit tre aboli, qui doit tre ni, pourquoi dois-je commencer par lui, et pas directement avec sa ngation ?...

    52 Hess rejette toujours la philosophie de la conscience de soi, mais il en est

    souvent plus proche quil ne le croit lui-mme. Ainsi par exemple dans le fondement mthodologique de la philosophie de laction : Le changement, la diversit de la vie, ne peut pas tre compris comme un changement dans la loi de lactivit, comme une vie objectivement diffrente, mais seulement comme une diversit de la conscience de soi. La rflexion qui met tout la tte en bas dit linverse : "La vie objective est diffrente, le moi est toujours le mme." op. cit. page 39. Le fait que Hess voie l un dilemme et ne considre jamais comme une possibilit mthodologique que ces deux facteurs puissent fonctionner dans une interaction dialectique, en se modifiant rciproquement, est une marque caractristique de son idalisme kantien-fichten. dition Cornu-Mnke page 211.

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    Pourquoi ce qui est certain par lui-mme et avr ne doit-il pas tre plac plus haut que ce qui est certain de par la nullit de son contraire ? Qui peut donc lever la mdiation au rang de ncessit, de loi de la vrit ? Celui l seul qui est encore lui-mme prisonnier de ce qui doit tre ni, qui lutte et dispute encore avec lui-mme, qui nest pas encore parfaitement au clair avec lui-mme 53 Lunit de ltre et de lessence dcoule de cela, dune certaine manire,

    53 Ludwig Feuerbach : Principes de la philosophie de lavenir, in Manifestes

    philosophiques, PUF 1973, page 182. Traduction de Louis Althusser modifie. NDT Je ne cite ici que ce qui concerne le rapport immdiatet mdiation. Lidentification feuerbachienne de limmdiatet et de la sensibilit explique son grand impact sur Hess, mais nest pas essentielle ici, o nous traitons de la distinction entre pense dialectique et pense non-dialectique, mais pas entre idalisme et matrialisme. La question ne devient dcisive que chez Marx lui-mme, o le problme du matrialisme constitue justement la ligne de dmarcation entre lui et Hegel, de mme quici, le problme de la dialectique entre lui et Feuerbach. La relation entre ce dernier et Marx, (de mme galement que celle entre Hegel et Marx) na t claircie, ni thoriquement, ni historiquement. Mehring surestime mon sens linfluence de Feuerbach. Il peut se rfrer certains commentaires de Marx, mais ils sont loin de prouver que linfluence objective soit rellement aussi importante que limpression que Marx pense en avoir retir. Les passages de la Sainte-Famille auxquels quelquun comme Hammacher se rfre pour supposer que Marx aurait, au moins pour un temps, accept, comme les socialistes vrais , lthique amoureuse de Feuerbach, montrent, si on les analyse de plus prs, exactement le contraire. Il me semble qu lpoque, lorsque Marx cherchait trouver sa voie vers la vrit dans le maquis conceptuel des jeunes hgliens, le matrialisme de Feuerbach, en dpit de diffrences profondes, devait lui tre sympathique pour des raisons analogues celles quavait par exemple le jeune Hegel, lpoque de sa grande discussion avec Kant et Fichte, pour les philosophes du droit naturel (Hobbes en premier lieu) quil traitait alors avec une sympathie plus grande quauparavant, et avec beaucoup plus de douceur dans la polmique que pour Kant et Fichte. Trs tt, il y a eu chez Marx une vue trs claire sur Feuerbach. Et plus tard, les passages de la Sainte-Famille laudatifs de Feuerbach ont justement agi sur lui de faon trs humoristique , bien quil nait jamais eu une attitude de rejet dans son ensemble. (Lettre Engels du 24 avril 1867. Correspondance tome 8, ditions Sociales 1981.page 362). Sur linfluence de Feuerbach sur Marx selon Mehring, cf. son Karl Marx, Omnia Bartillat page 75-78. Pour Emil Hammacher, voir Le systme philosophico-conomique du Marxisme. Op.cit. page 78.

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    comme base gnosologique du seul vrai savoir direct, mais il est vrai que Feuerbach, en penseur honnte, se voit contraint l dadmettre que cest dans la vie humaine seule que ltre se spare de lessence, mais seulement dans des cas anormaux et malheureux. Il advient que lon ne possde pas aussi son essence lendroit o lon a son tre, et qualors, prcisment cause de ce divorce, lme ne soit pas vritablement prsente l se trouve le corps. L o se trouve ton cur, cest l seulement que tu es. Mais tous les tres ( lexception des cas contre-nature) aiment tre l o ils sont et ce quils sont, autrement dit leur essence nest pas spare de leur tre, ni leur tre de leur essence. 54 La mdiation nest alors rien de plus que lexpression conceptuelle de la structure dialectique de ltre lui-mme, qui consiste en des opposs qui se dissolvent et produisent de nouveaux antagonismes ; ce nest plus cette forme logique sous laquelle nous reproduisons dans la pense le caractre dialectique de

    54 Ludwig Feuerbach Principes de la philosophie de lavenir, thse 27, in

    Manifestes philosophiques, PUF 1973, trad. Louis Althusser page 168. Cette concidence de ltre et de lessence, avec le genre de rserve tout fait caractristique, est la formulation logique de ce mme utopisme que nous avons trouv chez Hess dans la concidence entre travail et plaisir. Lanalogie nest pas du tout un hasard. Elle rsulte bien davantage, en toute rigueur, de la situation dun penseur qui sefforce de rsoudre par une voie conceptuelle une antinomie qui est pour lui une donne sociale. Do le fait, trs intressant, mais impossible analyser ici de plus prs, que les consquences purement logiques de lutopisme et de lapologie sont les mmes. Cest ainsi que lconomie vulgaire se trouve pousse concevoir production et consommation comme identiques, (ce que Grn et Hess aussi acceptent, comme nous aurons encore le montrer) ; cest ainsi que Hegel lui-mme se trouve contraint de surmonter dune manire utopique analogue un fait idologique fondamental de la socit bourgeoise comme la dislocation de la lgalit et de la moralit, etc. Que sur ce point, en sen tenant simplement, il est vrai, cette structure comme un fait fondamental du prsent, Kant et Fichte reprsentent par rapport Hegel le point de vue raliste, est devenu trs important sur limpact de Fichte dans la dissolution de lhglianisme. Analyser dans le dtail les relations entre Fichte et Hegel excdent le cadre de cet essai.

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    processus de ltre et pensons de la sorte vraiment comme des rsultats les rsultats considrs du processus (qui, considrs isolment, sont donns ncessairement comme des produits figs, et donc ne sont directement comprhensibles que par la mtaphysique), et donc pas dune manire mtaphysiquement fige, mais dans la corrlation du processus, comme chez Hegel, mais un moyen formaliste pour communiquer des contenus de pense vidents. Feuerbach exprime cela trs clairement dans sa critique de la philosophie de Hegel 55 : La pense est une activit immdiate, dans la mesure o elle est auto-activit Dmontrer cest tout simplement montrer que ce que je dis est vrai ; tout simplement reprendre lalination (Entuerung) de la pense dans la source originelle de la pense La dmonstration ne trouve son fondement que dans lactivit de mdiation de la pense pour autrui. Je ne veux jamais prouver quelque chose qu autrui Toute dmonstration est par suite, non pas une mdiation de la pense dans et pour la pense elle-mme 56, mais une mdiation ralise par les voies du langage, entre la pense dans la mesure o elle est mienne, et la pense dautrui, dans la mesure o elle est sienne . Il manque la philosophie de Hegel dit Feuerbach 57 lunit immdiate, la certitude immdiate, la vrit immdiate. Ce faisant, Feuerbach na en aucune faon surmont dfinitivement lidalisme hglien, comme il lesprait lui-mme. Son utopisme moralisateur sen est plutt trouv simplement hauss son degr conceptuel srement le plus

    55 Ludwig Feuerbach, Critique de la philosophie de Hegel, in Manifestes

    philosophiques, PUF Paris 1973, trad. Louis Althusser, pages 21-23. 56

    Ce tournant de la controverse montre bien combien Feuerbach comprend et interprte Hegel au sens jeune hglien fichten.

    57 Ludwig Feuerbach, Thses provisoires pour la rforme de la philosophie,

    thse 20, in Manifestes philosophiques, PUF, Paris 1973, trad. Louis Althusser, page 109

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    lev au plan philosophique, et lon a donn une justification gnosologique lutopisme thique. On ne peut en effet parvenir une unit immdiatement certaine, une vrit immdiatement lumineuse que sur deux points. Premirement, les formes sociales de base de notre prsent nous sont donnes avec une vidence immdiate, et en ralit, plus les formes sont subtiles et complexes (plus elles font lobjet de mdiations suivant la conception de Hegel), et plus elles sont immdiatement videntes. Sagissant des fondements conomiques et sociaux, cette immdiatet se rvle, du point de vue du proltariat, comme une simple apparence. (Nous reviendrons plus tard sur la contribution remarquable de Marx et Engels sur cette question.) Le fait que lon y voie clair ne change cependant rien la certitude immdiate vidente que ces formes sont les formes dexistence de notre prsent, mais cela peut impulser un tournant dans notre comportement pratique leur gard, ce qui se rpercute aussi sur le comportement immdiat. En revanche, dans les formations sociales plus complexes, avec des mdiations multiples, cette dissolution dialectique de limmdiatet se rpercute, de manire pratique immdiate, beaucoup plus faiblement dans un processus de mdiation. Il a lair de ce fait dun simple processus mental, dune simple opration thorique ou logique. Aussi vive que soit par exemple la perception de notre existence en tant quindividus isols - qui dans la socit capitaliste nous est donne comme une vidence immdiate - comme le rsultat du dveloppement de lvolution du capitalisme, le fait que cette perception soit purement thorique laisse subsister la structure individualiste de nos sentiments dans son immdiatet inbranlable, de la mme faon (ce dernier exemple ne doit assurment servir que comme illustration psychologique) que la parfaite comprhension de lexactitude de lastronomie copernicienne ne change rien au fait que dans

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    notre vcu immdiat, le soleil se lve, se couche, etc. Seule une orientation pratique vers le changement des bases relles sociales de cette immdiatet elle- mme, peut entraner ici un comportement modifi, y mme si ce nest pas immdiatement et partout visible. Cet tat de fait structurel a fortement influenc la pense de Hegel autant que celle de Feuerbach. En dpit defforts trs srieux de sattaquer au problme et de le rsoudre (nous en reparlerons) il a incit Hegel traiter ce problme comme tant purement thorique, purement logique. Les catgories de mdiation se sont ainsi autonomises pour lui en essentialits relles, elles se sont dtaches du processus rel de lhistoire, du terrain de leur comprhensibilit vritable, et sont ainsi figes en une nouvelle immdiatet. Feuerbach en revanche sest rfr exclusivement dans sa controverse cet aspect de la tentative de Hegel qui avait chou, il a nglig non seulement ce qui tait dj acquis chez Hegel en matire de juste problmatique et de solution, mais aussi le problme matriel lui-mme. Cest pourquoi il a trait lensemble du problme de la mdiation comme un problme de pure logique 58 qui peut tre rsolu, pour une part de manire purement logique, pour une part en ayant recours lintuition immdiate, la sensibilit. Il en arrive ainsi une position totalement acritique. Il nglige, comme Marx le dit dans Lidologie allemande 59 que ce monde

    58 Tout au plus lui assigne-t-il une fonction mythologique (au sens ngatif)

    pour entraner des changements rels chez lhomme. Par exemple : la philosophie hglienne a alin (entfremdet) lhomme lui-mme . Thses provisoires en vue dune rforme de la philosophie, in Manifestes philosophiques, PUF, 1973, traduction Louis Althusser, page 109.

    59 Cest une grande lacune pour la juste connaissance de cette priode, crit

    Lukacs en 1926, que cette uvre importante nait pas encore t publie. On peut esprer quelle sera bientt disponible en langue allemand aussi dans ldition de linstitut Marx-Engels de Moscou. Je cite daprs lextrait de Gustav Mayer dans Friedrich Engels I, Berlin 1920, page 247.

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    sensible nest pas donn de toute ternit, restant toujours gal lui-mme, mais le produit de gnrations, dont chacune sappuie sur les paules des gnrations prcdentes 60 A cette forme dvidence immdiate est troitement lie sa deuxime forme : lvidence immdiate de lutopie thique. Elle repose, en rsum, sur le fait que les formes dobjectivits relles de son environnement sont donnes lhomme de manire immdiate, et que le degr de leur vidence immdiate, bien loin de donner la mesure de leur essence supra-historique, est dun ct la consquence de la puissance objective de ces forces conomiques qui les produisent, et dun autre ct la consquence de lintrt de classe et de lattachement de lhomme la persistance de cet environnement social. Cela lui donne aussi, objectivement, un champ daction concret pour des ractions motionnelles spontanes cet environnement social. Cela veut dire quil se comporte lgard de ces attitudes propres qui lui sont donnes de manire tout aussi immdiate qu lgard de lenvironnement lui-mme. Et cest prcisment dans la sparation de lobjectivit et de la subjectivit que se manifeste le plus clairement quelles sont issues dune seule et mme racine sociale, et que le caractre immdiat de chacune se trouve dans une interaction la plus troite avec celui de lautre. Dans la simple attitude positive lgard de la ralit, cette corrlation na gure besoin dune analyse dtaille. Sil sagit dutopie, dune attitude thique

    60 La citation exacte de lIdologie Allemande est : Il ne voit pas que le

    monde sensible qui l'entoure n'est pas un objet donn directement de toute ternit et sans cesse semblable lui-mme, mais le produit de l'industrie et de l'tat de la socit, et cela en ce sens qu'il est un produit historique, le rsultat de l'activit de toute une srie de gnrations dont chacune se hissait sur les paules de la prcdente, perfectionnait son industrie et son commerce et modifiait son rgime social en fonction de la transformation des besoins. . ditions Sociales, Paris, 1971, page 55

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    exigeante, alors sa simple nature immdiate parait premire vue moins clairante. Il ne faut cependant pas oublier premirement quil sagit ici simplement de lapparence dune pratique, c'est--dire dune pratique qui soit laisse intacte, par principe, la structure de la ralit objective, confirmant donc lattitude contemplative son gard, et ne la dpasse pas (le devoir de Kant), soit est incapable de poser la transition de la ralit donne en une ralit transforme comme un problme concret (utopisme). La ralit transforme sera alors traite comme un tat, et donc de manire contemplative, oppose de la sorte la ralit objective donne de manire immdiate, sans que lon ait le moindre claircissement sur la voie qui mne de lune lautre, sans que lon ait le moins du monde tent, dans les deux cas, de mettre concrtement en vidence la gense du mode de comportement thique utopique. Il sera accept, tout comme a t accepte la ralit objective apprhende de manire contemplative, (ou son prtendu principe ultime ). Dans sa Critique de la raison pratique, Kant part du fait de la conscience, de la mme faon que, dans la Critique de la raison pure, il part du fait des jugements synthtiques a priori. Pour lAdam Smith de lconomie, les lois objectives de la libre concurrence, etc. sont tout autant un fait immdiatement accept que les sentiments de sympathie pour lui comme moraliste. Cest justement de ce point de vue que Feuerbach semble reprsenter un progrs. Sa dissolution de la thologie dans lanthropologie, sa dissolution de lessence aline de lhomme donne lapparence dune gense vritable. Cela nest pourtant quune apparence. En premier lieu parce quil remplace un concept abstrait (Dieu) par celui tout aussi abstrait d espce et rend de la sorte illusoire la dduction des concepts de la ralit. (Le progrs que reprsente pourtant

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    sa thorie ne doit pas pour autant tre ni, mais cela nentre pas en ligne de compte dans ce contexte). Marx dit ce sujet dans ses Thses sur Feuerbach 61 : Feuerbach rsout l'essence religieuse en l'essence humaine. Mais l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhrente l'individu isol. Dans sa ralit, elle est l'ensemble des rapports sociaux. Cest pourquoi chez lui, on considre l'tre humain uniquement en tant que "genre", en tant qu'universalit interne, muette, liant d'une faon purement naturelle les nombreux individus Mais si cette gense, cette mise en vidence des racines relles des concepts nest que lapparence dune gense, les deux principes de base de son image du monde, lhomme alin et la dissolution de cette alination se condensent alors en essentialits figes dans leur opposition lune lautre. Il ne dissout pas la premire dans la seconde, mais rejette lune et approuve (moralement) lautre. Il oppose une ralit toute faite une autre ralit toute faite, au lieu de montrer comment lune doit natre de lautre dans un principe dialectique. Son amour laisse subsister, inchange, la ralit aline de lhomme, de la mme faon que le devoir de Kant nest en mesure de rien changer la structure de son monde de ltre. La pratique consiste dans ce cas en une apprciation morale . Avec la position purement contemplative de Feuerbach, cette consquence ncessaire de ses limites mthodologiques se manifestent chez lui moins crment que chez ses successeurs, les socialistes vrais . Lorsque Hess applique la socit la formule Feuerbachienne de lalination et oppose le Dieu de Feuerbach et largent comme essence socialement aline : largent est le produit des hommes rciproquement trangers eux-mmes, de

    61 VIme thse sur Feuerbach, in Lidolo