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HOMMAGE A ZOLTAN VERESS
Actes de la journée du 26 novembre 2011
Le Questionnement Psychanalytique 2012
Hommage à ZOLTAN VERESS Actes de la journée du 26 novembre 2011
Le Questionnement Psychanalytique
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Hommage à ZOLTAN VERESS Actes de la journée du 26 novembre 2011
Le Questionnement Psychanalytique
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Bernadette Weyergans Présidente du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE
Je suis trĂšs Ă©mue d'occuper cette place aujourd'hui et d'ouvrir cette journĂ©e d'hommage Ă Zoltan Veress, journĂ©e que le QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE, dont il est membre fondateur, a voulu lui consacrer. TĂ©moignage de notre estime et de notre reconnaissance, Ă l'homme qu'il Ă©tait, au collĂšgue infatigable, Ă l'ami de longue date avec lequel j'ai partagĂ© beaucoup d'Ă©vĂšnements, certains heureux et d'autres difficiles. Nous avons travaillĂ© ensemble depuis la fondation du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE en 1984, et dĂ©jĂ quelques annĂ©es auparavant dans MĂ©salliance et l'ACF. Nous Ă©tions huit Ă cette Ă©poque, huit Ă vouloir crĂ©er une institution belge. Il Ă©tait alors important pour nous de ne pas nous rattacher Ă Paris. AprĂšs la dissolution de l'ECF et la mort de Jacques Lacan diffĂ©rentes institutions se sont en effet recrĂ©Ă©es, avec Jacques-Alain Miller, Melman, Safouan, Clavreul. Notre projet Ă©tait ambitieux : crĂ©er une institution qui n'aurait pas de maĂźtre, qui permettrait un lien social diffĂ©rent, un lien social plus dĂ©mocratique, sans structures de pouvoir et de hiĂ©rarchisation. Nous voulions une association soucieuse d'ouverture et d'invitation au travail sur les questions sans cesse posĂ©es par la psychanalyse, une association qui puisse continuer la transmission de la psychanalyse en tentant dâĂ©viter ce qui avait abouti Ă des Ă©checs ailleurs. Zoltan aimait l'institution mais câĂ©tait un clinicien assidu. Toutes les discussions Ă©taient Ă©maillĂ©es d'expĂ©riences cliniques. Il parlait volontiers de sa pratique, des difficultĂ©s qu'il y rencontrait, avec beaucoup d'humanitĂ© pour ses patients. Les moments passĂ©s avec lui, mĂȘme en dehors du temps de travail, Ă©taient intervisionnistes. Il a toujours Ă©tĂ© trĂšs prĂ©sent et trĂšs impliquĂ© dans les activitĂ©s du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE, il Ă©tait lĂ Ă chaque rĂ©union ! Ces trois derniĂšres annĂ©es la maladie l'empĂȘchait de se dĂ©placer mais quand on allait le voir, il avait toujours quelque chose Ă dire sur l'institution, la psychanalyse et aussi, sur les derniers potins un peu croustillants... qu'il avait entendu ou lu. Il parlait de bien d'autres sujets aussi, ce grand lecteur journalier du Monde. Il pouvait faire des kilomĂštres pour acheter chaque jour ce journal ! Le monde ne se lisait pas sans lui. Zoltan Ă©tait un homme de liens. Il tenait Ă l'amitiĂ©, aux rencontres, aux repas en tĂȘte Ă tĂȘte, entre amis. Il avait une curiositĂ© de l'autre, il parlait facilement de lui et confiait certains de ses soucis... Cette qualitĂ© du lien, beaucoup de personne en ont profitĂ©, ses amis, ses analysants, ses collĂšgues. CollĂšgue tenace sur les questions institutionnelles, passionnĂ© par la thĂ©rapie institutionnelle ! Son expĂ©rience au Snarck et en d'autres lieux en tĂ©moigne. Il eut Ă certains moments un enthousiasme dĂ©bordant pour La Borde, il fallait absolument y passer quinze jours de vacances !!
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La question institutionnelle, qui est une question politique, a Ă©tĂ© au centre de ses pensĂ©es : « la psychanalyse et la politique sont les deux fils rouges de mes engagements » disait-il. Lier l'institution, son fonctionnement et la pratique analytique, est lâaxe principal de nos textes fondateurs. Nous sommes chaque annĂ©e en cartel depuis 1984, beaucoup d'entre nous on travaillĂ© avec Zoltan. Pour moi comme pour d'autres, ce furent des moments trĂšs fĂ©conds. Zoltan lisait Ă©normĂ©ment, câĂ©tait un lecteur assidu de Freud, de Lacan de Ferenczi. Il avait une trĂšs grande culture, qu'il partageait volontiers en toute simplicitĂ©. Quand nous planchions sur les textes de Lacan, souvent arides, il y apportait des Ă©clairages diffĂ©rents, Ă©claircissant les concepts dans lesquels on s'empĂȘtrait parfois... Il faut dĂ©conner, disait-il... Aucun danger d'ĂȘtre pris dans l'obsessionalitĂ© de la topologie, qui ne l'a pas aidĂ© dans sa clinique. La poĂ©sie, l'association libre, stimulaient sa pensĂ©e..... Le français l'a-t-il aidĂ© Ă dĂ©conner ? Hors de sa langue maternelle est ce plus facile ? Comment dĂ©conne-t-on en hongrois ???? Depuis quelques annĂ©es il Ă©crivait le livre de sa vie en français... Il nous a laissĂ© ce rĂ©cit, Ă peu prĂšs achevĂ© au moment de son dĂ©cĂšs. Livre qu'Anne, ses enfants et des amis tels que Marie-France Renard et Max Chaleil ont achevĂ© et Ă©ditĂ©. Livre dans lequel il nous parle de sa famille, de la Hongrie, des Ă©vĂ©nements politiques dans lesquels il a Ă©tĂ© impliquĂ©, de son arrivĂ©e en Belgique, de ses Ă©tudes, de la psychanalyse et des valeurs importantes qui ont traversĂ©es sa vie, valeurs auxquelles il est restĂ© fidĂšle. « Nul ordre ne viendra dâen haut », ce sont ses propres mots. C'est Ă partir de ce livre que nous avons construit cette journĂ©e, en y reprenant ses thĂšmes et quelques passages d'Ă©criture, en y associant les paroles et les voix de quelques-uns de ses collĂšgues de travail et de ses amis. Pour terminer, je tiens Ă dire quelque chose sur la voix er les intonations trĂšs particuliĂšres de Zoltan, sa voix si singuliĂšre, cet accent hongrois dans la langue française. Accent qui ne s'est jamais attĂ©nuĂ© et bien heureusement ! On retrouve par la voix l'intensitĂ© des premiers moments de vie, ce passĂ© sonore qui nous habite toujours... Cette voix porteuse des tourbillons Ă©motionnels, elle porte la marque de l'histoire inconsciente. La voix incarne aussi la prĂ©sence, unique, singuliĂšre. Elle seule transforme l'espace intĂ©rieur. Son rythme de parole, trĂšs diffĂ©rent de la langue française, la dissonance, la scansion inattendue, un timbre plus tĂ©nue ou plus vif, la rupture du rythme cherchant l'intonation, cherchant le genre masculin ou fĂ©minin. A l'Ă©couter, il y avait toujours de la surprise dans la prononciation, dans chaque langue il faut trouver l'accord des mots et des sons, surprise qui oblige Ă rester attentif, magie des sons qui transporte dans un bain sonore ouvrant l'Ă©coute diffĂ©remment. On voulait prolonger l'Ă©cho de ces inflexions, avant qu'elles ne s'Ă©teignent Ă nouveau... La voix c'est la prĂ©sence mĂȘme, mais toujours au bord de l'absence, il y a toujours du silence Ă venir....
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Langue et culture
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Lecture dâune lettre de Zoltan Veress Ă François Wahl,
par Marie-France Renard
11 février 1966
Monsieur,
Peut-ĂȘtre le Docteur Lacan vous a-t-il dĂ©jĂ mis au courant du projet que par Ă©crit je dĂ©sire vous soumettre. De passage Ă Paris jeudi passĂ©, jâai en effet eu lâoccasion de rencontrer le docteur Lacan Ă qui jâai exposĂ© mon dĂ©sir de traduire complĂštement lâĆuvre de Ferenczi. Dâorigine hongroise, rĂ©sidant en Belgique depuis 1956, jâai suivi le cycle complet de la licence en science Ă©conomique Ă lâUniversitĂ© de Louvain ; je me suis ensuite orientĂ© vers la psychologie et enfin la psychanalyse au sein du groupe constituĂ© Ă Louvain par les professeurs Schotte, Vergote et de Waelhens, groupe affiliĂ© Ă la SociĂ©tĂ© lacanienne de Paris. Câest dans le cadre dâun approfondissement thĂ©orique de ma formation psychanalytique que je voudrais entreprendre la traduction des Ćuvres de Ferenczi, Ćuvre trĂšs importante, me semble-t-il, qui cependant ne connaĂźt quâune traduction française : celle de « Thalassa » dans la collection Le Payot. La traduction complĂšte que je me propose de faire directement du hongrois en français, ne couvrirait pas seulement lâĆuvre dĂ©jĂ traduite en allemand et en anglais, mais comporterait de plus une sĂ©rie dâarticles et de cours universitaires publiĂ©s en Hongrois et presque inconnue Ă lâĂ©tranger. Enfin, jâai lâintention dâeffectuer en Hongrie une sĂ©rie de dĂ©marches auprĂšs des milieux intellectuels autorisĂ©s afin dâobtenir un libre accĂšs aux manuscrits inĂ©dits de lâauteur, lesquels prĂ©sentent un rĂ©el intĂ©rĂȘt non seulement pour la comprĂ©hension de lâensemble de lâĆuvre, mais aussi dâun point de vue strictement analytique⊠Lettre suivanteâŠ
Quant Ă lâĂ©dition originale hongroise des Ćuvres de Ferenczi qui est introuvable dans les pays occidentaux, je ne pourrai lâobtenir quâaprĂšs avoir reçu la nationalitĂ© belge (soit en septembre 66).
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A ZOLTAN, QUI A TOUT VECU1
Martin Petras
Avec la disparition de Zoltan nous avons perdu la possibilitĂ© de parler avec lui, mais pouvons toujours parler de lui, voire de son livre autobiographique, qui a vu le jour grĂące Ă Anne son Ă©pouse et Ă ses enfants, Ă son Ă©diteur et Ă quelques amis dont on trouve la liste Ă la fin et qui en sont en quelque sorte les co-auteurs, et peut-ĂȘtre mĂȘme les porte-paroles de Zoltan. Ne pouvant plus parler avec lui, nous pouvons dialoguer avec ce livre, nous faire lecteurs de ce texte qui dĂ©sormais reprĂ©sente Zoltan. Jây ai trouvĂ© pour ma part des mots, des phrases qui ont fait raisonner des faisceaux dâassociations, dont je vous dirai quelques-unes sur le mode du « dites ce qui vous vient ». Je commence par le dĂ©but, par la photo de la couverture. « Surplombant le Danube », dit la lĂ©gende, Zoltan, sur les hauteurs de Buda, cheveux dans le vent et lunettes sur le nez, regarde le fleuve, le pont des ChaĂźnes, la Basilique Saint-Etienne Ă Pest. A quoi pense-t-il en contemplant le Danube ? Il se tient au-dessus de lâun de ces fleuves mythiques, comme le sont le Nil, la Volga, la Vistule, le Rhin, la Moldau ou la Seine. Pour les gens de lĂ bas, comme le dit lâĂ©crivain hongrois Peter Esterhazy : « Le Danube, Duna en hongrois, Donau en allemand, dĂ©finit lâEurope centrale. » Lisez, si vous ne lâavais pas fait, le livre de Claudio Magris2. Depuis ses sources en ForĂȘt Noire et avant de se jeter Ă lâest au bout de presque 3000 km dans la Mer Noire, il coule Ă travers quatre capitales de lâEurope centrale et mĂ©ridionale : Vienne, Bratislava, Budapest et Belgrade. Son delta sĂ©pare la Roumanie de l'Ukraine. Le « Beau Danube bleu », nâest pas seulement le tube composĂ© par Johann Strauss en 1866, câest aussi depuis des siĂšcles une importante voie fluviale. Connu depuis lâAntiquitĂ© comme frontiĂšre septentrionale de lâEmpire romain, le fleuve traverse ou longe dix pays : lâAllemagne, lâAutriche, la Slovaquie, la Hongrie, la Croatie, la Serbie, la Bulgarie, la Roumanie, la Moldavie et lâUkraine. Son « bassin versant », comme disent les hydrologues, s'Ă©tend sur neuf autres pays : lâItalie, la Pologne, la Suisse3, la RĂ©publique tchĂšque, la SlovĂ©nie, la Bosnie-HerzĂ©govine, le MontĂ©nĂ©gro, la RĂ©publique de MacĂ©doine et lâAlbanie. Câest donc ce fleuve lĂ©gendaire qui marque le livre depuis le dĂ©but jusquâĂ la fin. Il fait partie de son roman familial, depuis le Fekete Medve â lâOurs Noir â que les ancĂȘtres de Zoltan chassaient sur ses berges jusquâĂ lâĂ©pisode de la noyade : enfant, il a failli se noyer dedans. « Aujourdâhui encore, je garde la sensation physique de cette noyade », Ă©crit-il.4 Et puis,
1 Ce texte correspond Ă lâintervention de Martin Petras, le 15 juin 2011 Ă la librairie A Livre Ouvert, Ă lâoccasion de la parution du livre de Zoltan Veress Dans le vent violent de lâhistoire. La contribution de Martin Petras Ă la journĂ©e dâhommage Ă Zoltan Veress, intitulĂ© De la difficultĂ© Ă psychanalyser dans la langue maternelle a Ă©tĂ© publiĂ© dans La Revue Lacanienne, n°11, Toulouse, 2012, ErĂšs, pp. 49 Ă 56. 2 Claudio MAGRIS, Danube (traduit de l'italien par Jean et Marie-NoĂ«lle Pastureau), Paris, 1988, Gallimard, coll. « L'Arpenteur ». 3 Inn prend sa source au sud de Saint-Moritz et se jette dans le Danube. 4 Zoltan VERESS, Dans le vent violent de lâhistoire, Paris, 2011, Les Ă©ditions de Paris, p. 21.
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cette confidence quâil fait Ă Matyas, son fils, avec une gravitĂ© testamentaire qui ouvre le livre : « le Danube emportera mes cendres ». Zoltan Veress, je lâai vu pour la premiĂšre fois au Snark, une institution pour adolescents prĂšs de la LouviĂšre. Je ne me souviens plus en quelle annĂ©e⊠1973âŠ1974, en tout cas Ă une « JournĂ©e portes ouvertes ». Il Ă©tait assis, pipe Ă la main, dans la pente du jardin au-dessus de la maison, entourĂ© par un groupe auquel il expliquait que Lacan ne dit pas « le dĂ©sir câest le dĂ©sir de lâAutre », mais que câest plus compliquĂ© : « le dĂ©sir câest le dĂ©sir du dĂ©sir de lâAutre ». Ces subtilitĂ©s auxquels je ne comprenais rien, je les ai trouvĂ©es complĂštement passionnantes. Zoltan savait rendre les dĂ©bats passionnĂ©s : ça discutait ferme. Par la suite, nous nous sommes vu sporadiquement, chez des amis communs, avant que je ne rejoigne le QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE en 1984. Avec Zoltan, je me suis tout de suite retrouvĂ© dans une proximitĂ© gĂ©ographique et territoriale. Jâai moi-mĂȘme mes origines dans cet espace centre-europĂ©en, au Nord, dans sa partie silĂ©sienne. Mais il y a plus. Ma mĂšre Ă©tait pharmacienne et la pharmacie, quâelle tenait de son pĂšre, mon grand-pĂšre, avait Ă©galement Ă©tĂ© nationalisĂ©e. Elle ne sâappelait pas comme celle de la famille Veress Ă Buda « Ours Noir », mais « Sainte-Anne ». Elle Ă©tait devenue, aprĂšs la prise du pouvoir communiste en 1948, une officine de lâentreprise nationale MEDICA, sans aucune contrepartie, sinon que ma mĂšre puisse continuer Ă y travailler comme gĂ©rante salariĂ©e, une faveur non nĂ©gligeable Ă lâĂ©poque. Je me souviens, encore que, gamin, jâĂ©tais fascinĂ© par de tout petits clous avec lesquels on fixait les minuscules Ă©tiquettes mĂ©talliques sur chaque piĂšce de mobilier, dĂ©sormais Ă©tatisĂ©. Aussi, jâai Ă©tĂ© trĂšs touchĂ© de lire une phrase qui conclut le rĂ©cit de lâexpropriation de la pharmacie familiale des Veress : « Nous ne la rĂ©cupĂ©rerons jamais et nous ne pourrons jamais retrouver le beau mobilier qui datait de 1900 » 5. Le mobilier des anciennes pharmacies, quel rĂȘve ! Son livre, pour ceux qui ne lâont pas encore lu, est divisĂ© en deux parties. Ses premiĂšres vingt-quatre annĂ©es sont hongroises, puis lâĂ©migration, aprĂšs ce quâon appelle les « Ă©vĂ©nements de 1956 », occupe la seconde partie. Le contenu est inversement proportionnel Ă ces deux temps de sa vie. Ses 24 premiĂšres annĂ©es occupent 82 pages et les 54 annĂ©es suivantes sont traitĂ©s dans un rythme plus rapide sur 56 pages. Pourquoi ? Est-ce que les souvenirs anciens sâimposent beaucoup plus ? Avec le Danube, Zoltan nous entraine avec lui en Europe centrale en semant, par-ci, par-lĂ , des faits historiques de cette autre Europe. LâEurope centrale, la Mitteleuropa, lâEurope du centre, lâEurope moyenne, lâEurope intermĂ©diaire, toutes ces dĂ©nominations existent et font lâobjet de discussions savantes. Si cette appellation bĂ©nĂ©ficie dâune grande notoriĂ©tĂ©, voire connait un vrai revival depuis des annĂ©es â80 du siĂšcle dernier, câest en rĂ©alitĂ© une notion assez complexe et il nâest pas facile de lui donner un contenu prĂ©cis. Une bibliographie de ce qui se publie Ă ce sujet pour en prĂ©ciser des contours sâavĂ©rerait assez vite immense, et Zoltan, avec son livre, apporte une pierre de plus. Je pense quâil lâa fait exprĂšs, car ceux qui lâont connu savent son intĂ©rĂȘt pour lâhistoire6. En fait, lâinterprĂ©tation de ce quâest lâEurope centrale dĂ©pend du point de vue oĂč on se place. Câest un espace Ă gĂ©omĂ©trie variable et qui ne correspond pas Ă une rĂ©alitĂ© gĂ©ographique dĂ©finissable. Ses contours gĂ©ographiques sont flous et varient suivant les conjonctures historiques et aussi en fonction de lâutilisation, voire de lâinstrumentalisation que lâon peut
5 Ibidem, p.58. 6 Ibidem, p.33.
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faire de lâhistoire. Un historien britannique, Timothy Garton Ash, qui a beaucoup travaillĂ© lĂ dessus a lancĂ© un jour une boutade : « Dis-moi quelle est ta dĂ©finition de lâEurope centrale et je te dirai dâoĂč tu es. » Si on me demandait de dĂ©finir lâEurope centrale, je dirais que câest un sujet de discussions interminables, une idĂ©e, des dĂ©bats, des controverses, des polĂ©miques, des insultes et des rĂšglements de comptes. Je serai curieux de connaĂźtre lâopinion de Zoltan. Câest un territoire qui se confond au dĂ©part avec les monarchies locales, ensuite avec la monarchie des Habsbourg et encore plus tard avec lâEmpire austro-hongrois, un rĂ©gime politique et administratif K. und K. â kaiserlich und königlich â, deux lettres Ă partir desquels Robert Musil a inventĂ© sa Kakanie de « Lâhomme sans qualitĂ©s7 ». Ce rĂ©gime disparaitra aprĂšs la premiĂšre guerre mondiale. Lâempire a longtemps tirĂ© sa lĂ©gitimitĂ© dâavoir Ă©tĂ© le rempart contre le danger ottoman et, par la suite, le fer de lance catholique contre la RĂ©forme. Au 19Ăšme siĂšcle oĂč les Turcs ne sont plus menaçants, oĂč le catholicisme traditionnel devient une barriĂšre aux idĂ©es libĂ©rales et oĂč lâefficacitĂ© Ă©conomique est portĂ©e plutĂŽt par le protestantisme, lâancien patriotisme rĂ©gional8 fait place Ă des revendications nationalistes. « La prison des nations » - qualificatif de Karl Marx pour lâEmpire Austro-hongrois â se met Ă bouger. Le « Printemps des nations » a lieu en 1848, la mĂȘme annĂ©e que la parution du Manifeste du Parti communiste. Au dĂ©but de la PremiĂšre guerre mondiale, les futurs dirigeants de la RĂ©publique tchĂ©coslovaque lancent des appels Ă la destruction de lâempire : « DĂ©truisez lâAutriche-Hongrie ! ». Lors du « TraitĂ© du Trianon » en 1920, dont Zoltan parle9, les Hongrois perdront deux tiers de leur territoire au profit de la Roumanie et de la TchĂ©coslovaquie. Les TchĂšques, les Slovaques et quelques autres y gagneront leur indĂ©pendance, soutenus entre autres par le prĂ©sident amĂ©ricain Wilson qui dĂ©crĂšte « le droit des peuples Ă disposer dâeux-mĂȘmes ». Ce mĂȘme prĂ©sident Wilson que dĂ©testera Freud qui, Ă Vienne, se trouve lui du coup du cĂŽtĂ© des vaincus10. La mosaĂŻque bariolĂ©e des peuples quâĂ©tait lâEmpire Austro-hongrois, composĂ©e des Allemands, Hongrois, TchĂšques, Polonais, Roumains, RuthĂšnes, Galiciens, Slovaques, SlovĂšnes, Italiens venait dâĂ©clater Ă cause de lâincapacitĂ© des gouvernants de lâEmpire Ă trouver une solution politique et dĂ©mocratique Ă toutes leurs revendications. EnvolĂ©e lâidĂ©e de lâEurope centrale unie dont on a rĂȘvĂ© au 19Ăšme siĂšcle11, envolĂ©e lâidĂ©e dâun Etat fĂ©dĂ©ral et dĂ©mocratique commun fort au centre de lâEurope et qui cultiverait pacifiquement des originalitĂ©s nationales diverses, un Etat fait sur la rĂšgle du « maximum de diversitĂ© sur un minimum dâespace » dont parle Milan Kundera. Le vent violent de lâHistoire. Qui sont ces centre-europĂ©ens, quelle est leur identitĂ© ? Existe-t-elle ? LĂ , le dĂ©bat est tout aussi Ăąpre, faisant le bonheur des chercheurs multidisciplinaires. Quel est lâhĂ©ritage de cet espace centre-europĂ©en fait de la pluralitĂ© des langues et de peuples particuliers qui forment la trame de cette rĂ©gion ? Existe-t-il un canon culturel propre Ă lâEurope centrale et qui pourrait servir dâappui identificatoire ? Toutes ces questions sont discutĂ©es.
7 Robert MUSIL, LâHomme sans qualitĂ© T.1 et 2 (traduit de lâallemand par Philippe Jaccottet), Paris, 2004, Seuil, Le don des langues. 8 Landespatriotismus. 9 Zoltan VERESS, op. cit, p. 14. 10 Sigmund FREUD et William BULLIT, Le prĂ©sident Thomas Woodrow Wilson, portrait psychologique, Paris, 1967, Payot. RĂ©digĂ© entre 1930 et 1932, le livre paraĂźt pour la premiĂšre fois en 1966. 11 Par exemple lâhistorien tchĂšque Palacky, bĂȘte noire de Marx.
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Si nous quittons le terrain des langues et des cultures vers quoi nous tourner pour trouver des traits identificatoires? « Est mitteleuropĂ©en tout homme que la division de notre continent blesse, touche et offense », Ă©crit le Hongrois György Konrad12. Le poĂšte polonais Czeslaw Milosz, prix Nobel en 1980, est nĂ© en 1911 en Lituanie alors quâelle Ă©tait encore dans lâEmpire russe, il Ă©tudie le droit Ă Vilnius, devenu entretemps polonais, sâenfuit Ă Varsovie en 1939 lorsque Vilnius est occupĂ© par lâArmĂ©e rouge, puis rompt ses liens avec le rĂ©gime communiste de Varsovie et demande lâasile politique en France en 1951, pour devenir enfin le citoyen amĂ©ricain en 1970. Dans son livre Une autre Europe13, oĂč il essaie de prĂ©senter cette partie lĂ de lâEurope aux lecteurs occidentaux, il prĂ©tend quâil suffit parler de soi-mĂȘme, tellement, dans les drames de vie personnelle de tout originaire de lĂ bas, se trouvent tous les ingrĂ©dients spĂ©cifiques de cette rĂ©gion. Il me semble que le rĂ©cit hongrois du livre de Zoltan va tout Ă fait dans le mĂȘme sens. « Ainsi, jâaurai vĂ©cu la fĂ©odalitĂ©, le fascisme, le communisme et⊠lâĂ©migration », Ă©crit-il14. Et lorsquâil nous parle de son rĂȘve dâenfant de devenir PrĂ©sident de lâEurope, il traduit un vĂ©cu des Hongrois de se sentir europĂ©ens : ils ont tous vĂ©cu avec souffrance leur dĂ©racinement de lâEurope, le « kidnapping » de cette rĂ©gion par lâURSS Ă la « ConfĂ©rence de Yalta » en fĂ©vrier 1945. Câest Ă Milan Kundera, forcĂ© lui aussi Ă lâĂ©migration, que nous devons ce mot Ă qui la mode des annĂ©es 1980 de lâEurope centrale doit beaucoup Ă cause de son cĂ©lĂ©brissime essai « Un occident kidnappĂ©15 ». Il y soutient lâidĂ©e que lâURSS et son communisme relevait dâune autre aire culturelle, dâune autre civilisation, alors que lâEurope centrale Ă©manait de lâOccident. Pour Kundera, lâEurope centrale, câest « la zone incertaine de petites nations entre la Russie et lâAllemagne ». Câest prĂ©cisĂ©ment cette incertitude existentielle qui reprĂ©sente pour lui le vĂ©cu intime de cette rĂ©gion. « La petite nation est celle dont lâexistence peut ĂȘtre mise en question, qui peut disparaitre et qui le sait », dit Kundera. En effet, essayez toujours de dire Ă un Russe, Ă un Français ou Ă un Allemand que son pays va disparaitre un jour. Il va vous prendre pour un fou. Mais dĂ©jĂ les Belges sont peut-ĂȘtre plus sensibles Ă cette idĂ©e. AprĂšs 1945, alors que la partie occidentale de lâEurope connait ses « trente glorieuses » et le calme prospĂšre, ça bouge de lâautre cĂŽtĂ© du rideau de fer. Câest lĂ , comme Ă©crit Kundera, « que le drame de lâEurope se concentre. » Nous avons, en 1956, la grandiose rĂ©volte hongroise avec le massacre sanglant qui lâa suivi ; le Printemps de Prague, en 1968, qui se termine par lâoccupation des ArmĂ©es du Pacte de Varsovie ; les rĂ©voltes polonaises, en 1956, 1968, 1970, et le mouvement de Solidarnosc en 1980 qui se termine par la mise au pas par le gĂ©nĂ©ral Jaruzelski. Tout ça est couronnĂ© par lâĂ©croulement du Mur de Berlin fin 1989. Avant cela, ce sont les Hongrois qui furent les prĂ©curseurs de lâouverture du rideau de fer. Câest AloĂŻs Mock, ministre autrichien des Affaires Ă©trangĂšres, et son homologue hongrois, Gyula Horn, qui coupent, le 27 juin 1989, ensemble, officiellement, les barbelĂ©s qui sĂ©parent l'Autriche et la Hongrie. Ce grand geste symbolique ne provoquera plus aucune rĂ©action Ă Moscou. Dans le vent violent de lâHistoire. En voulant imposer par la force une identitĂ© dans laquelle peu dâintellectuels centre-europĂ©ens se reconnurent, le rĂ©gime soviĂ©tique a rĂ©veillĂ© en certains le rĂȘve dâune Europe centrale plus ou moins idĂ©alisĂ©e en la dotant dâune tradition propre et pacifique, alors qu'en
12 György KONRAD, âDer Traum von Mitteleuropaâ, in Wiener Journal, 1984, n° 45, rĂ©impression in Aufbruch nach Mitteleuropa. Rekonstuktion eines versunkenen Kontinents, Vienne, 1986 , Herold, p. 87-98. 13 Czeslaw MILOSZ, Une autre Europe (traduit du polonais par Georges SĂ©dir), Paris, 1980, Gallimard, Du monde entier. 14 Zoltan VERESS, op. cit, p. 59. 15 Milan KUNDERA, « Un occident kidnappĂ© », Le DĂ©bat, Paris, 1983/5, n° 27, Gallimard.
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rĂ©alitĂ© la cohabitation multiculturelle a aussi connu moult conflits. Une fois l'adversaire communiste renversĂ©, et surtout aprĂšs lâadhĂ©sion Ă lâUnion europĂ©enne en 2004, l'idĂ©e d'Europe centrale n'aurait plus lieu d'ĂȘtre, dit-on aujourd'hui. Le vent violent de lâHistoire emporte les interprĂ©tations et les remplace par d'autres.
Dans sa phrase : « Ainsi, jâaurai vĂ©cu la fĂ©odalitĂ©, le fascisme, le communisme et⊠lâĂ©migration », Zoltan aurait pu ajouter ⊠« et le postcommunisme ». Car le postcommunisme est bien prĂ©sent dans le livre Zoltan et sous une forme tout Ă fait extraordinaire qui lui donne une allure tragi-comique, digne dâun vrai roman centre-europĂ©en. Je veux parler du (re)surgissement dâun grand personnage grotesque et important qui accompagnera lâaventure de lâaprĂšs 1990 dans ces pays, cette aventure que lâon nomme la « transition vers la dĂ©mocratie », ou vers « lâĂ©conomie du marchĂ© », ou encore « dĂ©communisation » ou encore, « gestion du passĂ© communiste » ou, plus brutalement, « dĂ©bolchĂ©visation ». Ă lâexception de la Roumanie, lâĂ©croulement du communisme sâest produit plutĂŽt dans le calme. Rien Ă voir avec les Ă©vĂ©nements sanglants de 1956 en Hongrie. Le communisme est globalement mort dâune mort non violente, tout seul, par Ă©puisement de vieillesse, comme un animal fatiguĂ©. Comme lâa Ă©crit ironiquement - ah, lâironie et lâhumour noir, deux Ă©pices de la culture centre-europĂ©enne â un philosophe tchĂšque : « Notre vache est morte, quâallons nous devenir ? » Quand on a un affrontement violent, genre guerre, il y a Ă la fin des vainqueurs et des vaincus bien identifiĂ©s et les rĂšglements des comptes peuvent commencer. Rien de tel, de bien visible ici. Alors, comment identifier les bons et les mauvais ? Le mauvais a Ă©tĂ© vite trouvĂ©. Ce personnage nouveau et qui est bien prĂ©sent dans le texte de Zoltan, ça sera lâagent-mouchard qui a, petit Ă petit, envahi la scĂšne de la vie quotidienne postcommuniste. Mais Ă bien y rĂ©flĂ©chir, ce personnage, (que met aussi en scĂšne le film allemand « La vie des autres »), fut toujours prĂ©sent dans notre bonne vieille Europe centrale : quâon songe seulement au personnage de Bretschneider dans Le brave soldat ChvĂ©ĂŻk16, publiĂ© en 1923. AprĂšs 1989 il sâest avĂ©rĂ© Ă lâouverture des Archives que les polices secrĂštes communistes de tous ces pays ont Ă©tĂ© secondĂ©es par une kyrielle des bons citoyens mouchards qui dans lâombre faisaient assidĂ»ment leur boulot de dĂ©nonciation, rĂ©digeaient des rapports de surveillance. Il Ă©tait complĂštement tragique sur le plan personnel â Ă moins quâon ne le prenne comme une plaisanterie toute kundĂ©rienne, comme une grimace dont lâhistoire centre-europĂ©enne a le secret â de dĂ©couvrir un beau jour que vos voisins et vos amis, voire vos parents17 vous ont surveillĂ© et dĂ©noncĂ© pendant des annĂ©es. Or cela aussi est arrivĂ© Ă Zoltan. SacrĂ© Zoltan, il aura tout vĂ©cu !
16 Jaroslav HASEK, Le brave soldat Chvéïk, Paris, 1975, Gallimard, Folio. 17 Cf. Peter Esterhazy et son pÚre
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LâECRITURE pour Zoltan
Eva-Marie Golder
Schwarze Milch der FrĂŒhe wir trinken sie abends wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts wir trinken und trinken wir schaufeln ein Grab in den LĂŒften da liegt man n icht eng Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete er schreibt es und tritt vor das Haus und es blitze n die Sterne er pfeift seine RĂŒden herbei er pfeift seine Juden hervor lĂ€Ăt schaufeln ein Gra b in der Erde er befiehlt uns spielt auf nun zum Tanz Schwarze Milch der FrĂŒhe wir trinken dich nachts wir trinken dich morgens und mittags wir trinken di ch abends wir trinken und trinken Ein Mann wohnt im Haus der spielt mit den Schlangen der schreibt der schreibt wenn es dunkelt nach Deutschland dein goldenes Haar Margarete Dein aschenes Haar Sulamith wir schaufeln ein Grab in den LĂŒften da liegt man n icht eng Er ruft stecht tiefer ins Erdreich ihr einen ihr an dern singet und spielt er greift nach dem Eisen im Gurt er schwingts seine Augen sind blau stecht tiefer die Spaten ihr einen ihr anderen spie lt weiter zum Tanz auf Schwarze Milch der FrĂŒhe wir trinken dich nachts wir trinken dich mittags und morgens wir trinken di ch abends wir trinken und trinken ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete dein aschenes Haar Sulamith er spielt mit den Schla ngen Er ruft spielt sĂŒĂer den Tod der Tod ist ein Meiste r aus Deutschland er ruft streicht dunkler die Geigen dann steigt ihr als Rauch in die Luft dann habt ihr ein Grab in den Wolken da liegt man n icht eng Schwarze Milch der FrĂŒhe wir trinken dich nachts wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister au s Deutschland wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge i st blau er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich g enau ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete er hetzt seine RĂŒden auf uns er schenkt uns ein Gra b in der Luft er spielt mit den Schlangen und trĂ€umet der Tod ist ein Meister aus Deutschland dein goldenes Haar Margarete dein aschenes Haar Sulamith Paul Celan, Todesfuge (1945)
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Tu nous as parlĂ©, Zoltan, lors dâune de nos derniĂšres rencontres. Tu nous as dit ta difficultĂ© dâĂ©crire, ta souffrance devant la page blanche. Ce soir-lĂ , aussi, tu nous as montrĂ© lâenveloppe qui contenait ce qui restait de ton dossier de lâAVO. Peu de choses, puisque, pour se protĂ©ger, tes amis ont fait disparaĂźtre la majeure partie de leurs Ă©crits de trahison. Je me souviens que nous ne tâavons pas pressĂ© de questions, câĂ©tait trop douloureux, mais que chacun a racontĂ© son rapport Ă lâĂ©criture, son rapport aussi Ă lâĂ©criture dans lâautre langue, la langue culturelle. Daniel de lâitalien, moi de lâallemand. Jâaurais aimĂ© en parler davantage avec toi. Jâai questionnĂ© Anne et Natacha, mais elles aussi ne pouvaient mâen dire que peu. Alors, jâai posĂ© la question Ă tes frĂšres, Celan, Semprun, Kertesz, Primo LĂ©vi. Klemperer. Si je vous ai lu ce poĂšme, tout Ă lâheure, la fugue de la mort de Celan, dans la langue dâorigine, sans vous le traduire, câest pour vous mettre dans ce dĂ©calage que nous vivons face au connu-pas-connu, dans la sidĂ©ration dâĂȘtre saisis par du familier qui devient Ă©trange. Câest par cette porte que jâai envie de vous faire passer pour vous dire dâoĂč je peux Ă©couter tes paroles, Zoltan. Le heimlich devient unheimlich. Et les revenants, on les Ă©coute avec cette Ehrfurcht, cette solennitĂ© qui nâest peut-ĂȘtre possible que lorsque des annĂ©es se sont Ă©coulĂ©s depuis quâils ont quittĂ© lâenfer. Encore que, Primo LĂ©vi a Ă©crit immĂ©diatement, dĂšs le camp, mais nâa pas pu Ă©loigner les spectres qui le hantaient. Je sais que parmi vous, ici, il y en a qui ont connu ces Ă©preuves. Il est bien difficile dâen parler lorsque la vie et lâhistoire nous ont mis Ă lâabri.
« Comment ? » hurle-t-il, le visage empourprĂ©, se frappant le poing sur la poitrine : « Câest peut-ĂȘtre nous qui sommes coupables, nous les victimes ?! », raconte Kertesz, « et jâessaie de lui expliquer : ce nâest pas une faute, il faut simplement lâadmettre modestement, simplement uniquement, eu Ă©gard Ă la raison, pour lâhonneur, pour ainsi dire. On ne peut pas tout me prendre, il mâest impossible de nâĂȘtre ni vainqueur ni vaincu, de ne pas pouvoir avoir raison et de nâavoir pas pu me tromper, de nâĂȘtre ni la cause ni la consĂ©quence de rien ; je les suppliais presque dâessayer dâadmettre que je ne pouvais pas avaler cette fichue amertume de devoir nâĂȘtre quâun innocent. Mais je voyais quâils ne voulaient rien admettre, et ainsi, prenant mon sac et ma casquette, aprĂšs quelques paroles, quelques gestes embarrassĂ©s, mouvements inachevĂ©s, au milieu dâune phrase inachevĂ©e, je suis parti.18
Imre Kertesz, au sortir des camps, a seize ans, câest sa premiĂšre rencontre avec ses voisins. Il ne peut pas dire Ă qui ne veut pas entendre.
« Il y avait toujours deux mots pour chaque objet », raconte Semprun lorsquâil commente le moment de lâaccident qui lâavait fait chuter du train, peu aprĂšs son retour de Buchenwald, « chaque couleur, chaque sentiment. Un autre mot pour « ciel », pour « nuage », pour « tristesse » : cielo, nube, tristeza. [âŠ] soudain, en effet, le mot nieve Ă©tait apparu. Non pas dâabord, cette fois-ci, le mot « neige », qui se serait dĂ©doublĂ©, pour prendre la forme nieve. Non, cette derniĂšre forme dâabord, dont je savais le sens : neige, prĂ©cisĂ©ment. Dont je soupçonnais aussi quâil Ă©tait originaire, quâil nâĂ©tait pas seulement la traduction du mot « neige », mais son sens le plus ancien. Le plus primitif peut-ĂȘtre. Etait-ce pour cette raison que le mot nieve Ă©tait inquiĂ©tant ? Parce quâil Ă©tait originaire ?
18 Imre KERTESZ, Etre sans destin, Arles, 1998, Actes Sud, Babel, p. 357.
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Je lâignorais, mais lâinquiĂ©tude que ce mot a provoquĂ©e, a commencĂ© Ă brouiller confusĂ©ment la clartĂ© irraisonnĂ©e de mon bonheur de vivre sans autre attache ou fondement que la vie mĂȘme.19
Câest le moment qui prĂ©cĂšde de quelques jours sa dĂ©cision de renoncer Ă lâĂ©criture. Dans ce moment fulgurant, quelque chose de lâoriginaire lui apparaĂźt : lâincoupĂ© de la langue, la double face moebienne nâest plus moebienne.
« Un jeune garçon qui est au cirque avec son pĂšre lui demande : « Papa, que fait le monsieur sur la corde avec le bĂąton ? â Gros nigaud, câest le balancier auquel il se tient. â Oh la la ! Papa, et sâil le laissait tomber ? â Gros nigaud, puisque je te dis quâil le tient ! » Mon journal Ă©tait dans ces annĂ©es-lĂ , Ă tout moment, le balancier sans lequel je serais cent fois tombĂ©.[âŠ] Mais lorsquâon a exercĂ© une profession pendant des dĂ©cennies, et quâon lâa exercĂ©e avec plaisir, on est finalement plus imprĂ©gnĂ© par elle que par tout le reste : et câest donc littĂ©ralement au sens proprement philologique Ă la langue du TroisiĂšme Reich que je mâaccrochais le plus fermement et câest elle qui constituait mon balancier pour surmonter le vide des dix heures dâusine, lâhorreur des perquisitions, des arrestations, des mauvais traitements, etc. » 20, Ă©crit Victor Klemperer.
A quoi donc peut-on se tenir pour ne pas sombrer ? Câest le troisiĂšme point que je voudrais souligner. Un jour dâĂ©tĂ©, je me promĂšne dans le midi, dans un village provençal. Jâentends de loin le jeu dâun piano. Je mâapproche de lâĂ©glise oĂč quelquâun joue du Bach. Par la fenĂȘtre, je vois de loin Miguel Ăngel Estrella qui prĂ©pare son concert du soir. Câest peu aprĂšs sa libĂ©ration. En prison, il sâexerçait sur un piano muet. Je reste silencieuse Ă lâĂ©couter, saisie par cet immense cadeau de la vie. Chacun de ces frĂšres qui sont les tiens, ont Ă©tĂ© confrontĂ©s, chacun Ă sa maniĂšre Ă cette force qui cherchait Ă les effacer. Pour chacun, cette puissance sâest attaquĂ©e aux mots, au nom. Dans Kaddish pour lâenfant qui ne naĂźtra pas, Imre KertĂ©sz Ă©crit une double fugue de la mort, en reprenant la trame du poĂšme de Celan en expliquant lâimpossible Ă©criture :
Comment aurais-je pu expliquer Ă ma femme que ma plume Ă©tait ma pelle ? Que jâĂ©cris seulement parce que je dois Ă©crire, et que je dois Ă©crire, et que je dois Ă©crire parce quâon me siffle tous les jours pour que jâenfonce plus profondĂ©ment ma pelle, pour que je joue la mort sur une note plus sombre, plus douce. Que comment pourrais-je accomplir mon autoliquidation, ma seule tĂąche sur cette terre, en caressant moi-mĂȘme des arriĂšre-pensĂ©es illusoires telles que rĂ©ussite littĂ©raire, et pourquoi pas, succĂšs ; et comment ma femme, ou quiconque, peut-elle vouloir que je me serve de mon autoliquidation publique pour me faufiler, comme un passe-partout, dans un avenir littĂ©raire ou autre dâoĂč je suis dĂ©jĂ exclu par le simple fait de ma naissance et dâoĂč je mâexclus moi-mĂȘme, et pour accomplir les travaux fondateurs dans cet avenir avec les mĂȘmes coups de pelle que pour creuser ma tombe dans les nuages, les vents, le nĂ©ant ?21
Impossible Ă©criture, impossible engendrement. Oui, en effet, comment Ă©crire, comment ex-sister, lorsque les fondements symboliques de lâĂȘtre dans le monde ont Ă©tĂ© dĂ©molis ? La
19 Jorge SEMPRUN, LâĂ©criture ou la vie, Paris, 1994, Gallimard, p. 283. 20 Victor KLEMPERER, LTI, La langue du troisiĂšme Reich, Paris, 1996, Albin Michel, Pocket, p. 34. 21 Imre KERTESZ, Kaddish pour lâenfant qui ne naĂźtra pas, Arles, 1995, Actes Sud, LittĂ©rature, p. 111.
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nomination nous arrache Ă la dimension de viande, nous dĂ©signe comme fils/fille de. Quand « ĂȘtre fils/fille de » est considĂ©rĂ© comme infamie, les fondements ne tiennent plus, se rĂ©sument Ă une matricule, gravĂ©e dans la peau qui devient cuir de bĂ©tail. Probablement, il est plus facile de rĂ©sister lorsquâon Ă©tait condamnĂ© politique, de savoir « pourquoi » lâon est persĂ©cutĂ©. Mais Semprun le dit, pour lui aussi, les fondements ont Ă©tĂ© dĂ©truits. Avec lâĂ©criture, toutes les angoisses sont revenues, et avant de prendre la dĂ©cision de ne plus Ă©crire, cet accident de train qui lây amĂšne, ressemble Ă une tentative de suicide, commise dans un Ă©tat dâĂ©garement oĂč des images de « wagons » ressurgissent brutalement Ă son esprit. PassĂ© et prĂ©sent se collabent. Ce qui est Ă©branlĂ© touche au refoulement originaire, au « il y a de la parole », il y a de lâUN. Mais aujourdâhui, pour te parler, Zoltan, je nâai aucune envie de faire de la thĂ©orie. Merci de mâavoir fait lâimmense cadeau de ton amitiĂ©.
Yitgaddal vâyitkaddash shâmĂ©i rabot !22
22 Magnifié soit le Grand Nom ! May His great Name grow exalted and sanctified !
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Lait noir de lâaube nous le buvons le soir le buvons Ă midi et le matin nous le buvons la nuit nous buvons et buvons nous creusons dans le ciel une tombe oĂč lâon nâest pas serrĂ© Un homme habite la maison il joue avec les serpents il Ă©crit il Ă©crit quand il va faire noir en Allemagne Margar ete tes cheveux dâor Ă©crit ces mots sâavance sur le seuil et les Ă©toiles tressaillent il siffle ses grands chiens il siffle il fait sortir ses juifs et creuser dans la terre une tombe il nous commande allons jouer pour quâon danse
lait noir de lâaube nous te buvons la nuit te buvons le matin puis Ă midi nous te buvons le so ir nous buvons et buvons Un homme habite la maison il joue avec les serpents il Ă©crit il Ă©crit quand il va faire noir en Allemagne Margar ete tes cheveux dâor Tes cheveux cendres Sulamith nous creusons dans le ciel une tombe oĂč lâon nâest pas serrĂ©
Il crie enfoncez plus vos bĂȘches dans la terre vous autres et vous chantez jouez il attrape le fer Ă sa ceinture il le brandit ses y eux sont bleus enfoncez plus les bĂȘches vous autres et vous jouez encore pour quâon danse
lait noir de lâaube nous te buvons la nuit te buvons Ă midi et le matin nous te buvons le soir nous buvons et buvons un homme habite la maison Margarete tes cheveux dâo r tes cheveux cendre Sulamith il joue avec les serpen ts
Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maĂź tre dâAllemagne il crie plus sombres les archets et votre fumĂ©e mon tera vers le ciel vous aurez une tombe alors dans les nuages oĂč lâon nâest pas serrĂ©
Lait noir de lâaube nous te buvons la nuit te buvons Ă midi la mort est un maĂźtre dâAllemagne nous te buvons le soir et le matin nous buvons et b uvons la mort est un maĂźtre dâAllemagne son Ćil est bleu il tâatteint dâune balle de plomb il ne te manque p as un homme habite la maison Margarete tes cheveux dâo r il lance ses grands chiens sur nous il nous offre u ne tombe dans le ciel il joue avec les serpents et rĂȘve la mort est un ma Ăźtre dâAllemagne
tes cheveux dâor Margarete tes cheveux cendres Sulamith
Paul Celan, Fugue de mort (1945)
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La fondation du Questionnement Psychanalytique
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Lecture dâun extrait du livre de Zoltan Veress,
par Marie France Renard
Ă la mort de Lacan, certains membres fondateurs commencent Ă sâĂ©loigner de la voie quâil avait tracĂ©e.
LâĂcole Belge qui sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e « lacanienne » prend aussi ses distances. Le point de rupture se situe autour de lâĂ©coute en direct de lâĂ©mission « Radiophonie » par les membres influents de lâĂcole belge. Il leur semble impossible de suivre Lacan dans ses derniers dĂ©veloppements. Et, en particulier, ce qui touche Ă la question de la forclusion â qui vient de donner lieu Ă une controverse publique entre De Waelhens et Lacan â, et, par ailleurs, ce qui touche Ă la question de lâirrĂ©versibilitĂ© de la psychose : tout cela leur paraĂźt indĂ©passable.
Ă partir de lĂ , lâĂcole belge se dĂ©clare ouverte Ă dâautres thĂ©ories analytiques, dans lesquelles ni le freudisme ni le lacanisme nâapparaissent comme hautement prioritaires. Pour moi, cette position dĂ©fensive fait la part trop belle Ă une forme dâĆcumĂ©nisme et rejette trop systĂ©matiquement Lacan. Je ne peux pas mettre sur le mĂȘme plan Freud, Lacan, et⊠les autres ! Je dĂ©missionne.
Trente cinq personnes quittent ainsi, en 1982, lâĂcole belge de Psychanalyse. Dix-neuf se dirigent vers lâĂcole de la Cause, et fondent une succursale en Belgique. Je rejoins un groupe de seize analystes qui veulent crĂ©er une nouvelle association. Nous, les seize, ne nous retrouvons pas dans les slogans lacanistes qui nous paraissent trop dogmatiques, trop religieux. Ils semblent avoir rejetĂ© Freud. Nous disons non. Nous voulons faire quelque chose de diffĂ©rent et de lâĂcole belge et de lâĂcole de la Cause.
Partout en France et dans le monde, ces
Ă©clatements provoquent la fondation de multiples associations analytiques lacaniennes qui se font la guerre. Notre petit groupe de seize, qui ne fait alliance ni avec les uns, ni avec les autres, prend le nom de MĂ©salliances. Nous recherchons une nouvelle forme dâassociation psychanalytique. Mais trĂšs vite se dĂ©gagent deux groupes de huit personnes, dont lâun fait nĂ©anmoins alliance avec lâAssociation freudienne qui vient dâĂȘtre fondĂ©e Ă Paris par Charles Melman. Ce premier groupe affirme quâil est indispensable dâavoir un maĂźtre, quâil faut sâaffilier Ă Melman (Ă©lĂšve de Lacan, qui a analysĂ© le gendre de Lacan, Jacques-Alain Miller). Les membres de ce premier groupe viennent nous raconter ce qui se passe alors Ă Paris⊠Cela donne lieu Ă de nombreuses discussions qui ne nous intĂ©ressent pas car liĂ©es Ă des enjeux trop parisiens. Nous prĂ©fĂ©rons nous atteler Ă la crĂ©ation dâun autre lieu qui prĂ©serverait au mieux ce qui, pour nous, est au cĆur de la psychanalyse. Cela deviendra le Questionnement psychanalytique.
Nous le crĂ©ons Ă huit. Dans sa nomination, le mot « questionnement » est central. Nous ne prĂ©tendons pas apporter des rĂ©ponses, mais nous laissons les questions ouvertes. Nous ne dĂ©pendons de personne, dâaucune Ă©cole parisienne, belge ou bruxelloise. Nous travaillons sur la psychanalyse. En 2008, nous formerons un groupe dâune soixantaine de membres, certains sont plus thĂ©oriciens, dâautres plus cliniciens, mais grosso modo, tous dâaccord sur les bases freudo-lacaniennes.
MalgrĂ© cette unanimitĂ©, certains veulent imposer la « puretĂ© de lâanalyse » pour sĂ©lectionner les analystes. Pour moi, câest une question de principe : on ne doit pas pouvoir me dire dâen haut ce que je dois faire. Pour moi, ce qui est « dĂ©mocratique » est inexorablement synonyme de « psychanalytique ».
Lorsque je repense Ă cette scission entre Association freudienne et Questionnement psychanalytique, je remarque que ceux qui veulent un « pĂšre » bougent beaucoup. Et jâai trop connu la dictature pour courir aprĂšs le pouvoir. MĂȘme si, au dĂ©but de ma pratique, je bougeais sans cesse â par curiositĂ©, non par allĂ©geance â allant Ă des colloques et des sĂ©minaires Ă Strasbourg, Paris ou Lille... pour Ă©couter Safouan, IsraĂ«l, Solange FaladĂ©, Charles MelmanâŠ23
23 Zoltan VERESS, Dans le vent violent de lâhistoire, Paris, 2011, Les Ă©ditions de Paris, pp. 121-122.
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PAROLES POUR ZOLTAN
Raymond Aron
"Ceux qui partagent leurs souvenirs
La solitude les reprend, aussitĂŽt fait silence, Que dirais-tu ? Tu me parlais dâun amour si lointain
Quâil rejoignait ton enfance. Tant de stratagĂšmes sâemploient dans la mĂ©moire"
RenĂ© Char Le temps sâinscrit dans notre rĂ©el et marque nos existences. Des ponctuations surgissent de cette mĂ©moire avec laquelle nous nâen finissons pas de dialoguer, mĂȘme si nos dĂ©fenses sây opposent afin dâĂ©viter la violence des souvenirs ainsi que celle de leur disparition. Ce signifiant est mis en exergue et se module dans diverses situations ainsi, disparition dâun sujet, disparition dâune certaine clinique psychanalytique, disparition dâun monde culturel. Le plus souvent, dans lâimplicite, je reprendrai le terme Ă plusieurs reprises. Auparavant, pointons lâexistence dâune Ă©criture qui sâinscrit comme rĂ©sistance Ă la disparition. Une rĂ©elle lutte pour rendre prĂ©sent ce qui sâabsente en sâappuyant sur une symbolisation afin de transmettre cet indicible. Quelques auteurs sây sont prĂ©cipitĂ©s tels Proust, Beckett, Faulkner, Celan, Perec⊠nous ouvrant un chemin Ă suivre hors de la situation psychanalytique. Certains entendront dans mes elliptiques propos du pessimisme. Mettons quâil sâagit dâĂ©voquer une intĂ©rioritĂ© et de rendre Ă la psychanalyse ce quâelle nous a permis de prendre câest-Ă -dire un rien de luciditĂ© pour aborder tant les difficultĂ©s de la vie que lâidĂ©e de la mort. A moins quâil sâagisse de ce phĂ©nomĂšne dĂ©crit par LĂ©vi-Strauss Ă savoir, "pour les personnes ĂągĂ©es, lâhistoire est gĂ©nĂ©ralement stationnaire" ou pire, le prĂ©sent nâoffre que du nĂ©gatif. NĂ©anmoins avançons. Quand ceux qui nous ont longtemps accompagnĂ©s nous lĂąchent, quand leur prĂ©sence sâĂ©loigne, ils nous laissent face au vide et Ă un moment qui rĂ©vĂšle un Ă©tat dâabandon. Comme en miroir, sâannonce notre propre dĂ©part du monde et ce que nous perdons, les relations humaines. En ce qui concerne les fondateurs, avant la disparition rĂ©elle de Michel De Wolf, puis de Zoltan Veress, il y avait dĂ©jĂ eu des disparitions du champ de lâassociation et ce pour diverses raisons. Eloignements gĂ©ographique ou dĂ©sinvestissement institutionnel. Mais une association fait rapidement son deuil et poursuit ses objectifs avec les membres dâune autre gĂ©nĂ©ration. Heureusement, car sâannonce la disparition des psychanalystes nĂ©s dans les annĂ©es 1930 Ă 1945. Pour la plupart de ces anciens, les prolongements de la guerre dâEspagne et de la Seconde Guerre Mondiale sont venus percuter et faire effraction dans lâhistoire personnelle. Beaucoup dâanalystes ont vu leurs familles dĂ©cimĂ©es par les nazis. Zoltan lui, sâest retrouvĂ© de dĂ©cembre 1944 Ă fĂ©vrier 1945 pris au piĂšge du siĂšge de Budapest avec les combats de rue entre les Croix flĂ©chĂ©es aidĂ©s par les troupes SS et les troupes russes. Quarante mille civils meurent dans une ville en ruine. On doit au cĂ©lĂšbre Ă©crivain hongrois Sandor MaraĂŻ, la
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description de cette situation avec un dĂ©veloppement sur les comportements de personnes rĂ©fugiĂ©es dans le huis clos dâune cave de la ville.24 Pour les uns comme pour les autres pris dans ces traumatiques circonstances, les consĂ©quences se sont trouvĂ©es masquĂ©es par une euphorie libĂ©ratrice factice, par des bricolages et des excĂšs afin de supporter lâexistence au quotidien. Pour nos collĂšgues de lâEst vient la disparition de leur monde par le totalitarisme stalinien et une longue pĂ©riode durant laquelle prĂ©side lâabsence de toute joie et lâobligation de travailler sans nommer lâapproche psychanalytique. Lâadolescence de cette gĂ©nĂ©ration entre dans un monde ravagĂ© et certains affects ont Ă©tĂ© hypnotisĂ©s parfois scellĂ©s. Lâabsence ou le dĂ©faut dâune rĂ©volte contre les Ă©vĂ©nements par les figures paternelles est remplacĂ© dans lâimaginaire par des figures hĂ©roĂŻques tels, les armes Ă la main, B. Durruti, G. Orwell, A. Malraux, J. Moulin, Manoukian, R. Char, les armes Ă la plume, Dos Passos, R. Chandler, R. Capa, E. Hemingway, J. London ou J.O. Curwood (et jâen passe). Pour certains, quelques uns de ces noms citĂ©s sont inconnus ou relĂšvent dâun passĂ©isme, dâicĂŽnes disparues au cimetiĂšre du temps, or, "ils ont ouvert une clairiĂšre de non-impuissance et de non-indiffĂ©rence"25 . Plus tard, dans une autre dĂ©marche, les personnes Ă©voquĂ©es seront bientĂŽt rejointes par la lecture dâA. Gide, A. Camus, J - P. Sartre et Freud. Pour plusieurs dâentre nous, trĂšs tĂŽt, le refuge câest les livres, sâentourer dâeux comme thĂ©sauriser toutes les affections et les hĂ©roĂŻsmes possibles de lâHomme. LâEtre voulant se guĂ©rir du manque de sourire intĂ©rieur et de lâinnocence dâune enfance perdue. La lecture est du ressort dâun baume avec la recherche dâun espace restreint Ă lâaune de la sĂ©grĂ©gation (ghetto, camp, interdit sur la culture) elle impose et construit une meilleure consistance Ă lâidentitĂ©. A dĂ©faut, surgit une errance psychique qui peut confiner Ă la perte des repĂšres psychiques. NĂ©anmoins, au bout du texte existe toujours le risque de laisser place Ă lâangoisse car on nâĂ©chappe ni aux traces, ni au regard de lâAutre26. Le transport de signifiants Ă signifiants renvoie Ă la chute dâIcare, et, au creux du silence de lâabyme, se met en Ă©vidence une question : comment justifier sa survivance, comment supporter le sentiment de honte et la culpabilitĂ© dâĂȘtre ou dâavoir laissĂ© derriĂšre soi ceux quâon aime ? Lâexil peut ĂȘtre intĂ©rieur ou un exil dans le monde, il est dans les deux cas de lâordre dâune Spaltung qui met en jeu des choix ainsi, celui dâun dĂ©sir nouveau ou celui dâune nĂ©gativitĂ© marquĂ©e par un abandon au sentiment dâimpuissance ayant un caractĂšre mortifĂšre. Autre choix possible, entrer dans une autre langue sans se fermer Ă la langue maternelle ou bien refuser le dynamisme de cet apport et sâenfermer dans un plus grand isolement. Au plan dâune rĂ©ussite par lâintĂ©gration dans la langue dâadoption, voici quelques exemples en littĂ©rature et en psychanalyse, tels Romain Gary, Julia Kristeva, Cioran, Todorov,
24 Sandor MARAI, LibĂ©ration, Paris, 2009, Le Livre de poche. 25 Phrase de Peter SLOTERDIJK Ă propos des hĂ©ros de lâAntiquitĂ©, in ColĂšre et temps, Paris, 2009, Hachette Pluriel, p. 12. 26 Le dĂ©chiffrage thĂ©orique et clinique des traces ont Ă©tĂ© des apports fondamentaux Ă la psychanalyse grĂące Ă des compatriotes de Zoltan : S. Ferenczi (premiĂšre gĂ©nĂ©ration) ensuite I. Hermann, M. Balint, N. Abraham, Y. Fonagy.
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Semprun, BeckettâŠ, les nombreux cinĂ©astes dâHollywood et tous les psychanalystes europĂ©ens pratiquants aux USA ou en AmĂ©rique du Sud27. Quant aux Ă©checs, ils sâinscrivent plutĂŽt dans la dĂ©chĂ©ance produite par diverses addictions ou une plongĂ©e dans la dĂ©pression voire la mĂ©lancolie. MalgrĂ© des annĂ©es dâanalyse, si ces affects ont Ă©tĂ© rĂ©veillĂ©s puis dĂ©dramatisĂ©s nĂ©anmoins, ils ne nous quittent pas. Dans les rĂȘves, ils reviennent dĂ©guisĂ©s, mais Ă ceux qui ne sont pas toujours dupes, ils rappellent au rĂȘveur son immobilisme et son impuissance devant les formes de totalitarisme. DerriĂšre lâĂ©cran du rĂȘve se dissimule le surmoi tyrannique, en terme lacanien sây inscrit toute la problĂ©matique dâune jouissance phallique et de la jouissance de lâAutre. A lâeffet de rĂ©pĂ©tition des formations de lâinconscient, proposons une rĂ©ponse parmi dâautres, celle du travail de la Lettre gravĂ©e au registre du RĂ©el et reprĂ©sentĂ©e par les marques dâamour et de haine de Soi. La finalitĂ© de son action et son effacement nâayant lieu que dans la Mort. En attendant, par la rĂ©alitĂ© cĂŽtoyĂ©e, sâouvre un entre-deux oĂč est pris acte de la possibilitĂ© dâĂȘtre rayĂ© du monde des vivants. Ce nâest pas lâenfermement dans la caverne avec Antigone, plutĂŽt lâĂ©crasement sous les gravats ou lâincinĂ©ration. La vision dâune disparition ratĂ©e nous conduit Ă se soumettre Ă des choix dont lâun consiste Ă entamer une psychanalyse, ensuite de prendre une position thĂ©rapeutique qui sây rĂ©fĂšre. Le choix ne se fait pas par hasard. Les mauvaises raisons sont lĂ©gions, " Quoique" comme disait Raymond Devos, les bonnes peuvent aussi ĂȘtre meurtriĂšres. AprĂšs quatre annĂ©es de rĂ©sistance, les ZĂ©lotes de Massada sâĂ©gorgent mutuellement (env. 900 personnes) pour ne pas tomber aux mains des Romains. Les habitants dâOkinawa se prĂ©cipitent dans le vide pour sâĂ©viter lâhumiliation de la dĂ©faite et la honte liĂ©e Ă celle-ci. Ils ont ainsi manifestĂ© leur dĂ©sir de vivre hors la soumission aux reprĂ©sentants dâune autre culture ou religion. Autant dâexemples oĂč les humains se sont rĂ©fĂ©rĂ©s Ă une Ă©thique et sont allĂ©s jusquâau bout de leur dĂ©sir Ă moins que, plus prosaĂŻquement, ils Ă©taient coincĂ©s dans un carcan du dĂ©sir, celui ou tout dĂ©pend dâun Autre. Notre gĂ©nĂ©ration, principalement celle des annĂ©es trente, a rejoint les prĂ©cĂ©dentes en se marquant dâune dose de stoĂŻcisme et de scepticisme. Parmi ses membres, beaucoup ont mis en sourdine toute plainte. Ils ont utilisĂ© leur douloureuse expĂ©rience pour contrecarrer la dĂ©sespĂ©rance en sâengageant dans des dĂ©fis et la prise de risques. Pour quelques uns, câĂ©tait une dĂ©marche proche de la thĂ©matique libertaire, bannissant le mĂ©pris Ă lâĂ©gard des hommes et de tout formatage au MaĂźtre et ce bien avant les revendications socioculturelles du mouvement de mai 1968. Sans doute nâavons-nous pas totalement rĂ©ussi, mais lâintention dâavoir cette dĂ©termination et cette vision personnelle restaient toujours sous-jacentes aux actes. MĂȘme quand, sous lâinfluence de Freud et de Lacan, notre WeltanschauĂŒng sâest vue modifiĂ©e par une pratique de lâInconscient et nous a obligĂ© de relativiser lâidĂ©e de libertĂ©. Cela prend une certaine temporalitĂ© pour les analystes et dans un premier temps, ils ont tendance Ă se conformer et sâidentifier au produit dâun savoir prĂ©digĂ©rĂ© ou aux tics de leur psychanalyste. Le temps suivant devrait ĂȘtre celui de trouver son style tout en restant dans le cadre de lâĂ©thique. Il nâen reste pas moins quâil faut du courage pour faire front contre un
27 Voir Marie-.Jeanne SEGERS, De lâexil Ă lâerrance, Toulouse, 2009, ErĂšs, pp.105 Ă 119.
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masochisme primaire ou, pire, contre un narcissisme pervers, et arrĂȘter de payer une dette envers une vie qui risque dâĂȘtre minuscule comme lâĂ©crit si bien Pierre Michon. Dette Ă payer, dĂ©sir de reconnaissance, recherche de pouvoir, quĂȘte infinie pour combler le manque originaire. Les Ă©preuves, ou faut-il dire lâexpĂ©rience, dâune souffrance encourue permettent de conserver une sensibilitĂ© Ă lâautre et de dĂ©velopper un fond proche de lâhumanisme. Peu importe quâil se conjugue avec celui du siĂšcle des LumiĂšres ou de lâhumanisme sartrien prolongĂ© par celui de Levinas. Bien sĂ»r, aprĂšs la fin de lâinfluence de la phĂ©nomĂ©nologie, il est de bon ton de dĂ©montrer le cĂŽtĂ© nĂ©faste dâun humanisme universel comme dĂ©tenant la vĂ©ritĂ© absolue dans le domaine de la morale. Avec juste raison quand on se rappelle les effets du colonialisme, de lâĂ©vangĂ©lisation, de lâĂ©radication des cultures primitives et mĂȘme de lâeugĂ©nisme. Ces formes dâinstrumentalisation de lâhumain en le ravalant au registre de lâobjet et dâune chosification.
La relation Ă lâindividu pris comme un sujet, trouve une place qui contrecarre la violence faite Ă lâhumain. Elle peut sâinscrire comme moyen pour contrecarrer lâinfluence et la dĂ©pendance Ă un monde dâobjets et de virtualitĂ©s offerts au pulsionnel. Les objets de consommation disparaissent rapidement dans un vide et sâouvre lâinsatisfaction menant Ă la rubrique des faits divers sous la forme de comportements poussĂ©s par un "enragement", beau nĂ©ologisme de Morgan SportĂšs28. Quant au domaine des virtualitĂ©s, un exemple rĂ©cent dĂ©montre le danger de cette insertion : un psy canadien fait des sĂ©ances de thĂ©rapie par internet et voit brusquement son interlocuteur (jâomets le terme patient) se dĂ©truire avec une balle dans la tĂȘte au moyen dâun fusil. Comme quoi de lâusage de la virtualitĂ© au RĂ©el, la chute peut ĂȘtre implacable quand le corps du thĂ©rapeute nâest pas prĂ©sent. Ce thĂ©rapeute nâavait sans doute pas lu Antonin Artaud : "On ne se suicide jamais seul", câest Ă dire que le corps est rendu Ă lâAutre persĂ©cuteur qui nous a fait naĂźtre. Plus simplement dit : certaines techniques peuvent provoquer la mise en place dâune dĂ©personnalisation. La virtualitĂ© supprime lâaltĂ©ritĂ©, la relation au semblable et engendre la facticitĂ© dâexister.
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Sur la personnalitĂ© et les attitudes de Zoltan, beaucoup a Ă©tĂ© dit lors de la cĂ©rĂ©monie Ă Saint-Antoine, ainsi que lors des lectures publique sur son livre et ce texte nâa pas lieu dây revenir. La question de lâhumanisme vient cependant sâintroduire dans son rapport au monde et au sein de lâinstitution analytique. En tant que membre fondateur, Zoltan a marquĂ© une indĂ©fectible solidaritĂ© et fidĂ©litĂ© Ă lâesprit dĂ©fini lors de la crĂ©ation de lâassociation. Un des points mis en avant Ă©tait de ne viser aucune colonisation tout azimut mais bien de se centrer sur des Ă©changes et des investissements par les membres. Travailler la clinique et sâinterroger sur le bien fondĂ© des diverses thĂ©orisations. Rester avec dignitĂ© dans une lutte pour des valeurs qui tiennent moins compte des ambitions individuelles que celle de la problĂ©matique rĂ©currente de la transmission au service de la psychanalyse. Il ne sâabsentait jamais aux nombreuses rĂ©unions et toujours essayait de pousser les questions plus en profondeur. Bien sĂ»r, il avait ses colĂšres, plutĂŽt des emportements Ă lâencontre de ceux qui ne rĂ©pondaient pas Ă lâesprit de lâassociation. Alors pouvait surgir un
28 Morgan SPORTES, Tout, tout de suite, Paris, 2011, Fayard.
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Ă©lan destructif. Lâanecdote suivante pour Ă©clairer le propos : lors dâune rĂ©union des membres nommĂ©s Ă lâĂ©poque « effectifs » et dâune discussion dont je passerai sous silence le contenu, brusquement Zoltan propose de dissoudre le QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE. En soi, refaire le geste lacanien et produire de la dissĂ©mination ou de la disparition. Il me plait de mettre cette intention sur un moment de dĂ©sillusion et du romantisme incandescent qui vient connoter et illuminer une latente dĂ©sespĂ©rance, Ă moins quâil sâagisse de refaire une utopique rĂ©volution institutionnelle. Faut-il appliquer lâaphorisme gĂ©nĂ©ralisateur de Cioran Ă propos des Hongrois Ă savoir, que ce sont "des Huns raffinĂ©s, dotĂ©s dâune mĂ©lancolie faite de cruautĂ© rentrĂ©e" ? Ce serait aller dans le sens dâun jugement propre Ă cet auteur qui en 1950 passe en revue quelques habitants des nations europĂ©ennes29. Quand Zoltan a profĂ©rĂ© lâidĂ©e dâune dissolution, les autres membres effectifs le regardaient avec Ă©tonnement. Aujourdâhui, dans le contexte de lâassociation qui se rapproche dâautres groupes avec lâidĂ©e "tous psychanalystes", je reprendrais avec moins dâopposition lâidĂ©e de dissolution mais peut ĂȘtre celle de refondation va-t-elle freiner une Ă©ventuelle disparition ? Car Ă quoi sert une institution qui ne porte plus la responsabilitĂ©30 envers lâextĂ©rieur dâune pratique, dâune formation et dâune expĂ©rience approfondie de la cure psychanalytique ? Etre rigoureux en la matiĂšre nâest pas Ă confondre avec la critique Ă©mise de rigiditĂ©, ce que pouvait laisser Ă penser quelques dĂ©cisions institutionnelles. Points de dĂ©saccords entre Zoltan et moi. Notre temps nâest plus celui du romantisme culturel avec la recherche dâune esthĂ©tique de lâexcĂšs. Câest celui de comportements dans le milieu analytique dâun narcissisme de mauvais aloi sous la forme de transfert interminable et dâactes incestueux dans la cure. Les analystes se plaignent dâun manque de patients31, dâune rĂ©gression et mĂȘme dâune dĂ©chĂ©ance de la pratique en faisant porter la cause sur les neurosciences ou les comportementalistes. Il serait indispensable, afin dâarrĂȘter le processus de la disparition clinique, de reconsidĂ©rer, hors compromission, les voies divergentes en Ćuvre dans le champ plus gĂ©nĂ©ral de ce qui sâappelle la santĂ© mentale. Comme StĂ©phane Hessel, indignons-nous de ces dĂ©rives qui ravalent la psychanalyse au rang dâune psychologie. Pour conclure, une derniĂšre considĂ©ration nous ramĂšne Ă Zoltan et Ă sa sensibilitĂ© dans lâaccueil et dans lâempathie Ă lâĂ©gard de ses analysants ou de ceux qui le cĂŽtoyaient. Les dimensions en jeu de "lâEtre lĂ , du Da Sein" heideggĂ©rien sâeffectuaient et se renouvelaient avec les personnes qui mâavaient Ă©tĂ© proches et chĂšres dans le passĂ© comme dans le prĂ©sent. Jamais, il ne perdait un dĂ©sir dâentendement et de dialogue mĂȘme si, parfois, son insistance pouvait ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able. Je pourrais mâarrĂȘter sur lâidĂ©e quâil frĂŽlait la bienveillance comme la pratiquait cet autre hongrois S. Ferenczi. A la rigueur pourquoi pas, si cela emporte une avancĂ©e dans la cure et dans une relation. Cependant, je vais mâautoriser un glissement homophonique type paronomase allant de "bienveillance" Ă "bien vaillance" car elle sâest rejouĂ©e durant la maladie et dans la venue de lâacte menant Ă sa disparition. RejouĂ©e, ce qui avait Ă©tĂ© frayĂ© ou tracĂ© lors
29 Emil Michel CIORAN, Histoire et utopie, in Ćuvres, Paris, 1995, Gallimard, Quarto, p. 996. Repris du Magazine littĂ©raire de mai 2011. 30 Je prĂ©cise responsabilitĂ© et pas garantie. 31 Sauf ceux qui reçoivent des patients dĂ©sirant devenir "un analyste".
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dâun grave moment de son passĂ©. Maurice Blanchot dit quâĂ un moment on peut se lier Ă la mort par une amitiĂ© subreptice32. MalgrĂ© sa sĂ©paration, malgrĂ© lâexil, malgrĂ© lâadoption par une autre langue33, notre collĂšgue sâest forgĂ© une approche spĂ©cifique de ses analysants comme de sa vie. Le cruel Ă©vĂ©nement de son adolescence et la proximitĂ© de la mort dans sa rĂ©alitĂ© concrĂšte, et non dans ce que nous offrent les discours thĂ©oriques sinon mythiques, sont entrĂ©s au service de ses actes thĂ©rapeutiques. Les expĂ©riences de la vie ont formĂ©es une attitude et une pratique "dâanti-dogmatisme". Elles viendront rejoindre le mouvement de lâantipsychiatrie et de la thĂ©rapie institutionnelle. Zoltan ne sâĂ©tait pas lancĂ© dans lâĂ©criture et tenait plutĂŽt de sâassurer de lâoral et du regard. Deux sortes de langage qui engagent le corps dont sa pipe faisait prolongement. Lâaphorisme Ă©nigmatique de Magritte "Ceci nâest pas une pipe" sâapplique ici. Or, si la pipe sâĂ©teint, le corps lui continue Ă se ronger et le RĂ©el se faufile entre le Symbolique et lâImaginaire inscrivant les dĂ©gĂąts de lâinvisible et de lâindicible dans le corps. Un regret : Ă ma connaissance, il nous laisse peu ou pas dâĂ©crits sur la clinique analytique. Sâil nây a pas dâĂ©crits dans le sens de faire une Ćuvre ayant trait Ă la psychanalyse, on peut considĂ©rer que sa vie sâest Ă©crite comme telle. Bravant le sacrilĂšge, jâai transcrit pour lui un poĂšme de Louis-RenĂ© des ForĂȘts comme si Zoltan nous lâadressait, lui qui gardait dans la voix et dans le regard lâaccent de ses origines.
"Dis-toi quâaux deux extrĂ©mitĂ©s du parcours Câest la douleur de naĂźtre la plus dĂ©chirante
Et qui dure et sâoppose Ă la peur que nous avons de mourir Dis-toi que nous nâen finissons pas de naĂźtre Mais que les morts, eux, ont fini de mourir."
32 Maurice BLANCHOT, Lâinstant de ma mort, Paris, 2002, Gallimard, p. 11. 33 Il nâa jamais abandonnĂ© cette langue magyare (un isolat linguistique) proche du finnois et du lapon. Pourquoi ? Parce que la langue maternelle reste, mĂȘme si elle est rejetĂ©e, le socle de lâinconscient.
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LES DEBUTS DU QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE : lâinfluence de Zoltan Veress
Claudine Mordrel Les libertés de Zoltan
Zoltan venait de loin, dâune Hongrie bĂąillonnĂ©e, que le dirigeant moscovite Rakosi, Ă partir de 1949, voulait transformer en « Ă©tat de fer et dâacier ». Les annĂ©es prĂ©cieuses de sa jeunesse â il a 17 ans en 1949, 24 en 56 â Zoltan les vit sous un rĂ©gime qui, Ă lâinstar des rĂ©gimes staliniens, a pratiquĂ© arrestations, exĂ©cutions, emprisonnements, dĂ©lations et mensonges, sanctionnĂ© et prĂ©ventivement empĂȘchĂ© toute tentative de rĂ©bellion, Ă©touffĂ© toute expression dâopposition. Seuls quelques-uns pouvaient sâarroger le droit, au nom de la dictature du prolĂ©tariat, de penser et dĂ©cider ! Et sus Ă toute suspicion de pensĂ©e non orthodoxe ! Zoltan en a vu les effets dans sa propre famille : son beau frĂšre emprisonnĂ© durant cinq ans, sa belle-sĆur Anci contrainte sous la menace de rĂ©diger des rapports faussĂ©s et arrĂȘtĂ©e. En 1956, il a saisi la chance de fuir la prison Ă ciel ouvert quâĂ©tait devenue sa chĂšre Hongrie, pour accĂ©der Ă la dĂ©mocratie. Vous souvenez vous de lâĂ©nergie avec laquelle, Ă nos journĂ©es de juin 2010, alors quâil Ă©tait dĂ©jĂ si amaigri, il sâexclamait : « Je suis venu en Belgique pour la dĂ©mocratie et la psychanalyse » ! Lâassociation de ces deux termes, la dĂ©mocratie et la psychanalyse, ne vous avait-elle pas frappĂ©s ? Pour la plupart dâentre nous, en effet, la dĂ©mocratie reprĂ©sentative, les opinions libres dans une presse plurielle sont des biens offerts, disponibles, auxquels nous ne pensons pas chaque matin. Pour lui au contraire, ils Ă©taient des horizons Ă atteindre ! Ces libertĂ©s conquises, il nâa pas Ă©tĂ© question pour lui, une fois en Belgique, de les laisser en jachĂšre. Vous connaissez ses dĂ©sirs de traverser les frontiĂšres et les langues â que de voyages il a fait avec Anne et ses amis â, son intĂ©rĂȘt pour les autres, des Ă©trangers qui deviennent ensuite ses amis et quelle diversitĂ© dâamis ! Ses convictions politiques â il ne les cachait pas â, son intĂ©rĂȘt pour la chose publique â nous lâavons tous connu dans sa recherche quotidienne du journal « Le Monde » â, sa passion pour les livres, qui reprĂ©sentent, comme lâĂ©crit Mona Ozouf, lâouverture Ă lâinattendu, Ă la nouveautĂ©, permettant le dĂ©passement des prĂ©jugĂ©s et menant Ă la libertĂ© de pensĂ©e . Enfin, la psychanalyse. La libertĂ© de pensĂ©e conquise, il me plait de songer que son activitĂ© analytique en constitue lâaccomplissement. Il fut Ă lâĂ©coute des autres, de ses patients, dans leur longue lutte contre les rĂ©pĂ©titions et les rĂ©sistances, Ă la fin de laquelle lâespoir existe â « Mais il faut lutter », disait Zoltan grand lecteur de Freud â quâune vraie parole, lâenvers dâune parole vide, puisse advenir. Seuls ses patients pourraient nous Ă©clairer sur la clinique du praticien. Ce que nous connaissons, ce sont ses rĂ©fĂ©rences, Ferenczi bien sur, Lacan et Freud, mais aussi Winnicott.
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LâĂ©laboration de notre projet commun de regroupement de psychanalystes (1984 Ă 1987)
Durant cette pĂ©riode, son ardeur Ă privilĂ©gier la libertĂ© de parole, sa constance dans le refus du moindre rigorisme, insupportable pour lui depuis ses annĂ©es sous la dictature, nous furent prĂ©cieux. Quel Ă©tait le contexte du dĂ©but des annĂ©es 80 ? La rĂ©volte de 1968 Ă©tait encore proche et les changements opĂ©rĂ©s dans nos mentalitĂ©s trĂšs prĂ©sents. Par ailleurs, les Ă©vĂšnements politiques en France amenant la gauche au pouvoir, surprenaient, saisissaient par leur nouveautĂ© â le seul prĂ©cĂ©dent gouvernement de gauche avait Ă©tĂ© celui, si court, de Pierre MendĂšs-France en 1954 ! Zoltan se passionnait pour cette Ă©volution politique. Dans le monde plus restreint des psychanalystes lacaniens, les secousses Ă©taient fortes et rĂ©centes : dissolution de lâEFP en 1980 et crĂ©ation en force, « dans la violence », diront certains, de lâECF ; disparition effective de Jacques Lacan en 1981. Les lacaniens qui refusent la main mise de Jacques-Alain Miller sur leur Ecole, blessĂ©s mais rĂ©alistes â Clavreul, Melman, les Mannoni, notamment â proposent chacun leurs dispositifs. Le grand bouillonnement parisien commence. En Belgique, le temps de crĂ©ation du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE a Ă©tĂ© un moment singulier oĂč nous avions Ă prendre en charge par la pensĂ©e les effets de la dissolution de lâEFP, de lâEBP et de la mort de Jacques Lacan. Au rebours dâune opinion qui, au petit groupe des « 8 », nous paraissait suiviste dâune adhĂ©sion quasi immĂ©diate Ă lâune des associations parisiennes, nous avons saisi la chance, quâeĂ»t notre gĂ©nĂ©ration, la mienne, de prendre le temps de rĂ©flĂ©chir au socle dâun regroupement possible, belge, de psychanalystes, non fondĂ© hĂątivement sur la panique du vide engendrĂ© par la dissolution, non comme un retour au passĂ©, non pour nous, mais pour faire vivre la psychanalyse. Ce furent des moments de bascule, de vertige que de refuser le recours Ă un modĂšle dâinstitution dĂ©jĂ mise en place ailleurs. Nous fĂ»mes critiquĂ©s. On nous reprocha la prĂ©tention de vouloir ĂȘtre des « sans-maĂźtres », de perdre du temps au lieu de nous mettre au travail⊠Alors que nous travaillions aux bases dâune institution qui tienne compte des enseignements de la cure analytique ! Nous prenions le temps de lâĂ©laboration et de la crĂ©ation sans dĂ©cider de son aboutissement, car nous voulions poursuivre le travail de la « dissolution ». Notre ligne directrice Ă©tait lacanienne : instituer dans le fonctionnement. Si je continue de songer Ă ceux qui saisirent la chance de combattre les tentations de recours Ă un maĂźtre ou, a contrario, du travail en solitaire, câest afin quâaujourdâhui nous prenions la juste mesure de lâesprit qui nous animait. Pour ne nommer que nos deux collĂšgues trop tĂŽt disparus, Michel et Zoltan en furent dâinfatigables inspirateurs. Leurs diffĂ©rences se conjuguaient : le souci pointilleux de Michel de ne jamais prendre une position de leader, le mĂȘme souci pointilleux de Zoltan de ne laisser personne lui dicter ses convictions. Câest dans cet esprit que nous avons essayĂ© ensemble, de 84 Ă 87, de crĂ©er au QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE des instances, des modes de fonctionnement oĂč chacun se sente libre de prendre la parole â de manifester « sa subjectivitĂ© dĂ©sirante », comme nous le disions beaucoup alors â, des lieux incitant Ă la crĂ©ativitĂ© sans que quiconque se trouve freinĂ© par un jugement a priori. Nos attitudes mutuelles nâĂ©taient pas indiffĂ©rentes Ă ce travail. Dans ma mĂ©moire, il sâagissait dâun grand respect pour toute initiative de discours, fut-il non thĂ©orique ou non « orthodoxe », de lâun ou lâautre des membres du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE.
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Les convictions de Zoltan
Lors de mon interview de 198234, il se dit opposĂ© Ă un regroupement « hiĂ©rarchisĂ© » comportant des postes de pouvoir, des germes de dogmatisme, opposĂ© Ă une reconnaissance ou garantie octroyĂ©es Ă partir dâun gradus, dâannĂ©es de prĂ©sence, dâassistance obligatoire Ă des sĂ©minaires comme il lâa vu ou vĂ©cu Ă lâECF, et Ă lâEBP. Il est en dĂ©saccord avec un enseignement de la psychanalyse par voie universitaire comme Ă lâECF, « Ă la transmission par des formules logiques visant Ă faire comprendre le savoir analytique au plus grand nombre ». Il met en garde contre le risque de retomber dans le discours universitaire et une idĂ©ologie sous jacente de conformisme. Sa prĂ©occupation : maintenir le cotĂ© subversif de la psychanalyse dans la sociĂ©tĂ© en tĂ©moignant quâil « nâest jamais possible de clore le savoir sur lâinconscient ». Selon lui, la transmission sâopĂšrera, pour chacun, Ă partir de la pratique analytique â lâanalyse personnelle, les cures proposĂ©es, la thĂ©orisation de sa clinique. « Câest un travail infini », dit-il,... non un savoir transmis ! On ne peut pas dire : « Maintenant, je suis un analyste ». Il sâagirait plutĂŽt dâune « auto-formation », le groupe servant Ă lâĂ©mulation de la « formation qui ne peut ĂȘtre que personnelle ». Aussi est-il Ă cette Ă©poque, contre une reconnaissance « de la qualitĂ© dâanalyste Ă lâintĂ©rieur de notre groupe », et partisan dâ « attendre les dispositifs de passe des autres associations de psychanalyse ». « Actuellement, nous pouvons Ă©tablir des intercontrĂŽles entre psychanalystes apportant des cas ; pour ceux qui commencent, essayer une formule de sĂ©ances de travail entre eux ». « Quand jâessaie de dĂ©fendre une position qui est de ne pas former tout de suite une institution, câest bien pour que nous puissions nous entourer dâun maximum de garanties, essayer des formules, sans quâil y ait de mĂ©fiance entre les membres participants ». En 1986, en rĂ©ponse au questionnaire adressĂ© par le « groupe des 8 » aux 25 membres du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE, il confirme : « Mon choix dâun groupe a toujours Ă©tĂ© dictĂ© par le dĂ©sir de dissocier la pratique analytique de tout dogmatisme religieux et de toute confusion avec une position de pouvoir » [âŠ] « Jâai dĂ©cidĂ© de mâengager au QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE avec des personnes que je considĂšre travailler et parler dâun lieu analytique. Si tel nâavait pas Ă©tĂ© le cas, je nâaurais pu travailler avec vous pendant trois ans » [âŠ] « Je ne pourrais participer Ă une institution hiĂ©rarchisĂ©e, avec ses grades, et ce qui en dĂ©coule de lâinfantilisation des jeunes futurs analystes. Je propose quâon renonce dĂ©sormais Ă toute sĂ©lection, par dĂ©finition impossible, et que lâon se contente, Ă travers un Bureau, dâassurer une orientation, un dispatching des candidatures vers la personne responsable du groupe de travail qui intĂ©resse le candidat et ceci indĂ©pendamment de la formation ou pratique analytique de lâintĂ©ressĂ©. Le critĂšre dâadmission sera la volontĂ© de travail du candidat, sa participation et la possibilitĂ© effective de rĂ©aliser le travail quâil dĂ©sire Ă lâintĂ©rieur du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE. » En ce qui concerne la reconnaissance de la qualitĂ© dâanalyste, Ă lâintĂ©rieur du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE, sa position est nette : « ma conviction est que personne ne peut reconnaĂźtre la pratique dâun autre ! Mais il y une marge entre la reconnaissance impossible et la confiance dans la pratique de lâun de nous â ce que je manifeste de maniĂšre privilĂ©giĂ©e en donnant, sans exception et exclusivement, vos adresses ».
34 Les citations qui suivent sont extraites dâune interview de 1982.
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Quant Ă la garantie qui serait donnĂ©e au jeune futur analyste, elle ne sera pas, pour Zoltan, octroyĂ©e suivant un systĂšme dâĂ©valuation des capacitĂ©s ou du savoir du candidat. Le dĂ©butant sâest auto-formĂ© Ă lâintĂ©rieur de lâinstitution. A partir du moment oĂč il sâautorise Ă assumer une position dâanalyste et commence un « contrĂŽle ». Il appartient aux plus chevronnĂ©s du groupe de lui faire confiance dans les dĂ©buts de sa pratique, non de lui dĂ©livrer une nomination35. (Rappelons que nous Ă©tions Ă cette Ă©poque en recherche et nâavions pas finalisĂ© le dispositif du cartel dâassociation). Concernant les sujets Ă dĂ©battre selon les dĂ©sirs de 25 membres du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE, Zoltan demeure partisan dâ « une forme extrĂȘmement ouverte pour les cartels, les groupes de travail, les sĂ©minaires ». Par ailleurs, ajoute-t-il, « je souhaite continuer Ă travailler sur le fonctionnement institutionnel, les questions de lâanalyse didactique, la formation, le contrĂŽle, la reconnaissance, avec les 8 et ceux des 25 qui sây intĂ©resseraient ». De fait, le groupe des 8 Ă©tudie trĂšs rĂ©guliĂšrement ces thĂšmes majeurs, se rĂ©unissant, Ă titre dâexemple, quatorze fois en 1986. Les textes dits « prĂ©liminaires » sont travaillĂ©s en binĂŽme cette annĂ©e lĂ . Les instances fonctionnent : conseil, bureau, comitĂ© de la revue, cartels suivant le mode du tirage au sort. Des rencontres avec Moustapha Safouan, Patrick Guyomard, sont stimulantes. Si je faisais lâhistoire des dĂ©buts du QP, je pourrais citer les apports particuliers des uns et des autres, les nombreux textes qui circulent entre nous, les avancĂ©es, les reculs sur la question de lâinstitution. Mais jâai voulu me limiter aux tĂ©moignages, retrouvĂ©s, de Zoltan. Pour rĂ©sumer cependant la position du groupe, il me semble me souvenir quâ en juin 1987, aprĂšs moult textes et rĂ©unions animĂ©es, Raymond emporte la dĂ©cision Ă une rĂ©union des 8, par cette phrase toute simple : « Donnons une forme juridique Ă ce qui existe ». La premiĂšre AssemblĂ©e GĂ©nĂ©rale de fondation se tient en juillet 87. Les « textes prĂ©liminaires » aux statuts sont signĂ©s de 1987 et 1988, le rĂšglement dâordre intĂ©rieur en 1989. A ce stade, jâĂ©prouve un remords. Aurais-je forcĂ© le trait sur la rĂ©ticence de Zoltan à « institutionnaliser » ? Il participait pourtant assidĂ»ment aux rĂ©unions des 8 de cette Ă©poque, actif, voulant convaincre, ne sâavouant pas vaincu sâil dĂ©notait quelque rĂ©sistance Ă ses propositions, revenant Ă la charge, se mettant parfois en retrait, mais demeurant en dĂ©finitive ouvert aux autres avis. Zoltan nâĂ©tait pas contre lâorganisation ! Mais il Ă©tait sans doute trĂšs conscient de lâambigĂŒitĂ© constitutive des institutions dont la double tĂąche est de transmettre la thĂ©orie et de former des praticiens ou des disciples. Des sociologues pointent que les institutions de ce type sont Ă la fois nĂ©cessaires et inquiĂ©tantes : nĂ©cessaires pour donner forme et densitĂ© Ă une discipline et la transmettre ; inquiĂ©tantes si elles inclinent Ă lâaustĂ©ritĂ© dogmatique au nom de lâorthodoxie, si elles craignent, par principe, pour se prĂ©server, objections et dissidences.
35 Le rĂŽle de lâinstitution analytique ne sera pas de juger, de repousser ou de ralentir la pratique du jeune futur analyste, Ă partir du moment oĂč celui-ci a franchi le pas de sâen autoriser. Quelle institution pourrait dâailleurs, pour quiconque, garantir ce qui se passe dans lâintime de la relation entre un psychanalyste et son patient, dans lâengagement dont ils sont convenus lâun par rapport Ă lâautre, dans lâissue de leur association ? Par contre, lâinstitution peut garantir, vis-Ă -vis de la sociĂ©tĂ© en gĂ©nĂ©ral, la façon dont elle-mĂȘme fonctionne : ses principes, ses modalitĂ©s dâadhĂ©sion, de formation, les instances dâĂ©tude de ses membres, les modalitĂ©s des sĂ©ances, etc.
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Il voulait, nous voulions, Ă©viter ce risque. Câest pourquoi nous Ă©tablissions un « conseil » de vigilance â auquel Zoltan a participĂ© de façon quasi continue â chargĂ© dâobserver lâexpĂ©rience en cours et de veiller Ă ce que, notamment, des transferts liĂ©s au prestige de fonction ou de leadership Ă lâintĂ©rieur de lâinstitution soient perçus, leurs effets imaginaires analysĂ©s. Notre objectif Ă©tait de trouver des mĂ©thodes dâĂ©tude qui nâencouragent pas le prestige, de privilĂ©gier le travail personnel, plus discret, oĂč cependant lâĂ©laboration soit poussĂ©e jusquâaux meilleures conditions de transmission. Notre institution rĂ©siste-elle aux dĂ©rives, au temps ? Nos textes de base sont solides. La vie des institutions est plus longue que celle des hommes et les institutions peuvent, si elles sont bien construites, accumuler et transmettre la richesse des gĂ©nĂ©rations successives. Mais une institution, mĂȘme bien construite, ne survit pas seulement par la sĂ©vĂ©ritĂ© de son acadĂ©misme. Ne serait-elle pas au contraire vivante grĂące Ă la pensĂ©e qui sâĂ©nonce Ă ses marges ? Dans lâinattendu dâune parole singuliĂšre ou dâun sujet dâĂ©tude dĂ©calĂ©, nouveau ? Sans lâinstitution, la psychanalyse ne se transmettrait pas, mais sans la subversion Ă ses bords, elle sâaffadirait. Que serait lâinstitution sans renouvellement permanent ? Sans une vitalitĂ© venant des bords, sans des questions hors champ ? AprĂšs tout, contre ses dĂ©tracteurs, nous ne dĂ©fendrons pas la psychanalyse comme une citadelle ! De nouveaux remous, de nouvelles agitations de nos sociĂ©tĂ©s nous pressent, nos sociĂ©tĂ©s qui sont dans une errance « pathĂ©tique » entre le permissif et le rĂ©pressif, entre le discours libertaire et la volontĂ© obsessionnelle de punir. Quelle parole les lacaniens peuvent-ils faire entendre ? Quel refus Ă opposer ? En 2011, que pouvons-nous accueillir dans nos instances dâĂ©tude, des signes de lâhistoire qui se fait ? Il nâest pas inutile de se souvenir que la psychanalyse a progressĂ© de lâĂ©tude des nĂ©vroses de guerre aprĂšs 1914-18, que Jacques Lacan a Ă©laborĂ© ses quatre discours en rĂ©ponse aux rĂ©voltĂ©s de 1968. Freud et Lacan se sont prononcĂ©s face aux secousses du temps, de leur temps⊠A nous peut-ĂȘtre de recueillir ce qui se dĂ©gage des convictions de Zoltan, ce que nous gardons en mĂ©moire de son ardent dĂ©sir de libertĂ©, pour quâau QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE perdure le dĂ©ploiement de crĂ©ations originales.
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Psychanalyse et politique
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Lecture dâun extrait du livre de Zoltan Veress,
par Marie France Renard
La psychanalyse et le politique sont les deux fils rouges de mes engagements. Ce que jâai fait jusquâĂ prĂ©sent â mon implication dans la vie politique en Hongrie, mes Ă©tudes dâĂ©conomie, mes lectures, mon voyage au Congo â tout converge dans ce sens. LâidĂ©e, en 1971, puis la crĂ©ation, en 1973, de ce qui deviendra le Snark, se situent donc dans une suite logique. Ă lâorigine, câest un projet expĂ©rimental visant Ă crĂ©er un lieu dâaccueil comportant un centre dâhĂ©bergement et une Ă©cole pour adolescents en difficultĂ©. Il en sera de mĂȘme, plus tard, avec la crĂ©ation de ce qui deviendra le Questionnement psychanalytique36, construit dans une sorte dâopposition politique aux autres groupes analytiques. Je suis encore aujourdâhui engagĂ© dans ce mĂȘme Questionnement.
Ces deux axes, politique et psychanalyse, se retrouvent dans le courant qui, en France, a donnĂ© naissance Ă la psychothĂ©rapie institutionnelle. Câest dans cette mouvance quâĂ©merge la trajectoire singuliĂšre de Tosquelles.37
36 Association belge dâanalystes freudo-lacaniens, crĂ©Ă©e en 1981. Ses membres fondateurs sont : Raymond Aron, Jean Daveloose, Michel De Wolf, Jacqueline Dresse, Jules Lamy, Claudine Mordrel Klipffel, ZoltĂĄn Veress, Bernadette Weyergans. 37 Zoltan VERESS, Dans le vent violent de lâhistoire, Paris, 2011, Les Ă©ditions de Paris, pp. 99-100.
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LA PSYCHANALYSE ET LA DEMOCRATIE
Etienne Oldenhove La psychanalyse et la question de la dĂ©mocratie, câĂ©tait une question qui tenait particuliĂšrement Ă cĆur Ă Zoltan et dont nous avons pu discuter jusquâau bout (avec des dĂ©saccords persistants sur certains points). Zoltan connaissait le prix de la dĂ©mocratie car il lâavait payĂ© trĂšs cher, contrairement Ă la majoritĂ© dâentre nous qui baignons dedans depuis notre naissance. Il a payĂ© ce prix sous la forme dâun exil de sa patrie, de sa famille, de sa langue, de sa culture. Pour aborder cette question, il faut distinguer deux niveaux :
- la question de la démocratie dans nos sociétés occidentales. - la question de la démocratie au sein des institutions analytiques.
Commençons par la question de la dĂ©mocratie dans nos sociĂ©tĂ©s. De nombreuses critiques ont Ă©tĂ© Ă©mises ces derniĂšres dĂ©cennies au sujet dâune trop grande idĂ©alisation de la dĂ©mocratie, critiques issues parfois Ă©galement des rangs des psychanalystes. Je pense ici, par exemple, Ă Alain Badiou38 ou au mouvement des indignĂ©s dont certains disent clairement leur dĂ©fiance par rapport Ă une rĂ©cupĂ©ration simplement dĂ©mocratique de leur rĂ©volte. Une part de ces critiques portent sur la reprĂ©sentativitĂ© et sur le semblant dâĂ©galitĂ© (un homme/une voix) que prĂŽne la dĂ©mocratie reprĂ©sentative. Il est vrai quâil y a un cĂŽtĂ© un peu dĂ©risoire dans cette reprĂ©sentativitĂ©. Vous votez une fois tous les x temps puis, presque tout pouvoir vous Ă©chappe. Une tentative de rĂ©ponse Ă cette difficultĂ© est celle de ce quâon appelle une dĂ©mocratie participative. Mais cela ne va pas trĂšs loin (mĂȘme en Suisse) et cela peut ĂȘtre complĂštement paralysant (ce que lâon voit dans certaines institutions). Dans la question de la dĂ©mocratie, il y a la dimension de la reprĂ©sentation mais il y a dâautres aspects qui mâont toujours paru beaucoup plus fondamentaux. LâavĂšnement des dĂ©mocraties modernes est contemporain des rĂ©volutions française et amĂ©ricaine et dâune rĂ©volution culturelle majeure : celle du passage progressif dâun mode dominĂ© par la religion Ă un monde dominĂ© par les lumiĂšres, par la science. Cela a produit une organisation politique nouvelle qui est celle de la sĂ©paration des pouvoirs, sĂ©parant pouvoirs exĂ©cutif, lĂ©gislatif et judiciaire. Cela, câest un vrai progrĂšs dans la culture, comme aurait dit Freud. Un progrĂšs fondamental, qui ne peut ĂȘtre remis en question, ni susciter aucune dĂ©rision.
38 Alain BADIOU, La relation Ă©nigmatique entre philosophie et politique, Paris, 2011, Germina.
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Câest un progrĂšs que la psychanalyse peut Ă©clairer, un progrĂšs congruent avec les derniĂšres recherches de Lacan sur le nĆud borromĂ©en. La sĂ©paration des pouvoirs, câest une tripartition borromĂ©enne, câest un nouage borromĂ©en. Chaque pouvoir y est dĂ©complĂ©tĂ©, y est trouĂ© par les deux autres et en mĂȘme temps, ces trois ronds borromĂ©ens tiennent ensemble du fait de leur dĂ©complĂ©tude essentielle. NâĂ©tant pas topologue, je nâirai pas beaucoup plus loin aujourdâhui, mais je voulais au minimum ouvrir ce champ de recherches. Car il reste Ă tenter dâĂ©crire en quoi il sâagirait bien dâun nouage borromĂ©en et de quelle façon sâarticuleraient les trois grands pouvoirs classiques avec les dimensions de lâimaginaire, du symbolique et du rĂ©el. Seconde question de mon interrogation : celle de la dĂ©mocratie dans les institutions analytiques. Question qui nous intĂ©resse particuliĂšrement et qui, dâune certaine façon, a fait ligne de partage entre le QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE et lâASSOCIATION FREUDIENNE. Elle ne se formulait pas directement comme cela. Elle se formulait plutĂŽt selon les termes suivants : soit une association autour dâun « un » en position dâexception, Ă savoir Charles Melman, soit une association refusant ce « un » au profit dâune pluralitĂ© de « uns » et dâune belgitude plus affirmĂ©e, Ă la diffĂ©rence de lâAFB qui sâest toujours inscrite dans une dimension internationale. Comment reprendre cette question difficile de nos options institutionnelles diffĂ©rentes en tant quâassociations dâanalystes ? Dâune certaine façon, lâanalyse devrait nous amener Ă pouvoir supporter lâanarchie dans nos associations. Pourquoi ? Parce quâune analyse doit nous amener Ă nous confronter au vide de lâAutre, au fait quâil nây a pas de sujet dans lâAutre qui viendrait rĂ©pondre Ă notre place du sens de notre existence. Personne pour nous commander dans lâAutre, si ce nâest les lois mĂȘmes du langage. Le ciel est vide. Godot ne rĂ©pondra pas. Mais nous sommes bien obligĂ©s de constater quâaucune association dâanalystes ne supporte lâanarchie, aucune nâest capable dâendurer un tel transfert de travail. Pourquoi ? Lâanarchie, comme mode dâorganisation politique, nâest-elle quâune utopie, nâest-elle quâun idĂ©alisme dangereux et impraticable ? Je laisse la question ouverte provisoirement. Mais je voulais vous titiller avec cette question. Une analyse nous mĂšne Ă nous confronter, de façon assez radicale, Ă notre solitude. Mais cette solitude est une solitude dans le monde et non pas hors du monde. Câest une solitude dans le discours, dans le lien social. Câest pourquoi Lacan a dit « Lâanalyste ne sâautorise que de lui-mĂȘmeâŠet de quelques autres ». La raison dâĂȘtre de nos associations, câest ce « et de quelques autres ». Je soutiens souvent que le ciel nâest pas vraiment vide et alors mes interlocuteurs semblent penser que je vais tenter de sauver un dieu ou lâautre. Ce nâest pas tout Ă fait faux : il ne nous est pas donnĂ© dâĂȘtre totalement athĂ©es. Mais ce que je veux dire, câest que bien que, par essence, une place est dâabord vide, elle ne se rĂ©vĂšle vide quâĂ ĂȘtre occupĂ©e dâune façon ou dâune autre. Elle nâest jamais vide que dans un aprĂšs coup.
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Cette place du commandement, du ÎșÏαÏΔÎčÎœ, doit ĂȘtre occupĂ©e. Câest sans doute ce qui rend impraticable lâanarchie et câest sĂ»rement ce qui rend impraticable lâauto-analyse. ĐÏαÏ, en grec, câest la tĂȘte. Nous savons tous quâil vaut mieux ne pas trop perdre la tĂȘte. Les aristocrates le savent particuliĂšrement depuis la RĂ©volution française. « Ah ! Ăa ira, ça ira, ça ira ! Les aristocrates Ă la lanterne », disait la chanson39. CâĂ©tait, au-delĂ du mot dâesprit, une extrĂ©mitĂ© des lumiĂšres !
Revenons Ă la question de la dĂ©mocratie dans les associations dâanalystes. Je ne suis pas contre, loin de lĂ . Je suis mĂȘme « pour » car les analystes sont soumis aux mĂȘmes lois de la parole que tous les autres. Mais la question nâest pas vraiment lĂ . La question, câest, Ă mon avis, quâune association dâanalystes ne peut se contenter dâun fonctionnement dĂ©mocratique. Pourquoi ? Aujourdâhui, je rĂ©pondrais de la façon suivante : parce que lâanalyse implique dâexplorer la dimension de lâaltĂ©ritĂ© au plus loin. Ce qui est au centre de toute analyse, câest lâaffrontement de lâaltĂ©ritĂ© sous ses diffĂ©rentes formes, essentiellement lâaltĂ©ritĂ© des sexes et lâaltĂ©ritĂ© des gĂ©nĂ©rations. Or, la dĂ©mocratie, par son exigence dâĂ©galitĂ©, tient compte de diffĂ©rences, mais elle nâouvre pas vraiment ou suffisamment Ă la dimension de lâaltĂ©ritĂ©. Câest une des limites de la dĂ©mocratie et un de ses dangers. Ce nâest pas quâil faille abandonner la dĂ©mocratie, loin de lĂ , mais il ne faut pas sâen contenter.
LâaltĂ©ritĂ© passe inĂ©luctablement par lâopĂ©ration de la nomination. Câest ce que Lacan relĂšve trĂšs tĂŽt Ă partir de la clinique et, particuliĂšrement, celle des psychoses : ce qui fait lâextrĂȘme difficultĂ© du psychotique dans sa relation au grand Autre, câest ce que Lacan conceptualise, Ă cette Ă©poque-lĂ , sous la forme de la forclusion du Nom du PĂšre. Je ne vais pas retracer le parcours foisonnant, riche de Lacan autour de cette question de la nomination, du Nom-du-PĂšre aux noms du pĂšre et au pĂšre en tant que nommant : ce nâest pas le moment et je vous renvoie, par exemple, Ă lâexcellent livre de Porge Ă ce sujet40.
Mais câest un irrĂ©ductible qui fait que les associations dâanalystes, loin de rejeter la dĂ©mocratie dans leur fonctionnement, ne peuvent cependant pas sâen contenter. Toute organisation dĂ©mocratique, inĂ©luctablement, favorise un certain anonymat et cela va Ă lâencontre du « radicalement incorrect » de la psychanalyse et de la nomination que la psychanalyse tente de sauver, de sauvegarder Ă lâheure du dĂ©ferlement du rĂ©el des effets de la science.
39 Michel BIARD, Parlez-vous sans-culotte ?, Paris, 2011, Seuil, Points Histoire, p. 381. 40 Erik PORGE, Les noms du pĂšre chez Jacques Lacan, Toulouse, 1997, ErĂšs, Points hors ligne.
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Daniel Bonetti
On ne sait trop ce que lâon doit Ă ces quelques autres qui ont vraiment comptĂ© dans le dĂ©cours dâune vie. Ainsi en est-il, pour moi, dans cet hommage rendu Ă Zoltan Veress. Pour en tĂ©moigner, jâai choisi, Ă ma maniĂšre, un trait, ou plutĂŽt une orientation, que jâĂ©pinglerai du cĂŽtĂ© de la rĂ©flexion politique. De ce cĂŽtĂ©-lĂ , en effet, je lui suis franchement redevable. Son livre fait Ă©tat dâun parcours dont il nous entretenait Ă lâoccasion mais jamais de façon ostentatoire. Pour ma part, jâen ignorais la dimension Ă proprement parler tragique. Ce nâest quâen le lisant que je me suis rendu compte que sa vie entiĂšre a Ă©tĂ© nourrie des bouleversements de lâHistoire de son pays et combien ces Ă©vĂ©nements-lĂ ont tracĂ© la voie de son engagement personnel. Comment son engagement comme analyste sâest-il inscrit dans un tel contexte mais aussi dans la culture de ce quâil faut bien appeler celle dâun exilĂ© ? A vrai dire je lâignore et je ne me permettrai que dâen esquisser la rĂ©flexion qui va suivre. Zoltan, plus que beaucoup dâautres, sentait et savait combien toute entreprise humaine est sujette aux alĂ©as des discours et au premier rang desquels du discours qui se targue de rĂ©glementer, dâordonner, de gouverner en faisant lâimpasse, pour ainsi dire, sur lâimpossible qui pourtant le constitue. Sa mĂ©fiance, quasi viscĂ©rale, visait Ă dĂ©monter, par sa pensĂ©e vigile et combien Ă©clairĂ©e, toute prĂ©tention dâun discours au pouvoir, quâil soit politique au sens des institutions ou encore intellectuel au sens dâune imposition de savoir figĂ©. Le dĂ©monter, câest-Ă -dire lui arracher son leurre, sa suffisance, son mensonge, en un mot : sa jouissance. Il procĂ©dait, Ă sa façon, Ă la brisure des tables de la loi, mĂ©taphore heureuse de Daniel Sibony signifiant que la loi ne peut ĂȘtre totalitaire, quâune fissure intime la traverse en y inscrivant son « pas-tout ». Nâest-ce pas lĂ , tout compte fait, la racine mĂȘme de lâĂ©thique et, comme lâĂ©nonce lâauteur de Jouissances du dire41, sâinspirant de lâhistoriette de Job, lâextrĂ©miste vertueux : « LâĂ©thique est recherche du lieu oĂč la parole met en acte ses points de renouvellement alors que tout est supposĂ© acquis, dĂ©jĂ lĂ , Ă commencer par la langue oĂč lâon baigne, hĂ©ritage quâil nây aurait plus quâĂ faire tourner⊠en rond. La morale est faute dâĂ©thique ce quâon sâimpose lorsquâon pense nâavoir pas les moyens dâune Ă©thique et que les interdits en place et les limites acquises font lâaffaire⊠» Et plus loin encore : « Cela implique que la Loi nâest pas spĂ©cialement faite pour ĂȘtre suivie ou « satisfaite » ; elle comporte en elle-mĂȘme lâexigence dâextĂ©rioritĂ©, dâinconscient, de singulier, dâindĂ©cidable ; elle se ressource dans ses failles et nâaime pas entendre dire quâon la suit⊠» Ă quoi jâajouterais, pour plus de clartĂ© : quâon la suive aveuglĂ©ment.
41 Daniel SIBONY, Jouissances du dire, Paris, 1985, Grasset.
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De lĂ le souci constant chez Zoltan que ne puisse advenir aucun pouvoir sans un contre pouvoir capable de lui opposer, Ă tout le moins, quelques objections. Sa façon, sans doute, dâobjecter Ă la suffisance du pouvoir lâinstance dâune autoritĂ© fondĂ©e sur la subjectivitĂ©. Je suis persuadĂ© que Zoltan aurait apprĂ©ciĂ© ce propos de Marie-Jean Sauret : « La question majeure est bien celle de la politique en effet : comment rĂ©cupĂ©rer la responsabilitĂ© du monde que nous vivons, contre la conviction dâune dĂ©termination Ă©conomique inĂ©luctablement orientĂ©e vers le marchĂ© global ? (âŠ) La question de la politique se confond avec celle de la possibilitĂ© du sujet : le sujet peut-il dire non Ă lâorientation du monde ? » Sans lui prĂȘter, ce qui serait le trahir, quelque prĂ©tention Ă formaliser sa pensĂ©e, Ă la convertir en publications, ce que je regrette au demeurant, il nâen reste pas moins que ce lecteur insatiable du « Monde » ne cessait de discourir sur le monde et sur son actualitĂ©. Avec Zoltan, par la parole vivante, nous nous abreuvions goulument Ă la source mĂȘme du dĂ©bat « politique » au sens, je le soutiens, de la culture antique. Son engagement politique sâexprimait aussi dans sa pratique de psychanalyste. Câest ce que je ponctuerais, dans lâaprĂšs coup, dans sa façon de faire avec le transfert. Pour moi, rien nâest plus politique dans lâanalyse, que le maniement du transfert. Nous le savons, un rien suffit â vu lâĂ©tat dâallĂ©geance de la relation de transfert â pour que lâespace dâ « entreprĂȘt » se prĂȘte, justement, Ă transgresser lâĂ©thique de la position de lâanalyste et faire du champ de la parole un lieu dâendoctrinement. Je nây vais certes pas avec le dos de la cuiller mais il suffit dâĂ©voquer les Ă©cueils non rĂ©solus du ou des transferts au sieur Lacan, pour ne citer que lui, pour sâen convaincre. La « frĂ©rocitĂ© » ambiante, dans certains milieux lacaniens, y a puisĂ© son venin. Un transfert non suffisamment rĂ©solu est un vĂ©ritable flĂ©au. Le psychanalyste Veress ne chargeait pas la mule de lâanalysant avec de tels embarras. Entendues lors de mon analyse certaines de ses paroles me reviennent, simples et Ă©videntes : « La question de lâanalyse est : comment vous dĂ©brouillez-vous avec votre dĂ©sir ? » ou encore, quand il mâarrivait de faire le malin : « A la fin dâune analyse vous saurez, mais avant tout vous saurez que vous ne savez pas. » Jamais, loin sâen faut, ne faisait-il miroiter quelque horizon de complĂ©tude narcissique et, pour autant, il ne dĂ©daignait point les petits plaisirs de lâexistence, bien au contraire. Partager un repas en sa compagnie et siroter un vin dĂ©licieux procĂ©daient plus dâune action de grĂące laĂŻque, voire paĂŻenne, que dâune nĂ©cessitĂ© vitale. Il y avait chez lui, dans sa pratique dâanalyste, quelque chose comme de la gentillesse, de lâaccueil et de la compassion. Quelques rudesses aussi parfois, mais pas Ă lâexcĂšs, juste ce quâil faut pour tracer quelques bords. Un autre trait de lui me paraĂźt signifiant : sa modestie et toujours, fidĂšle Ă tous les rendez-vous, sa cordialitĂ©.
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Dans le privĂ©, les annĂ©es passant, il lui arrivait, avec moi comme avec dâautres, dâĂ©voquer certaines difficultĂ©s rencontrĂ©es dans ses cures. Il sâoffrait Ă la parole analysante, Ă cette sorte de brassage dâexpĂ©riences cliniques qui ne cessaient de nous rappeler, modestement, combien notre Ă©trange travail nĂ©cessite la prĂ©sence dâune autre oreille, lâaltĂ©ritĂ© qui nous sauve de tout danger dâinfatuation. Sans le savoir, et encore moins le dire, mais en lâactant par sa parole, Zoltan faisait Ćuvre de transmission de ceci : quâil nây a dâanalyste que du cĂŽtĂ© de ce qui insiste de lâanalysant, Ă savoir le souci de soi et de lâautre et, par consĂ©quent, lâouverture prĂ©servĂ©e de lâĂ©nigme de lâinconscient. Enfin, je ne saurais achever mon petit papier Ă sa mĂ©moire sans Ă©voquer son total engagement dans le QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE. Il en fut un des fondateurs, un des plus attentifs Ă son fonctionnement, au respect, si souvent rappelĂ©, de ses signifiants fondamentaux. Ici aussi, si je puis dire, il veillait au grain, Ă savoir Ă ce pari du dĂ©part de notre groupe : instituer dans le fonctionnement et davantage encore fonctionner sans rĂ©fĂ©rence Ă quelque maĂźtre incarnĂ© que ce soit. Pour illustrer mon propos, je me rĂ©fĂ©rerai Ă nouveau Ă Marie-Jean Sauret dans son livre Malaise dans le capitalisme42 : « La psychanalyse a-t-elle un penchant Ă lâinstitutionnalisation, câest-Ă -dire Ă lâauto-destruction ? Dans ce cas, oĂč la faillite de la psychanalyse (celle des associations) serait interprĂ©table comme la mise en danger du lien social quâelle Ă©tait nĂ©e pour protĂ©ger, il nous faudrait chercher Ă voir si un symptĂŽme, et lequel, en prend le relais. Le fait de parier sur le symptĂŽme nâest pas plus une affaire dâoptimisme, de pessimisme que de pragmatisme : il sâagit de prendre acte du fait que le rĂ©el est « plus fort » que le vrai et « plus fort » que la psychanalyse elle-mĂȘme. La psychanalyse nous enseigne quâil y a des « choses » plus importantes que la psychanalyse, et que le monde (âŠ) est plus grand que la psychanalyse. » Eh bien, je soutiendrais volontiers que, vu sous cet angle, Zoltan Veress, dans son engagement politique institutionnel, Ă©tait, de fait, le souteneur Ă©mĂ©rite dâun symptĂŽme dont les tenants me semblent bien objecter, dâune part Ă lâinstitutionnalisation auto-destructrice et, dâautre part, Ă toute allĂ©geance, non pas Ă aucun maĂźtre, mais bien Ă aucun maĂźtre incarnĂ©. Pour Zoltan, je crois, le maĂźtre câest la chose non pas Ă©crite mais lâĂ©criture, au sens infinitif du terme « Ă©crire », qui engendre dans lâaprĂšs coup non pas le dit mais le dire. Soit, sous lâĆil dĂ©sirant du lecteur insatiable quâil Ă©tait, le dĂ©sir de celui qui lit ce qui nâarrĂȘte pas de sâĂ©crire. Et quâil nâait pas Ă©tĂ© portĂ© Ă publier, que ses yeux nâaient jamais vraiment rien concĂ©dĂ© Ă sa plume, câest une part du mystĂšre avec lequel il sâen est allĂ©. Cela lui appartient. Jâai parfois pensĂ© quâil laissait cela Ă dâautres. Un peu comme Socrate, dâune certaine façon, avec la fausse modestie en moins, dirais-je. Jâai, pour ma part, toujours eu le plaisir et le souci de lui offrir en primautĂ© mes quelques Ă©crits. Je lâentends encore me dire, autre mystĂšre entre lui et moi : « Il te reste maintenant Ă Ă©crire un vrai livre de psychanalyse. »
42 Marie-Jean SAURET, Malaise dans le capitalisme, Toulouse, 2009, Presses Universitaires du Mirail.
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Quâentendait-il par lĂ ? Je lâignore car il ne sâen est jamais expliquĂ©. Peut-ĂȘtre, aprĂšs tout, exprimait-il ainsi sa propre question Ă jamais sans rĂ©ponse. Un « vrai livre de psychanalyse » peut-il vraiment ĂȘtre Ă©crit ? Ses feuillets ne sâenvolent-ils pas nĂ©cessairement au vent des verba volant, de ces paroles qui sâenregistrent dans lâailleurs et qui fondent et refondent lâinconscient ? Quoi quâil en soit, cher Zoltan Veress, toute ma gratitude pour ton amitiĂ© prĂ©cieuse et pour ton sens de la dĂ©rision, comme cette fois-lĂ dans le cours de mon analyse, oĂč, non sans taquinerie, il mâĂ©tait venu de te dire, Ă toi ce Hongrois Ă lâaccent rocailleux : « Un ongre, Monsieur Veress, câest un cheval castrĂ© ». Et il en avait ri de bon cĆur.
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DEMOCRATIE ET PSYCHANALYSE INEXORABLEMENT SYNONYMES ?
Jean-Pierre Lebrun
Je vais reprendre ce Ă quoi Anne Veress mâa conviĂ©, Ă savoir ce que jâai avancĂ© lors de la soirĂ©e dâhommage Ă Zoltan Ă la librairie A livre Ouvert, autour dâune formulation quâil a Ă©crite dans son livre Dans le vent violent de lâhistoire : « pour moi, ce qui est « dĂ©mocratique » est inexorablement synonyme de « psychanalytique ». »43 Je me sens en dĂ©saccord avec cette formulation, en tout cas telle quâelle est Ă©noncĂ©e-lĂ ! Ceci demande au contraire d'expliciter le rapport complexe qu'il y a entre psychanalyse et dĂ©mocratie qui est loin dâĂȘtre inexorablement synonyme. Alors, qu'est-ce que la dĂ©mocratie ? Je commencerai par reprendre cette dĂ©finition donnĂ©e par Claude Lefort : « de tous les rĂ©gimes que nous connaissons, la dĂ©mocratie est le seul dans lequel est amĂ©nagĂ©e une reprĂ©sentation du pouvoir qui atteste quâil est un lieu videâŠÂ»44 Avancer cela, c'est Ă©videmment reconnaĂźtre une bascule radicale d'avec le temps de la monarchie sous lâAncien RĂ©gime. Toujours Claude Lefort : « la singularitĂ© de la dĂ©mocratie ne devient pleinement sensible quâĂ se souvenir de ce que fut le systĂšme monarchique sous lâAncien RĂ©gime. [âŠ] Dans la monarchie, le pouvoir Ă©tait incorporĂ© dans la personne du prince. Cela ne veut pas dire quâil dĂ©tenait une puissance sans limites. Le rĂ©gime nâĂ©tait pas despotique. [âŠ] En regard de ce modĂšle se dĂ©signe le trait rĂ©volutionnaire et sans prĂ©cĂ©dent de la dĂ©mocratie. Le lieu du pouvoir devient un lieu vide. »45 Remarquons que, dans les deux cas, il sâagit nĂ©anmoins toujours de lĂ©gitimitĂ©. Il sâagit de rĂ©pondre Ă la question : au nom de quoi est-il permis â parce que cela semble sâavĂ©rer toujours nĂ©cessaire â de contraindre Ă faire prĂ©valoir le bien commun ? La question est toujours : au nom de quoi, quâil sâagisse du Prince ou dâun habilitĂ© selon des procĂ©dures dĂ©mocratiques, quelquâun qui exerce une fonction de responsabilitĂ© a-t-il le droit de contraindre Ă faire prĂ©valoir le bien commun ? Il faut avoir en tĂȘte que, en dehors de la tyrannie despotique exercĂ©e par dâaucuns, le pouvoir du monarque, comme le rappelle Claude Lefort, nâest pas un pouvoir total. Câest un pouvoir oĂč se distingue dĂ©jĂ le pouvoir et l'autoritĂ©. MĂȘme Louis XIV, quâon appelait le roi-soleil, n'Ă©tait pas sans lui-mĂȘme devoir se soumettre Ă toute une sĂ©rie de rĂšgles. Il n'Ă©tait pas non plus sans ĂȘtre sensible Ă la solitude que la place de monarque lui imposait, voire Ă la mĂ©lancolie Ă laquelle elle le prĂ©disposait, comme Pascal le donne Ă entendre. Avec la dĂ©mocratie, il y a un renversement. Câest dâune autre lĂ©gitimitĂ© dont il sâagit. Occuper cette place de pouvoir ne se fait plus au nom dâune instance Autre mais au nom mĂȘme de
43 Zoltan VERESS, Dans le vent violent de lâhistoire, Paris, 2011, Les Ă©ditions de Paris, p. 122. 44 Claude LEFORT, Essais sur le politique, Paris, 1986, Seuil, p.265. Câest lâauteur qui met des italiques. 45 Ibid., p. 27. Ici encore, câest lâauteur qui met des italiques.
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l'Ă©laboration par tous de ce qu'il en est du collectif. C'est dĂ©sormais au nom de lâensemble des citoyens que sâoccupe une place de pouvoir. En effet, le fait gĂ©nĂ©rateur de la dĂ©mocratie est bien de supposer « l'Ă©galitĂ© des conditions ». Câest ce que Tocqueville a trĂšs bien montrĂ© dans ses Ă©crits, Ă la suite de son sĂ©jour aux Etats-Unis : « bientĂŽt je reconnus que ce fait Ă©tend son influence fort au-delĂ des mĆurs politiques et des lois [...] : il crĂ©e des opinions, fait naĂźtre des sentiments, suggĂšre des usages et modifie tout ce quâil ne produit pas [...] je voyais de plus en plus dans lâĂ©galitĂ© des conditions le fait gĂ©nĂ©rateur dont chaque fait particulier semblait descendre »46. Le fait gĂ©nĂ©rateur de la dĂ©mocratie est donc que, dĂ©sormais, nous sommes tous virtuellement Ă©gaux.
A partir de lĂ , tout de suite, une contradiction interne apparaĂźt entre lâĂ©galitĂ© dĂ©mocratique des citoyens et le fait concret quâil faille que quelquâun reçoive la lĂ©gitimitĂ© de dĂ©cider au nom du bien commun. Ce quelquâun, de ce fait, ne se situera pas Ă pied dâĂ©galitĂ© avec ceux qui nâont pas Ă©tĂ© lĂ©gitimĂ©s Ă cette place. C'est pour cette raison que je tiens, que j'ai tenu, et que je continue Ă tenir Ă cette notion de place d'exception. Je dis bien « place », ce qui n'a rien Ă voir avec quoi que ce soit dâexceptionnel comme mes dĂ©tracteurs aiment Ă me rĂ©torquer. Prendre cette contradiction en compte introduit aussitĂŽt deux avatars possibles de lâexercice du pouvoir. Le premier, qui Ă©tait bien connu dans le systĂšme traditionnel, est l'abus de pouvoir. LâexcĂšs de celui qui, occupant une place dâexception, en dĂ©tourne lâusage Ă son propre compte. Tout le monde connaĂźt cela. Ceci vient d'ailleurs justifier la mĂ©fiance bien connue aujourdâhui Ă l'Ă©gard de quiconque occupe cette place. Le second avatar, c'est le ravage de l'impouvoir. Au nom mĂȘme de l'Ă©galitĂ©, on peut en arriver Ă empĂȘcher le fonctionnement, voire mĂȘme la reconnaissance de lâexistence de cette place d'exception. En toute lĂ©gitimitĂ©, que jâappellerais ici idĂ©ologique, on en arrive alors Ă dĂ©crĂ©ter que quiconque occupe une place diffĂ©rente des autres n'a d'autre objectif que d'assurer son propre pouvoir, ou sa propre conception du pouvoir, plutĂŽt que de s'intĂ©resser Ă faire prĂ©valoir le bien commun. Ce second avatar doit ĂȘtre distinguĂ© de la possibilitĂ© dâuser de la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique pour surveiller, contrĂŽler, s'assurer que le bien collectif est privilĂ©giĂ© et que la place n'est pas utilisĂ©e pour arriver Ă des fins propres. Le glissement qui peut opĂ©rer dĂ©sormais nâest donc pas que du cĂŽtĂ© de ceux qui occupent la place dâexception, vers le despotisme ou le profit privĂ©. Il peut aussi ĂȘtre du cĂŽtĂ© de ceux qui disent pouvoir rĂ©cuser cette place dâexception, tout en faisant entendre, dans le mĂȘme mouvement, qu'eux au moins, s'ils y Ă©taient Ă cette place, ils feraient cela autrement ! Moyennant quoi, sans le dire, ils peuvent, en toute quiĂ©tude, jouir dâune autre place dâexception : celle de pouvoir faire la loi au chef, tout en masquant la portĂ©e de leur intervention derriĂšre une montagne de bonnes intentions et dâarguments pertinents. Ils peuvent aussi en ce cas, rĂ©cuser quiconque consent Ă occuper cette place, au prĂ©texte qu'il y aurait incarnation abusive. Ce faisant, ce qu'ils nĂ©gligent, c'est qu'il n'est pas possible qu'il n'y ait pas quelquâun qui prĂȘte son corps Ă occuper la place, Ă moins de se satisfaire dâune bureaucratie anonyme. Câest un peu ce qu'on entend parfois et mĂȘme souvent aujourdâhui.
46 Alexis de TOCQUEVILLE, De la dĂ©mocratie en AmĂ©rique [Ćuvres complĂštes, vol. I], Paris, 1992, Gallimard, p. 1.
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Tout ceci est Ă nuancer. Cela mĂ©riterait vraiment beaucoup d'Ă©changes et de discussions pour arriver Ă bien repĂ©rer comment ce glissement opĂšre. On lâentend, par exemple, dans le vĆu dâaucuns de ne plus vouloir accepter de parler du pĂšre, et de nous amener Ă parler de la fonction tierce. Cette derniĂšre dĂ©rive est actuellement en vogue. Nous sommes passĂ©s, dans notre organisation sociale, de la pyramide au rĂ©seau, c'est-Ă -dire de l'acceptation implicite, comme allant de soi, de l'existence d'un sommet, donc d'une place dâexception Ă occuper, Ă l'implicite d'une Ă©galitĂ© des conditions qui exigerait la fin de toute lĂ©gitimitĂ© Ă une place diffĂ©rente. Il faut se mĂ©fier de cet apparent consensus. D'autant que nous sommes, en Belgique, trĂšs bien placĂ©s pour voir les mĂ©faits de lâimpouvoir qui peut tout simplement nous amener Ă l'autodestruction. Les Belges n'ont pas l'air de sâen rendre compte. Câest pourtant le consentement dâun Ă occuper la place et Ă y engager sa singularitĂ© qui a permis de sortir de la crise la plus longue dâabsence de gouvernement dans lâhistoire de la dĂ©mocratie. C'est pour cela que je continue de penser que cette place d'exception reste irrĂ©ductible. Câest un trait spĂ©cifique Ă la maniĂšre des humains de vivre ensemble : par la parole. Notre enjeu actuel est prĂ©cisĂ©ment de dĂ©connecter cette place d'un lien social organisĂ© sur le modĂšle patriarcal dâhier sans pour autant en mĂ©connaĂźtre la nĂ©cessitĂ© de structure. Cette place continue de fonctionner comme consĂ©quence irrĂ©ductible de notre prise dans le langage. Le signifiant maĂźtre peut ĂȘtre un peu moins bĂȘte s'il se reconnaĂźt comme un semblant. Le faire disparaĂźtre n'Ă©quivaut Ă rien d'autre que prĂ©tendre en revenir Ă un naturalisme et conduire Ă l'escamotage du rĂ©el que produit inĂ©luctablement notre aptitude au langage. Cette place diffĂ©rente des autres est la trace de ce que nous devons, comme collectif, au fait de parler. Les travaux de Jacqueline de Romilly rappellent souvent avec beaucoup de pertinence la diffĂ©rence qui existe entre la dĂ©mocratie athĂ©nienne et la nĂŽtre : « il nây a pas eu seulement entre les deux situations une diffĂ©rence de degrĂ©, mais un retournement profond. Ces diverses libertĂ©s que nous rĂ©clamons et dĂ©fendons aujourdâhui sont toutes des libertĂ©s de lâindividu par rapport Ă lâEtat. La diffĂ©rence avec la GrĂšce est capitale : la libertĂ© dans la dĂ©mocratie athĂ©nienne sâobtenait par lâEtat, Ă©tait le reflet de celle de lâEtat et ne se rĂ©clamait jamais par rapport Ă lui. [...] Je pense que lâon a un peu trop oubliĂ© que notre libertĂ© individuelle reste liĂ©e Ă la libertĂ© mĂȘme de la CitĂ© et se confond avec elle. »47 Ce que rappelle Ă sa maniĂšre Castoriadis : « la dĂ©mocratie nâest pas une âprotection contre lâEtatâ, câest la crĂ©ation dâinstitutions qui pour lâessentiel remplacent celui-ci et me permettent dâassumer en tant que membre dâune collectivitĂ© le pouvoir avec les autres. »48
Autrement dit, câest bien par lâarticulation du singulier et du collectif que peut se soutenir la dĂ©mocratie comme maniĂšre des hommes de se gouverner eux-mĂȘmes via ce quâexige la parole. Pour quâil y ait dĂ©mocratie, il faut donc un citoyen dont le dĂ©sir se reconnaisse comme divisĂ©. Il faut que ce dĂ©sir dĂ©passe celui dâĂȘtre protĂ©gĂ© par lâĂtat ou de ne lui demander que la garantie de ses jouissances. Il faut un citoyen, comme le disait Aristote dans lâEthique Ă Nicomaque, « capable dâexercer le pouvoir (arkhein, infinitif actif) et en mĂȘme temps dâĂȘtre gouvernĂ© (arkhestai, infinitif passif). »
47 Jacqueline de ROMILLY, LâĂ©lan dĂ©mocratique dans lâAthĂšnes ancienne, Paris, 2005, Editions de Fallois, p. 29. 48 Cornelius CASTORIADIS, Thucydide, la force et le droit, Paris, 2011, 2011, p. 288.
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Câest pourquoi je continue Ă insister sur la lĂ©gitimitĂ© de la place dâexception, mĂȘme si certains en profitent pour vouloir entendre dans mes propos une promotion de lâexceptionnel, voire mĂȘme une invitation au retour de la lĂ©gitimitĂ© patriarcale. Or ce nâest pas de cela dont il sâagit. Cette place est nĂ©cessairement, Ă un moment ou Ă un autre, celle de chacun ! Elle est la place de ce qui ne se justifie pas par des connaissances ou du savoir. Elle est la place de ce qui se soutient du rien, ou de pouvoir « faire le trou » dâavec lâAutre. Elle est la place qui ne se soutient que de sa propre parole.
Parler de place dâexception signifie simplement que cette place existe dans la structure du langage : elle se retrouve bĂȘtement dans la diffĂ©rence des places entre locuteur et auditeur. Celui qui se trouve avoir la charge de gouverner doit pouvoir lâoccuper, doit pouvoir y engager sa singularitĂ© et assumer les dĂ©sagrĂ©ments qui sâensuivent, entre autres la haine de ceux qui ne lâoccupent pas.
On ne peut donc se contenter de prĂŽner la simple Ă©galitĂ© pour tous et de dĂ©clarer synonymes la dĂ©mocratie et la psychanalyse, comme lâĂ©crit Zoltan Veress, mĂȘme si le contexte de son existence lâa rendu particuliĂšrement sensible â Ă juste titre â au lien fort quâil y avait entre ces deux mots. La dĂ©mocratie ne peut se contenter de prĂŽner lâĂ©galitĂ©. Il faut bien, dans le mĂȘme mouvement, quâelle reconnaisse ce quâelle doit Ă la parole et câest dâailleurs en cela quâelle est rejointe et peut ĂȘtre Ă©clairĂ©e par la psychanalyse. Il sâagit aussi de parler de la maniĂšre dont on va instituer lâĂ©galitĂ© et la garantir tant que faire se peut. Câest en cela que lâĂ©galitĂ© est toujours en dialectique avec cette prĂ©valence du collectif sur le singulier. « La grandeur de la dĂ©mocratie, dit encore Castoriadis, consiste Ă reconnaĂźtre ce fait philosophique fondamental: le peuple dâĂ©gaux pose et dit le droit Ă partir de rien. »49
Il faut aujourdâhui repenser Ă notre maniĂšre â en intĂ©grant dĂ©sormais lâĂ©galitĂ© des conditions et la dissymĂ©trie entre homme et femme (qui nâont pas la mĂȘme relation au rien) vis Ă vis de lâĂ©galitĂ© â comment redonner une lĂ©gitimitĂ© Ă la place dâexception comme la place Ă partir de laquelle celui qui est lĂ©gitimĂ© Ă lâoccuper peut exiger de faire prĂ©valoir le bien commun et, pour ce faire, y engager sa subjectivitĂ©.
Car celui qui sâest donnĂ© â comme dans le patriarcat â ou a reçu â comme dans la dĂ©mocratie â la charge du collectif ne pense jamais dans les mĂȘmes termes que celui qui ne soutient que son trajet singulier. Il y a lĂ une contradiction interne que lâon ne peut en aucun cas faire disparaĂźtre : la tendance Ă lâĂ©galitĂ© vient donc inĂ©luctablement buter sur ce point dâexception qui toujours Ă©chappe. Une telle organisation est simplement congruente avec ce quâimplique le fait de vivre dans les mots. La prioritĂ© doit alors ĂȘtre donnĂ©e au collectif, via celui qui occupe la place dâexception, si lâon veut que la vie en commun et la solidaritĂ© soit sauvegardĂ©e. Une telle prioritĂ©, Ă©videmment, ne peut que risquer de passer pour une maniĂšre de contrevenir Ă lâĂ©galitĂ© dĂ©mocratique. Câest mĂȘme lâargument qui est utilisĂ© pour rĂ©cuser la prĂ©valence du collectif ! Pourtant, il ne sâagit pas en ce cas dâune opposition Ă lâĂ©galitĂ©, mais plutĂŽt de poser la limite qui la rend possible. Cette limite ne peut quâĂȘtre rencontrĂ©e Ă©tant donnĂ© la prĂ©sence irrĂ©ductible de ce vice de structure quâintroduit le langage.
49 Câest moi qui souligne.
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A cet Ă©gard, Freud Ă©crit dans Malaise dans la civilisation : « La vie des ĂȘtres humains entre eux ne devient possible quâĂ partir du moment oĂč il se trouve une majoritĂ© plus forte que tout individu et faisant bloc face Ă tout individu. Le pouvoir de cette communautĂ© sâoppose alors en tant que âdroitâ au pouvoir individuel, condamnĂ© comme âviolenceâ. Câest le remplacement du pouvoir de lâindividu par celui de la communautĂ© qui constitue le pas dĂ©cisif vers la civilisation. »50 Et il ajoute un peu plus loin : « Ce qui sâagite dans une sociĂ©tĂ© humaine, en fait dâĂ©lans vers la libertĂ©, peut ĂȘtre une rĂ©volte contre une injustice existante et favoriser ainsi une nouvelle Ă©volution de la civilisation, rester conciliable avec elle. Mais cela peut aussi Ă©maner du reliquat de la personnalitĂ© originelle non domptĂ©e par la civilisation et devenir ainsi la base de lâhostilitĂ© Ă cette derniĂšre. »51
Ceci fait bien entendre que la revendication dâĂ©galitĂ© nâest pas en soi, dâoffice, un progrĂšs. Ce progrĂšs dĂ©pendra de ce que la revendication veut atteindre : une plus grande dĂ©fense de lâindividu ou un supplĂ©ment de justice pour tous !
Il sera aussitĂŽt rĂ©torquĂ© par certains que, prĂ©cisĂ©ment, la tĂąche du collectif, câest de permettre Ă chacun de se rĂ©aliser ! Câest lâillusion actuellement en vogue : une sociĂ©tĂ© pourrait nâĂȘtre rien dâautre que le rassemblement, la collectivisation de toutes les singularitĂ©s qui en font partie. Câest cette illusion que dĂ©nonce le propos freudien. Il nâexiste pas de vie collective, pas de groupe humain qui nâentame, qui ne limite les exigences de chacun de ses membres. Il suffit dâune simple observation pour sâen apercevoir. Câest prĂ©cisĂ©ment la tĂąche de celui qui occupe la place dâexception : rĂ©partir du mieux possible les places dâun chacun. Ceci bute inĂ©vitablement sur deux difficultĂ©s : il nâest pas possible de ne pas faire de choix, et ce choix peut toujours ĂȘtre âcontaminĂ©â par la singularitĂ© de celui qui occupe la place dâexception.
Escamoter ces points de butĂ©e de lâĂ©galitĂ©, câest, comme le dit trĂšs bien Jean-Claude Milner, transformer la politique des hommes en politique des choses. Car ce qui, en effet, se produit alors, câest une Ă©galitĂ© des hommes comme sâils nâĂ©taient que des choses ! « Quant Ă lâĂ©galitĂ© ainsi obtenue, elle nâest plus une Ă©galitĂ© dâĂȘtres parlants, elle est bien plutĂŽt lâĂ©galitĂ© des grains de sable, indĂ©finiment substituables, parce quâindiscernables. »52 Or câest cette parole qui est au cĆur de la dĂ©mocratie. Jacqueline de Romilly aimait Ă rappeler la cĂ©lĂšbre parole de FĂ©nelon : « A AthĂšnes, tout dĂ©pendait du peuple et le peuple dĂ©pendait de la parole. » Et câest le point par lequel psychanalyse et dĂ©mocratie sont Ă©troitement liĂ©s mĂȘme sâils ne sont pas synonymes : câest que toutes deux savent â devraient le savoir â ce que parler implique. La place du vide dans les deux mots est centrale. Se rĂ©fĂ©rer Ă la psychanalyse nâautorise pas de se contenter de vouloir plus dâĂ©galitĂ©. Cette rĂ©fĂ©rence doit aussi introduire Ă ce qui rend lâĂ©galitĂ© possible. Je vous avoue d'ailleurs toujours m'Ă©tonner de ce que certains de mes collĂšgues n'ont pas l'air de prendre la mesure que l'autoritĂ© â qui nâest pas l'autoritarisme, s'il vous plaĂźt â est la meilleure des armes contre la violence. J'avoue aussi m'Ă©tonner lorsque des collĂšgues n'ont pas l'air de prendre la mesure qu'il y a et restera toujours la nĂ©cessitĂ© de faire prĂ©valoir le
50 Sigmund FREUD, Malaise dans la civilisation (1929), Paris, 2010, Seuil, Point-essais, n°630, p. 93. 51 Sigmund FREUD, ibid., p. 94. 52 Jean-Claude MILNER, La politique des choses, Verdier, 2011, p. 31.
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collectif. Il s'agit au fond de savoir comment on va installer la possibilitĂ© de l'altĂ©ritĂ© et, pour reprendre un propos d'Etienne Oldenhove, l'altĂ©ritĂ©, ce n'est pas la diffĂ©rence. J'avoue aussi mon Ă©tonnement lorsque des collĂšgues ne s'aperçoivent pas que nous sommes en train de rĂȘver Ă ce qu'il pourrait y avoir coĂŻncidence entre le bien collectif et le bien de lâensemble des individus. C'est d'une naĂŻvetĂ©, pour moi, dĂ©concertante. Or, c'est ce que nous sommes en train de laisser croire. VoilĂ les raisons pour lesquelles je me dĂ©marque des propos de Zoltan Veress. En revanche, je le suis tout Ă fait lorsquâil insiste sur l'importance de la dĂ©mocratie. Il y a une chose qui est assez Ă©vidente : Ă chaque fois qu'il n'y a plus de dĂ©mocratie, la psychanalyse ne peut que sâabsenter ! C'est parce quâau niveau de la structure interne, il y a quelque chose qui les noue ensemble. Je crois que Zoltan a tout Ă fait raison quand il insiste sur la coexistence de la psychanalyse et de la dĂ©mocratie. Mais je ne peux pas accepter qu'il les fasse sâĂ©quivaloir. La psychanalyse ne peut pas faire l'Ă©conomie de la disparitĂ© des places que le langage met spontanĂ©ment en place. Ensuite, le psychanalyste me semble ĂȘtre Ă©thiquement responsable, face Ă la citĂ©, de ce que sa pratique et sa discipline lui enseignent. Et enfin, je crois que la tĂąche de l'analyse, c'est bien plutĂŽt de faire entendre la complexitĂ©, voire la nĂ©cessitĂ© aujourd'hui neuve, d'articuler ce qu'implique la dĂ©mocratie Ă laquelle nous tenons Ă©videmment, et ce qu'implique la condition langagiĂšre qui est la nĂŽtre. Comment soutenir ce paradoxe ? Telle est notre tĂąche ! Et, je termine en Ă©voquant les groupes analytiques car il me semble que leur fonctionnement, ou plutĂŽt leur existence â aujourdâhui multiple, surtout du cĂŽtĂ© lacanien â me semble ĂȘtre la pointe avancĂ©e, le lieu-mĂȘme de la difficultĂ© que je viens de vous dĂ©crire. Ceci mĂ©riterait quâon sây intĂ©resse car on pourrait dire que la psychanalyse, c'est comme la Belgique : il n'est pas impossible quâelle puisse sâautodĂ©truire.
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Ethique et transmission
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Lecture dâun extrait du livre de Zoltan Veress,
par Marie France Renard
Ma fonction dans lâinstitution a toujours Ă©tĂ© de dĂ©fendre des positions « justes », non Ă©quivoques. Lâinstitution psychanalytique sert Ă la transmission et Ă la formation des psychanalystes. Certes, on travaille des textes, des cas⊠on essaie de formaliser. Câest un travail continu qui revient toujours Ă la question fondamentale : « Quel est lâobjet de la psychanalyse ? »
Au fil des années, certains, devenus membres effectifs, sont plus
nombreux Ă sâimposer et/ou Ă rechercher la puretĂ© analytique. DĂ©jĂ lâĂ©poque de Freud a connu de nombreuses scissions. MĂȘme chose avec Lacan dont les apĂŽtres ont fini par renier leur Dieu⊠On est confrontĂ© Ă quelque chose avec ses aspects de rĂ©pĂ©tition et de scission. On a pu crĂ©er une institution oĂč les
phĂ©nomĂšne. Le titre de Questionnement, rĂšgles peuvent attĂ©nuer ou renforcer ce me semble-t-il, rappelle en permanence la nĂ©cessitĂ© dâune remise en question.
Dans mon itinĂ©raire, que ce soit en tant quâassistant psycho Ă
lâUniversitĂ© ou en tant quâanalyste, je mĂšne toujours le mĂȘme combat : Ă©viter que les fonctionnements soient soumis Ă une autoritĂ© sans contre-pouvoir. Un combat contre la pensĂ©e unique qui empĂȘche de sâouvrir Ă des apports diffĂ©rents. Au Questionnement, jâai Ă©tĂ© un moteur puis je me suis effacĂ©, tant par penchant personnel que parce que jây Ă©tais tenu du fait quâentre temps, plusieurs de mes analysants Ă©taient devenus membres de lâassociation.53
53 Zoltan VERESS, Dans le vent violent de lâhistoire, Paris, 2011, Les Ă©ditions de Paris, p. 126.
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DâUNE ECOUTE QUI PARLE POUR POUVOIR ENTENDRE
Tanguy de Foy
Jâessaie de convaincre mes collĂšgues, de leur expliquer que peut-ĂȘtre Ă cause de ma sensibilitĂ© particuliĂšre Ă tout dogmatisme ambiant, le fait quâun outil qui se voudrait psychanalytique puisse devenir un instrument de pouvoir mâest
insupportable. 54 Zoltan Veress
La filiation hongroise
Mon intervention cherche Ă dire ce que Zoltan mâa transmis de la psychanalyse et, par extension, Ă dire quelque chose de la transmission de la psychanalyse. Elle part, cette intervention, dâune expĂ©rience de travail de plus de dix ans avec Zoltan dans la cadre de ce qui a Ă©tĂ© nommĂ© Ă partir de Freud, « analyse de contrĂŽle ». Pour la petite histoire, le terme de « contrĂŽle » apparaĂźt pour la premiĂšre fois dans un article publiĂ© en hongrois Ă Budapest en 1919 intitulĂ© « Doit-on enseigner la psychanalyse Ă lâUniversitĂ© ?»55. Dans ce texte, Freud Ă©crit : « Quant Ă lâexpĂ©rience pratique, en dehors de ce que lui apporte son analyse personnelle, il [le psychanalyste] peut lâacquĂ©rir en conduisant des cures pourvu quâil sâassure du contrĂŽle et du conseil de psychanalystes confirmĂ©s. »56 Cette indication de Freud est extrĂȘmement large et nâindique aucun dispositif particulier pour la mise en Ćuvre de lâacquisition de lâexpĂ©rience pratique. Dans son livre, Zoltan raconte comment cette proposition freudienne du « contrĂŽle » a pu prendre des dimensions surmoĂŻques dans certains moments de formation empĂȘchant vĂ©ritablement le dĂ©ploiement dâune pratique singuliĂšre au bĂ©nĂ©fice dâune soumission Ă lâinstitution. Câest dâailleurs une des raisons qui lâont fait contribuer Ă la fondation du QUESTIONNEMENT PSYCHANALYTIQUE, pour prĂ©server la dimension singuliĂšre incontournable de toute pratique de la psychanalyse sans cĂ©der sur une inscription dans le collectif. Dans la formulation de Freud que je viens de rappeler, câest la responsabilitĂ© individuelle qui est soulignĂ©e et non une potentielle responsabilitĂ© institutionnelle sur le contrĂŽle de la pratique de ses membres. Câest en effet le psychanalyste, celui qui se souhaite tel en tout cas, qui est invitĂ© Ă se donner la possibilitĂ© dâacquĂ©rir une expĂ©rience pratique auprĂšs dâun autre qui a le mĂȘme souci de la psychanalyse que lui. Cela dit aussi que lâexpĂ©rience ne sâacquiert pas directement de la pratique mais dans un Ă©change sur cette pratique avec un autre. Câest encore en Hongrie et en hongrois, que paraĂźt, en 1935, un article dont Zoltan aimait rappeler lâimportance. Cet article, intitulĂ© « Analyse didactique et analyse de contrĂŽle », dĂ©crit les enjeux de lâanalyse de contrĂŽle en dehors de toute dimension institutionnelle Ă une Ă©poque oĂč lâINSTITUT PSYCHANALYTIQUE DE BERLIN avait bien du mal Ă sâen
54 Zoltan VERESS, Dans le vent violent de lâhistoire, Paris, 2011, Les Ă©ditions de Paris, p. 120. 55 S. Freud, « Doit-on enseigner la psychanalyse Ă lâUniversitĂ© ? », in RĂ©sultats, idĂ©es, problĂšmes I (1890-1920), Paris, 1984, PUF, pp. 239 Ă 242. 56 Ibidem, p. 239.
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dĂ©partir. Ce dont il sâagit, pour lâauteur, Vilma Kovacs, câest de donner la possibilitĂ© au praticien de parler de sa pratique Ă un autre qui tentera de la lui faire entendre. Je la cite : « Lâanalyse [de contrĂŽle] doit relĂącher lâhumanitĂ© Ă©troite, rigidifiĂ©e Ă force dâhabitude et de comportements automatiques du candidat, elle doit lui faire voir les multiples potentialitĂ©s qui sommeillent en lui. Il pourra ainsi acquĂ©rir assez dâĂ©lasticitĂ© pour pĂ©nĂ©trer les difficultĂ©s de patients dont le caractĂšre est totalement opposĂ© au sien. »57
Il y a donc une filiation hongroise qui donne Ă penser lâanalyse de contrĂŽle de maniĂšre particuliĂšre, qui semble avoir pu maintenir son dĂ©calage Ă travers le temps. Je ne sais si on peut aller jusquâĂ dire quâil y a un esprit hongrois de la transmission de la psychanalyse mais Zoltan, indĂ©niablement, est un hĂ©ritier direct de cette filiation.
Le mouvement psychanalytique
Zoltan, par son Ă©coute et la maniĂšre dont il parlait cette Ă©coute, câest-Ă -dire dont il mettait son Ă©coute en mouvement pour me faire entendre, a eu lâart de me sortir de mes comportements automatisĂ©s par un imaginaire induit par des parcours de formation qui manquaient souvent dâimagination. Je pense que lĂ oĂč il y a un manque dâimagination, il y a aussi un risque dâengluement dans lâimaginaire : lâĂ©coute nâest plus branchĂ©e sur lâentendre, qui nomme ici comme substantif le point de dĂ©part du mouvement pulsionnel, câest-Ă -dire quand il nây a pas encore de sens clairement Ă©tabli, quand il y a encore du jeu. On pourrait ainsi distinguer trois Ă©lĂ©ments auxquels ĂȘtre attentif dans toute tentative de transmission de la psychanalyse : lâĂ©coute entourĂ©e, dâun cĂŽtĂ©, par lâentendre, comme origine dâune oscillation que je vais prĂ©ciser, et, de lâautre, par la parole, comme aboutissement Ă©phĂ©mĂšre. Ces trois Ă©lĂ©ments font jouer le dit par rapport au dire, lâĂ©noncĂ© par rapport Ă lâĂ©nonciation et renouvelle le rapport au savoir et Ă la vĂ©ritĂ©. Câest ce renouvellement incessant qui fait, Ă mon sens, le mouvement psychanalytique au-delĂ de toute organisation associative. Il y a, au premier plan de ce mouvement, la cure elle-mĂȘme dont je dirais quâelle transmet de la maniĂšre la plus ferme une forme de rapport Ă lâautre, une oscillation entre une affirmation et une nĂ©gation qui force Ă penser le mouvement. Tant lâaffirmation, qui est du cĂŽtĂ© de la parole, que la nĂ©gation, qui ramĂšne Ă lâentendre, portent Ă©videmment ici sur le rapport et non sur lâautre. La nĂ©gation du rapport relance au contraire sans cesse lâassomption de lâautre, de son altĂ©ritĂ©, en ramenant de lâentendre dans une Ă©coute oĂč lâaltĂ©ritĂ© sâestomperait de ne plus pouvoir ĂȘtre altĂ©rĂ©e. La nĂ©gation du rapport institue un mouvement dâĂ©laboration qui ne trouve son point de butĂ©e que dans la singularitĂ© de lâanalysant. Cette singularitĂ© se formule Ă partir dâun « je » ou dâun nom propre58, seuls Ă©lĂ©ments susceptibles de prĂ©server le mystĂšre suscitĂ© par la division de soi-mĂȘme, cette altĂ©ritĂ© intime qui fait que nous restons vivants. Ce processus de mise en forme dâun point de singularitĂ© se prolonge parfois, câest le cas pour nombre dâentre nous, par la mise en pratique de la psychanalyse, non plus comme analysant mais comme analyste, terme qui doit sans cesse sâinscrire dans lâoscillation entre affirmation
57 V. Kovacs citĂ© par J. SĂ©dat, « La place du contrĂŽle dans lâhistoire du mouvement psychanalytique », exposĂ© prononcĂ© au sĂ©minaire des membres dâEspace analytique, le 25 mars 2007. http://www.oedipe.org/fr/recherche/controle 58 T. de FOY, « Singulier pluriel », Bruxelles, Revue du Questionnement Psychanalytique, Juin 2010, pp. 113 Ă 118.
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et nĂ©gation, qui doit rester en mouvement, en devenir pour garantir la transmission de la psychanalyse autant que sa pratique. Cela permet dâĂ©viter quâun outil qui se veut psychanalytique ne se transforme en un instrument de pouvoir. Câest quâil y a une tendance de la transmission Ă figer la transmission. Je dirais mĂȘme Ă la tuer en la fixant comme un hibou sur la porte dâune grange, pour conjurer le mauvais sort qui nâest bien souvent rien dâautre quâune formation de lâinconscient. Cela peut aller jusquâĂ figer le dispositif de transmission quâest la cure elle-mĂȘme dont lâaspirant psychanalyste voudrait tirer des bĂ©nĂ©fices de statut plutĂŽt que de rester attachĂ© Ă son traitement, comme disait Freud, câest-Ă -dire Ă laisser la singularitĂ© prendre consistance autour du signifiant. Câest la conviction que jâai forgĂ©e auprĂšs de Zoltan et qui me mĂšne aujourdâhui Ă ĂȘtre particuliĂšrement attentif Ă ces moments de la pratique psychanalytique oĂč un analysant arrive, dans le transfert, Ă faire sauter un prĂ©jugĂ© qui marque ma maniĂšre de travailler pour me permettre dâaffirmer un style. Cette dynamique est particuliĂšrement prĂ©sente quand on travaille avec lâadolescence que lâon pourrait placer au mĂȘme niveau que la Hongrie dans le cadre de cette intervention. Dans ces moments bĂ©nis, je sens alors bondir en moi une pulsion de vie qui relance mon devenir tout en questionnant les stases qui se maintiennent. Cet indice de vitalitĂ© est aussi, pour moi, lâindice de la transmission. LâexpĂ©rience pratique
Câest sur ce terrain oscillant que jâai rencontrĂ© Zoltan Ă lâheure oĂč mon devenir analyste nâĂ©tait mĂȘme pas encore formulĂ©, pris que jâĂ©tais entre le dĂ©sir de comprendre et celui de bien-faire, ce dernier supposant un « contrĂŽle ». Zoltan a accueilli les deux dĂ©sirs indistinctement, sans parti pris, laissant mes anxiĂ©tĂ©s se loger dans son Ă©coute reliĂ©e de maniĂšre vivifiante tant Ă la parole quâĂ lâentendre. Câest ce dont je vais tĂ©moigner maintenant. Jâarrivais dâabord chez lui avec mes notes qui, loin dâĂȘtre des notes de musique, ramenaient de ma pratique autant dâĂ©lĂ©ments figĂ©s derriĂšre lesquels me cacher. Il nây a jamais eu aucune remarque de la part de Zoltan sur lâusage que je faisais de ces notes en sĂ©ance. Zoltan, pourrait-on dire, faisait entendre son Ă©coute dans lâĂ©nonciation de sa parole. Cette Ă©nonciation faisait entendre aussi lâarticulation de sa parole avec ce qui lui Ă©tait propre, cette singularitĂ© construite au fil du parcours psychanalytique qui se laisse apprĂ©hender au fil des pages de son livre. En mĂȘme temps quâil tenait le fil de mon travail â « comment va cette jeune femme dont tu ne mâas plus parlĂ© depuis un bout de temps ? » â, il accrochait si je puis dire Ă ce fil des bouts de son histoire avec la psychanalyse oĂč apparaissait tant son devenir analyste que son mouvement dâanalysant. Il me faisait part des Ă©chos que provoquaient en lui mes dits dans un rythme attentif au dialogue, au mouvement du dire. Il me partageait ses associations⊠mais pas toujours. Câest ce « pas-tout » qui a contribuĂ© Ă Ă©largir le mouvement dâoscillation dont je parlais plus haut. Il ramenait mes dits Ă mon dire. Ce « pas-tout » est arrivĂ© Ă me dĂ©concerter suffisamment pour dĂ©construire mon dit, installer une dynamique de non-rapport au savoir et Ă la vĂ©ritĂ© qui me fait dire aujourdâhui quâil nây a pas de vĂ©ritĂ© sans singularitĂ©. Ce faisant, il mâa entraĂźnĂ© dans un mouvement qui mâa poussĂ© Ă abandonner une de ces habitudes contractĂ©es dans ces formations sans imagination dont je parlais plus haut : jâai dâabord arrĂȘtĂ© dâamener mes notes et puis jâai carrĂ©ment arrĂȘtĂ© dâen prendre en sĂ©ance. Le mouvement dans lequel jâĂ©tais pris auprĂšs de Zoltan mâassurait, comme disait Freud, dâun
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contrĂŽle suffisant pour acquĂ©rir une expĂ©rience pratique dans un rapport au savoir rafraĂźchi par une Ă©coute qui laissait une place Ă lâentendre. Zoltan ne parlait pas pour conseiller mais pour maintenir son Ă©coute vivante, branchĂ©e sur lâentendre. Le rythme de la transmission
Cette rythmique particuliĂšre dĂ©couverte auprĂšs de Zoltan me fait dire aujourdâhui que la transmission est plus une question dâĂ©coute que de parole. Pour reprendre le souci de Vilma Kovacs, je dirais que la parole nâĂ©chappe Ă lâhabitude quâinscrite dans lâentendre par une Ă©coute en mouvement, qui ne se sait pas dâavance. Pour prĂ©ciser cette articulation, Ă lâissue de cette expĂ©rience dâanalyse de contrĂŽle, je suis tentĂ© de distinguer trois temps qui mĂšne Ă la parole Ă partir de la pulsion otique (selon Jacques Nassif) ou invoquante (selon Alain Didier-Weil) :
1. lâentendre qui branche lâoreille sur le bruit qui lâentoure (sons divers, murmures, voix),
2. puis lâĂ©coute qui distingue peu Ă peu un sens dans le bruit 3. et enfin la parole qui se risque Ă partir de ce quâelle a pu Ă©couter et entendre.
Cette parole mĂšne Ă un dire, une Ă©nonciation qui produit un dit, un Ă©noncĂ©. Ce dit nâa aucune consistance sâil ne bĂ©nĂ©ficie pas dâun passage par les trois temps, câest-Ă -dire aussi dâun passage par un autre. On pourrait imaginer quâil y a donc un dit de lâentendre, un dit de lâĂ©coute et un dit de la parole, lâun faisant que ça repart dans lâautre. Ces trois Ă©tapes sont aussi les trois Ă©tapes de la transmission qui ne peuvent avoir lieu sans Ă©thique si lâĂ©thique est bien ce qui vient faire le vide de sens, vider lâĂ©coute pour rendre lâoreille Ă sa fonction premiĂšre de lâentendre, la dĂ©gager de ses habitudes et rafraĂźchir ses qualitĂ©s. La transmission est une Ă©coute dans le sens oĂč elle fait silence sur le dit, elle le rend Ă lâentendre de celui Ă qui ça se transmet par une parole qui ne dit pas tout. Pas de transmetteur de la psychanalyse qui ne sâimplique dans son dire pour faire entendre un mouvement Ă celui qui Ă©coute, pour dĂ©construire en mĂȘme temps son Ă©coute dans une parole « pas-toute ». Les mots ne sont pas des choses, ils Ă©mergent dâun flux, dâun mouvement dans lequel ils scintillent. Un scintillement, câest bref, Ă©phĂ©mĂšre. Ăa se passe, de singularitĂ© en singularitĂ©, pourvu quâelles existent dans un collectif.
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LA LEĂON DE ZOLTAN
Serge BĂ©dĂšre Je suis trĂšs heureux dâĂȘtre parmi vous aujourdâhui. Ma connaissance de Bruxelles, mon plaisir Ă y ĂȘtre, Ă y venir, Ă y revenir et Ă mây sentir un peu chez moi est trĂšs liĂ© Ă ma rencontre avec Anne et Zoltan, lors du colloque « Ferenczi aprĂšs Lacan » Ă Budapest. Une rencontre rĂ©cente au regard des bien plus longues annĂ©es de compagnonnage que la plupart dâentre vous avez partagĂ©es avec lui. Une rencontre rĂ©cente en somme, mais une amitiĂ© forte et intense, qui trĂšs vite a pris lâallure dâune amitiĂ© de toujours. Etre bousculĂ© par une rencontre amĂšne souvent une subversion dans la temporalitĂ©. Et crĂ©e des inĂ©dits. Ainsi, pour moi, Bruxelles gardera toujours une part dâaccent hongrois⊠Dans une lettre que je lui adressais en dĂ©cembre dernier, une lettre pour prendre congĂ©, je lui disais que jâaimerais, un jour, Ă©crire quelque chose qui sâappellerait : « La leçon de Zoltan », pour tĂ©moigner de cette bousculade, de cette rencontre, de ce qui se sera transmis de trĂšs fort dans nos rencontres. Le jour est venu aujourdâhui que je tente dâĂ©crire cette leçon. Notre rencontre, il faut que je vous en dise un mot. Ce colloque « Ferenczi aprĂšs Lacan » Ă©tait la premiĂšre occasion pour moi de me rendre Ă Budapest. Zoltan, certains sâen souviennent sans doute, Ă©tait sur la scĂšne de la sĂ©ance dâouverture le vendredi soir, Ă©tant un des rares psychanalystes lacanien francophone Ă parler hongrois⊠Cette sĂ©ance dâouverture a Ă©tĂ© un peu compliquĂ©e, avec la façon dont la prĂ©sidente de la SOCIETE HONGROISE DE PSYCHANALYSE a Ă©tĂ© coupĂ©e dans ses propos, trop longs sans doute⊠mais enfin⊠aprĂšs tout, entendre parler de lâhistoire de la psychanalyse en Hongrie Ă lâĂ©poque du rideau de fer ne manquait pas dâintĂ©rĂȘt et valait bien quâon y sacrifie un restaurant. Cette coupure mâa paru violente et mâa fait ressentir de la colĂšre : je trouvais que nous avions une fĂącheuse tendance Ă rester « entre soi », c'est-Ă -dire au fond les mĂȘmes quâĂ Paris, que nous soyons Ă Prague, Ă Budapest ou⊠à Londres, ce qui me semblait dommage et irritant⊠Ce soir lĂ , nous ne nous sommes pas parlĂ©. Le lendemain, câest aux bains en plein air que jâai fait la connaissance dâAnne⊠simplement parce quâelle Ă©tait lĂ en compagnie dâune collĂšgue que nous avions reçue Ă Bordeaux, Marie Pessanti-Irman. Nous avons fait connaissance, Ă©voquĂ© la soirĂ©e de la veille et ce ressenti de contrariĂ©tĂ© qui avait eu des consĂ©quences regrettables : le samedi, il nây avait pratiquement plus de participants hongrois dans la salle⊠Nous Ă©tions dĂ©jĂ ... dans le mĂȘme bain ! Câest le lendemain que nous nous sommes retrouvĂ©s, sans faire exprĂšs, Ă lâexposition sur la Fauvisme. Par lâintermĂ©diaire de la fille dâune amie, qui avait fait des Ă©tudes de hongrois et avait souvent sĂ©journĂ© Ă Budapest dans les annĂ©es 70, oĂč elle avait gardĂ© des contacts, jâavais en effet reçu une invitation Ă visiter cette exposition de la part dâune de ses grandes amies hongroises, qui avait Ă©tĂ© des annĂ©es durant Conservatrice du MusĂ©e des Beaux-Arts.
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Au cours de cette visite, nous avons croisĂ© Anne et Zoltan. Bien sur je me suis arrĂȘtĂ©, et jâai fait les prĂ©sentations. Il y a des moments oĂč on est comme ça amenĂ© Ă ĂȘtre lâagent de choses dont on nâa pas idĂ©e et dont la portĂ©e nous dĂ©passe. JâĂ©tais Ă Budapest pour la premiĂšre fois, jâĂ©changeais en direct avec Zoltan pour la premiĂšre fois, et jâĂ©tais en train de le prĂ©senter Ă cette amie dâamie que je rencontrais pour la premiĂšre fois : il se trouve quâelle nâĂ©tait pas nâimporte qui pour lui, elle Ă©tait Ika Illiech, la fille du « grand » poĂšte Illiech dont les Ćuvres avaient marquĂ© trĂšs profondĂ©ment Zoltan au long de son adolescence. Ils ne sâĂ©taient jamais rencontrĂ©s. Lâun Ă©tait parti de Hongrie en 56, lâautre y Ă©tait restĂ©e. Lâune et lâun avaient croisĂ© bien des personnages en commun ; il y avait de lâĂ©motion et des nouvelles Ă Ă©changer, il nây avait plus quâĂ aller prendre un pot ensemble et Ă laisser faire. CâĂ©tait un moment inaugural, fort et Ă©mouvant qui dâentrĂ©e de jeu me faisait rencontrer Zoltan presque en faisant effraction au cĆur de son histoire. Le moins que lâon puisse dire est que câĂ©tait trĂšs intense, et aussi improbable quâinattendu. Bien sur, nous avons dĂ©cidĂ© de nous revoir et nous nous sommes revus. Des venues rĂ©guliĂšres Ă Bruxelles ont ainsi commencĂ© pour moi, trĂšs vite liĂ©es au dĂ©roulement du projet dâĂ©criture dâun livre Ă venir. Au cours de ces week-ends, Zoltan dĂ©roulait ainsi les Ă©tapes de sa vie et les questions cruciales qui Ă©taient devenues les siennes, tout en interrogeant au passage les miennes avec cette convivialitĂ© gĂ©nĂ©reuse que chacun lui connaissait qui le rendait attentif tout autant au contenu des assiettes quâĂ celui de la conversation. Cette rencontre sâest donc maillĂ©e de quotidien partagĂ©, dâĂ©changes sur nos idĂ©e, nos engagements, nos valeurs, nos vies, nos enfants dont certains se sont rencontrĂ©s. En dĂ©cembre 2009, je venais ainsi avec ma fille NoĂ©mie et RaphaĂ«l, son petit garçon qui allait avoir tout juste un an. MalgrĂ© la maladie et la fatigue, Zoltan avait fait la cuisine pour le dĂźner dâaccueil⊠Le lendemain, mon petit fils roulait dans les rues de Bruxelles dans la poussette de Noam, le petit fils de Zoltan et Anne ; dans la plus grande des simplicitĂ©s, nous Ă©tions dans le partage intense et vrai de ce qui faisait nos vies. Nous avions chacun un grand fils, deux filles et un petit filsâŠ. Quand on se rencontre avec cette intensitĂ©, bien sur on ne se quitte pas sans mal. Câest ainsi que lors de ma venue Ă Bruxelles en dĂ©cembre 2010, jâai perdu mes lunettes dans le train, jâai mis plus de trois quart dâheures Ă les retrouver et elles ont bien failli partir Ă Amsterdam sans moi. Le lendemain jâai perdu un gant et un carnet de chĂšques. Jâavais surtout perdu un ami trĂšs cher et jâen Ă©tais bouleversĂ©. Ayant tout du long Ă©tĂ© tĂ©moin et parfois participĂ© Ă lâĂ©laboration du livre dans ce qui Ă©tait devenu un compte Ă rebours et une course contre la montre, câest trĂšs naturellement que jâai participĂ© Ă le faire connaĂźtre et Ă le diffuser. Je voudrais mâappuyer pour la suite de mon propos sur les impressions et commentaires de lecture de quelques personnes qui ont bien voulu les mettre par Ă©crit et me les adresser, et qui ont donc lu Zoltan sans lâavoir connu59.
59 Mes remerciements vont Ă Gilles Thieres, Kevin Bernard et David Devoreix qui mâont transmis en confiance leurs impressions.
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- « Un homme singulier toujours aux prise avec des enjeux de pouvoir et de domination
quâinstituent les regroupements humains Ă visĂ©e totalitaire, le fĂ©odalisme hongrois dâavant guerre, le nazisme, le communisme soviĂ©tique, le colonialisme belge, jusquâau sectarisme psychanalytique. Il fait de ce livre un temps logique, celui que la psychanalyse lacanienne Ă©pingle sous le terme de « passe » pour tenter de transmette lâinvention singuliĂšre quâun sujet peut faire de ce quâil est comme objection au savoir de lâAutre Ă partir de ce que sa propre analyse lui a permis de reconstruire de sa place dans lâexistence. Il sâagit de soutenir sa vie depuis un autre point de fuite, dâun autre nouage que celui que le symptĂŽme faisait consister. Il nous fait penser que le totalitarisme nâest pas quâaffaire de dictature, et câest un autre tour de passe de son livre de montrer quâĂ travers les diffĂ©rentes institutions quâil cĂŽtoie, de lâuniversitĂ© aux sociĂ©tĂ©s psychanalytiques, il sâagit toujours de faire creux Ă la place de fiction nĂ©cessaire. Câest un chercheur de vide nĂ©cessaire Ă la structure. Enfin, il laisse une ouverture pour accepter de ne pas comprendre, juste pour donner le dĂ©sir de poursuivre⊠»
- « Je ne mâattendais pas Ă voyager Ă travers les lieux et le temps, rencontrant la beautĂ© et la barbarie de lâhomme, dans une description qui, malgrĂ© lâhorreur, ne bascule jamais dans lâobscĂšne. Câest effectivement une prodigieuse dĂ©couverte dâavoir cette sensation de rencontrer plusieurs Zoltan tout au long du livre, au fil des Ă©poques, des nations, des mĂ©tiers et des deuils. Le parcours dâun homme dans la vie avec des points de dĂ©part et des points de fuite : un regard en perspective quâil ne lĂąche jamais. Une psychanalyse qui ne serait pas du flan vise alors cette transmission, les paroles dâun pĂšre Ă son fils, lâĂ©laboration de son histoire dans lâHistoire. Cette histoire qui pourrait sâarrĂȘter Ă plusieurs reprises, poursuivie par des coups de rĂ©el, avance de pas en pas, nous offrant le tĂ©moignage singulier dâun dĂ©sir qui ne faiblit pas. VoilĂ un homme qui savait ce que voulait dire « ne pas cĂ©der sur son dĂ©sir ». De cette histoire, il hĂ©rite surtout, comme on peut lâhĂ©riter dâun alchimiste, le don de transformer la mort en vie, de repousser les limites non pas physiques, mais psychiques. MalgrĂ© les deuils, aucune ombre ne se porte. Peut ĂȘtre est-ce le vent Zoltan, violent mais dĂ©sirant qui la chasse ? »
- « Comment traverser les Ă©preuves et rester tel quâil se dĂ©crit et tel quâil est dĂ©crit : un homme
gĂ©nĂ©reux, dĂ©terminĂ© et un homme dâengagement ? Histoire dâun sujet, histoire dâune famille, histoire dâun pays⊠Forme de mise en abimes, câest une impression de vertige que jâai eu. Ca a de quoi vous donner le vertige, une vie dâenchaĂźnement. Tiens, je mâarrĂȘte sur ce terme : enchainement. La vie de Zoltan, câest un peu ça⊠Un parcours de vie oĂč il sâemploie Ă dĂ©senchainer les chaines que, de toutes parts, on cherche Ă lui mettre autour du cou et des chevilles. Finalement, câest plein dâespoir et dâenthousiasme que je suis sorti de le lecture de ce livre. »
Faire rĂ©sonner ces impressions, me confirme dans lâimpression dâune parentĂ©, ressentie particuliĂšrement lors dâune prĂ©sentation Ă Agen, ville oĂč il avait exercĂ©, avec la trajectoire de François Tosquelles, lui aussi marquĂ© par des totalitarismes et la violence de lâhistoire. Je ne tiens pas Ă tout prix Ă faire de Zoltan le « Tosquelles hongrois », mais je voulais simplement souligner la parentĂ© entre la façon de repĂ©rer son histoire dans lâHistoire que permet lâanalyse et la façon de concevoir le rapport aux institutions, quâil sâagisse dâinstitutions destinĂ©es Ă recevoir des sujets en souffrance ou dâinstitutions qui tentent de
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transmettre quelque chose de lâanalyse. Au fond, on pourrait trĂšs bien faire de Tosquelles le « Zoltan Veress catalan » ! Câest sur une autre rĂ©sonance, plus littĂ©raire, avec lâĆuvre de Raymond Queneau que je voudrais terminer. Peut ĂȘtre le savez vous, Queneau a Ă©tĂ© trĂšs profondĂ©ment marquĂ© par son rapport Ă la culture analytique, mais aussi et surtout par son analyse personnelle avec Fanny Lowtsky-Schwartsmann dans les annĂ©es 1930/35 Ă Paris. Il fait une allusion Ă la fois prĂ©cise, discrĂšte et transposĂ©e Ă cette trajectoire dans le roman en vers quâil publie en 1937 sous le titre ChĂȘne et Chien, mais câest bien plus tard, en 1965 dans Fleurs Bleues quâil tĂ©moigne dâune façon originale et crĂ©ative de lâempreinte laissĂ©e par lâanalyse. Il y met en scĂšne deux personnages, lâun du 20Ăšme siĂšcle, Joachim Cridolin, et lâautre du 13Ăšme, Joachim Duc dâAuge, qui sont lâun la doublure de lâautre : Joachim Cridolin rĂȘve frĂ©quemment dâĂȘtre Joachim dâAuge, Ă©tant ainsi transportĂ© au cĆur de lâhistoire du fĂ©odalisme, des croisades, des pulsions et des abus de toutes sortes. Alliant problĂ©matique personnelle et trame historique parcourue au pas de charge : - 1264, la rĂ©volte contre St Louis, - 1439, lâalliance entre le Dauphin et le Duc dâAuge pour tenter de renverser et dĂ©trĂŽner
le Roi, - 1789, la RĂ©volution ⊠Comme si le Cridolin moderne au prise avec son histoire avait besoin dâun Cridolin mythique traversant les grandes dates de lâHistoire pour parvenir Ă sâaffranchir par le jeu de lâanalyse. Lâun vient secouer lâautre, amarrĂ© plus Ă ses symptĂŽmes quâĂ la pĂ©niche immobile quâil habite et qui vient lui indiquer les vertus du fait dâavoir un point de perspective pour rĂ©guliĂšrement « considĂ©rer un tant soit peu la situation historique », encouragĂ© en cela par un cheval qui parle et qui pourrait bien reprĂ©senter lâanalyste : « Courage Messire, mettez vous donc en selle que nous allions promener⊠» Cette mise en selle de lâanalyse, a pour effet de rendre possible la rencontre entre les deux Joachim, de faire en sorte que la pĂ©niche qui de loin parait bien installĂ©e sur une berge riante, mais qui de prĂšs semble flotter sur une eau chargĂ©e de dĂ©chets et dâordures, puisse larguer les amarres, enfin voguer et sâapercevoir que sâil reste bien de la vase, sâĂ©panouissent ici oĂč la de prĂ©cieuses petites fleurs bleues. Comme lâĂ©crit mon amie Anne Clancier, qui est la mĂšre de la personne qui a servi dâintermĂ©diaire dans la rencontre avec Ika Illiech, dans son Ă©tude consacrĂ©e Ă Raymond Queneau , qui Ă©tait un de ses amis proches, et qui constitue un hommage posthume : « A la fin, Joachim nâest plus le Duc de lâauge Ă cochons, mais Duc dâAuge en Normandie. Il peut couper les amarres de lâArche. Il est dĂ©sormais seul maĂźtre aprĂšs Dieu Ă bord de sa pĂ©niche. Il peut laisser dormir dans la cale les tĂ©moins du monde du pĂ©chĂ© (et de son analyse), il nâa plus peur du dĂ©luge, il peut voguer vers le terme de son voyage analytique, lĂ du haut dâun donjon duquel « considĂ©rer un tant soit peu la situation historique » il verra cette fois-ci les petites fleurs bleues sortir de la vase. Tout au long de cette fable, R. Queneau nous montre, dans un jeu de miroir, que chacun de ses deux hĂ©ros Ă©tait le rĂȘve de lâautre, exprimant ainsi la dialectique du conscient et de lâinconscient. Raymond Queneau nous rĂ©vĂšle, sans sĂ©cheresse et sans rhĂ©torique, quâau commencement Ă©tait non lâinnocence
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mais la boue, mais que lâhomme peut, sâil a le courage dâassumer son destin dans sa totalitĂ©, de la boue faire surgir les Fleurs bleues de lâinnocence »60. Ne pas oublier lâarticulation entre lâhistoire et lâHistoire. Ne pas non plus se laisser duper par la dimension imaginaire de lâHistoire. Ne pas sâen laisser compter par lâhistoire donc, pas plus la sienne que lâhistoire avec un grand H. Traquer les petits narcissismes racines pernicieuses de grands pouvoirs. Ne pas partir battu. Ne pas cĂ©der. Garder vives ses capacitĂ©s dâobjection. Ne pas oublier que rigueur et chaleureux peuvent aller ensemble. Ne pas oublier que le symbolique repose surtout sur un agencement de dĂ©tails et que la quotidiennetĂ© en est porteuse et quâelle est digne dâĂȘtre habitĂ©e. Ne pas oublier que des fleurs bleues peuvent toujours pousser au bout du chemin si on a le courage de le parcourirâŠ. La leçon de Zoltan, en fait, nâest pas une, mais consiste en une sĂ©rie de pluralitĂ©s Ă la fois graves et lĂ©gĂšres. Quâelle aboutisse Ă une affaire de Fleurs bleues aurait, je pense, donnĂ© avec lui lâoccasion dâun grand rire partagĂ©âŠ
60 Anne CLANCIER, Raymond Queneau et la psychanalyse, Paris, 1994, Editions du Limon, pp. 56-57.
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LA PSYCHANALYSE, SA TRANSMISSION, SON ENSEIGNEMENT
Nicole Stryckman
Le recours au compromis, quâil soit explicite ou implicite dĂ©soriente toute lâaction psychanalytique et la plonge dans
la nuit. Jacques Lacan.
Qui cĂšde sur les mots cĂšde sur tout.
Sigmund Freud. Je remercie les organisatrices et organisateurs de cette journĂ©e de mâavoir donnĂ© cette occasion de rendre hommage Ă Zoltan. Cela fait bien longtemps que jâai rencontrĂ© Zoltan. CâĂ©tait en 1968, Ă lâEcole maternelle. A lâĂ©cole maternelle oĂč il conduisait son fils Matyas et moi, ma fille Violaine. Nous nous sommes alors revus occasionnellement, nous partagions en effet la mĂȘme bande dâamis psychologues. Puis nous nous sommes retrouvĂ©s dans dâautres Ă©coles, psychanalytiques cette fois : lâECOLE BELGE DE PSYCHANALYSE tout dâabord, lâECOLE FREUDIENNE ensuite. Jâen Ă©tais membre, avec une dizaine dâautres Belges, tandis que lui la frĂ©quentait, mais nâavait jamais voulu en ĂȘtre membre. Il sâen explique dans son livre. Sâil apprĂ©ciait lâapport de Lacan Ă la psychanalyse, et davantage, si, comme il lâaffirma, Lacan a profondĂ©ment marquĂ© sa vie61, il ne supportait pas toujours son style. Cette divergence entre lui et moi sâest retrouvĂ©e plus tard, aprĂšs la dissolution de lâECOLE FREUDIENNE DE PARIS en 1980. AprĂšs avoir quittĂ© lâECOLE BELGE et choisi de ne pas adhĂ©rer Ă lâECOLE DE LA CAUSE, nous avons participĂ©, avec une poignĂ©e dâautres collĂšgues, Ă la crĂ©ation dâun groupe de travail MĂ©salliance puis Ă celle de lâASSOCIATION DES CARTELS FREUDIENS. Puis nos chemins se sĂ©parĂšrent sur une question : celle de la place Ă accordĂ© Ă un MaĂźtre dans une institution psychanalytique. Jâavais en effet acceptĂ© la proposition de Charles Melman de participer Ă la fondation Ă Paris de lâASSOCIATION FREUDIENNE. Comme vous le savez, jâai quittĂ© cette association depuis. MalgrĂ© cette divergence, malgrĂ© cette « alliance avec Melman » quâil regretta beaucoup comme il lâĂ©crit dans son livre62, notre profonde amitiĂ© sâest poursuivie et il fut un des rares collĂšgues avec qui je pus discuter de mes difficultĂ©s et puis de mon dĂ©part de cette association dont jâavais Ă©tĂ© co-fondatrice. MĂȘme si nous avons divergĂ© un temps quant Ă lâinstitution, on sait combien un fonctionnement dĂ©mocratique Ă©tait essentiel pour lui63. Donc malgrĂ© cette divergence dâalors, nous avions une grande affinitĂ© dans ce questionnement toujours Ă poursuivre quant Ă lâobjet de la psychanalyse et quant aux modalitĂ©s de sa transmission. Dâailleurs, jâai rĂ©cemment dĂ©couvert que nous avions frĂ©quentĂ© les mĂȘmes contrĂŽleurs : Charles Melman et Octave Mannoni.
61 Zoltan VERESS, Dans le vent de lâHistoire, paris, 2011, Les Editions de Paris, p. 107. 62 Ibidem, p. 121. 63 Ibidem, p. 122.
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Cela Ă©tant, jâaurais voulu vous proposer une rĂ©flexion en quatre points.
1. Comment se transmet la psychanalyse? 2. Le « transfert de travail », est-ce une nĂ©cessitĂ© ou un leurre⊠? 3. La psychanalyse a-t-elle Ă participer aux idĂ©ologies rĂ©gnantes ? 4. Quelle institution serait compatible avec lâobjet de la psychanalyse et sa
transmission ? Rassurez-vous, vu le temps dont nous disposons, je nâaborderai que les deux premier points et, de surcroĂźt, trĂšs briĂšvement. Comment se transmet la psychanalyse ?
Ă ce sujet, deux textes sont essentiels pour moi. Celui de Jacques Lacan « La psychanalyse et son enseignement », et celui dâOctave Mannoni « Psychanalyse et enseignement. Toujours le transfert ». Lâenseignement de la psychanalyse peut se prĂ©senter de deux façons diffĂ©rentes selon quâil sâagit de formation ou dâinformation. Le propre de tout enseignement rĂ©side dans la communication dâun savoir. Lâacquisition de connaissances thĂ©oriques voire doctrinales est exigible pour la formation des analystes. « Câest mĂȘme une question importante et urgente qui se pose effectivement aux SociĂ©tĂ©s dâanalystes », nous rappelait Octave Mannoni. Mais, on lâoublie parfois, apprendre quelque chose sur la psychanalyse ou apprendre quelque chose de l âexpĂ©rience psychanalytique, sont deux modalitĂ©s dâacquisition diffĂ©rentes de deux savoirs radicalement diffĂ©rents. Nous avons toutes et tous fait cette expĂ©rience, du moins je lâespĂšre : dans notre cure nous avons appris des choses que nous ne savions pas et cependant notre analyste sâest bien gardĂ© de nous enseigner quelque chose. Comme le rappelle O. Mannoni, « lâinstrument des dĂ©couvertes dans cette situation, câest le transfert ou la communication du savoir nây a aucune part »64. Le transfert est un dĂ©placement de reprĂ©sentations, de signifiants et dâaffects (Ă entendre, affects du sujet de lâinconscient). Pour Lacan, « le transfert est la mise en acte de la rĂ©alitĂ© de lâinconscient », et encore « le transfert, câest de lâamour qui sâadresse au savoir ». Plusieurs questions se posent :
Que nous enseigne la psychanalyse Comment enseigner la psychanalyse ? Le savoir psychanalytique sâenseigne-t-il ? Quel est le rapport du savoir Ă lâinconscient ?
Que nous enseigne la psychanalyse ? Voici comment Jacques Lacan a répondu à cette question : - Il y a une histoire vécue comme histoire.
64 Ibidem, pp. 60-61.
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- Tout parlĂȘtre est assujetti aux lois du langage qui sont « seules capables de surdĂ©terminations ».
- Câest dans le jeu de lâintersubjectivitĂ© que la vĂ©ritĂ© entre dans le rĂ©el. - Lâinconscient est ce discours de lâAutre oĂč le sujet reçoit, sous la forme inversĂ©e qui
convient Ă la promesse, son propre message oubliĂ©.65 La psychanalyse enseigne quelque chose que lâanalyste ne peut enseigner. De cela, il ne peut rendre compte que par une thĂ©orie du transfert. Rappelez-vous les propos de Freud : « ⊠ce que le patient a vĂ©cu sous la forme dâun transfert, jamais plus il ne lâoublie, et il y attache une conviction plus forte quâĂ tout ce quâil a acquis par dâautres moyens. »66 Le savoir qui sâĂ©nonce dans la cure est une nouvelle forme de savoir. Câest un savoir que lâanalysant suppose Ă lâanalyste qui, par la dialectique du transfert du savoir insu va devenir savoir oĂč « lâinconscient a sa part et remplit une fonction ». En psychanalyse, le point essentiel est moins le savoir en lui-mĂȘme que son rapport Ă lâinconscient. Comme nous le savons, ce savoir-lĂ est portĂ© par « les accidents du dĂ©sir inconscient »67 et il ne se dĂ©veloppe que quand on lâattend dâun autre qui ne le donne pas « soit que, par exemple, il nâen possĂšde pas le premier mot, soit pour dâautres raisons. Câest-Ă -dire quâil naĂźt dans une situation transfĂ©rentielle. »68 Rappelez-vous la relation transfĂ©rentielle entre Sigmund Freud et Wilhelm Fliess. Sigmund Freud a quittĂ© un guide, Josef Breuer, pour un Ă©garĂ©, Wilhelm Fliess qui construisait une thĂ©orie folle. De cette situation, Wilhelm Fliess sort avec un dĂ©lire du savoir tandis que Sigmund Freud va trouver le savoir sur le dĂ©lire. En psychanalyse, le savoir est toujours attendu de lâautre. Lâanalysant lâattend de son analyste, lâanalyste lâattend de lâanalysant. Dans cette situation dâintersubjectivitĂ©, Jacques Lacan a produit une coupure. En effet, par la mise en place de lâAutre, il dĂ©samorce ce jeu de miroir. Puisque ce savoir-lĂ est toujours le savoir de lâAutre. La thĂ©orie de Jacques Lacan a bien dĂ©montrĂ© que ce nâest que de « la place de lâAutre que lâanalyste peut recevoir lâinvestiture du transfert qui lâhabilite Ă jouer son rĂŽle lĂ©gitime dans lâinconscient du sujet ». Nous savons que, pour le nĂ©vrosĂ©, lâAutre est un sujet qui parle et dĂ©sire. Or, lâAutre nâest quâun lieu, celui du trĂ©sor des signifiants. « Transfert de travail » : nĂ©cessitĂ© ou leurre ?
La pratique spĂ©cifique de la cure nous enseigne que nous avons Ă suspendre nos idĂ©ologies, nos croyances mais aussi celles de nos pĂšres, de nos maĂźtres autrement dit celles de Freud, de Lacan et de quelques autres. Ceci sâimpose afin de pouvoir Ă©couter, entendre et interprĂ©ter les dires des patients dans « lâobjectivitĂ© » du sujet en souffrance qui sâadresse Ă nous dans le transfert. Mais lĂ ou cette suspension semble plus difficile, voir impossible pour les psychanalystes, câest lorsquâelle concerne les croyances, les idĂ©aux des fondateurs de la psychanalyse et cela, paradoxalement, alors que ceux-ci en ont indiquĂ© la nĂ©cessitĂ©. Freud le fit dans Lâavenir dâune illusion, illusion quâil assignait Ă la religion ; Lacan dans son sĂ©minaire sur LâĂ©thique quant Ă la croyance en lâexistence dâun objet au dĂ©sir.
65 Ibidem, pp. 438-439. 66 Sigmund FREUD, AbrĂ©gĂ© de la psychanalyse (1938), Paris, 1978, PUF, p. 45. 67 Octave MANNONI, Freud, Paris, 1968, Seuil, Ecrivains de toujours, p. 56. 68 Octave MANNONI, « Lâanalyse originelle » (1967), in Clefs pour lâimaginaire, Paris, 1969, p. 116.
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Notre rapport transfĂ©rentiel aux fondateurs de la psychanalyse â Freud et Lacan â peut nous faire glisser du rapport au pĂšre-maĂźtre-Ă -penser quâĂ©tait Freud, Ă celui de pĂšre-maĂźtre-Ă -penser-et-Ă -langage quâĂ©tait Lacan. Ă ce transfert peuvent se conjoindre un souci de fidĂ©litĂ©, une demande de filiation et de reconnaissance et/ou encore une angoisse qui peut surgir de la mise en place de la nĂ©vrose de transfert. Tout cela se conjuguant Ă la solitude quâimplique toute fonction du psychanalyste induit la mise en place de ce que Lacan a nommĂ© « transfert de travail », transfert de travail quâon a dit nĂ©cessaire voire indispensable Ă la formation des analystes ! Cette notion de « transfert de travail » est, Ă mes yeux, trĂšs problĂ©matique pour diverses raisons. Jâen pointe trois :
1. La mise en place de ce type de transfert nâest-il pas le maintien de la nĂ©vrose de transfert par simple dĂ©placement dâobjet dâamour et dĂ©placements des reprĂ©sentations et des signifiants ? Ce dĂ©placement va avoir pour consĂ©quence lâimpossible dĂ©clin de la nĂ©vrose de transfert puisque nous assistons Ă un dĂ©placement du symptĂŽme et le maintien de la consistance de lâAutre et de son savoir ?
2. Cette mise en place nâest-elle pas la pĂ©rennisation de la position masochiste toujours prĂ©sente dans la nĂ©vrose de transfert ?
3. Le transfert psychanalytique a-t-il à régir les liens sociaux entre psychanalystes ?69 .
Reprenons ces questions : N âest-il pas simple dĂ©placement ? Il me semble que ce transfert nâest souvent que le prolongement de lâamour pour le pĂšre, le maĂźtre en psychanalyse. Ce que nous avions peut-ĂȘtre oubliĂ© est la chose suivante : ĂȘtre le « fidĂšle serviteur » dâun pĂšre, dâun maĂźtre, câest sâarroger son savoir. Cette « arrogeance », cette arrogance produit une inversion transfĂ©rentielle. Car du savoir sur lâamour, que vĂ©hicule le transfert, on passe Ă lâamour du savoir, Ă lâamour pour le savoir. Quel est le statut de ce savoir que lâon aime ? Comme le rappelait Jacques Lacan, cet amour du savoir est un piĂšge qui capte et fascine. Lâamour, comme le dĂ©montre le transfert, nâa quâun souci, celui de faire Un, Un-Unifiant. Or, ce qui fait Un, Sigmund Freud lâa magistralement mis en lumiĂšre, câest lâidentification. Et, il nây a quâun pas Ă faire pour que ce transfert de travail nous fasse passer de lâidentification Ă lâanalyste au MaĂźtre en psychanalyse. De cette identification Jacques Lacan a montrĂ© les impasses en fin de cure. Par ailleurs, ce transfert de travail alimente le leurre de lâamour du savoir, voire habille cet amour du savoir des oripeaux de la religion ou dâun objet passionnel : « la psychanalyse ». Je vous rĂ©fĂšre ici Ă un article trĂšs intĂ©ressant dâAnne Levallois : « Peut-on ĂȘtre psychanalyste sans entrer en religion ? »70 Rappelez-vous ce quâĂ©crivait Sigmund Freud : « Le masochiste veut ĂȘtre traitĂ© comme un enfant en dĂ©tresse (Hilflosigkeit) et dĂ©pendant. »
69 Voir aussi Patrick DE NEUTER (1996), « Transfert imaginaire et transfert de travail », in Le Bulletin freudien n° 28, Bruxelles, 1998, Association freudienne de Belgique, pp. 89-98. 70 ConfĂ©rence faite Ă la FacultĂ© de psychologie de lâuniversitĂ© de Montevideo le 05.09.1995, non publiĂ©.
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Chez certains analysants, et peut-ĂȘtre plus particuliĂšrement chez ceux qui souhaitent prendre position dâanalyste, la perte de la prĂ©sence rĂ©elle de lâanalyste, surtout sâils lâont instaurĂ© en « Objet-analyste », crĂ©Ă© par la nĂ©vrose de transfert, la confrontation Ă la solitude quâimplique toute position dâanalyste et la confrontation avec les collĂšgues est trop angoissante voire impossible. LĂ rĂ©side le risque que, lâanalysant-analyste maintienne et poursuive la nĂ©vrose de transfert sous couvert dudit transfert de travail. Dans cette perspective, le transfert de travail tĂ©moigne dâune rĂ©sistance majeure au dĂ©clin de la nĂ©vrose de transfert et Ă la fin de la cure. Et donc, au lieu dâarriver en fin de cure Ă cette position que Jacques SĂ©dat Ă©nonçait dans cet axiome trĂšs pertinent :
Corps séparé/pensé séparé On maintient Corps non séparé/pensé non séparé71,
Et lâon passe ainsi de lâamour de transfert Ă lâamour du transfert. Reprenons la question par un autre axe et demandons-nous si le transfert a Ă rĂ©gir les liens sociaux entre psychanalystes. Le discours psychanalytique, dont lâagent est lâobjet cause du dĂ©sir, est-il le discours qui sied Ă la pratique institutionnelle, pratique qui lie les psychanalystes entre eux dans lâinstitution ? Est-ce le discours qui fait lien social entre psychanalystes ? RĂ©pondre affirmativement Ă cette question nâest-ce pas utiliser les mĂ©canismes fondateurs du sujet de lâinconscient singulier pour rendre compte des phĂ©nomĂšnes de groupes oĂč dâautres mĂ©canismes sont en jeu et oĂč dâautres discours prennent le pas lorsquâils nây font pas la loi. Nous pouvons en faire rĂ©guliĂšrement lâexpĂ©rience ? Ces mĂ©canismes sont inhĂ©rents Ă toute pratique institutionnelle, y compris psychanalytique. Or, on sait que le discours psychanalytique, rigoureusement parlant, ne peut sâinscrire dans une telle institutionnalisation. MĂȘme si la cure psychanalytique, et on est en droit de le supposer, a quelques effets sur notre structuration psychique dĂ©sirante et notre position subjective, ne pensez-vous pas, avec Freud se rĂ©fĂ©rant Ă Le Bon « ⊠quâun individu modifie ses rĂ©actions individuelles dĂšs quâil se trouve dans un groupe, pour former une unitĂ©, un mĂȘme corps, une mĂȘme pensĂ©e. » Par consĂ©quent, les psychanalystes se trouvent devant une grande difficultĂ©. Comment ne pas se laisser engloutir et comment ne pas laisser dĂ©river notre pratique dans ces phĂ©nomĂšnes de groupes et de transferts institutionnels ? Comment ne pas faire de lâinstitution un lieu de pensĂ©e unique ? Comment prĂ©server et transmettre la psychanalyse dans la rigueur que son objet exige ? Questions qui ont toujours taraudĂ© Zoltan tout au long de sa vie dâanalyste. Pour conclure, je vous rappelle cette phrase de Sigmund Freud et cette autre de Jacques Lacan que jâĂ©voquais en commençant, phrases qui Ă©noncent bien le cap que Zoltan a toujours tenu comme analyste, comme homme et comme ami :
71 Conférence faite à Bruxelles le 16.10.10 intitulée « Le transfert chez Freud aprÚs Lacan ». Voir également Jacques SEDAT, Comprendre Freud, Paris, 2008, Armand Colin, p. 98.
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« Le recours au compromis, quâil soit explicite ou implicite, dĂ©soriente toute lâaction psychanalytique et la plonge dans la nuit », Jacques Lacan « Qui cĂšde sur les mots cĂšde sur tout », Sigmund Freud.
POST SCRIPTUM On peut bien mâobjecter que ce que jâai dĂ©crit, nâest pas le transfert de travail souhaitĂ© par Lacan mais lâune de ses dĂ©rives. HĂ©las, câest une dĂ©rive que jâai souvent observĂ©e. Par ailleurs, je pense que le transfert de travail sâoriente inĂ©vitablement ainsi lorsquâil porte sur une personne. Câest la psychanalyse comme telle qui doit en ĂȘtre lâobjet. Encore faut-il que cet objet soit non passionnel. Par ailleurs, comme il a Ă©tĂ© remarquĂ© dans la discussion, le transfert nâest pas quâamour : il est aussi ambivalent, agressif, voire haineux. Mais lâon oublie souvent que ce transfert concerne tout autant lâanalysant que lâanalyste. Rares sont ceux qui abordent, comme Winnicott, cette dimension nĂ©gative du cĂŽtĂ© de lâanalyste. On peut se demander quelle Ă©conomie psychique ils rĂ©alisent ? Qui ils protĂšgent par cette scotomisation ? Et quels en sont les effets dans la vie institutionnelle et dans la direction des cures.
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POETIQUE ET INTERPRETATION
Nadine Van den Broeck Poétique
Pour tĂ©moigner de ce que Zoltan nous a transmis, jâai eu la chance de pouvoir mâappuyer sur des comptes-rendus trĂšs minutieux rĂ©digĂ©s lors dâun travail en cartel avec lui en 98-99. Cette annĂ©e-lĂ , deux cartels avaient dĂ©cidĂ© de travailler le thĂšme « PoĂ©tique et interprĂ©tation », et dâutiliser lâautre cartel comme plus un, dâoĂč lâidĂ©e de se tenir mutuellement au courant des avancĂ©es de chacun. A la relecture de ce travail se retrouve la prĂ©sence vive de Zoltan, son enthousiasme, son immense culture littĂ©raire, et la formidable libertĂ© de pensĂ©e quâil encourageait chez chacun. Pour lui en tous cas, toute la psychanalyse, quâil sâagisse du mouvement de la cure, de lâĂ©coute ou de lâinterprĂ©tation, se campe rĂ©solument dans le champ du rĂ©cit, de la langue. Lacan il est vrai, Ă de rares occasions, articule le style poĂ©tique Ă lâacte analytique. « Que vous soyez inspirĂ©s Ă©ventuellement par quelque chose de lâordre de la poĂ©sie pour intervenir, câest bien en quoi, je dirai, câest bien vers quoi il faut vous tourner⊠La mĂ©taphore et la mĂ©tonymie nâont de portĂ©e pour lâinterprĂ©tation quâen tant quâelles sont capables de faire fonction dâautre chose. Et cette autre chose dont elles font fonction, câest bien ce par quoi sâunissent Ă©troitement le son et le sens. Câest pour autant quâune interprĂ©tation juste Ă©teint un symptĂŽme que la vĂ©ritĂ© se spĂ©cifie dâĂȘtre poĂ©tique. »72 Ce travail avec Zoltan a vraiment amplifiĂ©, et lĂ©gitimĂ©, lâintĂ©rĂȘt que le psychanalyste peut porter Ă la position poĂ©tique. Le poĂšte renonce en effet Ă lâusage immĂ©diat, intentionnel, de la parole, pour cultiver sa relation imaginaire Ă lui-mĂȘme et au monde, et lâĂ©laborer par un discours intĂ©rieur. Le passage de lâICS se produit dans tous les cas, chez tout un chacun, au fur et Ă mesure que le poĂšte parle. Le discours poĂ©tique ne nous donne pas du tout lâimpression dâexprimer ce qui est secret, mais de le respecter comme inexprimĂ©, dâen marquer la place en le contournant. La parole poĂ©tique est une parole pythique, claire et obscure pour celui qui la profĂšre comme pour celui qui la recueille. En cela elle est comparable au rĂȘve et la psychanalyse y retrouve son bien. Le poĂšte cherche Ă retrouver lâexpĂ©rience enfantine de la parole, tandis que le linguiste voudrait bien retrouver la comprĂ©hension quasi divinatoire de lâĂ©poque oĂč nous assimilions le langage de nos parents. Le linguiste se sĂ©curise en rĂ©solvant les anciennes difficultĂ©s, le poĂšte aspire Ă les revivre. En ce sens, nous sommes tous, Ă la fois poĂštes et linguistes, au moins dans notre enfance. Le grand remaniement pulsionnel de lâadolescence se marque par un rapport privilĂ©giĂ© Ă la poĂ©sie, mĂȘme dans notre modernitĂ© (le rap). LâĂ©nonciation poĂ©tique implique lâenfant dans lâhomme, et les divers circuits de ses jouissances qui organisent ses Ă©noncĂ©s donnent corps aux mĂ©taphores. Si la poĂ©sie est bonne, elle Ă©claire, lâespace de quelques vers, un pan de notre rĂ©alitĂ© psychique que nous ignorions. En cela elle est proche de lâeffet fusĂ©e Ă©clairante73 de
72 Jacques LACAN, Lâinsu que sait de lâune bĂ©vue, sĂ©ance du 19 avril 1977. 73 Philippe PORRET, « Ce que les psychanalystes doivent Ă la poĂ©sie », in Lettres de la SPF n°4, Paris, PUF.
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certaines interprĂ©tations dans une cure. Ainsi ce patient qui aprĂšs une rupture amoureuse trĂšs pĂ©nible, rencontre une nouvelle jeune femme, et se plaint en sĂ©ance dâavoir la pensĂ©e encombrĂ©e, dans cette relation naissante, par des comparaisons avec son ancienne amie. Il a fait un rĂȘve qui nâa « rien Ă voir » : il vend des vieux trucs au MarchĂ© aux Puces. Il associe : on est en fin de mois, il manque de sous, câest quelque chose quâil fait parfois, des brocantes. Souligner la polysĂ©mie du mot « souvenir » â objet ancien, rĂ©miniscence â permet au patient de reconnaĂźtre que finalement ce rĂȘve a peut-ĂȘtre Ă voir avec ce qui lui arrive. Ce qui est intĂ©ressant, câest que la censure ne lui permet pas de faire le lien, lĂ oĂč le poĂšte BĂ©caud fait du mĂȘme thĂšme la mĂ©taphore principale de sa chanson « La vente aux enchĂšres ». Le poĂšte est crĂ©ateur, sa « licence poĂ©tique » lui permet de se dĂ©sarrimer des contraintes de la langue, et lui permet dâinnover Ă la lisiĂšre de la communautĂ© linguistique. La poĂ©sie est affaire de bouche : mĂȘme Ă©crite, elle nâa de sens quâĂ ĂȘtre dite. « Les mots mâĂ©crivent », dit le poĂšte. « InterprĂ©ter, câest lire lâĂ©criture parlĂ©e », dit lâanalyste. Passer par la bouche remet en mouvement la formidable charge pulsionnelle de la langue. La poĂ©sie, comme la parole dans la cure, oĂč ça rĂȘve, ça rate, ça rit, et probablement comme la parole dans lâinterprĂ©tation analytique, ouvre la porte aux processus primaires, position dâexception par rapport aux reste des discours sociaux. Les poĂšmes sont les poumons de la parole. En garder un en mĂ©moire, câest revenir, lâespace de quelques vers, Ă lâĂ©nigme de monde, Ă la puissance et aux limites du Verbe. Peut-ĂȘtre ces quelques poĂšmes qui accompagnent chacun dâentre nous dans lâexistence, sont-ils nos mythes privĂ©s. Ainsi par exemple, le vers de RenĂ© Guy Cadou :
« jâai longtemps habitĂ© de grandes maisons tristes appuyĂ©es Ă la nuit comme un haut vaisselier »74
AppuyĂ©es Ă la nuit place lâauditeur en spectateur dâun vĂ©ritable tableau, et le vaisselier, modeste armoire domestique, suggĂšre le vaisseau, qui reviendra plus loin dans le texte oĂč lâauteur raconte que petit,
« je savais bien me retrouver ensoleillĂ© dans les cordages dâun poĂšme. »
Interprétation
Pour illustrer ce que je voudrais avancer Ă propos de lâinterprĂ©tation comme acte analytique, une anecdote. Une patiente mâest envoyĂ©e par son mĂ©decin traitant : au bout de huit annĂ©es de travail chez une thĂ©rapeute du Rebirth, elle sâest fait mettre Ă la porte trĂšs agressivement et se retrouve dans un Ă©tat Ă©pouvantable. Durant la premiĂšre sĂ©ance oĂč je la vois, elle veut me dire « quand je pense que jâai Ă©tĂ© huit ans chez cette⊠â et au moment de dire « thĂ©rapeute », un petit trĂ©buchement se produit, il sort le son DâŠ, â elle se reprend⊠Je lâinterromps. Oui, elle a bien remarquĂ© le trĂ©buchement, et alors ? Alors je lui fais remarquer quâelle Ă©tait au bord dâinventer « dĂ©rapeute » en condensant « dĂ©raper » et « thĂ©rapeute ». La condensation avec production dâun substitut est un processus langagier qui se retrouve dans le lapsus, le mot dâesprit75 et le rĂȘve. Toute la question tourne autour de la censure et du dĂ©voilement. Le lapsus pourrait ĂȘtre un mot dâesprit si le dĂ©sir du sujet de lâinconscient 74 http://muze15.canalblog.com/archives/2010/03/07/17147843.html 75 Cfr. la carthaginoiserie de Sainte Beuve
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avait choisi non pas dâĂȘtre dĂ©voilĂ© dans le lapsus, mais de se dĂ©voiler par lâesprit76. Lâauditeur reçoit le lapsus connotĂ© de sa part de censure. Surmonter cette part, dans lâinterprĂ©tation, est un acte analytique qui doit ĂȘtre pesĂ©, dans sa temporalitĂ©, selon le cadre et lâavancĂ©e du travail, la rĂ©ceptivitĂ© du patient. Dans ces conditions, le lieu de la cure pourrait ĂȘtre ce lieu intermĂ©diaire oĂč le sujet « sâessaie au dĂ©voilement »⊠et lâinterprĂ©tation pourrait y participer. Quand lâanalyste reçoit le lapsus, il peut choisir de produire une interprĂ©tation structurĂ©e comme un mot dâesprit. LâinterprĂ©tation sâĂ©labore alors sur le mode que Freud dĂ©crit dans la formation du mot dâesprit : un temps de suspens dans la continuitĂ© du discours, et le surgissement dâun signifiant qui a Ă la fois une fonction de coupure, de surprise, sur un fond de continuitĂ©, ou en tout cas dâadresse. LâinterprĂ©tation poĂ©tique, ou lâinterprĂ©tation comme mot dâesprit, est une invitation au sens, et non une imposition de sens. Si elle est opportune, elle dĂ©gage ce que Freud dĂ©crivait dans la psychogĂ©nĂšse du mot dâesprit : un mĂ©canisme de plaisir, gĂ©nĂ©rĂ© par le mouvement de lâesprit : un obstacle extĂ©rieur est contournĂ©, par exemple le rapport hiĂ©rarchique ou, ici, la catastrophe transfĂ©rentielle prĂ©cĂ©dente ; un obstacle interne est levĂ©, par exemple la bonne Ă©ducation ; une stase psychique est levĂ©e ; une reconnaissance est faite par lâautre de lâadresse... LâinterprĂ©tation poĂ©tique est ouverture de lâĂ©ventail des significations â et tranchant de la scansion inusitĂ©e â propres au surgissement de significations nouvelles, mais prĂ©parant aussi lâinĂ©vitable Ă©chec de la vĂ©ritĂ© Ă se dire toute, qui arrivera Ă la fin de lâanalyse, que Colette Soler dĂ©finit, entre autres, comme la fin des joies du dĂ©chiffrage. On voit que ce type dâinterprĂ©tation est loin des processus secondaires que lâanalyste peut maĂźtriser. Au-delĂ de lâĂ©coute bienveillante de Freud, elle invite Ă ĂȘtre attentif au rythme, Ă la musicalitĂ©, aux trĂ©buchements de la langue, bref Ă cette part de rĂ©el que la loi Ă©crite nâidentifie pas, Ă ce pas tout rĂ©gi par lâordre social et phallique. Pour maintenir vive cette position, lâanalyste se doit de mettre en place, dans son institution, des lieux trĂšs particuliers, oĂč lâadvenue du savoir inconscient se renouvelle sans cesse. Les cartels, les supervisions, les journĂ©es comme celles-ci sont des temps prĂ©cieux et bien diffĂ©rents des lieux de transmission du savoir universitaire. Je vous remercie dâen avoir Ă©tĂ© lâadresse. Et pour terminer, peut-ĂȘtre en miroir au vent violent de lâhistoire, quelques vers Ă©crits par Pierre Barouh qui en a fait une chanson : « La mĂ©moire du vent ».77 Pour que la mĂ©moire du vent retienne nos chansons mes amis recommençons Pour que sous lâaile du vent sâaccroche notre histoire, quelques bouffĂ©es dâespoir Que la mouvance ocĂ©ane Ă son grĂ© sur la grĂšve, redĂ©pose un jour nos rĂȘves Que les ondĂ©es paysannes protĂšgent le pollen dâune chimĂšre humaine Que lâĂ©nigme des riviĂšres irrigue dâautres cĆurs, et quâelle noie nos erreurs Pour que dans lâĂąme des pierres survive lâĂ©tincelle dâune Ă©motion modĂšle Que des sĂšves vĂ©gĂ©tales renaisse un jour futur la fleur de nos aventures Que la conscience animale dans la nuit des patiences aveugle le silence
76 Alain DIDIER-WEIL, Les trois temps de la loi, Paris, 1995, Seuil. 77 http://www.saravah.fr/pierre-barouh/
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Quâun matin sur sa palette un doux soleil farceur invente une autre couleur Que la pulsion des planĂštes colporte une rumeur vers une Ă©toile sĆur Pour quâun souvenir ami garde dans son tamis le bleu de nos nostalgies Pour que la mĂ©moire du vent retienne nos chansons, amis recommençons.
Hommage à ZOLTAN VERESS Actes de la journée du 26 novembre 2011
Le Questionnement Psychanalytique
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En couverture : Zoltan peint par sa fille Tatiana en octobre 2010.
Mise en pages : Tanguy de Foy
Composition des couvertures : Fabian Bonetti
www.questionnement.be